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Mossad. Les grandes opérations

Michel Bar-Zohar; Nissim Mishal (2010)

Traduit de l’anglais par Raymond Clarinard et Caroline Lee (2012)

Michel Bar-Zohar
Nissim Mishal

        Mossad
Les grandes opérations
    Traduit de l’anglais

par Raymond Clarinard et Caroline Lee
Titre original
Mossad
The Great Operations of Israel’s Secret Service

 © Michel Bar-Zohar et Nissim Mishal, 2010
          All rights reserved © 2010

Miskal – Yedioth Ahronoth Books and Chemed Books
P.O.B. 53494, Tel-Aviv, 61534 Israel
ISBN édition originale (hébreu) : 978-965-545-147-4
© 2012 Biteback Publishing Limited, The Robson Press,
Londres, pour la traduction anglaise
ISBN édition anglaise : 978-1-84954-368-2
© Plon, 2012, pour la traduction française
Création graphique : V. Podevin
© Image Source/Corbis
ISBN Plon : 978-2-259-22048-4
http://www.plon.fr
Aux héros méconnus
Aux batailles ignorées
Aux livres non écrits
Aux secrets non révélés
Et à un rêve de paix
jamais abandonné, jamais oublié
Michel B AR -Z OHAR

              A Amy Korman
          Pour ses conseils ,
             son inspiration
  et son indéfectible soutien
            Nissim M ISHAL

« Ce livre raconte ce qui devrait être
connu, mais ne l’est pas, à savoir que les
forces secrètes d’Israël sont aussi
redoutables que sa force physique
reconnue. »
Shimon P ERES ,
président d’Israël
Introduction

               Seul dans la tanière du lion

Le 12 novembre 2011, une terrible explosion détruisit une base secrète
de missiles située près de Téhéran, tuant dix-sept Gardiens de la
Révolution et réduisant des dizaines de missiles à l’état de ferraille
carbonisée. Le général Tehrani Moghaddam, le « père » des missiles
Shehab à longue portée, également responsable du programme de missiles
iranien, périt dans la déflagration. Mais ce n’était pas lui la cible de
l’attaque. C’était un moteur à carburant solide destiné à une fusée capable
d’emporter une charge nucléaire à plus de 9 000 kilomètres de distance,
depuis les silos souterrains d’Iran jusque sur le territoire des États-Unis.
Le nouveau missile dont les dirigeants iraniens prévoyaient de se doter
aurait dû mettre à genoux les grandes villes d’Amérique et faire de l’Iran
une puissance mondiale. L’explosion de novembre retarda le projet de
plusieurs mois.
Bien que la cible du nouveau missile à longue portée ait été
l’Amérique, il est probable que les explosions qui détruisirent la base
iranienne ont été déclenchées par les services secrets israéliens, le
Mossad. Depuis sa création il y a plus de soixante ans, le Mossad est
intervenu clandestinement, sans faiblir, contre les dangers qui menacent
Israël et l’Occident. Et plus que jamais encore auparavant, les capacités
de collecte de renseignement et les opérations du Mossad ont une
influence sur la sécurité de l’Amérique, tant sur son sol qu’à l’étranger.
En ce moment même, il lutterait contre la volonté explicite des autorités
iraniennes de rayer Israël de la carte. Menant avec obstina tion une guerre
de l’ombre contre l’Iran en sabotant des installations nucléaires, en
assassinant des scientifiques, en fournissant des matières premières et des
équipements défectueux aux usines iraniennes par l’entremise de sociétés
écrans, en organisant la défection de généraux et de personnalités du
programme nucléaire, en introduisant de redoutables virus dans les
systèmes informatiques du pays, le Mossad serait ainsi occupé à combattre
la nucléarisation de l’Iran, une menace pour les États-Unis et pour le reste
du monde. S’il est parvenu à retarder la fabrication d’une bombe nucléaire
iranienne de plusieurs années, la bataille secrète atteint aujourd’hui son
paroxysme, avant que l’on fasse appel à l’ultime recours : une frappe
militaire.
Depuis les années soixante-dix, dans sa lutte contre la terreur, le
Mossad a capturé et éliminé des dizaines de chefs de file du terrorisme
dans leurs fiefs à Beyrouth, Damas, Bagdad et Tunis, ou encore avant
qu’ils ne frappent, à Paris, Rome, Athènes et Chypre. Le 12 février 2008,
à Damas, à en croire les médias occidentaux, des agents du Mossad
auraient pris en embuscade et tué Imad Mughniyeh, le dirigeant militaire
du Hezbollah. Mughniyeh était un ennemi juré d’Israël, mais il se trouvait
aussi sur la liste des personnes les plus recherchées par le FBI. Il avait
préparé et perpétré le massacre de 241 Marines américains à Beyrouth, et
laissé derrière lui une piste sanglante, jonchée des cadavres de centaines
d’Américains, d’Israéliens, de Français et d’Argentins. Actuellement, les
chefs du Djihad islamique et d’Al-Qaïda sont pourchassés dans tout le
Moyen-Orient.
Et pourtant, quand le Mossad a averti l’Occident que le Printemps arabe
risquait de dégénérer en Hiver arabe, personne ne semble l’avoir écouté.
Tout au long de l’année 2011, l’Occident a salué ce qu’il croyait être
l’avènement d’une nouvelle ère de démocratie, de liberté et de défense
des droits de l’homme dans les pays arabes. Espérant s’assurer le soutien
des Égyptiens, l’Ouest a fait pression pour que le président Moubarak, son
allié le plus fiable dans le monde arabe, démissionne. Mais dès que la
foule a envahi la place Tahrir au Caire, elle a brûlé des drapeaux
américains, puis a pris d’assaut l’ambassade israélienne, réclamant
l’abrogation du traité de paix avec l’État hébreu, et a arrêté des membres
d’ONG américaines. En Égypte, des élections démocratiques ont permis
aux Frères musulmans de prendre le pouvoir. Aujourd’hui, le pays oscille
au bord du gouffre de l’anarchie et de la catastrophe économique. Un
régime islamique fondamentaliste est en train de s’implanter en Tunisie, et
la Libye devrait suivre. Le Yémen est en ébullition. En Syrie, le président
Assad massacre son peuple. Les nations modérées comme le Maroc, la
Jordanie, l’Arabie Saoudite et les émirats du Golfe persique ont le
sentiment d’avoir été trahies par leurs alliés occidentaux. Quant aux
espoirs dans le domaine des droits de l’homme, de la liberté pour les
femmes, de l’État de droit et de la démocratie, à l’origine de ces
révolutions historiques, ils ont été balayés par des partis religieux
fanatiques mieux organisés et plus en phase avec les masses.
Cet Hiver arabe a transformé le Moyen-Orient en une bombe à
retardement qui menace le peuple israélien et ses alliés du monde
occidental. Au fil des événements, la mission du Mossad deviendra plus
dangereuse, mais aussi plus cruciale encore pour l’Ouest. Les services
israéliens sont apparemment le meilleur rempart contre la menace
nucléaire iranienne, contre le terrorisme, contre tout ce dont pourrait
accoucher le tumulte qui s’est emparé du Moyen-Orient. Mais surtout, le
Mossad représente le dernier coup de semonce avant la guerre ouverte.
Les combattants anonymes du Mossad en sont l’énergie vitale, des
hommes et des femmes qui risquent leur vie, qui vivent loin des leurs sous
de fausses identités, menant à bien des opérations audacieuses dans des
pays ennemis, là où la moindre erreur pourrait être synonyme
d’arrestation, de torture ou de mort. Pendant la guerre froide, tout ce que
risquait un agent secret capturé à l’Ouest ou dans le bloc communiste,
c’était d’être échangé contre un autre agent sur un pont brumeux et froid,
quelque part à Berlin. Russe ou Américain, Britannique ou Est-Allemand,
l’agent savait toujours qu’il n’était pas seul, qu’il y aurait toujours
quelqu’un pour le ramener chez lui. Alors que pour les combattants
solitaires du Mossad, il n’y a pas d’échange sur un pont brumeux. Leur
audace, c’est de leur vie qu’ils la payent.
Dans ce livre, nous faisons la lumière sur les plus grandes missions et
les héros les plus courageux du Mossad, ainsi que sur les erreurs et les
échecs qui, plus d’une fois, ont terni la réputation des services et ébranlé
jusqu’à leurs fondations. Ces missions ont décidé du sort d’Israël et, de
bien des façons, de celui du monde. Les agents du Mossad ont tous en
commun un amour profond, idéaliste de leur pays, un dévouement entier à
son existence et sa survie, et la volonté de prendre les risques les plus
terribles, de faire face aux dangers les plus redoutables. Au nom d’Israël.
1

                      Le Roi des Ombres

À la fin de l’été 1971, un violent orage balayait le littoral
méditerranéen, et de hautes vagues s’écrasaient sur les côtes de Gaza.
Prudents, les pêcheurs arabes étaient restés à terre. La mer était traîtresse,
et ce n’était pas un jour à la braver. Ils eurent la surprise de voir soudain
émerger de la houle rugissante une embarcation branlante qui atterrit
lourdement sur le sable mouillé. Quelques Palestiniens en jaillirent, les
vêtements et les keffiehs froissés et trempés. Leurs visages mal rasés
trahissaient la fatigue d’un long séjour en mer. Mais ils n’avaient pas le
temps de souffler, leurs vies étaient en danger. Des flots furieux surgit un
torpilleur israélien qui transportait des soldats en tenue de combat. Il
fonçait sur la côte à pleine vitesse, et les soldats sautèrent dans les eaux
peu profondes, tirant sur les Palestiniens en fuite. Des gamins de Gaza qui
jouaient sur la plage coururent vers les Palestiniens et les guidèrent
jusqu’à un verger voisin où ils purent se mettre en sécurité. Les soldats
israéliens perdirent leurs traces, mais se déployèrent sur la plage et se
lancèrent à leur recherche.
Tard dans la nuit, un jeune Palestinien armé d’une Kalachnikov se
faufila dans le verger, où il retrouva les fugitifs blottis à l’écart.
« Qui êtes-vous, mes frères ? demanda-t-il.
— Des membres du Front populaire pour la libération de la Palestine,
lui répondit-on. Du camp de réfugiés de Tyr, au Liban.
— Marhaba, bienvenue, déclara le jeune homme.
— Tu connais Abou Saïf, notre commandant ? Il nous envoie rencontrer
les commandants du Front populaire à Beth Lahia (un bastion terroriste
dans le sud de la Bande de Gaza). On a de l’argent et des armes, et on veut
coordonner nos opérations.
— Je vais vous aider », fit le jeune homme.
Le lendemain matin, les nouveaux venus furent escortés par plusieurs
terroristes en armes jusqu’à une maison isolée dans le camp de réfugiés de
Jabalia. Là, on les mena dans une grande salle et on les invita à s’asseoir à
une table. Peu après, les chefs du Front populaire entraient. Après avoir
chaleureusement salué leurs frères libanais, ils s’assirent face à eux.
« On peut commencer ? lança un jeune homme râblé au front dégarni qui
portait un keffieh rouge et était apparemment le patron du groupe venu du
Liban. Tout le monde est là ?
— Tout le monde. »
Le Libanais leva la main et consulta sa montre. C’était le signal
convenu. Brutalement, les « émissaires libanais » dégainèrent leurs armes
de poing et ouvrirent le feu. En moins d’une minute, les terroristes de Beth
Lahia étaient morts. Les « Libanais » s’enfuirent de la maison, se frayèrent
un chemin dans les allées tortueuses du camp de Jabalia et les rues
bondées de Gaza, et se retrouvèrent bientôt en territoire israélien. Le soir
même, l’homme au keffieh rouge, le capitaine Meir Dagan, commandant du
commando secret israélien « Rimon », annonçait au général Ariel « Arik »
Sharon que l’opération « Caméléon » avait été un succès. Tous les
dirigeants du Front populaire à Beth Lahia, un groupe terroriste meurtrier,
avaient été tués.
Dagan n’avait que vingt-six ans, mais était déjà un combattant de
légende. C’était lui qui avait préparé toute l’opération : l’idée de se faire
passer pour des terroristes libanais à bord d’un vieux bateau parti
d’Ashdod, un port israélien ; la longue nuit d’attente cachés dans le
verger, la rencontre avec les chefs terroristes et le trajet de leur repli une
fois la mission effectuée. Il avait même organisé la fausse poursuite par le
torpilleur israélien. Dagan était l’incarnation du guérillero, audacieux et
inventif, qui n’avait cure des règles d’engagement. Yitzhak Rabin dit un
jour : « Meir a une capacité exceptionnelle, celle d’inventer des
opérations antiterroristes qui ressemblent à des films d’action. »
Danny Yatom, futur chef du Mossad, se souvenait de Dagan comme d’un
jeune homme trapu aux cheveux en bataille, qui avait voulu s’engager dans
Sayeret Matkal, unité d’élite des commandos israéliens, et dont les talents
de lanceur de couteau impressionnaient tout le monde. Son énorme couteau
de commando filait dans les airs et touchait toutes ses cibles dans le mille.
Mais, bien qu’étant un excellent tireur, il avait échoué aux tests d’entrée à
Sayeret Matkal et avait dû au départ se contenter des ailes d’argent des
parachutistes. Au début des années soixante-dix, il avait été envoyé dans
la Bande de Gaza, conquise par l’État hébreu durant la guerre des Six
Jours en 1967. Depuis, la région était devenue un véritable nid de frelons,
centre d’une activité terroriste meurtrière. Jour après jour, des terroristes
palestiniens assassinaient des Israéliens dans la Bande de Gaza et en
Israël à coups de bombes et d’armes à feu, et Tsahal avait pratiquement
perdu le contrôle des camps de réfugiés, véritables foyers de violence.
Tout le pays portait encore le deuil des malheureux enfants Arroyo,
Avigail, cinq ans, et Mark, huit ans, déchiquetés par l’explosion d’une
grenade lancée par un terroriste dans leur voiture. Pour le général Ariel
Sharon, il était temps de mettre fin à ce massacre. Il recruta quelques
vieux amis du temps de sa jeunesse guerrière, et d’autres militaires plus
jeunes. Dagan en faisait partie. Cet officier courtaud et large, au visage
rond, boitait depuis qu’il avait marché sur une mine pendant la guerre des
Six Jours. À l’hôpital de Soroka, à Beersheba, il était tombé amoureux de
Bina, l’infirmière qui s’occupait de lui. Dès qu’il avait été remis, il l’avait
épousée.
Officiellement, l’unité de Sharon n’existait pas. Elle avait pour mission
de détruire les organisations terroristes de Gaza en ayant recours à des
méthodes risquées et non conventionnelles. Dagan avait coutume de
déambuler dans les rues de Gaza occupée avec sa canne, armé de
plusieurs automatiques, revolvers et pistolets-mitrailleurs, accompagné
d’un doberman. D’aucuns prétendent l’avoir vu déguisé en Arabe,
tranquillement monté sur un âne dans les dangereuses ruelles de Gaza. Son
infirmité n’entamait en rien sa volonté de prendre part aux opérations les
plus risquées. Son point de vue était simple. Il y a des ennemis, de
mauvais Arabes qui veulent nous tuer, donc, nous devons les tuer les
premiers.
Au sein de l’unité, Dagan créa « Rimon », la première équipe de
commandos israéliens clandestins, qui opéraient, déguisés en Arabes, en
profondeur dans les fiefs ennemis. Pour pouvoir se mouvoir en toute
liberté dans la population et atteindre leurs objectifs sans se faire repérer,
ils devaient intervenir sous couverture. Ils furent rapidement surnommés
« les tueurs d’Arik ». D’après les rumeurs, il leur arrivait souvent
d’exécuter de sang-froid les terroristes qu’ils capturaient. Parfois, disait-
on, ils escortaient un terroriste jusque dans une ruelle sombre et lui
annonçaient : « Tu as deux minutes pour t’enfuir. » Quand il commençait à
courir, ils l’abattaient. D’autres fois, ils laissaient tomber un couteau ou un
pistolet, et dès que le terroriste tentait de s’en emparer, ils le tuaient sur
place. Les journalistes rapportaient que, tous les matins, Dagan sortait
dans la campagne et qu’il urinait d’une main tout en tirant de l’autre sur
des boîtes de Coca vides. Des histoires qui le laissaient de marbre.
« Nous faisons tous l’objet de mythes, disait-il, mais une partie de ce qui
s’écrit est tout simplement faux. »
Cette minuscule unité de commandos israéliens menait une guerre
implacable et cruelle, et chaque jour, ses membres risquaient leur vie.
Tous les soirs ou presque, les hommes de Dagan se déguisaient en femmes
ou en pêcheurs et partaient traquer des terroristes recherchés. Se faisant
passer pour des terroristes arabes, ils tendirent une embuscade à des gens
du Fatah. Dans l’échange de tirs qui s’ensuivit, les terroristes du Fatah
furent éliminés. Le 29 janvier 1971, Meir et son équipe se rendaient dans
deux Jeep vers les faubourgs du camp de Jabalia. Quand ils croisèrent un
taxi, Dagan, parmi les passagers, reconnut un célèbre terroriste, Abou
Nimer. Il ordonna aux Jeep de faire halte et ses soldats encerclèrent le
taxi. Dagan s’approcha alors qu’Abou Nimer descendait du véhicule, une
grenade à la main. Fixant Dagan, il la dégoupilla. « Grenade ! » hurla
celui-ci, mais au lieu de se précipiter pour se mettre à l’abri, il se jeta sur
Nimer, le plaqua au sol, lui agrippa les bras et lui arracha la grenade des
mains. Une action qui lui valut la médaille du Courage. Certains ont
affirmé qu’après avoir lancé la grenade au loin, Dagan aurait tué Abou
Nimer à mains nues.
Des années plus tard, dans un entretien exceptionnel accordé au
journaliste israélien Ron Leshem, Dagan expliqua : « Rimon n’était pas
une équipe de tueurs… Ce n’était pas le Far West, où tout le monde était
des cinglés de la gâchette. Nous n’avons jamais fait de mal à des femmes
ou à des enfants… Nous nous attaquions à des gens qui étaient des
assassins violents. Nous les éliminions et dissuadions les autres. Pour
protéger la population civile, l’État doit parfois entreprendre des choses
qui sont contraires à un comportement démocratique. C’est vrai, dans des
unités comme la nôtre, les limites peuvent devenir floues. C’est pour cela
qu’il faut veiller à ne recruter que des gens doués des meilleures qualités.
Les actions les plus douteuses devraient être commises par les plus
honnêtes des hommes. »

                                   *

Démocratiques ou non, les actions de Sharon, Dagan et de leurs
collègues aboutirent à l’annihilation presque totale du terrorisme à Gaza
et, des années durant, la région resta tranquille et paisible. Cependant,
quelques-uns affirment que Sharon aurait dit de son fidèle adjoint, sur un
ton proche de la plaisanterie : « La spécialité de Meir, c’est de séparer la
tête d’un Arabe de son corps. »
Rares sont ceux qui connaissent le véritable Dagan. Il naquit en 1945
dans un wagon, sous le nom de Meir Huberman, en banlieue de Kherson,
en Ukraine, alors que sa famille fuyait la Pologne pour la Sibérie. Sa
famille avait été décimée pendant l’Holocauste. Meir émigra avec ses
parents en Israël et grandit dans un quartier pauvre de Lod, une vieille
ville arabe à environ 25 kilomètres au sud de Tel-Aviv. Si beaucoup
savent qu’il fut un redoutable combattant, bien peu sont au fait de ses
passions secrètes : fervent lecteur de livres d’histoire, végétarien, il
adorait la musique classique et avait pour passe-temps la peinture et la
sculpture. Hanté par l’histoire de sa famille et du peuple juif, s’identifiant
aux terribles souffrances des Juifs pendant l’Holocauste, il consacra sa vie
à la défense du jeune État d’Israël. Au fil de sa progression dans la
hiérarchie militaire, chaque fois qu’il prenait de nouvelles fonctions, il
commençait par suspendre, dans son bureau, une grande photo d’un vieux
Juif enroulé dans son châle de prière, à genoux devant deux officiers SS,
l’un brandissant une matraque et l’autre un pistolet. « Ce vieil homme,
c’est mon grand-père, disait-il à ses visiteurs. Je regarde cette photo, et je
sais que nous devons être forts et nous défendre pour que l’Holocauste ne
puisse plus jamais se reproduire. »
Le vieil homme en question était effectivement son grand-père maternel,
Ber Ehrlich Slochni, assassiné à Loukov quelques secondes après que le
cliché avait été pris. Pendant la guerre du Kippour en 1973, Dagan fut
parmi les premiers Israéliens à traverser le canal de Suez avec une unité
de reconnaissance. Pendant la guerre du Liban en 1982, il entra à Beyrouth
à la tête de sa brigade blindée. Il fut très vite nommé commandant de la
zone de sécurité du Sud-Liban. Là, le colonel dans son uniforme empesé
redevint l’aventurier et le guérillero qu’il était.
Au Liban, il fit usage de son expérience dans le domaine du secret, du
camouflage et de la désinformation, comme du temps de ses interventions
à Gaza. Ses soldats affublèrent leur chef, aussi mystérieux que risque-tout,
d’un nouveau surnom : le « Roi des Ombres ». La vie au Liban était faite
pour lui, avec ses alliances secrètes, ses trahisons, sa cruauté et ses
guerres souterraines. « Même avant que ma brigade de chars entre à
Beyrouth, racontait-il, je connaissais bien la ville. » Et il ne renonça pas à
ses aventures clandestines une fois terminée la guerre au Liban. En 1984,
il fut officiellement réprimandé par le chef de l’état-major Moshé Levy
pour être allé traîner, déguisé en Arabe, près du quartier général terroriste
de Bhamdoun 1 .
Pendant la première Intifada (1987-1993), il fut transféré en
Cisjordanie pour jouer le rôle de consultant auprès du chef d’état-major
Ehud Barak. Dagan reprit ses vieilles habitudes et réussit même à
convaincre Barak de se joindre à lui. Tous deux enfilèrent des joggings,
comme d’authentiques Palestiniens, se procurèrent une Mercedes bleu ciel
munie de plaques d’immatriculation locales et partirent faire un tour dans
la dangereuse casbah de Naplouse. À leur retour, les sentinelles du
quartier général de l’armée eurent un choc quand elles reconnurent qui se
trouvait dans la Mercedes bleue.
En 1995, Dagan quitta l’armée avec le grade de général et, avec son
ami Yossi Ben-Hanan, partit pour un voyage à moto de dix-huit mois dans
les steppes d’Asie. Leur odyssée fut écourtée par la nouvelle de
l’assassinat de Yitzhak Rabin. De retour en Israël, Dagan effectua un
séjour à la tête de l’autorité antiterroriste, tenta sans conviction de se
lancer dans les affaires, et soutint la campagne électorale du Likoud et de
Sharon. Puis, en 2002, il se retira dans sa maison de campagne en Galilée,
pour retrouver ses livres, ses disques, sa palette et son ciseau de sculpteur.
Trente ans après Gaza, le général en retraite, âgé de cinquante-sept ans,
apprenait à faire connaissance avec sa famille : « C’est là que je me suis
réveillé et que je me suis aperçu que mes gosses étaient déjà adultes. »
Mais son vieux copain Ariel Sharon, maintenant Premier ministre,
l’appela. « Je veux que tu prennes la tête du Mossad, lui déclara Sharon.
J’ai besoin d’un chef du Mossad avec le couteau entre les dents. »
On était en 2002, et le Mossad s’essoufflait. Les années précédentes,
plusieurs échecs avaient sévèrement écorné son prestige. Il n’avait pas
réussi à éliminer un des dirigeants du Hamas à Amman, ce qui avait été
abondamment relayé par les médias, et des agents israéliens avaient été
arrêtés en Suisse, à Chypre et en Nouvelle-Zélande. La réputation du
Mossad en sortait ternie. Le dernier patron du service, Ephraïm Halevy, ne
s’était pas montré à la hauteur. Ancien ambassadeur auprès de l’Union
européenne à Bruxelles, c’était un fin diplomate et un bon analyste, mais
ce n’était ni un meneur d’hommes, ni un combattant. Sharon, lui, voulait à
la tête du Mossad un responsable audacieux et créatif, capable de contrer
le terrorisme islamique et les projets nucléaires de l’Iran.
Le Mossad accueillit froidement sa nomination. Il n’était pas de la
maison, s’était auparavant concentré sur les opérations de terrain, et il se
souciait peu des analyses exhaustives du renseignement ou des échanges
diplomatiques secrets. Plusieurs officiers de haut rang du service
démissionnèrent en signe de protestation, ce qui ne le dérangea guère. Il
reconstitua les unités opérationnelles, établit des relations de travail
étroites avec des services secrets étrangers, et se préoccupa de la menace
iranienne. Quand la seconde et désastreuse guerre du Liban éclata en
2006, il fut le seul responsable israélien à s’opposer à la stratégie de
bombardements massifs de l’armée de l’air. Il était partisan d’une
offensive terrestre, ne croyait pas que l’aviation l’emporterait, et sa
renommée ne pâtit donc pas de la guerre.
Ce qui n’empêcha pas la presse de dénoncer sa rudesse envers ses
subordonnés. Des agents du Mossad exaspérés, après avoir été mis sur la
touche, se ruèrent sur les médias pour s’épancher, et Dagan se retrouva
constamment sur la sellette, brocardé par les éditorialistes. « Dagan
qui ? » lança un jour l’un des plus célèbres d’entre eux.
Puis, un jour, les gros titres changèrent. Des articles flatteurs riches en
superlatifs se mirent à remplir les pages des quotidiens, vantant les
mérites de « l’homme qui a redonné son honneur au Mossad ».
Sous les ordres de Dagan, le Mossad avait accompli ce qui avait
jusque-là paru impensable : l’assassinat à Damas d’Imad Mughniyeh, le
tueur fou du Hamas, la destruction du réacteur nucléaire syrien, la
liquidation de chefs terroristes au Liban et en Syrie. Mais surtout, Dagan
avait mené sans répit et avec succès une campagne impitoyable contre le
programme nucléaire iranien.

1 Une ville du Liban (NdT).
2

                   Funérailles à Téhéran

Le 23 juillet 2011, à 16 h 30, deux hommes montés sur une moto
surgirent dans la rue Bani Hashem, dans le sud de Téhéran. Ils sortirent
des armes automatiques de leurs blousons de cuir et abattirent un homme
qui était sur le point de rentrer chez lui. Quand la police arriva sur les
lieux, ils avaient disparu depuis longtemps. La victime s’appelait
Darioush Rezaei Najad, c’était un professeur de physique de trente-cinq
ans, et l’une des personnalités clés du programme nucléaire secret iranien.
Il était responsable du développement d’interrupteurs électroniques,
nécessaires à l’activation d’une tête nucléaire.
Rezaei Najad n’était pas le premier scientifique à connaître une fin
tragique.
Officiellement, Téhéran travaillait au développement de technologie
nucléaire à des fins pacifiques, et Téhéran soutenait que le réacteur de
Bushehr, importante source d’énergie construite avec l’aide des Russes,
était la preuve de ses bonnes intentions. Mais outre la centrale de Bushehr,
d’autres installations nucléaires secrètes avaient été identifiées, toutes
sévèrement gardées et littéralement inaccessibles. Peu à peu, l’Iran dut
reconnaître l’existence de certains de ces sites, tout en continuant à nier
leur vocation militaire. Mais entre-temps, les services secrets occidentaux
et des mouvements clandestins locaux avaient repéré plusieurs
scientifiques de haut niveau qui, dans les universités iraniennes,
participaient à l’élaboration de la première bombe atomique iranienne.
Alors, soudain, des « inconnus » déclenchèrent une guerre sans merci pour
donner un coup d’arrêt au programme secret d’armement nucléaire des
Iraniens.
Le 29 novembre 2010, à 7 h 45, dans le nord de Téhéran, une moto
rattrapa la voiture du docteur Majid Shahriyari, chef du département
scientifique du programme nucléaire iranien. Le motocycliste casqué fixa
un dispositif, apparemment doté de ventouse, sur le pare-brise arrière du
véhicule. Quelques secondes plus tard, l’engin explosait, tuant ce
physicien de quarante-cinq ans et blessant son épouse. Dans le même
temps, sur la rue Atashi, dans le sud de la capitale, un autre motard faisait
la même chose à la Peugeot 206 du docteur Fereydoun Abassi-Davani, un
autre spécialiste du nucléaire. L’explosion blessa Abassi-Davani et sa
femme.
Le gouvernement iranien accusa immédiatement le Mossad. Les deux
scientifiques occupaient en réalité des fonctions mystérieuses au sein du
programme nucléaire iranien. Mais Ali Akbar Salehi, le directeur du
projet, déclara que ces attentats avaient fait de Shahriyari un martyr et
avaient privé son équipe de sa « fleur la plus précieuse ».
À son tour, le président Ahmadinejad exprima de façon particulière ce
qu’il pensait des deux victimes : dès qu’Abassi-Davani fut remis de ses
blessures, Ahmadinejad le nomma vice-président du pays. Les hommes
qui avaient attaqué les scientifiques ne furent pas retrouvés.
Le 12 janvier 2010, à 7 h 50, le professeur Masoud Ali Mohammadi
sortit de son domicile, rue Shariati, dans le quartier de Gheytarihe, dans le
nord de Téhéran. Il se rendait à son laboratoire de l’université de
technologie Sharif.
Lorsqu’il voulut ouvrir la portière de sa voiture, une violente explosion
ébranla le quartier d’ordinaire tranquille. Quand les forces de sécurité
furent sur place, la voiture de Mohammadi avait volé en éclats et son
cadavre était déchiqueté. Il avait été tué par une charge explosive
dissimulée dans une moto garée près de sa voiture. Les médias iraniens
affirmèrent que l’assassinat avait été perpétré par des agents du Mossad.
Le président Ahmadinejad proclama : « L’assassinat nous fait penser aux
méthodes sionistes. »
Âgé de cinquante ans, le professeur Mohammadi était un spécialiste en
physique quantique, consultant du projet nucléaire. Certains médias
signalèrent qu’il avait été membre des Gardiens de la Révolution, la
formation paramilitaire proche du pouvoir. Comme sa mort, la vie de
Mohammadi était auréolée de mystère. Quelques-uns de ses amis
soutinrent qu’il n’était impliqué que dans la recherche théorique et qu’il
n’avait rien à voir avec des projets militaires ; d’autres prétendirent aussi
qu’il était favorable aux mouvements dissidents et qu’il avait pris part à
des manifestations contre le régime.
Mais à ses obsèques, près de la moitié de l’assistance se composait de
Gardiens de la Révolution. Son cercueil fut porté par des officiers de
l’organisation. Une enquête ultérieure montra que Mohammadi avait
effectivement été très impliqué dans le programme.
Mohammadi n’était pas le premier scientifique dont le meurtre était
attribué au Mossad. Le Sunday Times de Londres rapporta
l’empoisonnement du docteur Ardashir Hosseinpour par des agents du
Mossad en janvier 2007. Stratfor, cabinet de consultants du Texas
spécialisé dans le renseignement géostratégique, révéla que le Mossad
avait assassiné Hosseinpour à l’aide de poison radioactif. Les
responsables iraniens tournèrent cette accusation en ridicule, lâchant que
jamais le Mossad n’aurait été en mesure de mener une telle opération sur
le territoire iranien, et que « le professeur Hosseinpour [avait] été
asphyxié par la fumée d’un incendie à son domicile ». Et ils affirmèrent
que ce scientifique de quarante-quatre ans n’était qu’un expert réputé en
électromagnétique.
Or, il s’avéra que lui non plus n’était pas mort à cause de ses
publications scientifiques. Hosseinpour travaillait sur un site secret où
l’uranium était enrichi grâce à une série (une « cascade ») de
centrifugeuses. C’était à Natanz, près d’Ispahan, dans des installations
éloignées, souterraines et fortifiées. En 2006, Hosseinpour avait obtenu la
plus haute distinction iranienne dans le domaine des sciences et de la
technologie. Mais deux ans plus tôt, il avait aussi reçu la plus haute
distinction de son pays dans le domaine de la recherche militaire.
Les assassinats de spécialistes iraniens du nucléaire n’étaient que la
partie émergée de l’iceberg. À en croire le Daily Telegraph britannique,
le Mossad était entré en guerre contre le programme nucléaire iranien, et
avait recours à des agents doubles, des équipes de tueurs, des actions de
sabotage et des sociétés écrans. Il visait les personna lités au cœur de ce
projet secret. Son but était de retarder le programme le plus longtemps
possible. Reva Bhalla, directrice de l’analyse chez Stratfor, aurait
déclaré : « Avec la coopération des États-Unis, les opérations clandestines
israéliennes se sont concentrées sur l’élimination de membres essentiels
du programme nucléaire et sur le sabotage de la chaîne de livraison
iranienne. » Israël, ajouta-t-elle, avait eu recours à des tactiques
comparables en Irak au début des années quatre-vingt, quand le Mossad
avait tué trois spécialistes irakiens du nucléaire, empêchant ainsi que soit
terminé le réacteur atomique d’Osirak, près de Bagdad.
Dans la guerre qu’il était censé mener contre le programme nucléaire
iranien, le Mossad de Dagan parvenait à retarder autant que possible le
développement d’une bombe atomique iranienne, et à neutraliser le pire
danger qu’ait connu l’État hébreu depuis sa création, Ahmadinejad ayant
menacé Israël d’annihilation.
Pourtant, ces petites victoires ne peuvent suffire à compenser la plus
grave erreur commise par le Mossad dans toute son histoire. Depuis des
années, l’Iran développait sa puissance nucléaire, et Israël n’en savait
rien. Téhéran avait investi des sommes considérables, engagé des
scientifiques, bâti des bases secrètes, procédé à des tests complexes, et
Israël ne s’en était pas aperçu.
Du jour où l’Iran de Khomeiny avait décidé de devenir une puissance
nucléaire, il avait usé de désinformation, de ruses et de stratagèmes qui
firent tourner en bourrique les services occidentaux, dont le Mossad.
L’Iran avait trompé son monde et tendu un piège subtil aux services secrets
de l’Ouest – et tous étaient tombés dedans.
En fait, c’était le shah Reza Pahlavi qui avait lancé la construction de
deux réacteurs nucléaires, dans un but à la fois civil et militaire. Les
projets du shah n’avaient suscité aucune inquiétude en Israël. Après tout,
l’Iran était un allié proche. En 1977, le général Ezer Weizman, ministre
israélien de la Défense, avait reçu le général Hassan Toufainian, chargé de
la modernisation de l’armée iranienne. Selon les minutes de leur rencontre
ultrasecrète, Weizman aurait offert de fournir à l’Iran de l’équipement
militaire moderne et des missiles surface-surface dernier cri. Et le
directeur général du ministère, le docteur Pinhas Zusman, avait
impressionné Toufainian quand il lui avait expliqué que les missiles
israéliens pouvaient être adaptés pour emporter des ogives nucléaires.
Cependant, à cause de la révolution iranienne, le projet conjoint n’avait
jamais vu le jour. Le gouvernement islamique révolutionnaire massacra les
partisans du shah et se retourna contre Israël. Le monarque, souffrant,
s’enfuit tandis que son pays tombait aux mains des mollahs, dirigés par
l’ayatollah Khomeiny.
Ce dernier mit immédiatement fin au programme nucléaire qui, à ses
yeux, était « anti-islamique ». La construction des réacteurs fut
interrompue et leurs équipements démantelés. Puis une guerre sanglante
éclata entre l’Irak et l’Iran. Saddam Hussein utilisa des gaz toxiques
contre les Iraniens. Leurs plus infâmes ennemis ayant eu recours à des
armements non conventionnels, les religieux changèrent d’orientation.
Même avant le décès de Khomeiny, Ali Khamenei, son héritier présomptif,
déclara à ses forces armées que, puisque les ennemis du pays utilisaient
des armes de destruction massive, l’Iran devait donc développer de
nouvelles armes pour se défendre. Ce fut le feu vert à des programmes
bactériologiques, chimiques et nucléaires. Les chefs religieux, obéissants,
proclamèrent lors de la prière du vendredi que l’interdit était levé sur les
armes « anti-islamiques ». Peu à peu, des informations fragmentaires
commencèrent à circuler sur les efforts iraniens dans ces domaines. Avec
l’effondrement de l’Union soviétique, l’Europe fut submergée de rumeurs.
Les Iraniens tentaient d’acheter des bombes et des ogives à des officiers
au chômage ou à des scientifiques affamés issus de l’ancien complexe
militaro-industriel soviétique. La presse décrivit, avec un luxe de détails
angoissants, la disparition de scientifiques et de généraux russes, recrutés,
semblait-il, par les Iraniens. Des journalistes à l’imagination enfiévrée
parlaient de camions scellés qui quittaient les marches orientales de
l’Europe en échappant aux contrôles frontaliers, à destination du Moyen-
Orient. Des sources à Téhéran, Moscou et Pékin révélèrent que l’Iran
avait signé un accord avec la Russie portant sur la construction d’un
réacteur nucléaire à Bushehr, sur la côte du golfe Persique. Un autre
accord avait été signé avec la Chine pour deux réacteurs plus petits.
Des informations qui inquiétèrent grandement les États-Unis et Israël.
Des équipes d’agents spéciaux se répandirent en Europe, sur la trace de
bombes soviétiques vendues à l’Iran et de scientifiques recrutés. Elles
revinrent bredouilles. Les États-Unis exercèrent des pressions
considérables sur la Russie et la Chine pour qu’ils rompent leurs accords
avec l’Iran. La Chine fit marche arrière et annula son traité avec l’Iran. La
Russie décida de continuer, mais ne cessa dès lors d’en reporter la mise
en œuvre. Il fallut plus de vingt ans pour construire le réacteur, et encore
était-il limité dans son utilisation par des contrôles très stricts tant de la
part de la Russie que de la communauté internationale.
C’est ailleurs qu’Israël et les États-Unis auraient dû chercher afin de
résoudre l’énigme iranienne, mais ils n’en firent rien. Les patrons du
Mossad et de la CIA ne comprirent pas que les réacteurs russe et chinois
n’étaient qu’un écran de fumée, une pilule destinée à endormir « les
meilleurs services secrets du monde ». Et pendant que les Américains, les
Britanniques et les Israéliens couraient après des leurres, l’Iran lançait
clandestinement son gigantesque programme censé faire de lui une
puissance nucléaire.

                                   *

À l’automne 1987, une rencontre secrète fut organisée à Dubaï, sur le

littoral du golfe Persique. Huit hommes se retrouvèrent dans un petit
bureau poussiéreux : trois Iraniens, deux Pakistanais et trois spécialistes
européens (dont deux Allemands) financés par Téhéran. Les représentants
pakistanais et iraniens signèrent un accord top secret. Une somme d’argent
importante fut versée aux Pakistanais ou, plus précisément, au docteur
Abdul Qadeer Khan, le directeur du programme nucléaire du Pakistan.
Quelques années plus tôt, le Pakistan avait lancé son propre programme
atomique, dans l’espoir de parvenir à l’équilibre avec son ennemi juré,
l’Inde. Le docteur Khan avait désespérément besoin des substances
fissiles nécessaires à l’assemblage d’une bombe nucléaire. Or, il avait
choisi de ne pas se servir du plutonium, que l’on récupère dans les
réacteurs nucléaires classiques, mais d’uranium enrichi. Le minerai
d’uranium ne contient que 1 % d’uranium-235, vital pour la production
d’armes nucléaires, et 99 % d’uranium-238, qui ne sert à rien. Le docteur
Khan développa une méthode afin de convertir l’uranium naturel en gaz, et
d’injecter ce gaz dans une chaîne de centrifugeuses, la cascade. Quand les
centrifugeuses font tourner le gaz d’uranium à la vitesse ahurissante de
100 000 tours par minute, l’uranium-235, plus léger, se sépare de
l’uranium-238, élément plus lourd. En répétant ce processus des milliers
de fois, les centrifugeuses produisent de l’uranium 235 enrichi. Le gaz, une
fois solidifié, forme la substance nécessaire à la fabrication d’une bombe
nucléaire.
En réalité, Khan avait volé l’idée des centrifugeuses à Eurenco, une
société pour laquelle il avait un temps travaillé. Il se lança alors dans la
construction de son système. Il se transforma bientôt en « marchand de
mort », et se mit à vendre ses méthodes, ses formules et ses centrifugeuses.
L’Iran fut son principal client, mais la Libye et la Corée du Nord furent
elles aussi intéressées.
Les Iraniens achetèrent aussi des centrifugeuses ailleurs, puis apprirent
à les fabriquer chez eux. D’énormes livraisons d’uranium, de
centrifugeuses, de matériel électronique et de pièces détachées arrivèrent
en Iran. De vastes installations furent construites pour le traitement de
l’uranium brut, le stockage des centrifugeuses et la reconversion du gaz en
solide. Des scientifiques iraniens se rendirent au Pakistan tandis que des
experts pakistanais venaient en Iran – et personne ne le savait.
Les Iraniens avaient veillé à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même
panier. Leur programme nucléaire était éparpillé en plusieurs endroits
dans tout le pays, dans des bases militaires, des laboratoires camouflés,
des installations éloignées. Certains sites étaient enterrés en profondeur,
entourés de batteries de missiles sol-air. Une centrale fut construite à
Ispahan, une autre à Arak. La plus importante, où se trouvaient les
centrifugeuses, fut ouverte à Natanz, et une quatrième dans la ville sainte
de Qom. Dès qu’ils soupçonnaient qu’un site était découvert, les Iraniens
transféraient les installations nucléaires ailleurs, allant jusqu’à retirer des
couches de terre qui auraient pu être irradiées par des substances
radioactives. Ils parvinrent aussi habilement à tromper les inspecteurs de
l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Le directeur de
cette dernière, l’Égyptien Mohammed Elbaradei, se comportait comme s’il
croyait à toutes les fausses déclarations des Iraniens, et publia des
rapports complaisants qui permirent à l’Iran de poursuivre ses projets
macabres.
C’est le 1 er juin 1998 que, pour la première fois, la véritable situation
fut présentée dans son étendue aux autorités américaines. Un dissident
pakistanais passa devant des enquêteurs du FBI à New York, réclamant le
statut de réfugié politique. Il dit être le docteur Iftikhar Khan Chaudhry et
dévoila les ramifications de la coopération entre l’Iran et le Pakistan. Il
dénonça le docteur Khan, décrivit les rencontres auxquelles il avait pris
part, et donna les noms des spécialistes pakistanais qui avaient participé
au programme iranien.
Le FBI vérifia les faits et les chiffres fournis par Chaudhry et en
constata l’exactitude. Le Bureau recommanda donc que Chaudhry puisse
rester aux États-Unis en tant que réfugié politique – mais son incroyable
témoignage n’eut pas de suite ! Les responsables américains enterrèrent
les transcriptions de ses déclarations, n’engagèrent aucune action et ne
prévinrent pas Israël. Il fallut attendre quatre ans de plus avant que la
vérité au sujet de l’Iran n’éclate.
Soudain, en août 2002, le mouvement clandestin d’opposition iranien,
le MEK (Moudjahidine el-Khalq) dévoila l’existence de deux sites
nucléaires à Arak et Natanz. Dans les années qui suivirent, le MEK
continua à diffuser des informations sur le programme nucléaire iranien,
ce qui éveilla les soupçons : peut-être les informations du mouvement
provenaient-elles de sources extérieures. La CIA estimait apparemment
que le Mossad et le MI6 britannique alimentaient le MEK en
renseignements qu’ils avaient obtenus, espérant que l’opposition iranienne
serait considérée comme une source digne de foi. Selon des sources
israéliennes, ce serait en fait un officier vigilant du Mossad qui aurait
découvert la gigantesque installation de centrifugeuses à Natanz, au cœur
du désert. Toujours en 2002, l’opposition clandestine iranienne confia à la
CIA un ordinateur portable regorgeant de documents. Les dissidents ne
voulurent pas révéler comment ils avaient mis la main dessus. Sceptiques,
les Américains supposèrent que les documents n’avaient été scannés et
entrés dans l’ordinateur que depuis peu. Ils accusèrent le Mossad d’avoir
chargé dans le portable des documents provenant de sources diverses,
puis de les avoir passés aux chefs du MEK pour qu’ils les transmettent à
leur tour à l’Occident.
D’autres preuves commençaient à s’accumuler sur les bureaux des
Américains et des Européens, qui durent enfin ouvrir les yeux. Les
rumeurs à propos du négoce aussi sinistre que lucratif du docteur Khan se
répandirent dans le monde entier. Le 4 février 2004, un docteur Khan en
larmes apparut sur les écrans de la télévision pakistanaise, où il avoua
qu’il avait effectivement vendu le savoir-faire, l’expertise et des
centrifugeuses à la Libye, la Corée du Nord et l’Iran, ce qui lui avait
rapporté des millions. Le gouvernement pakistanais s’empressa
d’accorder son pardon au « docteur Mort », le père de sa bombe
nucléaire.
Israël était maintenant la principale source d’information sur l’Iran. Le
Mossad de Dagan fournit aux États-Unis des informations récentes sur les
installations secrètes bâties par les Iraniens à Qom ; Israël aurait
également été impliqué dans la défection de plusieurs membres de haut
rang des Gardiens de la Révolution et du programme nucléaire ; le
Mossad transmit aussi des informations de première main à plusieurs
pays, les appelant à saisir, dans leurs ports, les navires emportant des
équipements nucléaires à destination de l’Iran.
Toutefois ces informations, à elles seules, ne pouvaient suffire. Israël
était seul face à un Iran fanatisé qui le menaçait d’annihilation, et le reste
du monde répugnait à entreprendre quoi que ce soit de sérieux. Israël
n’avait pas le choix, il lui fallait déclencher une guerre totale, mais
clandestine, contre le programme nucléaire iranien.
Alors, après les échecs catastrophiques de ses prédécesseurs, qui
s’étaient étalés sur seize ans, Dagan décida de passer à l’action.

                                   *

En janvier 2006, un avion s’écrasa dans le centre de l’Iran. Il n’y eut
aucun survivant. Parmi les victimes se trouvaient des officiers généraux
des Gardiens de la Révolution, dont Ahmed Kazami, un de leurs
commandants en chef. Les Iraniens affirmèrent que le crash était dû au
mauvais temps, mais d’après Stratfor, l’appareil aurait été saboté par des
agents occidentaux.
Un mois plus tôt, un avion de transport militaire s’était écrasé sur un
immeuble à Téhéran. Les quatre-vingt-quatorze passagers étaient tous
morts. Là encore, beaucoup étaient des officiers des Gardiens de la
Révolution, ainsi que des journalistes influents favorables au régime. En
novembre 2006, un autre appareil militaire s’écrasa au décollage à
Téhéran, causant la mort de trente-six Gardiens de la Révolution. À la
radio, le ministre iranien de la Défense déclara : « Selon les informations
de sources proches du renseignement, nous sommes en mesure de dire que
des agents américains, britanniques et israéliens sont responsables de ces
crashs. »
Pendant ce temps-là, discrètement et sans qu’il en soit fait
officiellement mention, Meir Dagan était devenu le stratège de toute la
politique iranienne de l’État hébreu. Il était convaincu qu’Israël n’aurait
peut-être en fin de compte d’autre solution que d’attaquer l’Iran. Mais il
ne pouvait s’agir que d’un ultime recours.
En fait, les actes de sabotage avaient débuté dès février 2005. La presse
internationale signala une explosion sur un site nucléaire à Dialem, touché
par un missile tiré depuis un avion non identifié. Et le même mois, une
explosion eut lieu près de Bushehr, sur une canalisation qui alimentait en
gaz le réacteur nucléaire de fabrication russe.
Un autre site fut ensuite visé, celui de Parchin, près de Téhéran, destiné
aux essais. Là, des spécialistes iraniens travaillaient au développement de
la « lentille explosive », le mécanisme qui transformerait le cœur de la
bombe en masse critique et déclencherait la réaction en chaîne d’une
explosion atomique. L’opposition clandestine iranienne soutint que
l’attaque contre le site de Parchin avait gravement endommagé les
laboratoires secrets.
En avril 2006, le saint des saints, l’installation centrale de Natanz, fut la
scène de joyeuses célébrations. Une foule de scientifiques, de techniciens
et les responsables du programme nucléaire se réunirent dans des salles
souterraines où des centaines de centrifugeuses tournaient nuit et jour.
D’humeur festive, tous étaient venus assister au premier essai d’activation
d’une nouvelle cascade de centrifugeuses. Tout le monde attendait le
moment crucial où les machines seraient lancées. L’ingénieur en chef
appuya sur le bouton d’activation – et une formidable déflagration ébranla
l’immense salle. Les conduits éclatèrent dans une détonation
assourdissante et toute la cascade fut détruite.
Furieux, les chefs du projet exigèrent que l’on procède à une enquête
minutieuse. Des « inconnus » avaient apparemment installé des pièces
défectueuses dans les équipements. La chaîne américaine CBS annonça
que les centrifugeuses avaient été neutralisées par des charges explosives
minuscules qui y avaient été fixées peu de temps avant le test. D’aucuns
prétendirent également que les renseigne ments israéliens avaient aidé des
agents américains à provoquer l’explosion de Natanz.
En janvier 2007, les centrifugeuses furent une fois de plus victimes
d’une opération complexe de sabotage. Les services secrets occidentaux
avaient créé des sociétés écrans en Europe de l’Est qui produisaient des
matériaux d’isolation utilisés dans les conduits reliant les centrifugeuses.
Les Iraniens ne pouvaient se procurer les leurs sur le marché légal, du fait
des limitations qui leur étaient imposées par les Nations unies. Ils se
tournèrent donc vers des entreprises de l’Europe de l’Est bidons, fondées
par des exilés russes et iraniens qui travaillaient en réalité pour les
services occidentaux. Ce n’est qu’une fois l’isolation posée que les
Iraniens s’aperçurent qu’elle était défectueuse et ne pouvait être utilisée.
En mai 2007, le président Bush avait signé un ordre présidentiel secret
qui autorisait l’Agence à lancer des opérations clandestines afin de
retarder le programme iranien. Peu après, la décision fut prise, par
certains services secrets occidentaux, de saboter la chaîne de livraison
des composants, équipements et matières premières nécessaires au projet.
Depuis sept ans, les sites iraniens étaient le théâtre d’accidents, de
sabotages et d’explosions à répétition. Un mystérieux incident causa des
problèmes dans le système de refroidissement du réacteur de Bushehr, ce
qui retarda de deux ans l’achèvement des travaux. En mai 2008, une
explosion dans une usine de cosmétiques à Arak endommagea
sérieusement le site nucléaire voisin. Une autre explosion ravagea une
installation de haute sécurité à Ispahan, où de l’uranium était converti en
gaz.
Le New York Times a révélé que les Tinner, une famille d’ingénieurs
suisses, avaient aidé la CIA à dévoiler l’existence des programmes
nucléaires libyen et iranien, et que l’Agence leur avait versé 10 millions
de dollars. La CIA les aurait en outre garantis contre une action en justice
intentée contre eux par les autorités helvétiques pour trafic de composants
nucléaires. Le père, Friedrich Tinner, et ses deux fils, Urs et Marco,
avaient vendu une installation d’alimentation électrique défectueuse au site
de Natanz, ce qui avait abouti à la destruction de cinquante centrifugeuses.
Les Tinner avaient acheté des pompes de compression à la Pfeiffer
Vacuum Company, une société allemande, les avaient fait trafiquer au
Nouveau-Mexique, puis les avaient vendues aux Iraniens.
D’après l’hebdomadaire Time, le Mossad aurait été impliqué dans le
détournement de l’ Arctic Sea, un navire armé par un équipage russe et
battant pavillon maltais, qui transportait un « chargement de bois » depuis
la Finlande jusqu’en Algérie. Le 24 juillet 2009, deux jours après son
départ, le bateau avait été arraisonné par huit pirates. Il fallut attendre un
mois avant que les autorités de Moscou déclarent qu’une unité de
commandos russes s’était emparée du navire. Le Times de Londres et le
Daily Telegraph affirmèrent que le Mossad avait donné l’alarme. Les
hommes de Dagan auraient informé les Russes que le navire transportait
une cargaison d’uranium, vendu aux Iraniens par un ancien officier russe.
Mais l’amiral estonien Tarmo Kouts, rapporteur de l’Union européenne
sur la piraterie, a proposé une autre version des faits au Time. La seule
explication possible, a-t-il dit, est que le Mossad avait arraisonné l’ Artic
Sea pour intercepter l’uranium.
En dépit de ces attaques incessantes, les Iraniens ne restèrent pas
inactifs. Entre 2005 et 2008, dans le secret le plus absolu, ils
construisirent un nouveau site à Qom. Ils prévoyaient d’y installer 3 000
centrifugeuses dans de nouvelles salles souterraines. Mais à la mi-2009,
ils comprirent que les services de renseignements des États-Unis, de
Grande-Bretagne et d’Israël connaissaient parfaitement l’existence de la
centrale de Qom. Ils réagirent sur-le-champ. En septembre 2009, Téhéran
prit la planète par surprise en informant en toute hâte l’AIEA de
l’existence du site de Qom. À en croire certaines sources, les Iraniens
auraient capturé un espion occidental (peut-être un agent du MI6
britannique) qui avait collecté des informations fiables sur Qom. Ils
choisirent donc d’en révéler l’existence pour masquer leur embarras.
Un mois plus tard, Leon Panetta, le directeur de la CIA, assurait au Time
que son organisation était au courant depuis trois ans pour Qom et
qu’Israël était impliqué dans sa détection.
La découverte de Qom permit d’entrevoir cette alliance secrète entre
les trois groupes engagés dans la bataille contre l’Iran : la CIA, le MI6 et
le Mossad. D’après des sources françaises, les trois services agissaient de
concert, le Mossad se chargeant des opérations sur le territoire iranien
avec le soutien des Américains et des Britanniques. Le Mossad était
responsable de plusieurs explosions en octobre 2010, qui avaient entraîné
la mort de dix-huit techniciens iraniens dans une usine des monts Zagros
où étaient assemblées les fusées Shahab. Avec l’aide de ses alliés
britanniques et américains, le Mossad avait en outre éliminé cinq
scientifiques spécialistes du nucléaire.
Cette alliance était essentiellement le fruit des efforts de Meir Dagan.
Du jour où il était devenu directeur du Mossad, il avait poussé ses
hommes à établir des liens de coopération étroits avec des services
étrangers. Ses conseillers lui avaient recommandé de ne pas divulguer les
secrets du Mossad à des étrangers, mais il avait balayé leurs arguments
d’un revers de main. « Cessez ces idioties, avait-il grommelé, et allez-y,
travaillez avec eux ! »
En dehors des Britanniques et des Américains, Dagan pouvait compter
sur un autre allié important, source d’informations précieuses en
provenance d’Iran : les chefs de la résistance iranienne. À l’occasion
d’une succession de conférences de presse extraordinaires, les dirigeants
du Conseil national de la résistance iranienne dévoilèrent le nom du
scientifique qui était aux commandes du programme iranien. Jusqu’alors,
son identité avait été tenue secrète. Mohsen Fakhri Zadeh, quarante-neuf
ans, était professeur de physique à l’université de Téhéran. Personnalité
mystérieuse et insaisissable, il était à la tête du programme nucléaire
militaire. La résistance fournit de nombreux détails à son sujet, dont le fait
qu’il était membre des Gardiens de la Révolution depuis l’âge de dix-huit
ans, ainsi que son adresse – rue Shahid Mahallaiti, à Téhéran –, ses
numéros de passeport – 0009228 et 4229533 – et même le numéro de
téléphone de son domicile, 021-2448413. Fakhri Zadeh était un spécialiste
du processus complexe de création de la masse critique à l’intérieur du
dispositif atomique afin de déclencher la réaction en chaîne et l’explosion
nucléaire. Son équipe travaillait également sur la miniaturisation de la
bombe destinée à être adaptée sur l’ogive du missile Shahab.
Conséquence de ces révélations, il se vit refuser l’entrée sur le
territoire des États-Unis et de l’Union européenne, et ses comptes en
banque en Occident furent gelés. La résistance décrivit en détail toutes ses
fonctions, révéla les noms de ses collaborateurs et même l’emplacement
de son laboratoire secret. Face à une telle abondance d’informations, on
ne peut que se demander une fois de plus si « certains services secrets »
n’auraient pas minutieusement rassemblé ces faits et ces chiffres avant de
les confier à la résistance iranienne, qui les aurait alors transmis à
l’Occident. La révélation de l’existence de Fakhri Zadeh avait pour
objectif de le mettre en garde. Il risquait d’être « le prochain sur la liste »
des assassinats. On espérait ainsi qu’il adopterait un profil bas ou
choisirait la meilleure solution : il ferait défection. Le général Ali Reza
Asgari, ancien adjoint au ministre de la Défense, avait disparu en février
2007 alors qu’il était en déplacement à Istanbul. Il était très impliqué dans
le programme nucléaire. Les services iraniens le cherchèrent dans le
monde entier, en vain. Près de quatre ans plus tard, en janvier 2011, Ali
Akbar Salehi, ministre iranien des Affaires étrangères, lança un appel au
secrétaire général des Nations unies et accusa le Mossad de l’avoir enlevé
et emprisonné en Israël.
Le Sunday Telegraph de Londres affirma qu’Asgari était passé à
l’Ouest ; le Mossad aurait préparé sa défection et s’était chargé de sa
protection en Turquie. D’autres sources soutiennent qu’il aurait ensuite été
interrogé par la CIA, à qui il aurait fourni des informations précieuses sur
le programme nucléaire iranien.
Un mois après Asgari, en mars 2007, un autre officier général iranien
disparut. Amir Shirazi servait dans l’unité al-Quds, la force d’élite des
Gardiens de la Révolution responsable des opérations secrètes à
l’extérieur des frontières du pays. Une source iranienne révéla au Times de
Londres qu’en dehors des disparitions d’Asgari et Shirazi, un autre
officier s’était volatilisé : Mohammad Soltani, commandant des Gardiens
de la Révolution pour le golfe Persique.
En juillet 2009, Shahram Amiri, spécialiste du nucléaire, rejoignit la
liste des défections. Amiri, qui était employé à Qom, disparut en Arabie
Saoudite pendant un pèlerinage à La Mecque. Les Iraniens exigèrent des
Saoudiens qu’ils découvrent ce qui lui était arrivé. Amiri refit surface
quelques mois plus tard aux États-Unis, où il fut soumis à un interrogatoire
exhaustif, avant de se voir offrir cinq millions de dollars, une nouvelle
identité et une nouvelle adresse en Arizona. Des sources proches de la
CIA dévoilèrent qu’il travaillait depuis des années comme informateur
pour les services occidentaux et qu’il leur avait fourni des renseignements
« originaux et substantiels ». Amiri révéla que l’université Malek Ashtar,
où il avait enseigné, servait de couverture à une unité de recherche qui
concevait les têtes des missiles iraniens à longue portée. Et cette
université était dirigée par Fakhri Zadeh.
Au bout d’un an passé en Amérique, Amiri changea d’avis et décida de
rentrer en Iran. Il n’aurait pu supporter le stress lié à sa nouvelle vie. Dans
une vidéo artisanale diffusée sur Internet, il affirma avoir été enlevé par la
CIA. Quelques heures plus tard, il en mit une autre en ligne pour démentir
la première, puis une troisième qui contredisait la deuxième. Il entra en
contact avec l’ambassade pakistanaise, qui représentait les intérêts de
l’Iran aux États-Unis, et demanda à être renvoyé dans son pays. Les
Pakistanais l’aidèrent. En juillet 2010, il atterrit à Téhéran. Il prit part à
une conférence de presse, accusa la CIA de l’avoir enlevé et de l’avoir
maltraité. Puis il disparut. Des observateurs reprochèrent à la CIA d’avoir
échoué, mais un porte-parole de l’Agence riposta : « Nous avons obtenu
des informations importantes et les Iraniens ont récupéré Amiri ; alors, qui
a fait la meilleure affaire ? »
Mais les Iraniens n’étaient pas sans ressources contre le Mossad. En
décembre 2004, l’Iran avait arrêté dix personnes soupçonnées
d’espionnage au profit d’Israël et des États-Unis ; trois d’entre elles
travaillaient sur les sites nucléaires. En 2008, les Iraniens affirmèrent
avoir démantelé une autre cellule composée de trois ressortissants
iraniens entraînés par le Mossad à utiliser des équipements de
communication, des armes et des explosifs complexes. En novembre 2008,
Ali Ashtari, jugé coupable d’espionnage pour Israël, fut pendu. Au cours
de son procès, il reconnut avoir rencontré trois agents du Mossad en
Europe. Ils lui auraient fourni de l’argent et des équipements
électroniques. « Les gens du Mossad voulaient que je vende des
ordinateurs et des équipements électroniques aux services de
renseignements iraniens, sur lesquels j’aurais placé des systèmes
d’écoute », témoigna-t-il.
Le 28 décembre 2010, dans la sinistre cour de la prison d’Evin, à
Téhéran, les autorités iraniennes firent pendre un autre espion, Ali-Akbar
Siadat, condamné pour avoir travaillé pour le Mossad, lui avoir fourni des
informations sur les capacités militaires du pays et sur le programme de
missiles géré par les Gardiens de la Révolution. Au fil des six années
précédentes, Siadat avait rencontré des agents israéliens en Turquie, en
Thaïlande et aux Pays-Bas, et avait touché des versements de 3 000 à
7 000 dollars à chacune de ces rencontres. Le régime iranien promit que
d’autres arrestations et exécutions suivraient.
2010 fut une année particulièrement dévastatrice pour le programme
nucléaire iranien. Était-ce à cause du manque de pièces détachées de
qualité pour les équipements ? À cause des composants et des métaux
défectueux que les fausses sociétés du Mossad vendaient à Téhéran ? À
cause des accidents d’avion, des incendies dans les laboratoires, des
explosions sur les sites atomiques et de missiles, des défections de hauts
responsables, de la mort de scientifiques importants, des révoltes et des
troubles dans les minorités – autant d’événements et de phénomènes que
l’Iran attribuait aux hommes de Dagan ?
Ou était-ce à cause du dernier « grand coup » de Dagan, d’après la
presse européenne ? Durant l’été 2010, des milliers d’ordinateurs
contrôlant le programme nucléaire iranien furent infectés par le redoutable
virus Stuxnet. Dépeint comme l’un des plus sophistiqués du monde,
Stuxnet s’en prit aux ordinateurs qui contrôlaient les centrifugeuses de
Natanz et sema le chaos. Compte tenu de sa complexité, il était évident
que le virus avait été conçu par une équipe d’experts, et que son
développement et son injection dans un réseau d’ordinateurs extrêmement
protégés avaient nécessité des fonds considérables. Il avait entre autres
pour caractéristique de pouvoir être orienté sur un système spécifique,
sans porter atteinte aux autres en chemin. Sa présence, difficile à détecter,
pouvait modifier la vitesse de rotation d’une centrifugeuse et
compromettre la qualité de ses produits sans que personne s’en aperçoive.
Pour les observateurs au fait de ces technologies, deux pays avaient les
moyens de déclencher une cyberattaque de ce type : les États-Unis et
Israël.
En Iran, le président Ahmadinejad s’efforça de minimiser la portée de
Stuxnet et déclara que son pays avait la situation en main. En réalité, au
début de 2011, près de la moitié des centrifugeuses iraniennes étaient
paralysées.
En août 2007, lors d’une rencontre secrète avec Nicolas Burns, sous-
secrétaire d’État américain, Dagan décrivit « les cinq piliers » de la
stratégie israélienne vis-vis de l’Iran. A – Pression diplomatique et
sanctions imposées par le Conseil de sécurité des Nations unies. B –
Contre-prolifération : empêcher les Iraniens de se procurer les éléments
nécessaires à la production d’une bombe. L’Iran importait des milliers de
composants dans ce but. S’il ne les recevait pas, la fabrication de l’arme
serait interrompue. C – Guerre économique : interdire aux banques du
monde libre de faire des affaires avec Téhéran. Trois banques iraniennes,
souligna Dagan, étaient déjà sur le point de s’effondrer. D – Changement
de régime, en soutenant et en fomentant l’agitation estudiantine, et en
attisant les divisions ethniques au sein du pays, où les Kurdes, les Azéris,
les Béloutches, les Arabes et les Turkmènes représentent 50 % de la
population. E – Mesures clandestines (et immédiates), opérations
spéciales contre le programme iranien. Toutefois elles ne pouvaient pas y
mettre un coup d’arrêt définitif, aussi douées qu’elles aient été. « Dagan
est un authentique James Bond », a déclaré un analyste israélien proche du
secteur, mais dans ce cas précis, même James Bond ne pouvait pas sauver
le monde. Au mieux, il pouvait retarder les Iraniens. Seule une décision du
gouvernement de Téhéran ou une offensive massive de l’étranger
pourraient mettre un terme à ce rêve de voir naître un terrible géant
nucléaire là où se dressait autrefois l’Empire perse.
Et pourtant, quand Dagan avait été nommé Ramsad (abréviation de
« Rosh Hamossad », chef du Mossad), les analystes prédisaient que l’Iran
serait nucléarisé en 2005. Cette date fut ensuite reportée à 2007, puis
2009, 2011. Et quand Dagan quitta ses fonctions, le 6 janvier 2011, il fit
savoir à son pays que les projets iraniens avaient été repoussés au moins
jusqu’en 2015. Par conséquent, il recommandait de poursuivre ces actions,
qui avaient connu un tel succès au cours des huit années précédentes, et de
suspendre tout projet d’attaque militaire contre l’Iran. Ce n’est que quand
la lame du poignard commencera à nous entamer les chairs qu’il nous
faudra attaquer, dit-il. Et la lame en question avait désormais au moins
quatre ans à attendre.
Dagan a travaillé comme Ramsad pendant huit ans et demi – plus
longtemps que n’importe quel autre directeur du Mossad. Il a été remplacé
par Tamir Pardo, vétéran des services qui a démarré sa carrière
opérationnelle en tant que proche conseiller de Yoni Netanyahu, héros du
raid israélien sur Entebbe en 1976. Plus tard, il s’est distingué par son
audace, sa maîtrise des nouvelles technologies et son inventivité dans le
domaine des opérations non conventionnelles.
En passant le flambeau à Pardo, Dagan a évoqué la redoutable solitude
des agents du Mossad qui opèrent en territoire ennemi, où ils ne peuvent
compter sur personne, où personne ne peut venir les sauver en cas
d’échec. Il a aussi reconnu en toute honnêteté quelques-uns de ses propres
échecs, comme le fait de ne pas avoir pu trouver le lieu où le Hamas
détenait le soldat israélien Gilad Shalit, enlevé cinq ans plus tôt. Malgré
tout, ses accomplissements font de lui le meilleur Ramsad à avoir jamais
été en exercice. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu l’a remercié
« au nom du peuple juif », lui donnant une chaleureuse accolade. Les
ministres du gouvernement israélien ont eu une réaction spontanée sans
précédent : ils se sont levés et ont applaudi le Ramsad de soixante-cinq
ans. George W. Bush l’a félicité dans une lettre personnelle.
Mais c’est un an plus tôt qu’il a eu droit à l’hommage le plus marquant
de l’étranger, dans les pages du journal égyptien Al Ahram. Le 16 janvier
2010, le quotidien, connu pour être l’un des plus virulents et des plus
hostiles dans ses critiques contre Israël, publia un article d’un tout autre
genre, du célèbre auteur Ashraf Abou El Hul. « Sans Dagan, écrivit El
Hul, le programme nucléaire aurait été achevé il y a des années […]. Les
Iraniens savent qui est derrière la mort du scientifique Masoud Ali
Mohammadi. Tous les dirigeants iraniens le savent, le mot clé, c’est
Dagan. Seules quelques personnes connaissent le nom du directeur du
Mossad israélien. Il travailla discrètement, loin de l’attention des médias.
Mais durant les sept dernières années, il a porté des coups terribles au
programme nucléaire iranien et a bloqué sa progression. »
« Le Mossad est responsable de plusieurs opérations audacieuses au
Moyen-Orient », ajouta El Hul, citant quelques-uns des exploits de Dagan
contre la Syrie, le Hezbollah, le Hamas et le Djihad islamique (voir
chapitres 18 à 20). « Tout cela, conclut-il, a fait de Dagan le Superman de
l’État d’Israël. »

                                  *

En mai 1948, à la naissance des services secrets israéliens, il n’y avait
pas de surhommes autour de son berceau, seulement d’obscurs vétérans du
Shay, qui avaient déjà acquis une grande expérience dans le domaine de
l’espionnage et des opérations clandestines. Le Shay était le service de
renseignements de la Haganah, la principale organisation armée de la
communauté juive de Palestine.
Or, les chefs du Shay, ces humbles et dévoués combattants de l’ombre,
ne pouvaient imaginer que leur service embryonnaire allait, pendant plus
d’un an, être secoué par la violence, les luttes intestines, la cruauté et le
meurtre, une terrible calamité connue aujourd’hui sous le nom de
« l’affaire Be’eri ».
3

                     Pendaison à Bagdad

Isser Be’eri, dit « Isser le Grand », était de haute taille, dégingandé,
avec des cheveux grisonnants et épars. Sous ses sourcils broussailleux, il
avait des yeux enfoncés et sombres, et ses lèvres minces se tordaient
souvent en un sourire narquois. Né en Pologne, il avait la réputation d’être
un ascète, un homme modeste d’une intégrité sans faille. Mais ses rivaux
prétendaient qu’il était en réalité un mégalomane féroce et dangereux.
Membre de longue date de la Haganah, Isser le Grand était directeur d’une
entreprise de travaux publics à Haïfa. C’était un solitaire, asocial et avare
de mots, et il vivait avec son épouse et son fils dans une petite maison
balayée par le vent dans le village côtier de Bat Galim.
Peu avant la création d’Israël, Be’eri avait été nommé chef du Shay par
les commandants de la Haganah. Quand la guerre d’Indépendance avait
éclaté, le 14 mai 1948, Israël avait été attaqué de tous les côtés par ses
voisins, et Be’eri était devenu le patron des tout nouveaux services secrets
de l’armée. Be’eri était actif au sein de l’aile gauche du mouvement
travailliste et jouissait d’excellentes relations dans les cercles politiques.
Ses amis et collègues saluaient son engagement pour la défense d’Israël.
La guerre d’Indépendance prit fin en avril 1949. À la déclaration
d’indépendance, le 14 mai 1948, il devint le patron des nouveaux services
secrets militaires.
Be’eri était un membre actif de l’aile gauche du mouvement travailliste,
et bénéficiait d’excellentes connexions politiques. Ses amis et ses
collègues louaient la ferveur qu’il mettait à défendre Israël. Pourtant, peu
après avoir été nommé à la tête des services secrets, des événements
étranges et terrifiants – apparemment sans aucun lien entre eux –
commencèrent à se produire.
Sur le mont Carmel, un couple de randonneurs fit une découverte
macabre. Dans une ravine profonde au pied de la hauteur, ils retrouvèrent
un cadavre criblé de balles, en partie carbonisé. Il s’agissait d’un
informateur arabe bien connu des services, Ali Kassem. Ses assassins
l’avaient abattu puis avaient tenté de brûler son corps.
Quelques semaines plus tard, lors d’une réunion secrète avec le Premier
ministre Ben Gourion, Isser le Grand accusa Abba Hushi, personnalité
influente du Mapai, le parti de Ben Gourion, d’être un traître et un agent
des Britanniques. Le Premier ministre en fut abasourdi. La Grande-
Bretagne avait été la puissance tutélaire en Palestine avant
l’indépendance, et la Haganah avait mené une lutte clandestine contre les
restrictions imposées par Londres à la communauté juive. Les
renseignements britanniques n’avaient cessé de tenter d’infiltrer la
hiérarchie juive. Mais Abba Hushi, pilier de la communauté et chef
charismatique des ouvriers de Haïfa, un traître ?
Cela semblait impossible. Au début, les dirigeants israéliens mis au
courant, indignés, rejetèrent les accusations de Be’eri. Mais il déposa sur
le bureau de Ben Gourion des preuves irréfutables de la trahison : deux
télégrammes confidentiels envoyés par les services britanniques, que
Be’eri et ses hommes avaient trouvés à la poste de Haïfa en mai 1948, et
qui démontraient en termes clairs qu’Abba Hushi était un agent
britannique.
Dans le même temps, Be’eri ordonnait l’arrestation de Jules Amster, un
ami de Hushi. Be’eri fit emmener Amster dans une saline d’Atlit, en
banlieue de Haïfa, le fit passer à tabac et torturer pendant soixante-seize
jours pour qu’il avoue que Hushi était un traître méprisable. Amster
refusa, et finit par être relâché. Brisé, il n’avait plus de dents, ses jambes
étaient couvertes de blessures et de cicatrices, et il vivait désormais dans
la peur.
Le 30 juin 1948, un autre drame avait eu lieu. Alors qu’il faisait ses
courses sur un marché de Tel-Aviv, le capitaine Meir Tubiansky avait été
interpellé et emmené à Beth Giz, village arabe occupé depuis peu.
Tubiansky était soupçonné par le renseignement militaire d’avoir, à
l’occasion d’un séjour à Jérusalem, révélé des infor mations ultrasecrètes
à un ressortissant britannique qui, à son tour, les avait confiées à la Légion
arabe, l’armée de la Jordanie. S’appuyant sur ces informations, l’artillerie
jordanienne avait lourdement pilonné plusieurs objectifs stratégiques dans
tout Jérusalem. Lors d’un procès en cour martiale qui dura moins d’une
heure, il fut accusé d’être un espion à la solde des Arabes, jugé coupable
et condamné à mort. Un peloton d’exécution assemblé à la hâte le fusilla
sous les yeux d’un groupe de soldats israéliens éberlués. (Tubiansky sera
la seule personne jamais exécutée en Israël, à l’exception d’Adolf
Eichmann.)
Toutes les enquêtes aboutissaient au même responsable : Isser le Grand.
C’était lui qui avait soupçonné Ali Kassem d’être un agent double et qui
avait ordonné son assassinat. Après ce meurtre, il y avait eu le coup monté
contre Hushi. D’après certains des enquêteurs, Isser le Grand avait un
compte personnel à régler avec Abba Hushi et avait décidé de le piéger. Il
aurait peut-être réussi si le principal faussaire employé par les services
secrets, rongé par la culpabilité, n’avait avoué à ses supérieurs qu’il avait
falsifié les télégrammes incriminant Abba Hushi, sur l’ordre direct de
Be’eri.
Et c’était encore Be’eri qui avait ordonné l’arrestation précipitée et
l’exécution du capitaine Tubiansky.
Le Premier ministre Ben Gourion réagit immédiatement. Be’eri fut jugé
devant un tribunal militaire, puis par la justice civile, il fut dégradé et
chassé de l’armée israélienne, inculpé pour les morts d’Ali Kassem et de
Tubiansky. Les dirigeants israéliens étaient sidérés. Les méthodes de
Be’eri étaient dignes du tristement célèbre KGB ; sa personnalité sinistre,
sa propension à faire usage de faux, à torturer et à assassiner jetaient une
ombre sur les principes moraux et humanistes sur lesquels avait été fondé
Israël.
L’affaire Be’eri laissait une vilaine cicatrice sur les Services secrets et
eut un impact profond sur leur évolution. Si, en temps de guerre, les
dirigeants civils avaient hésité à condamner Be’eri, les services secrets
seraient peut-être devenus très différents. Ils auraient fort bien pu se
transformer en une sorte de KGB pour lequel il était courant de piéger des
victimes, d’utiliser des faux, de torturer et d’assassiner.
Ainsi, à long terme, cet épisode sordide eut des conséquences positives
pour Israël. À l’avenir, les méthodes de Be’eri seraient interdites. Les
services secrets eux-mêmes imposèrent des limites à leurs propres
pouvoirs et s’inspirèrent, pour leurs opérations futures, des principes
légaux et moraux garantissant les droits des individus. Avec la mise à
l’écart de Be’eri, c’est un autre homme qui joua un rôle central dans le
monde de l’ombre israélien : Reuven Shiloach.

                                  *

Reuven Shiloach était un personnage mystérieux. Ce quadragénaire à la
voix douce, d’une remarquable culture, était doué d’un esprit vif et
analytique, et d’une connaissance approfondie du Moyen-Orient arabe, de
ses traditions tribales, de ses clans, de ses alliances volatiles et de ses
vendettas sanglantes. Un de ses admirateurs disait de lui qu’il était « la
reine de l’échiquier de Ben Gourion ». Quelques-uns le comparaient au
rusé cardinal de Richelieu. D’autres le considéraient comme un habile
manipulateur, un maître marionnettiste, un homme qui savait quelles
ficelles tirer en coulisses. Toute sa vie, Shiloach avait pris part à des
missions secrètes et des opérations clandestines.
Fils de rabbin, Shiloach, aimable et poli, était né dans la Vieille Ville
de Jérusalem. Toujours vêtu avec soin, ce jeune homme svelte au front
dégarni avait été envoyé en mission à Bagdad, longtemps avant
l’indépendance d’Israël. Il avait vécu trois ans en Irak, se faisant passer
pour un journaliste et un enseignant, tout en étudiant la vie politique du
pays. Par la suite, il devint conseiller politique de David Ben Gourion.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il négocia avec les Britanniques la
création d’une unité de commandos juifs qui se verrait confier des
missions de sabotage en Europe occupée. Il contribua à la mise en place
de deux unités spéciales de ce type : l’une était le bataillon allemand,
équipé d’armes et d’uniformes allemands et qui entreprit des missions
audacieuses derrière les lignes ennemies en Europe ; l’autre était le
bataillon arabe, dont les membres parlaient l’arabe, s’habillaient comme
des Arabes, et étaient entraînés pour opérer en profondeur en territoire
arabe. Il convainquit également les Britanniques de parachuter des
volontaires juifs de Palestine en Europe occupée afin d’organiser la
résistance juive contre les nazis. Shiloach fut le premier à établir des
contacts avec l’OSS (Office of Strategic Services), prédécesseur de la
CIA. À la veille de la guerre d’Indépendance israélienne, il se rendit dans
les capitales arabes voisines pour y effectuer des missions d’espionnage,
et en rapporta un trophée inestimable : les plans d’invasion des armées
arabes.
Sa tendance à toujours agir dans le secret le plus absolu donna
naissance à de nombreuses légendes. Ses amis avaient l’habitude de
raconter qu’un jour, alors qu’il prenait un taxi, le chauffeur lui avait
demandé : « Où va-t-on ? » Et Shiloach lui aurait répondu : « C’est un
secret d’État. »
Pendant la guerre d’Indépendance, Shiloach commanda le « Service
d’information politique extérieur ». C’était l’un des multiples groupes de
renseignement quasi autonomes créés avant la naissance d’Israël. Le 13
décembre 1949, Ben Gourion ordonna l’établissement d’un « institut [
mossad, en hébreu] pour coordonner les agences de renseignements de
l’État », qui serait dirigé par Reuven Shiloach.
Mais le Mossad ne fut créé qu’au bout de deux ans de retards et de
querelles. Celles-ci étaient principalement le fait d’une unité, le
« Département politique », dont les membres collectaient des
renseignements à l’étranger, bénéficiaient de copieuses notes de frais et
menaient grand train, comme autant de James Bond. Quand ils eurent vent
du projet de démantèlement de leur unité, qui devait être incorporée au
Mossad, ils se révoltèrent et… refusèrent de continuer à espionner pour
Israël. Ce n’est qu’une fois leur fronde réprimée – tous ou presque ayant
été licenciés – que Shiloach put véritablement créer le Mossad.
Son appellation officielle serait finalement « l’Institut de renseignement
et des opérations spéciales », et sa devise était tirée des Proverbes,
11,14 : « Faute de direction un peuple succombe, le succès tient au grand
nombre de conseillers. » Ni son nouveau nom, ni sa devise n’en faisait
quelque chose d’unique. Une caractéristique le rendrait exceptionnel.
Shiloach tenait à ce que le Mossad ait le bras long, non seulement pour
Israël, mais pour l’ensemble du peuple juif. Lors d’une réunion avec ses
premières recrues, le Ramsad lança : « Outre toutes les fonctions des
services secrets, nous avons une autre grande mission : protéger le peuple
juif, où qu’il se trouve, et organiser son émigration en Israël. » Et
effectivement, dans les années qui suivirent, le Mossad aida secrètement à
la création d’unités d’auto défense là où la communauté juive était en
danger : Le Caire, Alexandrie, Damas, Bagdad, et quelques villes
d’Amérique du Sud. De jeunes Juifs militants étaient discrètement amenés
en Israël, où ils étaient formés par l’armée de terre et le Mossad, on
transférait des armes en contrebande dans les pays menaçants et, sur place,
les Juifs étaient regroupés en unités clandestines d’autodéfense. L’objectif
était de développer des forces capables de défendre les communautés
juives lors d’émeutes ou contre des groupes armés irréguliers – au moins
le temps qu’interviennent les forces gouvernementales, ou les
organisations internationales.
Et ce fut le Mossad qui, dans les années cinquante, fit venir en Israël
des dizaines de milliers de Juifs en péril dans les pays arabes du Moyen-
Orient et au Maroc. Des années plus tard, dans les années quatre-vingt,
c’est encore le Mossad qui organisa le sauvetage de Juifs pris au piège
dans l’Iran de Khomeiny, et qui se chargea de l’exode massif des Juifs
d’Éthiopie vers Israël. Mais sa première opération clandestine en Irak fut
un désastre.

                                  *

Dans le grand magasin Ouruzdi Bek de Bagdad, rue Rachid, un jeune
homme du nom d’Assad tenait le rayon des cravates. Réfugié palestinien,
il avait quitté son foyer d’Acre après la prise de la ville par l’armée
israélienne. Peu de temps avant son départ, il avait donné un coup de main
à son cousin, serveur dans un café près de l’édifice du gouverneur
militaire, et l’avait remplacé alors qu’il était souffrant. Pendant une
semaine, Assad avait parcouru les couloirs du bâtiment du gouverneur
militaire, portant un plateau de cuivre décoré et servant de minuscules
tasses de vigoureux café turc aux officiers de l’armée israélienne. Les
visages de certains d’entre eux étaient restés gravés dans sa mémoire.
Ce jour-là à Bagdad, le 22 mai 1951, il observait les clients qui
déambulaient dans le magasin quand il remarqua un visage familier. Non,
se dit-il tout d’abord, c’est impossible ! Pourtant, il se souvenait bien de
l’homme qu’il venait de voir, non en chemisette et pantalon d’été comme
aujourd’hui, mais en uniforme kaki. Assad appela aussitôt la police : « Je
viens de voir un officier israélien ! Ici, à Bagdad ! »
La police eut tôt fait d’arrêter l’homme, qui avait l’air européen et était
accompagné d’un Juif irakien quelconque qui portait des lunettes. Ce
dernier s’appelait Nishim Moshé, et il expliqua aux forces de l’ordre qu’il
n’était qu’un simple fonctionnaire au Centre communautaire juif. « J’ai
rencontré ce touriste hier, à un concert, affirma-t-il, et il m’a demandé de
lui faire faire le tour des boutiques. » Arrivés au quartier général de la
police, les deux hommes furent séparés. Les enquêteurs irakiens
interrogèrent Moshé sans ménagement au sujet de l’homme, identifié
comme un Israélien. Moshé ne dévia pas de sa version : il n’avait
rencontré ce touriste que la veille, il ne le connaissait pas. Dans les caves
sombres du quartier général de la police, les interrogateurs attachèrent
Moshé au plafond par les pieds, puis par les poignets, ils le passèrent à
tabac, menacèrent de le tuer. Mais leur misérable prisonnier ne savait
apparemment rien. Après une semaine de torture, les Irakiens, persuadés
que Nishim Moshé était un personnage insignifiant, le relâchèrent.
L’autre détenu ne cessait de répéter qu’il était iranien, qu’il s’appelait
Ismaïl Salhoun, et il montra son passeport iranien à ses geôliers. Mais ils
continuèrent à le torturer. Il ne ressemblait pas à un Iranien, et il ne parlait
pas un mot de persan. Pour finir, ils organisèrent une confrontation avec
Assad, le Palestinien qui l’avait identifié. « Mon sang s’est figé quand je
l’ai vu », raconta plus tard le prisonnier. Il craqua et avoua : il s’appelait
Yehuda Taggar (« Yudke » Tadjer) et était un capitaine israélien. Les
inspecteurs le traînèrent jusqu’à son appartement, fracassèrent les
meubles, sondèrent les murs, et découvrirent la cachette où étaient remisés
des documents – un dossier volumineux scotché au fond d’un tiroir de son
bureau.
Alors, le cauchemar commença, non seulement pour Taggar, mais pour
toute la communauté juive de Bagdad.
Plusieurs organisations clandestines juives et israéliennes opéraient
dans la ville, dont une unité d’émigration illégale, un groupe d’autodéfense
et quelques mouvements sionistes et de jeunesse. La création de certains
remontait même à avant la naissance de l’État d’Israël. Un peu partout
dans la capitale irakienne, des armes et des documents étaient stockés
dans des caches, y compris dans la synagogue Mas’uda Shemtov, dans le
centre. À ces groupes s’étaient ajoutés depuis peu des réseaux
d’espionnage, montés à la hâte avant la création du Mossad. Il n’y avait
pratiquement aucun cloisonnement, et la chute d’une cellule risquait
d’entraîner facilement toutes les autres. Les Juifs irakiens étaient assis sur
un baril de poudre : l’Irak était l’ennemi le plus acharné du jeune État
d’Israël, le seul à avoir refusé de signer un armistice avec lui. Tous les
membres des réseaux juifs clandestins savaient que les Irakiens se
montreraient sans pitié, et que leur vie ne tenait qu’à un fil.
C’est pour cette raison que Yehuda Taggar y avait été dépêché, afin de
détacher la filière d’espionnage de toutes les autres. Ancien officier du
Palmah, une unité d’élite de la Haganah, Taggar, jeune homme souriant à la
mèche rebelle, avait vingt-sept ans. C’était sa première mission à
l’étranger et, avant d’être arrêté, il avait fait tout son possible pour isoler
le réseau qu’il dirigeait des autres groupes. Malgré tout, quelques-uns de
ses hommes prenaient également part à d’autres activités secrètes. Un
autre Israélien, Peter Raniv (« Rodney l’Hindou »), était doté d’un
authentique passeport britannique. Il commandait un réseau distinct, mais
restait en contact avec Taggar. Les communications entre Taggar et Tel-
Aviv passaient par le chef de tous les groupes en activité à Bagdad, un
homme mystérieux, dont bien peu connaissaient la véritable identité. Il
s’appelait Mordechai Ben-Porat, Israélien né en Irak, ancien officier de la
guerre d’Indépendance, mais il agissait à Bagdad sous le nom de Zaki
Haviv. Il n’avait pas tenu à revenir en Irak, étant sur le point de se marier
avec une jeune femme qu’il avait rencontrée dans l’armée, mais il avait
finalement cédé aux pressions des gens du renseignement et s’était lancé
dans cette mission périlleuse.
Dans les jours qui suivirent l’arrestation de Taggar, toute l’organisation
secrète s’écroula. Des unités de la police spéciale irakienne interpellèrent
des dizaines de Juifs. Quelques-uns craquèrent lors des interrogatoires et
menèrent leurs tourmenteurs jusqu’à leurs planques. Les Irakiens
découvrirent des documents reliant certains Juifs à des activités
d’espionnage. Sous les dalles de la synagogue Semtov, la police découvrit
une énorme cache d’armes qui s’était constituée au fil du temps à partir de
1941 quand, lors d’un pogrom sanglant, 179 Juifs avaient été massacrés,
2 118 blessés et des centaines de femmes violées. Les Irakiens furent
stupéfaits par la quantité d’armes retrouvées : 436 grenades, 33 pistolets-
mitrailleurs, 186 revolvers, 97 chargeurs de fusils-mitrailleurs, 32
poignards de commando et 25 000 cartouches.
Pendant les terribles séances d’interrogatoire, un nom revenait
constamment : Zaki Haviv, le mystérieux patron des réseaux clandestins.
Mais qui était-il ? Et où se trouvait-il ? Enfin, un jeune enquêteur établit
habilement le lien : Zaki Haviv ne pouvait être que Nishim Moshé, ce
personnage falot qui avait été interpellé en même temps que Taggar avant
d’être remis en liberté. Des dizaines d’agents effectuèrent une descente
chez Moshé, mais n’y trouvèrent personne. Bagdad devint le théâtre d’une
gigantesque chasse à l’homme. En vain. Zaki Haviv s’était volatilisé.
En réalité, il était au seul endroit où la police n’aurait jamais songé à
chercher. Il était… en prison.
Deux jours après avoir été relâché à la suite de sa première arrestation
avec Taggar, Ben-Porat avait été réveillé par des coups violents à sa
porte. « Police, ouvrez ! » avaient crié les agents. Ben-Porat avait cru sa
fin venue. Il n’y avait pas d’autre issue dans sa maison, et plus personne
ne pouvait le sauver à Bagdad. Il le savait, pour un homme qui occupait
ses fonctions, il ne pouvait y avoir qu’un seul verdict dans les tribunaux
irakiens : la potence. Résigné, il ouvrit. Deux agents l’attendaient.
« Vous êtes en état d’arrestation, fit l’un d’eux.
— Mais qu’est-ce que j’ai fait ? dit Ben-Porat, feignant la surprise.
— Oh, rien de grave, répondit le policier, juste un accident de voiture.
Allez, habillez-vous. »
Ben-Porat n’en croyait pas ses oreilles. Il avait complètement oublié cet
accident dans lequel il avait été impliqué quelques mois plus tôt. Il n’avait
pas satisfait aux citations à comparaître et devait maintenant en répondre
devant la justice. Le procès fut bref, ne durant qu’une heure à peine. Le
juge le condamna à deux semaines de prison. Et donc, tandis qu’une armée
d’agents irakiens ratissait la ville à sa recherche, Zaki Haviv payait sa
dette à la société dans une prison de Bagdad.
Juste avant sa libération, il fut emmené au quartier général, où l’on
devait prendre ses empreintes et le photographier. Il savait qu’alors il
serait perdu. Ils seraient en effet en mesure de l’identifier et, cette fois, il
n’aurait pas droit qu’à deux semaines derrière les barreaux. Encadré par
deux gardes, il marcha dans les rues de la capitale jusqu’au quartier
général, à quelque distance de là. Sur le chemin, ils passèrent par le souk
bondé de Shurja, marché exotique où des échoppes sombres dont les
marchands vantent en hurlant les qualités de leurs produits bordent des
ruelles étroites et sinueuses. À ce qu’il espérait être le bon moment, Ben-
Porat bouscula ses gardes, plongea dans la foule et disparut. Les policiers
ne se donnèrent même pas la peine de le poursuivre. De toute façon, il
devait être remis en liberté une heure plus tard, alors, pourquoi s’en
soucier ?
Mais quand ils le signalèrent, l’incident déclencha un sacré raffut. Ils
avaient laissé filer Zaki Haviv, l’homme le plus recherché d’Irak ! La
presse d’opposition s’en aperçut et s’en prit à l’ineptie du gouvernement à
coups de gros titres rageurs. « Où est Haviv ? » demanda un quotidien. Et
de répondre : « Haviv – à Tel-Aviv ! »
Pendant ce temps, en Israël, les supérieurs de Ben-Porat préparaient
méticuleusement son évasion. Alors qu’il était caché chez un ami, un plan
audacieux fut mis en œuvre. À l’époque, un gigantesque pont aérien était
en cours, pour transporter toute la communauté juive d’Irak en Israël, via
Chypre. Près de 100 000 Juifs fuyaient l’Irak, de gros avions décollaient
presque tous les soirs.
Dans la nuit du 12 juin, Ben-Porat enfila ses plus beaux vêtements et
appela un taxi. Ses amis l’avaient inondé d’arak, le spiritueux local, et,
puant l’alcool, il s’effondra sur la banquette arrière et fit semblant de
dormir. Le chauffeur emporta son chargement ivre jusqu’à une petite rue
derrière l’aéroport de Bagdad, où il le laissa. Une fois seul, Ben-Porat se
rua sur la clôture de l’aéroport. Il savait exactement où elle avait été
coupée, et se faufila par le trou. Un avion, qui venait de terminer
d’embarquer des émigrés, roulait sur le tarmac. Soudain, le pilote braqua
ses phares sur la tour de contrôle, aveuglant momentanément le personnel.
L’appareil prit de la vitesse, sa porte arrière s’ouvrit en coulissant, à trois
mètres au-dessus du sol, et une corde en jaillit. Surgissant de l’obscurité,
Ben-Porat fonça sur l’avion, agrippa la corde et fut tiré à l’intérieur alors
que l’appareil décollait. Ni les contrôleurs aériens ni les passagers ne
s’aperçurent de cette évasion que l’on croirait sortie d’un film d’action.
En survolant la ville, l’avion fit clignoter ses phares à trois reprises.
« Dieu soit loué », murmurèrent quelques hommes rassemblés sur un toit.
Leur ami était en sécurité, en route pour Israël.
Une poignée d’heures plus tard, Haviv était bel et bien à Tel-Aviv.
Il épousa l’élue de son cœur, puis se tourna vers la politique. Il devint
député, puis ministre, et est aujourd’hui un chef respecté des Juifs irakiens
d’Israël.

                                   *

Ceux qu’il laissa derrière lui n’eurent pas autant de chance. Des
dizaines de Juifs furent arrêtés, battus et torturés. Taggar et vingt et un
autres furent jugés pour activités subversives. Deux membres éminents de
la communauté juive de Bagdad, Shalom Salach et Joseph Batzri, furent
inculpés pour détention d’explosifs et d’armes et furent condamnés à mort.
Peu de temps avant le début de son procès, Taggar fut réveillé en pleine
nuit et sa cellule envahie de policiers.
« On va te pendre cette nuit ! proclama le chef des enquêteurs.
— Mais vous ne pouvez pas pendre un homme sans le juger ! protesta
Taggar.
— Ah oui ? On sait déjà tout de toi, tu es un officier israélien, tu es un
espion – on n’a pas besoin de plus. »
Un rabbin barbu entra et s’assit à ses côtés pour lui lire les Psaumes. À
3 h 30 ce matin-là, les agents entraînèrent Taggar jusqu’à la salle
d’exécution. Il marcha entre eux, abasourdi. Quelques semaines plus tôt, il
était encore à Jérusalem, chez les siens. Puis, avant d’arriver ici, il avait
fait un détour pour goûter aux plaisirs de Paris et de Rome. Et maintenant,
il était sur le point de finir suspendu au bout d’une corde.
Les Irakiens lui firent signer plusieurs formulaires – la bureaucratie à
l’œuvre, même dans un moment pareil –, et le bourreau lui retira ses
bagues et sa montre. Taggar réclama que sa dépouille soit envoyée en
Israël. Le bourreau le fit placer sur une trappe et fit attacher des sacs de
sable à ses chevilles. Il dut tourner le dos au bourreau, qui lui passa la
corde au cou avant d’empoigner le levier de la trappe. Taggar refusa la
cagoule noire dont ils tentaient de l’affubler. Le bourreau jeta un coup
d’œil à son supérieur, debout avec plusieurs autres face à cet homme qui
allait mourir. Taggar pensa à sa famille, à Jérusalem, sa ville natale, à la
vie qu’il aurait pu mener. Est-ce que ma nuque va se briser ? se demanda-
t-il, tandis qu’une terreur sans nom s’emparait de tout son être.
Puis, brutalement, les agents sortirent. Taggar fut retiré de la trappe. Le
bourreau au visage fermé ôta les sacs de sable attachés à ses chevilles, et
la corde de son cou, marmonnant qu’il ne serait pas payé pour ses
prestations cette nuit. Bouleversé, Tagger comprit qu’il n’allait pas
mourir !
Tout, jusque dans les moindres détails, n’avait été qu’une ruse. Ils
avaient espéré le faire craquer, pour qu’il fournisse plus de détails sur ses
complices. Mais maintenant, en revenant lentement vers sa cellule, Taggar
savait que ses amis allaient le sortir de là.
À la fin de son procès, il fut condamné à mort, sentence aussitôt
commuée en prison à perpétuité. Batzri et Salach, eux, furent pendus ; ils
passèrent leur dernière nuit avec Taggar, qui s’efforça de leur remonter le
moral.
Alors commença pour « Yudke » un véritable chemin de croix. Il
parvint à en réchapper, vivant en compagnie de meurtriers, de prisonniers
politiques et de gardiens sadiques dans diverses prisons irakiennes. Mais
jamais il n’en douta : il ne mourrait pas ici, un jour, il serait libre !
Son attente dura neuf ans. En 1958, il y eut un coup d’État en Irak, et le
général Abdul Karim Qasim prit le pouvoir après avoir assassiné le
Premier ministre et la famille royale. Deux ans plus tard, quelques-uns de
ses plus proches confidents complotèrent pour l’éliminer (ce qu’ils
finiraient par faire quelques années plus tard). Le Mossad eut vent de la
conjuration. Le Ramsad entra immédiatement en contact avec les fidèles
de Qasim et conclut un accord avec eux. Il leur donnerait les noms des
conspirateurs, en échange de la libération de Yehuda Taggar.
Taggar se trouvait dans sa cellule sombre et lugubre quand ses geôliers
entrèrent avec des vêtements kaki. « Enfile ça ! lui ordonnèrent-ils. Tu
pars à Bagdad. »
Un véhicule de la police emporta un Taggar stupéfait jusqu’au palais
royal, où des soldats l’escortèrent dans une grande pièce. Là, derrière un
bureau richement décoré, se tenait un personnage familier, le président
Qasim lui-même. Soudain, Taggar comprit : ils allaient le libérer ! Qasim
ausculta longuement le visage de l’Israélien.
« Dites-moi, fit-il enfin, si la guerre éclatait entre l’Irak et Israël, vous
battriez-vous contre nous ?
— Quand je serai de retour dans mon pays, répondit Taggar, je ferai
tout ce que je peux pour favoriser la paix et la compréhension entre Israël
et les États arabes. Mais si la guerre éclate, je me battrai pour Israël, tout
comme vous vous êtes maintes fois battu pour votre pays. »
Une réponse qui dut plaire à Qasim. Il se leva. « Quand vous rentrerez
chez vous, lui déclara-t-il, dites aux vôtres que l’Irak est un État
indépendant, maintenant. Nous ne sommes plus les laquais de
l’impérialisme. »
Une voiture emmena Taggar du palais vers l’aéroport. Il n’arrivait
toujours pas à croire à ce qui était en train de lui arriver. Ils le mirent dans
un avion pour Beyrouth, d’où il prit un vol pour Nicosie, à Chypre, et de
là un autre pour Israël. À l’aéroport, il fut accueilli par ses amis et ses
collègues. Ils s’attendaient à retrouver un homme brisé, une épave
humaine. Mais celui qui descendit de l’avion était le même homme plein
de vigueur, extraverti et souriant qu’ils avaient vu pour la dernière fois
plus de neuf ans plus tôt. Mais comment t’en es-tu sorti ? lui demandèrent-
ils. Comment t’es-tu accroché à la raison, à ton optimisme ? « Je savais
que vous me tireriez de là », leur expliqua simplement Yudke.
En ramenant Taggar parmi les siens, les chefs du Mossad avaient
appliqué un autre des principes fondateurs de l’organisation : il ne fallait
ménager aucun effort, consacrer tous les moyens possibles et consentir à
tous les sacrifices pour arracher nos garçons à la captivité.
En Israël, Taggar se maria, fonda une famille et, après une brillante
carrière dans la diplomatie, il devint professeur d’université.

                                    *

Reuven Shiloach n’avait rien eu à voir avec la tragédie de Bagdad.
Pourtant, à la fin de 1952, il démissionna. Il fut remplacé par une star
fraîchement émoulue du monde de l’ombre des services secrets
israéliens : Isser le Petit.
4

    Une taupe soviétique et un cadavre à la mer

Ze’ev Avni rêvait de devenir agent du Mossad.
Un jour pluvieux d’avril 1956, il se rendit au quartier général des
services, souhaitant de tout son cœur en ressortir officiellement engagé.
Des années durant, il avait essayé de faire partie des rares élus, au point
que c’était désormais l’objectif le plus important de sa vie.
Né Wolf Goldstein à Riga, en Lettonie, il avait grandi en Suisse, servi
dans l’armée suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, et émigré en
Israël en 1948. Il avait hébraïsé son nom en Ze’ev Avni. Et deux ans après
avoir vécu et travaillé dans le kibboutz Hazorea, il était entré au ministère
des Affaires étrangères, qui l’avait affecté à Bruxelles. Présentant bien,
cultivé, il parlait couramment plusieurs langues, et avait séduit ses
supérieurs par ses manières et son empressement. Mais aussi par sa
disposition à accepter n’importe quelle corvée, surtout celles qui étaient
en rapport avec le Mossad. Chaque fois qu’il y avait besoin d’un
diplomate pour jouer les courriers secrets, pour un déplacement urgent
dans une autre ville, pour apporter des documents confidentiels à une unité
clandestine du Mossad où que ce soit en Europe, Avni était toujours le
premier à se porter volontaire. Sa coopération fréquente avec le Mossad
en avait fait un de leurs contacts en Europe. Et cette collaboration alla
s’intensifiant quand il fut transféré à l’ambassade israélienne à Belgrade,
en Yougoslavie. Dans plusieurs lettres adressées à Isser Harel, le Ramsad,
Avni proposait d’établir une station du Mossad à Belgrade. Harel refusa,
les services n’avaient que faire d’une station en Yougoslavie. Avni ne
renonça pas. En avril 1956, il revint en Israël pour une visite privée et
demanda une entrevue avec le Ramsad, qu’il obtint. Et donc, en cette
pluvieuse journée d’avril, il était sur le point de rencontrer Isser Harel
pour la première fois.
Tendu, nerveux, il pénétra dans le bureau de Harel, installé dans une
vieille bâtisse de l’ancienne colonie allemande de Tel-Aviv. Harel avait
été nommé Ramsad moins de quatre ans plus tôt, mais était déjà un
directeur légendaire. Les gens admiraient autant qu’ils craignaient ce petit
homme énigmatique. Des histoires, vraies et fausses, circulaient à son
sujet dans les couloirs mal éclairés de l’institution. Avni avait entendu
toutes sortes de choses sur Harel, surnommé « Isser le Petit » pour le
distinguer d’Isser le Grand de sinistre mémoire. Avni redoutait cet
entretien, compte tenu des bruits qui couraient sur l’entêtement d’Isser le
Petit, sa brusquerie et sa fabuleuse intuition.
Mais le petit homme mince et chauve, en pantalon et chemise à manches
courtes, qui le reçut dans son bureau spartiate s’exprimait avec douceur et
gentillesse. Il reconnut être impressionné par l’attitude d’Avni et sa finesse
politique. Il lui demanda pourquoi il se trouvait en Israël, et Avni expliqua
que sa fille d’un premier mariage avait demandé à le voir.
« Quel âge à votre fille ? fit Isser dans un sourire.
— Huit ans.
— Huit ans ? » dit Isser, surpris.
Il semblait trouver curieux qu’un diplomate rentre précipitamment au
pays simplement parce que sa petite fille le lui avait demandé. Avni
entreprit alors de détailler la complexité de ses relations avec sa première
épouse, sa fille, et sa nouvelle épouse. Isser commença à s’impatienter. Il
l’interrompit et lui annonça qu’il n’y aurait pas de station du Mossad à
Belgrade. Quant à l’avenir d’Avni, « nous verrons quand vous aurez
conclu votre affectation en Yougoslavie ». Avni était désespéré.
Néanmoins, avant qu’il ne parte, Isser lui proposa de revenir le voir
dans un ou deux jours, « mais pas ici, il y a trop de gens qui vont et
viennent. Vous me retrouverez dans mon bureau secret en centre-ville, mon
chauffeur vous y conduira ».
Il y avait encore de l’espoir, se dit Avni, sinon, pourquoi Isser aurait-il
souhaité le revoir ?
Ainsi, quelques jours plus tard, Avni entra dans un discret appartement
du centre de Tel-Aviv. Il n’avait plus aucune raison d’avoir peur d’Isser ;
après tout, il s’était montré aimable lors de leur première rencontre.
Isser l’attendait. Il l’emmena dans une grande pièce aux murs nus et aux
volets fermés, seulement meublée d’un bureau et de deux chaises. Avni
s’assit et, brutalement, Isser se métamorphosa en taureau furieux. Les traits
déformés par la rage, il tapa des deux poings sur son bureau et rugit : « Tu
es un agent soviétique ! Avoue ! Avoue ! » Puis, une fois encore :
« Avoue ! » Il continua à marteler son bureau de ses poings fermés tout en
hurlant : « Je sais que les Soviétiques t’ont envoyé ! Je sais que tu es un
espion ! Avoue ! » Avni, sous le choc, paralysé, ne pouvait plus prononcer
un mot.
« Avoue ! Si tu coopères avec moi, j’essaierai de t’aider, sinon… »
Le cœur d’Avni battait la chamade. Couvert d’une sueur froide, il avait
l’impression que sa langue était en plomb. Il était sûr que ses derniers
instants étaient arrivés et qu’Isser allait le faire tuer. Il trouva enfin la
force de balbutier quelques mots.
« J’avoue, bafouilla-t-il, je travaille pour les Russes. »
Isser ouvrit une porte dérobée, cédant le passage à deux de ses
meilleurs agents accompagnés d’un policier. Ce dernier mit Avni en état
d’arrestation et l’emmena pour procéder à son interrogatoire. Alors, petit
à petit, il dévoila sa véritable identité, et quel avait été son objectif.
Communiste fervent depuis l’adolescence, il avait été recruté par le GRU
soviétique (les services de renseignements de l’armée Rouge) alors qu’il
résidait encore en Suisse, et il avait espionné pour le compte de l’Union
soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Peu après, il avait reçu
l’ordre d’émigrer en Israël et d’attendre. Il était censé devenir une taupe.
Pendant des années, il avait attendu un message de Moscou, mais les
maîtres espions russes ne l’avaient de nouveau contacté que quand il avait
été en poste à Bruxelles. Là, il leur avait fourni des informations
importantes sur les accords entre Israël et les usines d’armement FN
Herstal en Belgique, ainsi que les codes du ministère israélien des
Affaires étrangères. Il leur avait même révélé les noms de deux anciens
nazis qui espionnaient pour Israël en Égypte. À la surprise de leurs
officiers traitants, les deux Allemands avaient été soudain expulsés
d’Égypte. Mais cela n’avait pas suffi pour les contacts russes d’Avni. Ils
voulaient que leur homme infiltre le Mossad. Et c’était ce qu’il s’était
efforcé de faire avec tant d’acharnement, jusqu’au moment où Isser avait
hurlé : « Avoue ! »
Il y avait plus étonnant encore. Quand il passa aux aveux, il ne savait
pas qu’il aurait pu sortir de ce piège en homme libre ! Le Ramsad n’avait
pas la moindre preuve contre lui, que des soupçons, pas même l’ombre
d’un indice démontrant qu’Avni était un espion. Certes, des années
auparavant, quelqu’un avait expliqué à Isser qu’Avni avait été exclu de
son kibboutz pour ses opinions communistes. Mais de là à être un agent
des Soviétiques…
Isser avait fait confiance à sa seule intuition. Les efforts inépuisables
d’Avni pour entrer au Mossad, cette curieuse visite à sa fille, ses
tentatives pour convaincre Isser d’ouvrir une station du Mossad à
Belgrade… Tous ces détails, dans l’esprit acéré d’Isser, avaient fini par
fusionner et l’amener à une conclusion impensable : une taupe, un traître
avait failli pénétrer jusqu’au saint des saints d’Israël.
À son procès, Avni avoua tout. Il fut condamné à quatorze ans de prison.
Remis en liberté conditionnelle au bout de neuf ans, il devint un citoyen
modèle et exerça le métier de psychologue. Isser affirma à son biographe
qu’Avni avait été l’espion le plus dangereux jamais capturé en Israël, mais
aussi « le plus charmant », et il parlait avec affection de lui comme du
« gentleman espion ».
Avni en personne nous a déclaré que, au fil du temps, certains des
membres de la hiérarchie de la police et des interrogateurs du Shabak
(correspondant à peu près au FBI américain) étaient devenus ses amis.
Longtemps, l’Opération Pygmalion, nom donné à l’affaire Avni, resta un
des secrets les mieux gardés du Mossad. Mais pour les rares personnes
dans le secret, elle avait une fois de plus fait la preuve du formidable
instinct d’Isser.
Qui était donc Isser le Petit ? Taciturne, timide, têtu comme une mule, il
serait né dans l’antique ville fortifiée de Dvinsk, dans la Russie impériale.
On racontait que quand il avait émigré en Israël à l’âge de dix-huit ans, il
avait, dans son petit sac à dos, une miche de pain qu’il avait fait cuire en y
dissimulant un revolver. Isser le Petit s’installa d’abord dans le kibboutz
Shefayim, où il épousa une sympathique cavalière, Rivka. Dur, entêté et
sûr de lui, il quitta le kibboutz pour des raisons inconnues avec son
épouse, un enfant, et pour tout bien sa chemise. Pendant la Seconde Guerre
mondiale, il rejoignit la Haganah et devint rapidement chef du
« département juif » du Shay, chargé de poursuivre les traîtres et les
dissidents. Les « dissidents » en question étaient les membres de l’Irgoun
et du groupe Stern, deux organisations clandestines de droite qui
contestaient l’autorité et la politique de David Ben Gourion et de la
communauté juive organisée. Après la chute d’Isser le Grand, Isser le Petit
prit la tête du Service de sécurité interne, le Shabak.
Le Mossad commençait à peine à fonctionner quand Ben Gourion
accepta subitement la démission de Reuven Shiloach, nommant Isser à sa
place. Officiellement, ce changement était dû à un accident de la
circulation dont Shiloach était sorti invalide. Mais au Mossad la rumeur
prétendait qu’Isser avait poussé Shiloach dehors après avoir convaincu
Ben Gourion que le Ramsad était certes un homme charmant et érudit, mais
qu’il était incapable de diriger des agents inflexibles et de mener des
opérations clandestines.
Sous la direction d’Isser, la communauté du renseignement prit ce qui
allait être sa forme définitive. Elle se composait de cinq services : le
Mossad, le Shabak, AMAN (le renseignement militaire), la Branche
spéciale de la police, et la Division de recherche du ministère des
Affaires étrangères. Seul le Mossad, AMAN et le Shabak comptaient
vraiment. Les deux autres étaient considérés comme des parents pauvres.
Les directeurs des cinq services et leurs adjoints constituaient le « Comité
des chefs de services ». Isser en fut nommé président. Ben Gourion créa
aussi un titre spécialement pour lui : « Memunneh », directeur exécutif
responsable des services de sécurité. Quand il confia pour la première
fois ce nouveau poste à Isser le Petit, il eut cette réflexion : « Bien sûr,
vous continuerez à diriger le Shabak, même si maintenant vous êtes au
Mossad. » Isser choisit un nouveau directeur pour le Shabak, tout en
gardant le contrôle tant du Mossad que du Shabak.
Isser le Petit était devenu le maître incontesté du renseignement
israélien.
L’affaire Pygmalion ne fut qu’une parmi les nombreuses opérations
cruciales qu’il mena durant les premières années de l’État d’Israël,
essentiellement contre des espions soviétiques dont beaucoup furent
arrêtés, emprisonnés ou expulsés.
Mais tous les espions ne travaillaient pas pour les Soviétiques, et toutes
les histoires d’espionnage ne se terminent pas forcément bien.

                                    *

Un après-midi, au début du mois de décembre 1954, un avion de
transport dessinait des cercles au-dessus de la Méditerranée orientale.
Quand ses pilotes eurent la certitude qu’il n’y avait aucun navire dans les
environs, une des portes de l’appareil s’ouvrit et un objet volumineux fut
largué en pleine mer.
C’était le corps d’un homme.
L’avion fit demi-tour. Une heure plus tard, il se posait en Israël. Ainsi
prit fin l’opération du Mossad baptisée « Ingénieur » (un nom fictif), qui
resta ultrasecrète pendant plus de cinquante ans.
En 1949, trois frères d’une famille juive de Bulgarie étaient arrivés à
Haïfa. L’aîné, Alexandre Israel, venait tout juste d’obtenir son diplôme de
l’école d’ingénieurs de Sofia. Il s’engagea dans l’armée, où il obtint le
grade de capitaine, et fut affecté dans la Marine israélienne. Le capitaine
Israel était un jeune homme séduisant et tout à fait charmant. Apprécié de
ses supérieurs, il prit part à des recherches extrêmement sensibles dans le
domaine de la guerre électronique et le développement de nouvelles
armes. Il se choisit un nouveau prénom hébreu, Avner, et, en 1953, il
épousa Matilda Arditi, une jolie jeune femme d’origine turque. Le jeune
couple s’installa à Haïfa, près de la principale base navale d’Israël.
Matilda était très amoureuse de son époux charismatique. En revanche,
elle n’avait pas conscience de certains aspects moins reluisants de sa
personnalité. Elle ne savait pas qu’il avait un casier judiciaire aussi fourni
que pittoresque. Les rapports traitant de fraudes où apparaissait le nom
d’Avner Israel commençaient à s’accumuler dans les archives de la police
de Haïfa. Il avait été accusé de louer simultanément le même appartement
à plusieurs locataires, de se faire passer pour un représentant en
réfrigérateurs qui récoltait des arrhes pour des appareils qui n’étaient
jamais livrés, et faisait l’objet d’autres plaintes du même genre. L’une
d’entre elles finit par aboutir en justice, et il fut assigné à comparaître le 8
novembre 1954.
Matilda, enceinte, n’en savait rien, pas plus qu’elle ne savait que son
mari aimant entretenait une relation avec une jolie employée du consulat
italien à Haïfa. Il était même allé jusqu’à la demander en mariage, et
l’Italienne avait accepté, à une condition : il devait d’abord se convertir
au catholicisme.
Ce qui n’était pas pour déranger le jeune Avner. Il s’était déjà converti
une première fois, en Bulgarie, quand il avait dû épouser une autre
chrétienne qu’il avait séduite, et que la famille de cette dernière, furieuse,
l’avait contraint, presque sous la menace des armes, à se convertir et à
l’épouser. Mais juste avant le mariage, il avait fui Sofia. Sa future femme
s’était suicidée, et il était revenu à Sofia et au judaïsme. Donc, il
recommença. Il se rendit à Jérusalem avec sa maîtresse, fut baptisé au
couvent de Terra Santa et changea de nom. Il s’appelait maintenant
Alexandre Ivor. À l’aide de documents fournis par l’église, le charmant
capitaine, sous sa nouvelle identité, obtint un passeport du ministère de
l’Intérieur.
La date du mariage avec son amie italienne fut fixée au 7 novembre. Il
devait passer en jugement à Haïfa le 8. Avner Israel, alias Alexandre Ivor,
n’avait l’intention d’honorer ni l’un ni l’autre de ces engagements. Le
moment était venu pour lui de disparaître.
À la fin du mois d’octobre, le capitaine Israel prit une permission de
deux semaines. Il n’avait pas de visa de sortie, mais Alexandre Ivor, lui,
en avait un, ainsi que toutes sortes de papiers officiels, certains vrais,
d’autres non. Il acheta un billet d’avion pour Rome et, le 4 novembre, il
partit. Ni son épouse, ni sa « fiancée » n’étaient au courant de son départ.
Quand son futur mari eut disparu, la jeune Italienne, angoissée, se lança à
sa recherche. Elle finit par s’adresser à la police de Haïfa. Avec son aide,
elle découvrit son adresse, où elle eut la stupeur de rencontrer Mme
Matilda Israel, qui en était au septième mois de sa grossesse.
À Rome, Avner Israel disparut, mais pas pour longtemps. Le résident du
Mossad sur place disposait de sources fiables au sein de la communauté
diplomatique arabe en Italie. Le 17 novembre, un câble urgent arriva au
quartier général du Mossad à Tel-Aviv : « Un officier israélien, Alexandre
Ivon, Ivon ou Ivy, est ici, et il tente de vendre des informations à l’attaché
militaire égyptien. »
Le Ramsad et le nouveau chef du Shabak, Amos Manor, s’associèrent
pour découvrir qui était cet homme. Ils l’identifièrent au bout de quelques
jours et furent effarés d’apprendre que c’était un officier de marine
israélien. Ils reçurent alors un autre télégramme de Rome, encore plus
inquiétant : l’agent du Mossad signalait qu’Israel avait vendu aux
Égyptiens les plans détaillés d’une grande base de Tsahal, et qu’il avait
touché 1 500 dollars qu’il avait ensuite déposés au Credit Suisse. Il aurait
promis davantage d’informations aux Égyptiens et aurait accepté de se
rendre en Égypte pour y être débriefé.
Quelques jours plus tard, un autre câble leur parvint : « L’ambassade
d’Égypte a commandé deux billets pour Le Caire pour la fin de novembre
auprès de l’agence de la TWA. Apparemment, les deux passagers seront
l’attaché militaire égyptien et l’officier israélien. »
Au quartier général du Mossad, ce fut le branle-bas de combat. Pour
Isser, il y avait une énorme différence entre l’interrogatoire d’un
informateur par un attaché militaire dans un pays étranger et le transfert
dudit informateur dans la capitale égyptienne, où il serait questionné par
des spécialistes qui obtiendraient alors de lui des informations encore
plus détaillées et dangereuses. Isser était fermement décidé à empêcher le
voyage d’Avner Israel au Caire, par tous les moyens. Il envoya son équipe
opérationnelle à Rome. En ce temps-là, le Mossad ne disposait pas encore
d’un Département des opérations, et avait donc recours à l’unité
opérationnelle du Shabak. Rafi Eitan, le commandant de cette dernière, un
des meilleurs agents israéliens, était une légende aux yeux de ses hommes.
Né dans un kibboutz, c’était un joyeux petit bonhomme, rondouillard et
portant lunettes, mais aussi audacieux, inventif et impitoyable. Combattant
audacieux du Palmah dans les années qui avaient précédé l’indépendance,
il avait été très impliqué dans « l’Aliya Beth », l’organisation clandestine
chargée de faire venir des Juifs en Palestine malgré les restrictions
imposées par les Britanniques. Ils devaient fuir l’Europe sur des
embarcations de fortune, échapper aux navires de guerre de la Royal Navy
qui croisaient le long du littoral palestinien, débarquer sur des plages
désertes, puis se mêler à la population juive locale. L’exploit le plus
célèbre de Rafi était la destruction du site de radar britannique du mont
Carmel, près de Haïfa, qui repérait les bateaux de l’Aliya Beth en
approche. Pour arriver jusqu’au radar, Rafi avait rampé dans des
canalisations répugnantes, d’où son surnom de « Rafi le Puant ». Durant la
guerre d’Indépendance, ses actions ne firent que confirmer sa bravoure,
son intelligence et sa ruse.
Quand Isser regroupa son équipe opérationnelle, il recruta des gens
d’origines diverses : des rescapés de l’Holocauste, des vétérans du
Palmah et de la Haganah, d’anciens membres de l’Irgoun et du groupe
Stern – des militants d’extrême droite qu’il avait lui-même traqués du
temps de la lutte pour l’indépendance. (Une des recrues du Mossad était
Yitzhak Shamir, un ancien chef du groupe Stern, et futur Premier ministre.)
Et Rafi fut nommé à la tête de l’équipe.
Il partit pour Rome avec les agents Raphael Medan et Emmanuel
(Emma) Talmor. D’autres les rejoignirent peu après. Ils préparèrent
aussitôt une embuscade à l’aéroport Fiumicino de Rome. Lors de leur
dernier briefing avant leur départ, Isser leur avait ordonné d’arrêter Avner
Israel à l’aéroport. « Il ne faut pas qu’il monte à bord de cet avion.
Simulez une bagarre, maîtrisez-le, blessez-le si besoin est. Et si vous
échouez, tirez et tuez-le ! »
C’était la toute première fois qu’un permis de tuer était accordé à des
agents israéliens. Mais l’embuscade de l’aéroport n’eut pas lieu.
Apparemment, l’information sur le voyage d’Avner en Égypte était fausse.
Il séjourna un temps à Rome puis, brutalement, il quitta l’Italie et se mit à
parcourir l’Europe, l’équipe d’Eitan sur ses talons. Comme s’il cherchait
à semer ses poursuivants, il se rendit à Zurich, Genève, Paris, Vienne…
Soudain, le capitaine Israel disparut. Les agents du Mossad le
cherchèrent partout, en vain. Jusqu’à ce que la chance proverbiale d’Eitan
lui sourie. À Vienne se trouvait l’émissaire israélien d’une organisation
secrète, « Nativ », qui avait pour mission d’orchestrer le transfert de Juifs
d’Europe de l’Est et de Russie vers Israël. Il entretenait des liens étroits
avec le Mossad. Un jour, en décembre, son épouse née en Bulgarie lui fit
une surprise.
« Tu ne vas pas me croire, lui dit-elle, rayonnante. Ce matin, je
marchais dans la rue et je suis tombée sur un de mes amis de Sofia. Ça
faisait des années que je ne l’avais pas vu. Nous sommes allés à l’école
ensemble, dans la même classe ! Quelle coïncidence, tu ne trouves pas ?
— Ah bon ? Comment s’appelle-t-il ? demanda son mari.
— Alexandre Israel. On se retrouve demain pour déjeuner. »
L’envoyé du Nativ savait qu’Eitan était sur la trace d’un homme qui
correspondait à la description qu’en avait faite son épouse. Il le prévint
sur-le-champ. Le lendemain, deux agents du Mossad allèrent déjeuner
dans le même restaurant et s’assirent à quelques pas de là où Alexandre
Israel et son amie d’enfance échangeaient des souvenirs. Quand Israel
quitta l’établissement, ils le suivirent comme son ombre.
Quelques jours plus tard, « Alexandre Ivor » embarquait à bord d’un
avion des Austrian Airlines à destination de Paris ; le siège voisin du sien
était occupée par une séduisante jeune femme. Ivor, éternel homme à
femmes, entama la conversation, à laquelle elle participa avec grâce. Ils
décidèrent de se retrouver à Paris pour une virée nocturne. Juste avant
l’atterrissage, elle lui expliqua : « Je suis attendue par des amis à
l’aéroport. Vous voulez vous joindre à nous ? Je suis sûre qu’ils auront de
la place dans leur voiture. »
Ivor était ravi. À l’aéroport, deux messieurs tirés à quatre épingles
accueillirent la jeune dame. Tous quatre montèrent dans une voiture et
prirent la route pour Paris. Ivor était assis à côté du chauffeur. La nuit était
tombée ; le chauffeur aperçut un homme qui, débout à un carrefour mal
éclairé, leur faisait signe, comme un auto-stoppeur. « Prenons-le », dit-il.
Il arrêta son véhicule, et soudain, « l’auto-stoppeur » et quelques autres
hommes surgis de l’obscurité foncèrent sur eux tandis qu’une seconde
voiture faisait halte derrière eux.
« On nous enlève ! » s’exclama Ivor. Brusquement, l’homme assis
derrière lui l’agrippa à la gorge. Ivor se débattit furieusement. La portière
de la voiture s’ouvrit, un autre homme se jeta sur Ivor et le maîtrisa. Il
dégaina un pistolet et cria en hébreu : « Encore un geste et tu es mort ! »
Ivor se figea. Une main, qui tenait une compresse imbibée de chloroforme,
se plaqua sur son visage, et il sombra dans un profond sommeil.
Il fut discrètement transféré dans un endroit sûr à Paris, où Rafi Eitan et
son équipe l’interrogèrent. Il avoua qu’il avait vendu des documents top
secret aux Égyptiens, pour l’argent. Depuis Israël, Isser leur ordonna de le
ramener. Même le traître le plus infâme, estimait-il, devait être jugé, et ses
droits respectés. Eitan et ses hommes droguèrent Avner, le logèrent dans
une grande caisse et le chargèrent à bord d’un DC-3 de l’armée de l’air
israélienne qui effectuait le vol hebdomadaire entre Paris et Tel-Aviv.
Le chemin du retour fut long et pénible. L’avion dut faire le plein à
Rome et à Athènes. Un médecin réputé, un anesthésiste du nom de Yona
Elian, se trouvait à bord. Avant chaque atterrissage et chaque décollage, il
injectait un somnifère à leur passager. Mais après avoir décollé
d’Athènes, ce fut le désastre. La respiration d’Avner Israel, toujours
inconscient, s’affola, son pouls s’accéléra et ses pulsations cardiaques
devinrent irrégulières. Le docteur Elian fit tout son possible pour le
stabiliser et maîtriser ses convulsions, y compris la respiration
artificielle, en vain. Longtemps avant que l’avion n’atterrisse en Israël, le
prisonnier mourut.
Dès qu’ils furent posés, les agents du Mossad appelèrent Isser et lui
annoncèrent le décès d’Israel. Le Ramsad leur ordonna de laisser sa
dépouille dans l’avion et dit au pilote de reprendre les airs. Loin des
côtes, le cadavre fut jeté à la mer.

                                   *

Ce malheureux incident ébranla le quartier général du Mossad. Isser se
rendit en hâte au cabinet du Premier ministre Moshé Sharett et lui demanda
de nommer une commission d’enquête sur la mort de l’officier. Sharett
confia la mission à deux hommes qui exonérèrent les agents du Mossad de
toute culpabilité. Tout ce qu’ils avaient fait, considéra la commission,
c’était d’amener l’homme devant ses juges ; ils n’étaient pas responsables
de sa mort. Elle conclut que le décès était apparemment dû à une surdose
de somnifère injecté par le médecin. Interrogé à ce sujet des années plus
tard, le docteur Elian soutint, quant à lui, que la mort avait été causée par
des changements brutaux de pression à l’intérieur de l’appareil. (En 1960,
toujours en sa qualité d’anesthésiste, il participa à la capture d’Eichmann
en Argentine.)
Les hommes d’Isser épluchèrent les documents d’Avner Israel et
découvrirent des déclarations sous serment et des lettres de
recommandation de l’Église catholique de Jérusalem. Après avoir vendu
ses secrets à l’Égypte, il avait prévu de s’enfuir en Amérique du Sud.
Dans ses bagages, les agents retrouvèrent un billet de paquebot pour le
Brésil.
Isser dut ensuite régler la question de la famille du défunt. Il aurait dû
contacter Matilda pour lui dire toute la vérité. Mais les chefs du Mossad,
que la triste fin de l’affaire embarrassait, préfé rèrent enterrer toute
l’histoire, avec l’appui du Premier ministre. Le Mossad laissa filtrer des
récits inventés de toutes pièces dans les journaux à propos du capitaine
Avner Israel. On raconta qu’il avait fui Israël, criblé de dettes et hanté par
ses relations amoureuses. Les quotidiens en firent leurs choux gras.
Longtemps, Matilda, les frères de son mari et son fils, Moshé Israel-
Ivor, ne surent pas ce qui s’était passé. Ils croyaient qu’il vivait encore
quelque part, peut-être en Amérique du Sud. Un mensonge impardonnable.
La première erreur du Mossad avait été le traitement infligé à Israel,
même si c’était un traître. Cette conjuration du silence avait été la
seconde, la suppression de toute référence à l’homme dans les archives
militaires, et les mensonges à son épouse et à ses frères. Rafi Eitan et
plusieurs officiers du Mossad s’opposèrent ouvertement à la décision du
Ramsad de jeter le corps à la mer et de ne pas dire la vérité à la famille,
mais ils étaient pieds et poings liés. « En ce temps-là, nous a déclaré
Eitan, Isser le Petit était le M. Sécurité. Il était le maître absolu des
services secrets, et jamais la communauté du renseignement ne remettait
ses décisions en cause. » Le fait que cette affaire ait été malgré tout rendue
publique des années plus tard prouve à quel point il est difficile d’effacer
l’existence d’une personne. Même par-delà la mort, on peut encore
entendre sa voix.
5

« Oh, ça ? C’est le discours de Khrouchtchev… »

Tout commença par une histoire d’amour.
Au printemps 1956, Lucia Baranovski était folle amoureuse d’un beau
journaliste, Victor Grayevski. Son mariage avec le vice-Premier ministre
de la Pologne communiste partait à vau-l’eau, c’était tout juste s’ils
vivaient encore ensemble. Lucia travaillait comme assistante d’Edward
Ochab, secrétaire général du parti communiste polonais. Les membres de
son personnel avaient pris l’habitude de voir le séduisant Victor rendre
souvent visite à sa jolie petite amie, laquelle ne faisait pas mystère de ce
que lui inspirait ce fringant jeune homme.
Victor était rédacteur en chef de la PAP, l’agence de presse polonaise,
pour les affaires soviétiques et d’Europe de l’Est. En réalité, il était juif,
et s’appelait Victor Shpilman. Mais des années plus tôt, quand il avait
rejoint les rangs du parti communiste, ses amis lui avaient fait savoir
qu’avec un nom comme Shpilman il n’irait pas bien loin. Il avait donc pris
celui de Grayevski, qui faisait polonais.
Il était enfant quand l’armée allemande avait envahi la Pologne en 1939.
Sa famille avait réussi à passer en Russie et échappé de peu à
l’Holocauste. Après la guerre, ils étaient rentrés en Pologne. En 1949, les
parents et la jeune sœur de Victor avaient émigré en Israël. Mais lui,
communiste fervent, était resté. Admirateur de Staline, il brûlait de
participer à l’avènement du paradis des travailleurs.
Or, ni ses amis et collègues, ni même la femme qu’il aimait ne savaient
que le désenchantement avait commencé à se frayer un chemin dans le
cœur du jeune communiste. En 1955, il était parti voir sa famille en Israël
et avait découvert un autre monde, libre, progressiste, une nation juive
démocratique, un rêve, en quelque sorte, totalement différent de la
propagande communiste à laquelle il avait été exposé. De retour en
Pologne, Victor, âgé de trente ans, avait commencé à caresser l’idée
d’émigrer à son tour.
Ce matin-là, au début du mois d’avril 1956, Victor vint rendre sa visite
habituelle à Lucia, dans les locaux du secrétariat du parti. Sur un coin de
son bureau, il vit une brochure à la couverture rouge, numérotée et portant
la mention « top secret ».
« C’est quoi ? lui demanda-t-il.
— Oh ça, c’est le discours de Khrouchtchev », lui répondit-elle d’un air
détaché.
Victor se tendit. Il avait entendu parler de ce fameux discours, mais
n’avait jamais rencontré personne qui en eût connaissance, même d’une
seule phrase. C’était l’un des secrets les mieux gardés du bloc
communiste.
Victor savait que Nikita Khrouchtchev, le tout-puissant premier
secrétaire du parti communiste soviétique, avait tenu ce discours à
l’occasion du XX e congrès du parti, en février dernier au Kremlin. Le 25
février, peu avant minuit, il avait été demandé à tous les invités étrangers
et les chefs des partis communistes étrangers de quitter la salle. À minuit,
Khrouchtchev était monté sur l’estrade et s’était adressé aux 1 400
délégués soviétiques. Son discours, disait-on, avait causé la stupeur dans
l’assemblée.
Mais qu’avait-il dit ? Selon un journaliste américain qui avait été le
premier à envoyer une dépêche à ce sujet à l’Ouest, le discours avait duré
quatre heures. Et Khrouchtchev y avait décrit en détail les crimes terribles
de l’homme que des millions de communistes vénéraient dans le monde
entier : Staline. Khrouchtchev, disait la rumeur, avait accusé Staline
d’avoir fait massacrer des millions de gens. Il se murmurait que, pendant
le discours, de nombreux délégués avaient pleuré ou s’étaient arraché les
cheveux de désespoir ; quelques-uns s’étaient évanouis ou avaient
succombé à un infarctus ; deux au moins s’étaient suicidés depuis. Or pas
un mot des révélations de Khrouchtchev n’avait été publié dans les médias
soviétiques. Moscou bruissait de rumeurs, et certains passages du discours
étaient lus à huis clos dans les principales institutions du parti. Mais le
texte intégral, lui, était inaccessible, au même titre qu’un secret d’État.
Des journalistes étrangers avaient raconté à Victor que les services
secrets occidentaux faisaient tout leur possible pour mettre la main dessus.
La CIA avait même offert une récompense d’un million de dollars. On
calculait que la publication du texte, au plus fort de la guerre froide entre
l’Ouest et le bloc soviétique, risquait de provoquer un séisme politique
dans les pays communistes et de déclencher une crise sans précédent. Des
centaines de millions de communistes, en Russie et ailleurs, vouaient un
culte aveugle à Staline. La révélation de ses crimes pourrait détruire leur
foi, et même entraîner la chute de l’Union soviétique.
Mais tous les efforts pour se procurer le discours avaient échoué. Il
restait une énigme. Sauf que, peu de temps auparavant, Victor avait appris
que Khrouchtchev avait décidé d’en envoyer quelques exemplaires
numérotés aux dirigeants des partis communistes d’Europe de l’Est. Et
c’est ainsi que la brochure reliée de rouge s’était retrouvée sur le bureau
de l’amoureuse Lucia.

                                   *

Quand Victor Grayevski la vit, il fut pris d’une idée folle. Il demanda à
Lucia de la lui prêter pendant quelques heures, le temps de la lire chez lui,
loin du tohu-bohu des lieux. À sa grande surprise, elle accepta. Elle était
ravie de lui faire plaisir… « Tu peux la prendre, dit-elle, mais il faut que
tu la rapportes avant 16 heures, il faut que je l’enferme dans le coffre-
fort. »
Chez lui, Victor lut le discours. Il était effectivement stupéfiant.
Courageusement, impitoyablement, Khrouchtchev avait détruit le mythe de
Joseph Vissarionovitch Staline. Il avait révélé que Staline, durant les
années qu’il avait passées au pouvoir, avait commis des crimes
abominables et ordonné l’assassinat de millions de personnes. Il avait
rappelé à son auditoire que Lénine, le père de la Révolution bolchevique,
avait mis le parti en garde contre Staline. Khrouchtchev dénonçait le culte
de la personnalité de l’homme qui avait été glorifié comme « le Soleil des
Nations ». Il parlait de l’exil contraint de peuples entiers en Union
soviétique, ce qui avait causé des morts innombrables ; des « grandes
purges » (1936-1937), quand un million et demi de communistes avaient
été arrêtés et 680 000 d’entre eux exécutés. Sur les 1 966 délégués du
XVII e congrès du parti, 848 avaient été fusillés sur ordre de Staline, ainsi
que 98 des 138 candidats au Comité central. Khrouchtchev évoquait
également le « Complot des blouses blanches », accusations mensongères
contre quelques médecins juifs qui auraient prétendument conspiré pour
assassiner Staline et d’autres dirigeants soviétiques. Les mots de
Khrouchtchev révélaient que Staline avait été un meurtrier de masse, qui
avait fait massacrer des millions de Russes et de membres d’autres
nationalités, dont beaucoup de fidèles communistes. En quatre heures, le
Messie s’était métamorphosé en monstre.
Le discours de Khrouchtchev acheva de dissiper les dernières illusions
de Victor quant au communisme. Et il comprit qu’il tenait entre les mains
une bombe susceptible d’ébranler le camp soviétique jusque dans ses
fondations. Il décida de rendre la brochure rouge à Lucia. Mais sur le
trajet de retour, il y réfléchit, et ses pas le menèrent dans une autre
direction, vers l’ambassade d’Israël. Il s’y présenta avec assurance, et le
cordon de policiers et membres des services spéciaux polonais lui
cédèrent le passage. Quelques minutes plus tard, il se trouvait dans le
bureau de Yaakov Barmor, officiellement premier secrétaire de
l’ambassade, mais en réalité le représentant du Shabak en Pologne.
Grayevski lui tendit la brochure rouge. L’Israélien la parcourut du
regard, bouche bée. Pouvez-vous patienter quelques instants ? demanda-t-
il en quittant la pièce, la brochure en main ; Il revint au bout d’une heure.
Grayevski se douta que Barmor l’avait photocopiée, mais ne posa pas de
question. Il la récupéra, la dissimula sous son manteau et sortit. Il arriva à
temps au bureau de Lucia, qui rangea la brochure dans le coffre. Personne
ne vint importuner Grayevski au sujet de sa visite impromptue à
l’ambassade d’Israël.

                                   *

Le vendredi 13 avril 1956, en début d’après-midi, Zelig Katz entra dans
le bureau d’Amos Manor, le directeur du Shabak. Katz était l’assistant
personnel de Manor. Le quartier général du Shabak était situé dans un vieil
édifice arabe à Jaffa, à peu de distance du pittoresque marché aux puces.
Comme tous les vendredis, Manor posa à Katz la sempiternelle question :
« Des documents en provenance d’Europe de l’Est ? » C’était le vendredi
que leur parvenaient les rapports des agents du Shabak derrière le Rideau
de Fer, par la valise diplomatique.
Zelig mentionna en passant que, quelques minutes plus tôt, il avait reçu
de Varsovie « un discours de Khrouchtchev au Congrès… ». Manor bondit
de son fauteuil. « Quoi ? rugit-il. Apporte-le-moi tout de suite ! »
Manor, grand et beau jeune homme, n’était arrivé en Israël que depuis
quelques années. Né Arthur Mendelovitch en Roumanie dans une famille
aisée, il avait été envoyé à Auschwitz, où tous les siens avaient péri, ses
parents, sa sœur et ses deux frères. Il avait survécu, pesant moins de
quarante kilos à la libération du camp. De retour à Bucarest, il avait
travaillé pour l’Aliya Beth et aidé à faire passer des réfugiés en Palestine
sous contrôle britannique. Il avait pris pour nom de guerre Amos, ainsi
que d’autres, afin de brouiller les pistes. En 1949, quand vint son tour de
venir en Israël, les autorités roumaines l’empêchèrent de partir. Il réussit à
s’échapper avec un faux passeport tchécoslovaque au nom d’Otto Stanek.
D’où le surnom que lui donnaient ses amis, « homme aux mille noms ». En
Israël, il devint Amos Manor.
Il connut une ascension fulgurante au sein des services secrets. Il
fascinait Isser. Manor était son contraire, grand alors qu’il était petit,
aimable et poli là où il était rude et brusque. Isser ne pratiquait aucun
sport, Manor était nageur, jouait au football, au tennis, au volley. Isser
parlait russe et yiddish, Manor maîtrisait sept langues. Isser était un
membre convaincu du parti travailliste, Amos se moquait de la politique.
Isser s’habillait modestement, Amos se vêtait à la dernière mode
européenne. Mais il était aussi intelligent et plein de ressources. Isser
l’engagea dans le Shabak en 1949. Moins de quatre ans plus tard, il en
était nommé directeur par Ben Gourion, sur recommandation d’Isser. On
lui confia en outre les relations secrètes entre le renseignement israélien et
la CIA.
*

En ce vendredi pluvieux, Manor se plongea dans la liasse de
photocopies, qu’il pouvait lire sans difficulté, le russe faisant partie des
sept langues qu’il parlait. Au fil de sa lecture, il prit conscience de
l’incroyable importance du discours de Khrouchtchev. Il se rua dans sa
voiture et fonça chez Ben Gourion.
« Il faut que vous lisiez ça », déclara-t-il au Premier ministre, qui
parlait aussi le russe. Le lendemain matin, jour du Shabbat, Ben Gourion
convoqua instamment Manor. « C’est un document historique, fit-il, qui
prouve pratiquement qu’à l’avenir la Russie va devenir une nation
démocratique. »
Isser, le Ramsad, récupéra le discours le 15 avril et comprit aussitôt le
parti qu’Israël pouvait en tirer. Il permettrait de renforcer les liens fragiles
entre le Mossad et la CIA. En 1951, en visite aux États-Unis, Ben Gourion
était passé voir le général Walter Bedell Smith, qu’il avait rencontré en
Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bedell Smith était le
directeur de la CIA (sur le point d’être remplacé par Allen Dulles, vétéran
de l’OSS et frère du futur secrétaire d’État). Bedell Smith avait accepté,
non sans hésitation, d’établir des liens de coopération limités entre
l’Agence et le Mossad, qui avait principalement pour objet le débriefing,
par les Israéliens, des émigrés en provenance d’Union soviétique et
d’Europe de l’Est. Beaucoup étaient des ingénieurs, des techniciens, voire
des officiers de l’armée, qui avaient travaillé sur les sites des Soviétiques
et de leurs alliés, et étaient à même de fournir des informations détaillées
sur les capacités des armées du bloc communiste. Régulièrement
transférées, ces informations impressionnaient les Américains. La CIA
avait nommé un personnage de légende au poste d’agent de liaison avec
Israël : James Jesus Angleton, patron du contre-espionnage à la CIA.
Angleton se rendit en Israël et rencontra les responsables des services
locaux. Il se lia d’amitié avec Amos Manor, et passa même quelques nuits
à partager des bouteilles de whisky avec lui dans son minuscule deux
pièces.
Mais cette fois, Isser et Amos avaient bien plus à offrir que des
rapports d’émigrés. Ils décidèrent de transmettre le discours de
Khrouchtchev aux Américains, non par le biais de l’homme de la CIA à
Tel-Aviv, mais directement à Washington. Dans un courrier spécial, Manor
envoya une copie du discours à Izzi Dorot, représentant du Mossad aux
États-Unis, qui se précipita à Langley 1 pour le donner à Angleton. Le 17
avril, celui-ci apporta le discours à Allen Dulles. Plus tard dans la
journée, le texte atterrissait sur le bureau du président Eisenhower.
Les analystes du renseignement américain étaient éberlués. Les
minuscules services israéliens avaient mis la main sur ce que les
gigantesques services ultramodernes des États-Unis, de Grande-Bretagne
et de France n’avaient pu trouver. Sceptiques, les responsables de la CIA
soumirent le document à l’examen de spécialistes, qui conclurent à
l’unanimité qu’il était authentique. La CIA en organisa la fuite au New
York Times, qui le publia en première page le 5 juin 1956. Cela déclencha
effectivement un séisme relatif dans le monde communiste et poussa des
millions de gens à se détourner de l’Union soviétique. Divers
commentateurs vont jusqu’à affirmer que les soulèvements spontanés qui
eurent lieu contre les Soviétiques en Pologne et en Hongrie durant
l’automne 1956 avaient été provoqués par les révélations de
Khrouchtchev.
L’événement, en tout cas, représenta une formidable percée dans les
relations du Mossad avec son homologue d’outre-Atlantique.
Grâce à l’humble brochure que la gentille Lucia avait montrée à son
beau Victor, le Mossad était désormais paré d’une aura mythique.

                                   *

À Varsovie, personne ne soupçonnait Victor Grayevski d’avoir fait
passer le discours de Khrouchtchev aux États-Unis. En janvier 1957, il
émigra en Israël. Reconnaissant, Amos Manor l’aida à trouver du travail
au département d’Europe de l’Est du ministère des Affaires étrangères.
Peu après, il était également engagé comme rédacteur et correspondant en
polonais pour Kol Israel, la radio nationale.
Mais il se trouva très vite un troisième emploi. À peine arrivé en Israël,
il avait rencontré quelques diplomates soviétiques à « l’Ulpan », école
spécialisée où les émigrés et les étrangers apprenaient l’hébreu. Un des
diplomates russes le croisa ensuite dans les salons du ministère des
Affaires étrangères et fut impressionné par le poste important qu’occupait
cet émigré de fraîche date. Bientôt, un agent du KGB surgit « par hasard »
à côté de Grayevski dans une rue de Tel-Aviv. Il discuta avec lui et lui
rappela son passé d’antinazi et de communiste en Pologne. Puis il lui fit
une offre : il lui proposa de devenir un agent du KGB en Israël. Grayevski
promit d’y penser, et se rendit directement au quartier général du Mossad.
« Que devrais-je faire ? » demanda-t-il.
Les gens du Mossad étaient aux anges. « Merveilleux, firent-ils, allez-y,
acceptez ! » Ils comptaient faire de Grayevski un agent double qui
alimenterait les Russes en fausses informations.
Ainsi Victor démarra une nouvelle et longue carrière. Pendant des
années, il donna aux Russes des informations préparées et encadrées par
le Mossad. Ses agents traitants du KGB le rencontraient dans les bois
autour de Jérusalem et Ramla, dans les églises et monastères russes de
Jaffa, Jérusalem et Tibériade, « par hasard » dans des restaurants bondés
et lors de réceptions diplomatiques. Pas une seule fois, durant les quatorze
ans où il exerça en tant qu’agent double, les Soviétiques ne soupçonnèrent
que c’était lui qui se servait d’eux. Ils ne cessaient de le complimenter
pour la qualité des informations qu’il leur transmettait. Au quartier général
du KGB à Moscou, la rumeur disait que l’Union soviétique disposait d’un
agent très haut placé dans les cercles dirigeants israéliens.
Pendant tout ce temps, les Soviétiques eurent confiance en lui et ne
remirent jamais sa crédibilité en doute. Il n’y eut qu’une exception, en

  1. Ironie du sort, ce fut la seule fois où il leur fournit des informations
    exactes. C’était dans la « période d’attente », avant la guerre des Six
    Jours. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser croyait à tort qu’Israël
    allait attaquer la Syrie en mai. Il massa donc ses troupes dans le Sinaï,
    expulsa les forces de maintien de la paix des Nations unies, ferma les
    détroits de la mer Rouge aux navires israéliens et menaça l’État hébreu
    d’annihilation. Le Premier ministre Eshkol demanda alors au Mossad
    d’informer les Soviétiques que, si l’Égypte continuait d’adopter cette
    attitude agressive, Israël n’aurait d’autre solution que d’entrer en guerre. Il
    espérait que Moscou, qui exerçait une énorme influence sur Le Caire,
    arrêterait Nasser. Grayevski transmit au KGB un document détaillant les
    véritables intentions d’Israël. Mais l’URSS ne prit pas la mesure de la
    situation, ignora le rapport de Grayevski et encouragea Nasser dans son
    désir de guerre.
    Par conséquent, Israël procéda à une attaque préventive, détruisit les
    armées égyptienne, syrienne et jordanienne et conquit une grande partie de
    leur territoire. L’Union soviétique aussi y perdit considérablement. Ses
    armements s’étaient révélés inférieurs, elle n’avait pas tenu ses promesses
    et n’avait pas soutenu ses alliés, sévèrement battus.
    Quoi qu’il en soit, ce fut aussi en 1967 que la longue histoire d’amour
    entre Grayevski et le KGB atteignit son apogée. Il fut convié à une
    rencontre avec son officier traitant soviétique dans une forêt au centre
    d’Israël. Là, l’agent du KGB lui annonça solennellement que le
    gouvernement soviétique tenait à le remercier pour ses services dévoués
    et avait décidé de lui décerner sa plus haute distinction, l’ordre de
    Lénine !
    Le Russe s’excusa de ne pouvoir lui épingler la décoration au revers de
    sa veste en Israël, mais l’assura que la médaille l’attendait à Moscou et
    qu’il la recevrait dès qu’il s’y rendrait. Grayevski préféra rester dans son
    pays.
    Et, en 1971, il se retira du jeu.
    Mais il ne fut pas oublié. En 2007, il fut invité au quartier général du
    Shabak, où il fut reçu par un groupe trié sur le volet, composé d’anciens
    directeurs du Shabak et du Mossad, de leurs successeurs encore en
    exercice, et de nombre de ses amis, collègues et parents. Yuval Diskin,
    directeur du Shabak de l’époque, lui décerna une récompense prestigieuse
    pour les services accomplis. Ainsi Grayevski devint-il le seul agent secret
    à être décoré deux fois : par son propre pays, qu’il avait servi avec
    dévouement toute sa vie, et par l’ennemi de son pays, qu’il avait trompé et
    floué sans tenir compte des risques.
    Un journaliste a dit de lui qu’il était « l’homme qui a entamé le déclin
    de l’Empire soviétique ». Mais Grayevski n’était pas de cet avis. « Je ne
    suis pas un héros, et je n’ai pas fait l’histoire, disait-il. Celui qui a fait
    l’histoire, c’est Khrouchtchev. Moi, je n’ai croisé l’histoire que pendant
    quelques heures, puis nos chemins se sont séparés. »
    Il est mort à quatre-vingt-un ans. Et quelque part au Kremlin, dans une
    petite boîte capitonnée de velours rouge, sa médaille ornée du profil de
    Vladimir Ilitch Lénine l’attend peut-être encore. 1 Commune de Virginie où se trouve le siège de la CIA (NdT).
    6 « Ramenez Eichmann mort ou vif ! » « Et quel est votre nom ? demanda la jeune fille.
    — Nicolas, répondit son prétendant en souriant. Mais tous mes amis
    m’appellent Nick. Nick Eichmann. »
    Et c’est ainsi que tout commença.

La fille du Juif aveugle

À la fin de l’automne 1957, Isser Harel reçut de Francfort un curieux
message. Il disait que Fritz Bauer, procureur général de Hesse, souhaitait
transmettre des informations secrètes au Mossad. Isser avait entendu
parler de Bauer, une personnalité très respectée en Allemagne. Grand,
charismatique, cet homme au visage léonin et à la mâchoire volontaire
était célèbre pour poursuivre sans relâche les criminels nazis. Avec sa
crinière de cheveux blancs, il ressemblait un peu à David Ben Gourion.
Lui aussi était juif, et un combattant-né. En 1933, à l’arrivée de Hitler au
pouvoir, il avait été interné dans un camp de concentration. Mais cette
horrible expérience ne l’avait pas brisé. Plus tard, il s’était évadé,
d’abord au Danemark, puis en Suède. À la fin de la guerre, il avait décidé
de consacrer sa vie à la traque et au châtiment des criminels nazis. Et il ne
cachait pas sa déception face au peu d’empressement des autorités ouest-
allemandes quand il s’agissait d’éradiquer le nazisme.
En novembre 1957, Isser envoya Shal Darom, un officier de la sécurité
israélienne, rencontrer Bauer. Il arriva à Francfort et eut une longue
conversation avec Bauer. Quelques jours plus tard, Darom entrait dans le
bureau d’Isser à Tel-Aviv. « Le docteur Bauer m’a dit, expliqua Daron,
qu’Eichmann était en vie, et qu’il se cachait en Argentine. »
Isser cilla. Comme des millions de Juifs, il voyait dans le colonel SS
Adolf Eichmann l’incarnation même de l’horreur nazie.
L’Obersturmbannführer Eichmann avait personnellement dirigé la
« solution finale », l’annihilation systématique des Juifs d’Europe.
Monstre humain, technocrate servile, il avait planifié méticuleusement le
massacre de six millions de Juifs. Il avait disparu après la guerre, et
personne ne savait où il était. On disait qu’il vivait en Syrie, en Égypte, au
Koweït, en Amérique du Sud…
Darom décrivit en détail sa conversation avec Bauer. Quelques mois
plus tôt, Bauer avait reçu une lettre d’Argentine, envoyée par un émigré
allemand à moitié juif qui avait été victime des nazis pendant la guerre. Il
avait eu vent, par les journaux, des efforts incessants de Bauer pour
capturer les criminels nazis, et savait qu’en tête de sa liste se trouvait
Adolf Eichmann. Quand sa jolie fille, Sylvia, lui avait annoncé qu’elle
sortait avec un jeune homme du nom de Nick Eichmann, il était resté sous
le choc. Il s’était dit que le jeune Nick devait être lié à l’assassin disparu.
Il avait écrit à Bauer qu’il pourrait guider ses agents jusqu’à la planque
d’Eichmann, censé vivre à Buenos Aires sous une fausse identité.
Bauer savait déjà qu’Eichmann avait fui l’Allemagne après la guerre.
Son épouse Vera et ses trois fils étaient restés en Autriche, mais quelques
années plus tard, ils avaient disparu à leur tour. Par la suite, Bauer avait
découvert qu’ils avaient émigré en Argentine, où Vera s’était remariée.
Bauer était convaincu qu’elle avait rejoint Eichmann et que son second
mariage était une mascarade. Son « nouveau mari » ne pouvait être
qu’Eichmann en personne, qui l’avait attendue.
Bauer craignait d’échouer s’il se tournait vers le gouvernement
allemand pour obtenir une demande d’extradition à l’Argentine. Il n’avait
pas confiance dans le pouvoir judiciaire allemand, où de nombreux
anciens nazis étaient encore actifs. Il se méfiait également de certains des
employés de l’ambassade allemande à Buenos Aires. Il redoutait que,
avant même qu’une demande d’extradition offi cielle ait été présentée aux
Argentins, quelqu’un, en Allemagne ou à l’ambassade, ne prévienne
Eichmann, qui risquait de disparaître à nouveau.
Avec Shaul Darom, Bauer ne mâcha pas ses mots. Il voulait que le
Mossad découvre si cet homme à Buenos Aires était effectivement
Eichmann. Et si c’était le cas, Israël devrait réclamer son extradition, ou
lancer une opération clandestine pour enlever Eichmann.
« J’ai réfléchi nuit et jour avant de vous parler, reconnut Bauer. Un seul
homme en Allemagne est au courant de ma décision de vous donner ces
informations, Georg August Zinn, le ministre-président de Hesse (social-
démocrate, par deux fois président du Bundesrat, la chambre haute
allemande). »
De retour en Israël, Shaul Darom posa sur le bureau d’Isser une feuille
de papier qui révélait l’adresse de la planque d’Eichmann. Le Ramsad se
concentra sur une ligne : « 4261 Calle Chacabuco, Olivos, Buenos
Aires. »
Début janvier 1958, un jeune homme entra d’un pas nonchalant dans la
rue Chacabuco. C’était Emmanuel (« Emma ») Talmor, membre des
opérations spéciales du Mossad. Isser l’avait envoyé vérifier l’exactitude
du message de Bauer. Ce qu’il vit lui déplut. Olivos était un quartier
vétuste, habité principalement par des ouvriers. Des deux côtés, la rue
Chacabuco, en terre battue, était flanquée de masures décrépites. Dans la
cour minuscule du numéro 4261, Emma remarqua une grosse femme mal
fagotée.
« Je ne pense pas que ça puisse être le domicile d’Eichmann, déclara
Talmor à Isser dans son bureau de Tel-Aviv quelques jours plus tard. Je
suis certain qu’Eichmann a dû transférer des tonnes d’argent en Argentine,
comme toutes les grosses pointures nazies qui avaient préparé leur fuite
longtemps avant la chute du Reich. Je ne peux pas croire qu’il vive dans
une telle masure, dans un bidonville pareil. Pas plus que cette grosse
femme dans la cour ne peut être Vera Eichmann. »
Les objections de Talmor ne suffirent pas à convaincre le Ramsad. Isser
souhaitait continuer l’enquête, mais il savait qu’il ne pourrait parvenir à
une conclusion irréfutable sans avoir accès à la source de l’information. Il
entra en contact avec Bauer, qui lui donna immédiatement le nom et
l’adresse de son informateur : Lothar Hermann. Ce dernier avait entre-
temps déménagé à Coronel Suarez, à environ 450 kilomètres de Buenos
Aires. Bauer envoya à Isser une lettre de recommandation, où il invitait
Hermann à tout faire pour aider le porteur de la missive.
En février 1958, un visiteur venu de l’étranger arriva à Coronel
Suarez : Efraim Hofstetter, directeur du département des investigations de
la police de Tel-Aviv. Il se trouvait alors en Argentine pour une
conférence d’Interpol et avait accepté de coopérer avec Isser. Toutefois,
de nature prudente, quand il frappa à la porte de l’avenue Libertad, il se
présenta comme un citoyen allemand, Karl Huppert. Dans le salon, il vit
un aveugle vêtu simplement, les mains posées sur une lourde table de bois.
Quand Hofstetter entra, l’aveugle entendit ses pas et se tourna vers lui, lui
tendant la main. C’était Lothar Hermann.
« Je suis un ami de Fritz Bauer », dit Hofstetter. Il laissa entendre qu’il
avait des liens avec les services secrets allemands. Hermann lui expliqua
qu’il était juif, et qu’il était policier quand les nazis avaient pris le
pouvoir. Ses parents avaient été assassinés et il avait été envoyé à Dachau,
où il avait perdu la vue. Plus tard, il avait émigré en Argentine avec son
épouse allemande. Il n’avait d’autre motivation, assura-t-il, que de
contribuer à punir les criminels nazis qui avaient exterminé sa famille.
« Vous voyez, fit-il en effleurant le bras de sa jolie fille, Sylvia, qui
venait d’entrer. C’est elle qui a trouvé Eichmann. »
La jeune fille rougit et, d’une voix hésitante, raconta son histoire.
Un an et demi plus tôt, sa famille vivait dans le quartier d’Olivos, à
Buenos Aires. C’était là qu’elle avait rencontré Nick Eichmann, un gentil
garçon avec qui elle était sortie quelque temps. Elle ne lui avait pas fait
part de ses origines juives, les Hermann étant connus comme une famille
aryenne. Mais Nick n’était pas homme à dissimuler ses opinions. Un jour,
il lui asséna que les Allemands auraient dû terminer leur travail et anéantir
tous les Juifs. Une autre fois, il affirma que son père avait été officier de
la Wehrmacht pendant la guerre et qu’il avait accompli son service pour la
patrie.
S’il ne lui cachait pas ses idées, jamais il ne l’invita chez lui. Même
quand elle eut quitté la capitale, il ne lui donna pas son adresse et lui
demanda de lui écrire à l’adresse d’un ami.
La bizarrerie de ce comportement mit la puce à l’oreille de Lothar
Hermann, qui se mit à soupçonner Nick d’être le fils d’Eichmann. Avec sa
fille, il se rendit à Buenos Aires, où ils prirent un bus pour Olivos. Sylvia,
aidée de quelques amis, découvrit l’adresse de Nick, et réussit même à
entrer dans la maison de la rue Chacabuco. Mais Nick n’était pas là. Elle
tomba sur un homme au crâne dégarni, qui portait des lunettes et une fine
moustache. Il se présenta comme le père de Nick.
Hermann dit à Hofstetter qu’il était prêt à revenir à Buenos Aires avec
Sylvia, pour l’aider dans son enquête. Sylvia était indispensable, elle
devait accompagner son père partout, écrivait et lisait sa correspondance.
Hofstetter leur donna une liste d’éléments qu’il lui fallait pour procéder à
l’identification définitive d’Eichmann : sa photographie, son nom actuel,
son lieu de travail, des documents officiels à son sujet, et ses empreintes
digitales. Puis Hofstetter et Hermann devisèrent d’un système protégé pour
pouvoir correspondre, et Hofstetter laissa à l’aveugle un peu d’argent pour
couvrir ses frais. Enfin, il sortit une carte postale de sa poche et la déchira
en deux. Il en donna une moitié à Hermann. « Si quelqu’un vous apporte
l’autre moitié, dit-il, vous pourrez tout lui dire, il sera des nôtres. »
Hofstetter rentra en Israël où il fit son rapport à Isser.
Quelques mois plus tard, le quartier général du Mossad reçut des
nouvelles de Hermann. Enthousiaste, il annonça avoir trouvé tout ce qu’il
fallait sur Eichmann. La maison de la rue Chacabuco avait été construite
dix ans plus tôt par un Autrichien du nom de Francisco Schmidt, qui avait
l’avait louée à deux familles, les Daguto et les Klement. Hermann affirma
avec emphase que Schmidt ne pouvait qu’être Eichmann. Il pensait que les
Daguto et les Klement servaient simplement de couverture à l’ancien nazi.
Isser demanda à son agent en Argentine de vérifier les dires de
Hermann. L’homme répondit dans un câble : « Il n’y a aucun doute que
Francisco Schmidt n’est pas Eichmann. Il ne vit pas et n’a jamais vécu
dans la maison de la rue Chacabuco. » Isser en conclut que Hermann
n’était pas fiable, et décida de mettre un terme à l’enquête.

Contretemps

C’était une erreur grossière, qui aurait pu réduire à néant les efforts
pour capturer Eichmann. On ne peut que s’étonner du niveau
d’incompétence manifesté lors des premières étapes de l’opération.
Comment une enquête clandestine et aussi complexe avait-elle pu être
confiée à un vieil homme aveugle et sans expérience ? Comment le
Mossad avait-il pu prendre au sérieux son identification erronée
d’Eichmann ? Comment Isser avait-il pu ignorer que Sylvia s’était rendue
rue Chacabuco et qu’elle y avait rencontré le père de Nick Eichmann ? Au
lieu d’envoyer un enquêteur professionnel sur place, qui aurait pu vérifier
les identités des deux locataires et du propriétaire, Isser préféra tirer un
trait dessus. Une erreur terrible, indigne de lui, et qui manqua
compromettre l’ensemble de la traque.
Un an et demi plus tard, Fritz Bauer vint en Israël. Il ne tenait pas à
rencontrer Isser Harel, qu’il rendait responsable de l’échec de la capture
d’Eichmann. Il alla directement voir le procureur général Haim Cohen, à
Jérusalem. Là, il laissa libre cours à sa colère en décrivant comment le
Mossad s’était fort mal tiré de l’affaire.
Haim Cohen convoqua Isser et Zvi Aharoni, principal enquêteur du
Shabak. Bauer attendait dans son bureau et accusa Harel d’avoir saboté
l’opération. Il prévint en outre que, si le Mossad se révélait incapable de
mener cette mission à bien, il n’aurait d’autre choix que de demander aux
autorités allemandes de s’en charger. Ce n’est pourtant pas cette menace
qui persuada Harel de rouvrir le dossier, mais une nouvelle information
que Bauer avait apportée avec lui : deux mots qui, apparemment,
permettaient de résoudre l’énigme. La fausse identité d’Eichmann en
Argentine, leur révéla Bauer, était Ricardo Klement.
Immédiatement, Isser sut où il s’était trompé, et où ses hommes avaient
été induits en erreur. En réalité, Eichmann était un des locataires de la rue
Chacabuco, pas Schmidt, mais Klement.
La fille de Hermann était bel et bien sortie avec le fils d’Eichmann, et
que la famille Eichmann vivait effectivement rue Chacabuco. Hermann ne
savait pas qu’Eichmann se faisait appeler Klement, et l’avait au contraire
pris pour Francisco Schmidt. Si Isser avait fait son travail et dépêché des
agents expérimentés pour enquêter sur le récit de Hermann, il aurait
découvert bien plus tôt la véritable identité d’Eichmann.
Isser suggéra alors à Cohen et Bauer de confier la suite de l’enquête à
Zvi Aharoni. Aharoni était grand, efflanqué, le front dégagé, avec une
moustache en brosse et un esprit incisif. Juif allemand lui-même, il était
proche de Cohen, et beaucoup moins d’Isser. Aharoni reprochait encore à
ce dernier de ne pas lui avoir confié la vérification du témoignage de
Hermann quand il était venu à Buenos Aires en 1958 pour une autre
affaire. Pourtant, il fallait tourner la page. Maintenant, Isser avait
désespérément besoin de l’expertise d’Aharoni.
Ainsi, en février 1960, Aharoni atterrit à Buenos Aires. Il demanda à un
ami, un Juif local, de garder un œil sur la maison de la rue Chacabuco.
L’homme en revint désolé. Les lieux, annonça-t-il, étaient vides. Des
peintres et des maçons étaient occupés à refaire un des deux appartements,
celui des Klement. Lesquels étaient partis pour une destination inconnue. Il
fallait maintenant qu’Aharoni trouve un moyen de remonter la piste de
Klement sans éveiller les soupçons.
Début mars, un jeune Argentin en uniforme de chasseur se présenta au
4261, rue Chacabuco. Il était porteur d’un petit paquet cadeau adressé à
Nicolas Klement, qui contenait un luxueux briquet et une carte parfumée
sur laquelle était écrit : « Cher Nick, tous mes vœux pour ton
anniversaire. » On aurait dit un cadeau d’anniversaire envoyé par une
femme préférant garder l’anonymat.
Le messager entra dans l’appartement où quelques peintres étaient à
l’œuvre et demanda la famille Klement, mais la plupart des ouvriers
n’avaient aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Toutefois, un des
peintres dit au chasseur que, d’après lui, ils avaient déménagé dans le
quartier San Fernando, à l’autre bout de la ville. Puis il emmena le jeune
homme dans un atelier voisin, où travaillait le frère de Nick Eichmann, un
blond du nom de Dieter. Dieter se montra aimable, mais refusa de révéler
la nouvelle adresse des Klement. Bavard, il expliqua quand même au
chasseur que son père travaillait momentanément dans la ville très
éloignée de Tucuman.
Le chasseur revint dans l’appartement où il continua à harceler les
peintres de ses questions. Pour finir, l’un d’eux dit vaguement se souvenir
de la nouvelle adresse des Klement. « Il faut prendre le train jusqu’à la
gare de San Fernando, expliqua-t-il. Là, il faut prendre le bus 203 et
descendre à Avijenda. De l’autre côté de la rue, il y a un kiosque. À
droite, un peu à part des autres maisons, il y en a une petite, en briques.
C’est celle des Klement. »
Ravi, le messager revint en hâte faire son rapport à Aharoni. Le
lendemain, Aharoni prit le train pour San Fernando, suivit les instructions
du peintre et trouva immédiatement la maison. Il s’arrêta au kiosque et
s’enquit du nom de la rue.
« C’est la rue Garibaldi », lui dit le vieux vendeur. L’enquête était de
nouveau sur les rails.

Rue Garibaldi

À la mi-mars, Aharoni, en costume, se présenta à la porte d’une maison
de la rue Garibaldi, en face de celle des Klement. « Je suis mandaté par
une société américaine, déclara-t-il à la femme qui lui ouvrit. Nous
fabriquons des machines à coudre et nous voudrions construire une usine
dans ce quartier. Nous souhaiterions vous acheter votre maison. » Puis il
ajouta, montrant du doigt le domicile des Klement : « Et celle-là
aussi. Seriez-vous intéressée ? »
Tout en bavardant avec la femme, Aharoni appuyait régulièrement sur un
bouton dissimulé dans la moitié de la petite mallette qu’il portait. Il
contrôlait un appareil photo caché, qui prit des clichés de la maison des
Klement sous divers angles. Le lendemain, il se rendit au cadastre et
découvrit que la parcelle où se dressait la maison des Klement était au
nom de Mme Vera Liebl Eichmann, preuve que Vera ne s’était pas
remariée, et, conformément à la coutume argentine, l’acte de propriété
avait été enregistré sous son nom de jeune fille et de femme mariée ;
Ricardo Klement, semblait-il, ne tenait pas à apparaître dans les
documents officiels.
Aharoni revint plusieurs fois rue Garibaldi, à pied, en voiture ou à bord
d’une camionnette, et prit des photos de la maison, de Vera et de son petit
garçon, qu’il vit jouer dans la cour. Il ne vit pas Klement, mais décida
d’attendre une date particulière : le 21 mars. D’après les informations
dont il disposait, ce serait le vingt-cinquième anniversaire de mariage
d’Adolf Eichmann et Vera Liebl. Il supposait qu’Eichmann reviendrait
alors de Tucuman pour célébrer l’événement en famille.
Le 21 mars, Aharoni était de retour avec son appareil photo. Dans la
cour, il vit un homme mince de taille moyenne, le front dégarni, avec un
grand nez et des lèvres minces surmontées d’une moustache. Il portait des
lunettes. Cette description correspondait à celle du dossier du
renseignement. C’était Eichmann.
En Israël, Isser se rendit chez Ben Gourion.
« Nous avons repéré Eichmann en Argentine, lui annonça-t-il. Je pense
que nous pouvons le capturer et le ramener en Israël.
— Ramenez-le mort ou vif », répliqua aussitôt Ben Gourion. Il réfléchit
quelques instants avant d’ajouter : « Il vaudrait mieux le ramener vivant,
ce sera très important pour notre jeunesse. »

L’arrivée de la première équipe

Isser constitua alors son équipe opérationnelle. Chacun des douze
membres était volontaire. Certains étaient des survivants de l’Holocauste,
portant sur l’avant-bras le numéro qu’on leur avait tatoué dans les camps
de concentration. Ils avaient un compte personnel à régler avec Eichmann.
Le noyau de l’équipe se composait de l’unité opérationnelle des services
de sécurité, dirigée par les deux meilleurs agents du Shabak. Rafi Eitan en
fut nommé commandant. Il avait pour adjoint Zvi Malkin, décrit par Eitan
comme « courageux, d’une grande force physique, et doué d’inventivité
tactique ». Malkin, personnage à la calvitie naissante, aux sourcils
broussailleux, à la mâchoire carrée et aux yeux tristes et enfoncés, était
connu pour être le meilleur chasseur d’espion du Shabak. Il ne portait
jamais d’arme (« pour ne pas être tenté de s’en servir »), il faisait appel
« au sens commun, à l’imagination et à l’improvisation », et avait
démasqué plusieurs agents soviétiques clés. Il avait passé une partie de
son enfance en Pologne et avait émigré en Israël avec sa famille après un
pogrom sanglant dans le village de Granik Lubelski. Seules sa sœur Fruma
et sa famille étaient restées ; tous, ainsi que d’autres proches de Zvi,
périrent dans l’Holocauste. Il avait grandi en Israël et s’était battu pendant
la guerre d’Indépendance. Lors d’un séjour à New York, il s’était lié avec
Lee Strasberg, directeur de l’Actor’s Studio, qui lui avait beaucoup appris
sur le jeu d’acteur. « Dans nombre des opérations du Mossad auxquelles
j’ai pris part, raconta-t-il par la suite, j’ai joué comme si j’avais été sur
scène, me servant même de déguisements et de maquillage. Dans d’autres
opérations, j’avais l’impression d’être le metteur en scène d’une pièce. Je
rédigeais mes ordres opérationnels comme des scripts. »
Dans l’équipe se trouvait également Avraham (« Avrum ») Shalom, né à
Vienne, autre adjoint d’Eitan, un homme trapu et peu disert qui deviendrait
plus tard directeur du Shabak. Il y avait aussi Yaakov Gat, agent sur le
terrain d’une grande discrétion, basé à Paris ; Moshé Tavor, ancien soldat
dans l’armée britannique, membre du groupe secret des « Vengeurs », qui
avaient traqué les criminels de guerre nazis à la fin de la guerre, en ayant
personnellement tué quelques-uns ; et Shalom Danny, peintre de talent,
modeste et effacé, « génie » de la fabrication de faux documents. D’aucuns
rapportaient qu’il s’était évadé d’un camp de concentration en trafiquant
une autorisation factice à partir de papier toilette.
La plupart étaient mariés et pères de famille.
Sur le plan professionnel, l’équipe était tout aussi redoutable. Elle
pouvait compter sur Efraim Ilani, qui connaissait bien l’Argentine et les
rues de Buenos Aires, sur un serrurier exceptionnel, un homme d’une
grande force, et un agent au visage très « honnête ». Et une femme très
pieuse, Yehudith Nissiyahu, le meilleur agent féminin du Mossad. Yehudith
était discrète, timide, réservée, assez grosse et quelconque. Elle était
mariée à Mordechai Nissiyahu, activiste du parti travailliste. Elle a reçu
plusieurs fois l’un des auteurs de ce livre, et rien en elle ne sortait de
l’ordinaire.
Le docteur Yona Elian, qui avait déjà participé à plusieurs opérations
du Mossad par le passé, serait présent pour aider à ramener Eichmann en
Israël. Zvi Aharoni, l’enquêteur, se joignit à l’équipe. Mais le premier des
volontaires fut Isser lui-même. Il adorait commander ses hommes sur le
terrain dans des missions dangereuses à l’étranger. De plus, il y avait une
autre raison. L’opération aurait lieu très loin d’Israël, les communications
seraient difficiles et il savait qu’en pleine action il serait nécessaire de
prendre des décisions immédiates au plus haut niveau, ce qui pouvait
avoir des conséquences politiques considérables. Il était donc crucial que
les Israéliens soient dirigés par quelqu’un à même de prendre des
décisions d’ordre politique si nécessaire. Isser se dit qu’il lui fallait
prendre le commandement.
À la fin du mois d’avril, une première équipe de quatre agents arriva en
Argentine en ordre dispersé. Ils transportaient clandestinement des
équipements essentiels : des talkies-walkies, des outils et des instruments
électroniques, des fournitures médicales et certains éléments du
laboratoire mobile de Shalom Danny, afin de fabriquer des passeports, des
documents et des laissez-passer.
Ils louèrent un appartement à Buenos Aires, où vivraient et
travailleraient plusieurs membres de l’équipe (nom de code : le
« Château »), et y stockèrent des vivres. Le lendemain, les quatre hommes
louèrent une voiture et se rendirent à San Fernando, qu’ils atteignirent à 19
h 40.
La nuit était tombée et ils eurent une énorme surprise. Alors qu’ils
roulaient lentement sur la route 202, ils aperçurent soudain Ricardo
Klement qui marchait droit sur eux ! Il ne les remarqua pas, tourna et entra
chez lui. Les agents en conclurent que ce devait être à peu près l’heure où
il rentrait tous les soirs. Il serait donc possible de se saisir de lui dans
l’obscurité, pendant ce même trajet reliant l’arrêt de bus à son domicile.
Le soir, ils envoyèrent en Israël un message codé : « Opération faisable. »

Un avion pour Abba Eban

Isser se dit qu’il avait de la chance. Il avait appris que, le 25 mai,
l’Argentine fêterait le cent cinquantième anniversaire de son
indépendance. Des délégations de haut rang viendraient du monde entier
pour assister aux festivités, dont celle de l’État hébreu, avec à sa tête le
ministre de l’Éducation Abba Eban. Ce dernier fut ravi de savoir qu’El Al
mettait à sa disposition un avion spécial, un Bristol Britannia, surnommé
le « Géant murmurant ». Personne ne dit à Eban que si El Al se montrait si
généreux, c’était à cause de l’Opération Eichmann.
Le vol 601 pour Buenos Aires avait été programmé pour le 11 mai.
L’équipage fut choisi avec soin, et Isser n’avait mis dans la confidence que
deux des plus hauts responsables de la compagnie aérienne nationale,
Mordechai Ben-Ari et Efraim Ben-Artzi. Le pilote, Zvi Tohar, fut invité à
prendre avec lui un mécanicien qualifié, au cas où l’avion serait obligé de
décoller brutalement sans l’assistance des rampants argentins.
Le 1 er mai à l’aube, Isser atterrit à Buenos Aires avec un passeport
européen. Un vent glacial soufflait sur le tarmac, en Argentine, c’était
presque l’hiver. Huit jours plus tard, dans la soirée du 9 mai, plusieurs
Israéliens se faufilèrent dans un grand immeuble d’habitation de la
capitale (nom de code : « Hauteurs »). Tous les membres de l’équipe
opérationnelle étaient là. Au début, ils s’étaient installés dans des hôtels
en ville. Le dernier à entrer fut Isser ; pour la première fois, « les douze »
étaient réunis.
Depuis son arrivée en Argentine, Isser avait mis en place un mode de
communication original avec son équipe. Dans sa poche, il avait une liste
de trois cents cafés de la ville, avec leurs adresses et leurs heures
d’ouverture. Tous les matins, il partait faire la tournée de certains de ces
cafés, suivant un itinéraire et un horaire établis à l’avance. De cette façon,
ses hommes savaient toujours avec précision où il se trouvait à tout
moment de la journée. Le seul gros inconvénient de ce système, c’étaient
les litres de puissant café argentin que le Ramsad devait engloutir sur son
parcours. C’est depuis les cafés qu’Isser dirigea les préparatifs de
l’enlèvement.
Ce furent des jours d’une activité fébrile : il fallait transporter et
installer les équipements nécessaires pour garder un prisonnier, louer
d’autres appartements et des villas isolées dans les faubourgs, où cacher
Eichmann. La plus importante (« la Base ») était située sur le chemin de
l’aéroport. Elle était louée par deux agents du Mossad qui se faisaient
passer pour des touristes. L’un d’eux était Yaakov Meidad (« Mio »), un
robuste Juif allemand qui avait perdu ses parents dans l’Holocauste et
s’était battu dans les rangs de l’armée britannique pendant la guerre.
Yehudith Nissiyahu jouait le rôle de sa compagne. À l’intérieur de la villa,
les agents construisirent une cachette pour Eichmann et son garde si jamais
la police locale en venait à enquêter et à fouiller les lieux. Un appartement
fut également préparé, en guise de solution de rechange.
Le plan prévoyait maintenant qu’Eichmann serait capturé le 10 mai ; le
11 mai, l’avion d’Eban arriverait, et le 12, il redécollerait pour Israël.
Mais un incident de dernière minute fit capoter le projet. À cause du
grand nombre de visiteurs venant assister aux cérémonies d’anniversaire,
le département du protocole du ministère argentin des Affaires étrangères
fit savoir à la délégation israélienne qu’elle devrait reporter son voyage
au 19 mai à 14 heures. Pour Isser, cela voulait dire qu’il faudrait soit
patienter jusqu’au 19 pour s’emparer d’Eichmann, soit passer quand même
à l’action le 10, puis que l’équipe devrait attendre, dissimulée avec son
captif, pendant neuf ou dix jours. Ce qui pouvait se révéler très risqué,
surtout si, à la demande de la famille, les Argentins lançaient des
recherches intensives pour retrouver Eichmann. On courrait le danger,
bien réel, qu’Eichmann et ses ravisseurs soient découverts par la police.
Isser décida malgré tout de respecter le plan d’origine, mais le retarda
d’une journée, tant son équipe était épuisée. L’opération aurait lieu le 11
mai dans la soirée.
Tout était prêt, jusque dans les moindres détails : Eichmann revenait du
travail tous les soirs à 19 h 40. Il descendait du bus 203 au kiosque et
rentrait chez lui en longeant la rue Garibaldi, sombre et peu fréquentée.
L’opération serait effectuée par des agents répartis dans deux véhicules :
une équipe chargée de l’enlèvement proprement dit, l’autre de la sécurité
et de la protection. La première voiture serait garée sur la chaussée, capot
levé, et les agents feraient semblant de la réparer. Quand Eichmann les
dépasserait, ils sauteraient sur lui, le maîtriseraient et le jetteraient à
l’intérieur. Puis ils démarreraient en trombe, suivis par l’autre voiture, où
se trouverait le médecin, au cas où il faudrait droguer le prisonnier.
Isser, d’un ton sévère, donna des instructions précises. « En cas de
problème, dit-il, ne lâchez pas Eichmann, mais si on vous arrête, si la
police vous interpelle, dites que vous êtes israéliens, que vous agissez de
votre propre chef, pour amener ce criminel nazi devant la justice. » Tous
ceux qui échapperaient à une arrestation, ajouta-t-il, devraient quitter le
pays conformément au plan.
Il ordonna à Meidad et Yehudith Nissiyahu de s’installer dans la villa et
d’adopter le comportement d’un couple de touristes. « De temps à autre,
sortez, mettez-vous à l’air dans le jardin, avec des journaux et de quoi
manger. » Il intima aux autres agents de quitter leurs hôtels et de se rendre
dans les planques prévues.

Compte à rebours

Matin du 11 mai.
L’unité opérationnelle avait bouclé ses préparatifs. Avant même l’heure
H, les hommes avaient entrepris d’effacer leurs traces. Ils restituèrent la
plupart des véhicules de location. Tous les membres du groupe étaient
déguisés – maquillage, fausses moustaches, barbes et perruques, avec de
fausses identités correspondant à leurs nouveaux visages. Les douze
personnes qui étaient arrivées à Buenos Aires quelques jours plus tôt, qui
s’étaient promenées dans les rues, avaient loué des voitures et des
logements, pris des chambres dans des hôtels, surveillé la maison dans la
rue Garibaldi, disparurent. Elles furent remplacées par douze autres, des
gens différents, avec d’autres identités.
Isser quitta lui aussi son hôtel, mit sa valise à la consigne de la gare de
chemin de fer et revint en ville. Ce jour-là, comme tous les jours, il
passerait d’un café à l’autre, cette fois dans un quartier commercial où les
débits de boissons n’étaient séparés que par cinq minutes de marche.

13 h 00 – Isser, Rafi Eitan et certains des principaux agents se
retrouvent pour un ultime briefing dans un grand restaurant du centre-ville.
Tout autour d’eux, des Argentins s’amusent, rient, boivent et dévorent
d’énormes plats de viande grillée. À 14 h 00, l’équipe se disperse.
14 h 30 – Dans un grand garage en centre-ville, les agents prennent la
voiture destinée à l’enlèvement, garée là depuis quelques jours, et la
conduisent à la Base. La seconde voiture part d’un autre garage.
15 h 30 – Prêts à démarrer, les deux véhicules sont stationnés près de la
Base.
16 h 30 – Dernier briefing à la Base. Les hommes de l’unité
opérationnelle se changent, prennent leurs papiers et se préparent à partir.
18 h 30 – Les deux voitures démarrent. Quatre agents sont assis dans la
première, celle de l’enlèvement : Zvi Aharoni au volant ; Rafi Eitan, le
commandant, Moshé Tavor et Zvi Malkin. Trois autres sont dans la
seconde : Avraham Shalom, Yaakov Gat et le docteur Elian, qui emporte
une sacoche avec des médicaments, des instruments et des sédatifs.
Les véhicules arrivent séparément et se rencontrent à un carrefour, à peu
de distance de la maison des Klement. Les agents contrôlent les environs
et constatent qu’il n’y a ni barrage, ni forces de police sur place.
19 h 35 – Les deux voitures sont garées rue Garibaldi. Celle destinée à
l’enlèvement, une berline Chevrolet noire, est stationnée le long du
trottoir, tournée vers la maison des Klement. Deux agents en sortent et
soulèvent le capot ; Aharoni reste au volant, et le quatrième est
recroquevillé à l’intérieur, surveillant le point d’où Eichmann doit surgir
de l’obscurité. Un des hommes porte des gants, au cas où il devrait
toucher le nazi : la seule idée de son contact le répugne. De l’autre côté de
la rue se tient l’autre voiture, une Buick noire. Deux agents en sont sortis,
et semblent s’occuper de leur véhicule. Le troisième est resté sur le siège
du conducteur, prêt à allumer ses phares pour aveugler Klement à son
approche. Le piège est tendu.
Mais Klement ne se montre pas.
19 h 40 – Le bus 203 s’arrête au coin de la rue, personne n’en descend.
19 h 50 – Deux autres bus sont passés, et toujours pas de Klement. Chez
les agents, l’inquiétude croît. Que s’est-il passé ? A-t-il changé ses
habitudes ? A-t-il flairé le danger et fui ?
20 h 00 – Lors du premier briefing de la journée, Isser leur avait dit
que, si Klement n’était pas là à cette heure, ils devraient abandonner et
partir. Mais Rafi Eitan décide d’attendre jusqu’à 20 h 30.
20 h 05 – Un autre bus s’arrête au coin de la rue. Au début, les
Israéliens ne voient rien. Puis Avrum Shalom, de la deuxième équipe,
distingue soudain une silhouette qui approche dans la rue Garibaldi.
Klement ! Il allume ses phares, braquant un faisceau de lumière aveuglante
sur l’homme.

Ricardo Klement rentrait chez lui. La lueur vive le frappa en plein
visage, et il détourna les yeux, continuant à marcher. Il remarqua une
voiture garée le long du trottoir – sans doute un problème de moteur –, et
quelques personnes autour. À cet instant, un des hommes près de la
Chevrolet se tourne vers lui. « Momentíto, señor » (Un moment,
monsieur), lui dit-il. C’était Zvi Malkin, utilisant les deux seuls mots qu’il
connaissait en espagnol.
Klement fouilla dans sa poche à la recherche de sa lampe, dont il se
servait souvent pour s’éclairer dans ce tronçon de la rue plongé dans
l’obscurité. Tout se passa alors à la vitesse de l’éclair. Malkin, craignant
que Klement ne soit en train de dégainer un pistolet, bondit sur lui et le
jeta sur la chaussée. Klement poussa un cri aigu. Deux autres hommes
jaillirent de la voiture pour le maîtriser. Des mains puissantes le
bâillonnèrent et l’entraînèrent à l’arrière de la Chevrolet où il se retrouva,
étourdi, plaqué au sol. Le chauffeur démarra, et ils foncèrent. Entre
l’apparition de Klement et le départ de la voiture, trente secondes à peine
s’étaient écoulées.
Peu après, la Buick démarrait à son tour.
Des mains habiles lièrent les poignets et les chevilles de Klement et
quelqu’un lui enfonça un chiffon dans la bouche. On lui ôta ses lunettes,
remplacées par d’autres, opaques. Une voix, près de son oreille, lui aboya
en allemand : « Tu bouges et tu es mort ! » Il obéit et ne bougea pas de tout
le voyage. Pendant ce temps, deux mains se glissaient sous ses vêtements
et lui couraient sur la peau. Rafi Eitan cherchait ses cicatrices – une sous
l’aisselle gauche, l’autre sur le côté droit de son ventre. Eitan jeta un coup
d’œil à Malkin et hocha la tête. Ils se serrèrent la main : ils tenaient
Eichmann.
Eitan croyait être parfaitement maître de ses sentiments. Soudain, il
s’aperçut qu’il était en train de fredonner le chant des partisans juifs dans
la guerre contre les nazis, et qu’il répétait le refrain : « Nous sommes là !
Nous sommes là ! »
La voiture, qui roulait à vive allure, s’arrêta brutalement, moteur
tournant. Klement ne pouvait pas savoir qu’ils étaient à un passage à
niveau. Les deux véhicules durent rester là de longues minutes, le temps
qu’un train de marchandises interminable ait fini de passer. Pour les
agents, ce fut le moment le plus critique de toute l’opération. Leurs
voitures étaient dans une file avec d’autres, attendant que la barrière se
lève. Dehors, on entendait des voix, mais Klement n’osa pas bouger. Les
Argentins autour d’eux ne s’aperçurent de rien. Quelques minutes plus
tard, le passage à niveau s’ouvrit et les voitures purent reprendre
tranquillement leur route.
À 20 h 55, elles se garèrent dans l’allée de la Base. Klement, titubant
comme un aveugle entre deux de ses ravisseurs, fut poussé dans la maison.
Quand les hommes commencèrent à le déshabiller, il ne protesta pas. En
allemand, ils lui ordonnèrent d’ouvrir la bouche. Il s’exécuta. Ils
vérifièrent qu’il n’avait pas une capsule de cyanure dissimulée entre les
dents. Portant toujours des verres opaques, il ne voyait rien, mais sentit de
nouveau des mains se mettre à le palper et à toucher ses cicatrices. Une
main experte se glissa sous son aisselle gauche et y découvrit la marque
minuscule qui s’y trouvait depuis que, quelques années plus tôt, il avait
tenté d’effacer le tatouage de son groupe sanguin, un trait caractéristique
des officiers SS.
Soudain, une voix résonna en allemand : votre tour de tête… votre
pointure… date de naissance… nom du père… de la mère. Il répondit
comme un robot. Même quand ils lui demandèrent : « Quel est le numéro
de votre carte du parti nazi ? Votre matricule dans la SS ? » il ne put
garder le silence.

  1. Et un autre numéro, 63752.
    « Votre nom ?
    — Ricardo Klement.
    — Votre nom ? fit encore la voix.
    — Otto Heninger. » Il frissonna.
    « Votre nom ?
    — Adolf Eichmann. »
    Autour de lui, le silence se fit. Il le rompit. « Je suis Adolf Eichmann,
    répéta-t-il. Je sais que je suis aux mains des Israéliens. Je connais aussi
    quelques mots d’hébreu, je les ai appris avec un rabbin à Varsovie… »
    Se souvenant de versets de la Bible, il commença à les réciter,
    s’efforçant de prononcer correctement les mots en hébreu. Plus personne
    ne parlait.
    Les Israéliens le fixaient, stupéfaits.

Un messager à Sdeh Boker

Isser se déplaçait d’un café à l’autre. La nuit était bien avancée quand il
entra dans un nouvel établissement et s’affala dans un fauteuil face à la
porte. Soudain, devant lui, il vit deux de ses hommes. Il se dressa. « On
l’a eu, lui annonça Aharoni, radieux. On l’a définitivement identifié et il a
avoué qu’il était Adolf Eichmann. »
Isser leur serra la main, et ils s’en furent. Il lui fallait revenir à la gare,
récupérer sa valise et prendre une chambre dans un autre hôtel sous sa
nouvelle identité, comme s’il venait d’arriver en ville. La nuit était
fraîche, et il décida de faire le trajet à pied. Il traînait un rhume et était un
peu fiévreux, mais maintenant, il se sentait merveilleusement bien. Seul
dans l’obscurité, il marcha, savourant l’air froid de la nuit, éprouvant une
sensation enivrante d’exaltation qu’il n’oublierait jamais.
Le lendemain, une voiture s’arrêta près d’un baraquement de bois dans
le kibboutz de Sdeh Boker. Un homme élancé, portant des lunettes, en
sortit. Il présenta ses papiers aux gardes et entra dans le bureau de Ben
Gourion. C’était Ya’acov Caroz, un des proches conseillers d’Isser.
« Isser m’envoie, dit-il. Nous avons reçu un câble de lui. Eichmann est
entre nos mains. »
Le Vieux Lion garda le silence. Puis il demanda : « Quand Isser revient-
il ? J’ai besoin de lui. »

                                    *

Quand il découvrit les visages défaits de ses hommes, Isser comprit à
quel point la présence même d’Eichmann les déprimait. Le monstre
allemand était près d’eux, maintenant, seulement séparé par une mince
cloison. Et cela suffisait à désarçonner ces hommes, de vrais durs, et à les
emplir de dégoût. Ils ne pouvaient se faire à l’idée de regarder un homme
qui, à leurs yeux, était le symbole du Mal ; un homme qui, pour beaucoup,
avait été l’assassin de leurs plus proches parents – un père, une mère, des
frères et des sœurs, tous disparus dans les fours crématoires. Or, garder
Eichmann, cela voulait dire s’occuper de lui vingt-quatre heures sur vingt-
quatre. Ils ne pouvaient pas lui donner de rasoir, donc, ils étaient obligés
de le raser ; ils ne pouvaient pas le laisser un seul instant, de peur qu’il ne
tente de se suicider ; donc, ils devaient l’accompagner en permanence,
même quand il allait aux toilettes. Yehudith Nissiyahu cuisinait et lui
servait ses repas, mais elle refusait de laver la vaisselle dont il s’était
servi. Elle était incapable de résister à la répulsion qu’il lui inspirait.
Assis dans un coin, Zvi Malkin luttait contre son dégoût en esquissant des
croquis d’Eichmann sur un vieil exemplaire du Guide d’Amérique du Sud.
Les gardes, qui changeaient une fois par jour, étaient complètement
lessivés, et Isser se dit qu’il aurait intérêt à leur accorder à chacun une
journée de permission. Qu’ils aillent se promener dans Buenos Aires,
pensa-t-il, qu’ils oublient pendant quelques heures l’obscène réalité de la
Base. Ces dix jours étaient en train de devenir les plus longs de leur vie,
dissimulés dans un pays étranger, vivant dans la peur que l’erreur la plus
infime puisse déclencher une descente de la police et un scandale
international.
Préparation de l’évasion

Eichmann était enfermé dans une pièce nue, sans fenêtre, éclairée nuit et
jour par une ampoule solitaire. Obéissant, il se pliait à toutes les
instructions de ses gardiens. C’était comme s’il s’était résigné à son sort.
Aharoni était le seul à lui parler, qui l’interrogeait sur sa vie avant son
enlèvement. Eichmann répondait à toutes les questions. Il dit à Aharoni
qu’après la débâcle de l’Allemagne, en mai 1945, il avait pris l’identité
d’un soldat de la Luftwaffe, Adolf Karl Barth. Puis il s’était fait passer
pour le lieutenant Otto Eckmann, de la 22 e division de cavalerie SS, et
avait été interné dans un camp de prisonniers de guerre. Sous le nom
d’Otto Heninger, jusqu’en 1950, il s’était caché à Zelle, en Basse-Saxe.
La même année, il avait réussi à fuir en Argentine, via l’Italie, empruntant
l’une des filières d’évasion des criminels de guerre nazis.
Neuf ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait débarqué en Argentine, en
chemise blanche, cravate et pardessus, avec des lunettes de soleil et une
fine moustache. Il était resté quatre mois chez des amis à la pension
Jurmann dans un faubourg de Buenos Aires, et quatre de plus au domicile
d’un Allemand, Rippler. Ce n’était qu’alors qu’il avait pris le risque de se
déplacer, et qu’il avait quitté Buenos Aires pour Tucuman, une petite ville
à quelque 900 kilomètres de là. Il y avait trouvé un travail chez Capri, une
entreprise de travaux publics peu connue, considérée comme une société
écran dont la mission était de fournir des emplois aux nazis en fuite. Le 4
avril 1952, il avait obtenu ses papiers argentins, sous l’identité de
Ricardo Klement, né à Bolzano, en Italie, célibataire, mécanicien de
profession.
Un an plus tôt, au début de 1951, Eichmann, sous un faux nom, avait
envoyé une lettre à sa femme en Autriche. Il l’avait informée que « l’oncle
de ses enfants, l’homme qu’elle croyait mort, était en fait sain et sauf ».
Vera Liebl avait aussitôt reconnu son écriture et avait dit à ses enfants que
l’oncle Ricardo, le cousin de leur père défunt, les invitait à le rejoindre en
Argentine.
Elle avait obtenu un passeport légal pour ses enfants et elle. Le réseau
secret des nazis s’était alors mis fébrilement à l’œuvre et s’était chargé de
brouiller les pistes et d’effacer les traces de Vera. Quand des agents
israéliens avaient finalement mis la main sur le dossier Vera Liebl dans
les archives autrichiennes, il était vide. Son contenu s’était évaporé.
En juin 1952, Vera Liebl et ses trois fils, Horst, Dieter et Klaus, avaient
disparu de chez eux. Début juillet, ils avaient brièvement refait surface à
Gênes et, le 28, ils étaient arrivés par bateau en Argentine. Le 15 août, ils
descendaient du train à la gare poussiéreuse de Tucuman.
« Vera Eichmann, écrit Moshé Pearlman dans son livre, avait toujours
en mémoire le portrait du fringant officier nazi, qui avait si fière allure
dans son uniforme de parade avec ses bottes luisantes. Mais l’homme qui
l’attendait sur le quai de Tucuman était d’âge moyen, humblement vêtu, le
visage pâle et ridé, l’air déprimé et la démarche lente. C’était là son
Adolf. »
Eichmann le terrible était devenu méconnaissable. Il avait minci et
perdu des cheveux, ses joues s’étaient creusées et il avait perdu cette
expression arrogante si caractéristique. Il semblait résigné, aux abois ;
seules ses lèvres minces laissaient entrevoir sa cruauté et sa malfaisance.
En 1953, l’entreprise Capri avait fait faillite et Eichmann avait dû
chercher un autre emploi. Il avait d’abord voulu ouvrir une blanchisserie à
Buenos Aires avec deux autres nazis, puis avait travaillé dans un élevage
de lapins, et ensuite dans une conserverie de jus de fruits. Pour finir, avec
le soutien d’une autre organisation nazie clandestine, Ricardo Klement
avait été nommé contremaître à l’usine d’assemblage Mercedes Benz de
Suarez. Il commençait à croire qu’il terminerait paisiblement ses jours.
Jusqu’au 11 mai 1960.
Pendant ce temps, après son enlèvement, ses fils s’étaient lancés à sa
recherche dans les hôpitaux, les morgues et les commissariats. Ils
demandèrent de l’aide à l’organisation de jeunesse fasciste-péroniste
Tecuara. Ils conclurent rapidement que leur père avait dû être capturé par
les Israéliens. Ils tentèrent alors vainement de convaincre les
organisations pronazies de prendre des mesures extrêmes, comme
d’enlever l’ambassadeur d’Israël et de le garder en otage jusqu’à ce que
leur père soit libéré, mais les Argentins refusèrent.
Dans le même temps, Isser donnait à ses hommes des instructions sur la
marche à suivre en cas de découverte de leur planque par la police. Si
celle-ci effectuait une descente sur la Base, leur dit-il, il faudrait aussitôt
enfermer Eichmann dans la pièce dérobée qui avait été préparée à
l’intérieur de la maison. Et si la police entreprenait une fouille minutieuse,
il fallait emmener Eichmann par une sortie de secours spécialement
prévue à cet effet. Plusieurs agents devaient s’échapper avec leur
prisonnier, tandis que les autres feraient tout pour ralentir la perquisition,
en dépit des risques encourus.
Isser déclara aux gardiens d’Eichmann : « Si la police trouve la planque
et y entre, menottez-vous à lui et jetez les clés, comme ça, ils ne pourront
pas le séparer de vous. Dites-leur que vous êtes israéliens et qu’avec vos
amis vous avez capturé Adolf Eichmann, le criminel le plus haï du monde,
afin de l’amener devant la justice. Puis donnez à la police mon vrai nom,
et ma fausse identité, et le nom de l’hôtel où je réside. S’ils vous attrapent
avec Eichmann, que je sois arrêté aussi. »
Quelques jours plus tard, Eichmann consentit même à signer un
document stipulant qu’il acceptait d’être emmené en Israël pour y être
jugé :
« Je, soussigné Adolf Eichmann, déclare par la présente de mon plein
gré : maintenant que ma véritable identité a été découverte, je reconnais
qu’il ne sert plus à rien de tenter d’échapper à la justice. J’accepte d’être
emmené en Israël afin d’y être jugé par un tribunal qualifié. Il est admis
que je bénéficierai de l’assistance d’un avocat et qu’il me sera permis de
détailler devant la cour, sans travestir les faits, mes dernières années de
service en Allemagne, pour qu’une description fidèle de ces événements
puisse être transmise aux générations futures. J’effectue cette déclaration
de ma propre volonté. Rien ne m’a été promis, et je n’ai pas été menacé.
Je désire connaître enfin la paix intérieure.
« Étant incapable de me remémorer tous les détails, et qu’il est possible
que je sois confus dans mon récit, je demande que les documents et
témoignages appropriés soient mis à ma disposition afin de m’aider dans
mes efforts pour établir la vérité.
« Adolf Eichmann, Buenos Aires, mai 1960. »
Une déclaration qui n’avait évidemment aucune valeur juridique.

L’avion arrive
Le 18 mai 1960, à 11 heures du matin, une cérémonie officielle eut lieu
à l’aéroport international de Lod, près de Tel-Aviv. Plusieurs
personnalités, dont le chef d’état-major, le général Laskov, le directeur
général du ministère des Affaires étrangères et l’ambassadeur argentin en
Israël, se rassemblèrent pour faire leurs adieux à l’impressionnante
délégation en partance pour Buenos Aires et les festivités du cent
cinquantième anniversaire. Le « Géant murmurant » d’El Al décolla,
emportant aussi quelques passagers ordinaires qui devaient descendre aux
escales.
Rares furent les passagers qui s’aperçurent qu’à Rome trois autres
civils avaient embarqué. Quelques heures plus tard, ces civils s’étaient
transformés en personnel de bord, affublés d’uniformes d’El Al. En
réalité, il s’agissait d’agents du Mossad partis épauler leurs collègues en
Argentine. L’un d’entre eux était Yehuda Carmel, un gaillard chauve dont
le nez proéminent surmontait une petite moustache. Ce voyage ne
l’emballait guère. Il savait qu’il n’avait pas été sélectionné pour ses
compétences, mais à cause de son apparence. Quelques jours plus tôt, il
avait été convoqué chez son chef, sur le bureau duquel il avait vu deux
photos : la sienne et celle d’un inconnu. La ressemblance était nette.
Quand on lui dit que l’inconnu en question était Adolf Eichmann, il eut un
frisson, et fut encore plus choqué d’apprendre qu’il avait été choisi pour
jouer les doublures du nazi. Isser projetait de faire entrer Carmel en
Argentine comme membre du personnel d’El Al, puis de récupérer son
uniforme et ses papiers pour faire monter dans l’avion un Eichmann
drogué au préalable. Carmel était détenteur d’un passeport israélien au
nom de Ze’ev Zichroni.
Isser avait également préparé un plan de secours. Avec l’aide d’un
intermédiaire, il convoqua Meir Bar-Hon, jeune membre d’un kibboutz en
visite chez des parents à Buenos Aires. Meir fut invité à se rendre au bar
Gloria, sur l’avenue Bartolomé Mitre, où deux hommes l’attendaient, Isser
et le docteur Elian. Isser lui ordonna : « Quand tu rentreras chez tes
proches, dis-leur que tu as eu un accident de voiture et que tu souffres de
vertiges, de nausées et que tu te sens faible. Le médecin en conclura sans
doute que tu souffres d’un traumatisme cervical et te fera admettre à
l’hôpital. Le matin du 19 mai, tu lui diras que tu te sens beaucoup mieux et
tu demanderas à rentrer chez toi. Tu pourras sortir, et l’hôpital te fournira
un document attestant que tu as été traité pour un traumatisme. »
Le docteur Elian lui décrivit ensuite les symptômes caractéristiques
qu’il devrait afficher. Meir quitta le Gloria et suivit les instructions
d’Isser. Pendant trois jours, il resta alité à gémir dans un hôpital de
Buenos Aires. Le 19 mai, il fut autorisé à rentrer chez lui. Une heure plus
tard, Isser avait en main un document officiel au nom de Meir Bar-Hon,
certifiant qu’il était sorti après avoir été victime d’un accident de voiture.
Si le plan prévoyant d’exfiltrer Eichmann d’Argentine déguisé en
membre d’équipage d’El Al échouait, Isser le ferait allonger sur une
civière et transporter dans l’avion en tant que Meir Bar-Hon, patient
souffrant encore d’un grave traumatisme cervical.
Le 19 mai, dans l’après-midi, le Bristol d’El Al se posa à Buenos
Aires. Les responsables du protocole du ministère des Affaires étrangères,
des Juifs locaux enthousiastes et des enfants brandissant de petits drapeaux
bleu et blanc se tenaient sur deux rangs le long du tapis rouge déroulé au
pied de la passerelle.
Quelques heures plus tard, Isser s’entretenait avec Zvi Tohar, le pilote,
et un dirigeant d’El Al. Ils s’entendirent sur l’heure du décollage : le 20
mai à minuit. Isser décrivit son plan. À l’issue d’une rapide discussion, on
opta pour la solution suivante : Eichmann serait amené à bord en tant que
membre d’équipage tombé malade. Yehuda Carmel, son double, avait déjà
donné son uniforme et des documents au nom de Yossef Bashan, steward, à
l’équipe du Mossad. Shalom Dany, le maître faussaire de l’opération,
modifia les documents pour qu’ils correspondent parfaitement à Eichmann.
Carmel récupéra de nouveaux papiers et on lui expliqua qu’il pourrait
bientôt quitter l’Argentine.
Ce soir-là, la Base se mit à vibrer d’activité. Au bout d’une semaine
d’une pénible attente, les agents du Mossad passèrent à l’action.
Eichmann, drogué, s’endormit. L’équipe effaça méticuleusement toutes ses
traces de la maison. Les divers appareils et instruments furent démontés,
les effets personnels emballés, et la villa reprit son aspect initial. Au petit
matin, il ne restait rien qui aurait pu seulement suggérer le rôle que les
lieux avaient joué au cours des huit derniers jours. Toutes les autres
planques firent l’objet des mêmes soins.
Le 20 mai, pour la dernière fois, Isser quitta son hôtel, prit un taxi
jusqu’à la gare où il mit sa valise à la consigne. Puis il recommença à
circuler d’un café à l’autre, comme les jours précédents. Les gens d’El Al
furent les premiers à se présenter et, avec eux, il prépara un horaire
détaillé.
À midi, on entra dans la dernière phase de l’opération. Isser paya
l’addition dans le dernier café où il mit les pieds, récupéra sa valise et se
rendit à l’aéroport pour superviser l’évasion. Il parcourut le terminal, en
quête d’un endroit idéal pour établir son poste de commandement. Il
déambula dans la zone des guichets et dans celle des boutiques, et finit par
tomber sur la cafétéria des employés. Dehors, il régnait un froid mordant,
et la cafétéria était envahie d’employés, de personnel au sol et de
membres d’équipages, tous là pour manger sur le pouce ou savourer une
boisson chaude. Isser était ravi. C’était parfait. Personne ne le
remarquerait, ou ne s’intéresserait à ses conversations rapides et à voix
basse avec ses hommes. Isser attendit qu’un siège se libère, et de là, il
commença alors à superviser les dernières manœuvres sur le sol argentin.

« Salut, El Al ! »

À 21 heures, dans la planque, tout était prêt. Eichmann, lavé, rasé et
habillé d’un uniforme d’El Al, avait en poche un passeport au nom de
Yossef Bahran. Il était si bien maquillé que même son propre fils ne
l’aurait pas reconnu. Le médecin et deux agents portaient eux aussi des
uniformes de la compagnie aérienne. Le docteur Elian avait injecté à
Eichmann une drogue qui ne le faisait pas dormir, mais l’étourdissait
seulement. Il entendait, voyait, et pouvait même marcher, mais était
incapable de parler et ne comprenait pas vraiment ce qui se passait.
Aharoni, en uniforme également, s’installa au volant de la voiture, un
agent assis à ses côtés. Eichmann fut mis sur la banquette, entre le médecin
et un autre agent. Ils partirent.
Au même moment, deux autres voitures quittaient un hôtel populaire
dans le centre-ville. Elles transportaient le véritable équipage d’El Al.
Leur déplacement jusqu’à l’aéroport avait été méticuleusement
synchronisé avec celui des véhicules du Mossad.
Depuis son poste de commandement improvisé, Isser était tenu au
courant minute par minute. Il ordonna que les bagages de ses hommes
soient apportés à l’aéroport. Il avait préparé des itinéraires d’évasion
pour chacun d’entre eux, mais si le plan principal se déroulait sans heurt,
ils décolleraient tous à bord de l’avion d’El Al. À quelques pas d’Isser,
Shalom Danny sirotait une tasse de café noir brûlant. Les passants ne
pouvaient pas savoir que ce client-là avait un sacré culot. Il avait installé
son petit laboratoire sous leurs yeux, et était occupé à trafiquer les
passeports des agents du Mossad, y inscrivant tous les tampons et toutes
les inscriptions nécessaires afin de faciliter leur départ.
À 23 heures, un homme se présenta à Isser. Toutes les voitures, du
Mossad et d’El Al, étaient arrivées, signala-t-il. Isser se précipita vers le
parking et contrôla les véhicules d’El Al. Les membres d’équipage étaient
muets. Ils sentaient qu’ils étaient en train de prendre part à un événement
hors du commun, mais n’avaient aucune idée de ce dont il s’agissait.
Patiemment, ils écoutèrent les instructions d’Isser, sans poser de question.
Isser jeta un coup d’œil dans la troisième voiture, où Eichmann somnolait
entre ses gardiens. « Allez-y, lança-t-il. Bonne chance ! »
Les trois voitures démarrèrent tandis qu’Isser revenait au terminal. Le
petit convoi atteignit la barrière des lignes aériennes argentines. Au-delà
était garé l’appareil israélien. « Salut, El Al ! » s’exclama joyeusement un
des Israéliens. Les gardes argentins le reconnurent. En fait, ils avaient
l’habitude de voir les Israéliens aller et venir pendant la journée. Ils
regardèrent d’un air las les passagers des trois véhicules, tous vêtus
d’uniformes d’El Al. Dans deux des voitures, ils chantaient, riaient et
discutaient d’une voix forte, alors que ceux de la troisième dormaient.
Les gardes ouvrirent la barrière, et les trois voitures roulèrent en
direction de l’avion. Les portières s’ouvrirent, et les membres d’équipage,
environ une douzaine, approchèrent de la passerelle en groupe. Eichmann
titubait au milieu, pratiquement invisible. Deux hommes le soutenaient,
l’aidèrent à monter les escaliers et l’installèrent près du hublot en
première classe. Le médecin et l’équipe de sécurité s’éparpillèrent sur les
sièges autour de lui et firent semblant de dormir. Si jamais les agents des
douanes argentines montaient à bord pour contrôler leurs papiers, les
Israéliens leur expliqueraient que c’étaient les membres de la deuxième
équipe, qui avaient besoin de se reposer avant de prendre leur service
plus tard.
À 23 h 15, Isser, de retour à son poste de commandement de la
cafétéria, entendit le grondement caractéristique des moteurs du Géant
murmurant. L’avion roula jusqu’au terminal et s’immobilisa près de la
porte des départs. D’un pas vif, il se dirigea vers la salle des départs et
regarda aux alentours. Il repéra ses hommes, qui attendaient çà et là,
debout près de leurs bagages. Il passa les voir un par un, leur chuchotant
chaque fois : « Monte dans l’avion. » L’air de rien, ils se joignirent à la
queue devant le guichet des services de l’immigration, passeports en main.
Des passeports que Shalom Danny avait particulièrement réussis.
À 23 h 45, le groupe, ayant franchi les contrôles sans problème, passa
par la porte des départs et marcha vers l’avion. Isser fut le dernier à
prendre sa valise, à passer par les douanes et à monter à bord. Presque
aussitôt, l’avion roula vers la piste de décollage.
Un quart d’heure plus tard, à minuit, l’appareil dut faire halte. La tour
de contrôle lui ordonnait d’attendre. À bord, tous étaient tendus. Que
s’était-il passé ? La police argentine avait-elle été informée à la dernière
minute ? Allaient-ils devoir faire demi-tour ? Mais après quelques minutes
d’une angoisse terrible, le pilote obtint enfin le feu vert. Le Géant
murmurant décolla au-dessus des eaux argentées du Rio de la Plata, et
Isser poussa un soupir de soulagement.

« Je dois informer la Knesset… »

L’avion se posa à Lod tôt dans la matinée du 22 mai. À 9 h 50, Isser se

rendit directement à Jérusalem. Yitzhak Navon, le directeur de cabinet, le
fit tout de suite entrer dans le bureau du Premier ministre. Ben Gourion eut
l’air surpris.
« Quand êtes-vous arrivés ?
— Il y a deux heures. Nous avons Eichmann.
— Où est-il ? demanda le Vieux Lion.
— Ici, en Israël. Adolf Eichmann est en Israël, et si vous êtes d’accord,
nous allons le transférer immédiatement à la police. »
Ben Gourion se tut. Il ne fondit pas en larmes, comme l’écrivirent des
journalistes par la suite, pas plus qu’il n’éclata d’un rire triomphant,
comme d’autres l’affirmèrent. Il ne prit pas Isser dans ses bras, et ne trahit
aucune émotion.
« Vous êtes sûr que c’est Eichmann ? fit-il. Comment l’avez-vous
identifié ? » Pris de court, Isser passa en revue tous les critères qui
avaient permis l’identification d’Adolf Eichmann. Mais le Vieux Lion
n’était toujours pas satisfait. Pas assez, dit-il. Avant de prendre d’autres
mesures, il tenait à ce qu’une ou deux personnes qui avaient connu
Eichmann le rencontrent pour l’identifier formellement. Il voulait être
certain à 100 %, et il n’en toucherait pas un mot à son gouvernement tant
que ce ne serait pas le cas.
Isser appela son quartier général et ordonna à son personnel de trouver
des gens capables d’identifier personnellement Eichmann. En un temps
record, ils repérèrent deux Israéliens qui l’avaient rencontré autrefois. On
les amena jusqu’à la cellule où il était enfermé, ils s’entretinrent avec lui
et l’identifièrent sans conteste.
À midi, dans un restaurant de Francfort, un envoyé israélien fit irruption
et se rua sur une des tables où se tenait un homme aux cheveux blancs,
visiblement nerveux. « Herr Bauer, lança-t-il. Adolf Eichmann est
maintenant entre nos mains. Nos hommes l’ont capturé et l’ont emmené en
Israël. Il faut s’attendre à tout moment à une déclaration du Premier
ministre à la Knesset. »
Bauer, pâle et profondément ému, se leva, les mains tremblantes.
L’homme qui avait fourni au Mossad l’adresse d’Eichmann en Argentine,
celui sans qui Eichmann n’aurait sans doute jamais été capturé, ne pouvait
plus se retenir. Il éclata en sanglots, agrippa l’Israélien par les épaules, le
prit dans ses bras et l’embrassa.
À 16 heures, lors de la séance plénière de la Knesset, Ben Gourion
monta à la tribune. D’une voix ferme et claire, il lut un bref communiqué :
« Je dois informer la Knesset que les services de sécurité d’Israël
viennent de mettre la main sur l’un des plus grands criminels nazis, Adolf
Eichmann, qui avec d’autres dirigeants nazis a été responsable de ce
qu’ils appelaient “la solution finale”, c’est-à-dire l’extermination de six
millions de Juifs d’Europe. Eichmann est pour l’heure en état d’arrestation
ici en Israël. Il sera bientôt jugé en Israël, conformément à la loi sur les
crimes des nazis et de leurs collaborateurs. »
La stupeur et l’étonnement suscités par ses mots se muèrent en une
formidable ovation. Le monde entier, abasourdi, ne cacha pas son
admiration. À la fin de la séance à la Knesset, un homme se leva de son
siège, derrière les bancs du gouvernement. Bien peu connaissaient son
visage ou son nom : c’était Isser Harel.

                                   *

Le procès d’Adolf Eichmann s’ouvrit à Jérusalem le 11 avril 1961.
Cent dix rescapés de l’Holocauste vinrent témoigner à charge. Certains
n’avaient encore jamais parlé de leur passé, ni raconté leurs terribles
expériences. C’était comme si tout l’État d’Israël était suspendu à la radio,
suivant avec une grande douleur et avec horreur l’histoire abominable que
dévoilèrent ces récits. Et comme si le peuple juif dans son ensemble
s’identifiait à Gideon Hausner, le procureur général, qui s’attaquait à
Eichmann au nom de ses six millions de victimes.
Le 15 décembre 1961, Eichmann fut condamné à mort. Son appel fut
rejeté par la Cour suprême, et le président Yitzhak Ben-Zvi lui refusa sa
grâce. Le 31 mai 1962, Adolf Eichmann fut informé de sa fin imminente.
Dans sa cellule, le condamné écrivit quelques lettres à sa famille et but
une demi-bouteille de vin rouge de Carmel. Vers minuit, le révérend Hull,
pasteur non conformiste, entra dans la cellule d’Eichmann, comme il
l’avait souvent fait. « Ce soir, je ne vous parlerai pas de la Bible, lui
déclara Eichmann. Je n’ai pas de temps à perdre. »
Le religieux sortit, mais un visiteur inattendu se substitua à lui : Rafi
Eitan. Le ravisseur était debout, face au condamné vêtu d’une tenue beige
de prisonnier. Eitan ne dit rien. Eichmann le regarda, puis fit, en
allemand : « J’espère qu’après moi, votre tour viendra. »
Les gardes emmenèrent Eichmann dans une pièce exiguë convertie en
salle d’exécution. Il fut placé sur une trappe, le nœud coulant autour du
cou. Un petit groupe de responsables, de journalistes, et un médecin
étaient présents. Tous entendirent ses derniers mots, proférés dans la plus
pure tradition nazie : « Nous nous reverrons… J’ai vécu en croyant en
Dieu… J’ai obéi aux lois de la guerre et à mon drapeau… »
Deux policiers, derrière un écran, appuyèrent simultanément sur deux
boutons, dont un seul contrôlait la trappe. Ni l’un ni l’autre ne savaient
lequel des deux boutons fonctionnait, si bien que le nom du bourreau reste
inconnu aujourd’hui. Eitan n’assista pas à l’exécution, mais entendit le
choc sourd de l’ouverture de la trappe. Le corps d’Eichmann fut incinéré
dans un four d’aluminium dans la cour de la prison. « Une fumée noire
monta vers le ciel, écrivit un correspondant américain. Personne ne dit
mot, mais il était impossible de ne pas penser aux crématoires
d’Auschwitz… »
Peu avant l’aube, le 1 er juin 1962, une vedette rapide des gardes-côtes
israéliens quitta les eaux territoriales de l’État hébreu. Moteur coupé,
tandis que le bateau dérivait en silence, un policier jeta les cendres
d’Eichmann dans la Méditerranée. Le vent et les vagues dispersèrent les
restes de l’homme qui, vingt ans plus tôt, avait déclaré d’un ton enjoué :
« Je rirai en sautant dans ma tombe, car j’aurai la satisfaction d’avoir
exterminé six millions de Juifs. »
Zvi Malkin, au chevet de sa mère mourante, pensa à ses parents
massacrés, à sa sœur Fruma et à ses enfants, disparus dans l’Holocauste.
Il se pencha vers sa mère et lui murmura :
« Mère, j’ai eu Eichmann. Fruma est vengée.
— Je savais que tu n’oublierais pas ta sœur », fit-elle dans un souffle.
7

                     « Où est Yossele ? »

L’Opération Eichmann eut une suite étrange. Alors qu’Isser, ses agents
et leur prisonnier attendaient l’arrivée du Bristol de Tel-Aviv dans leurs
planques à Buenos Aires, le Ramsad s’intéressait également à un autre
projet. Isser avait décidé de vérifier si les rumeurs disaient vrai, et si un
autre criminel nazi se dissimulait dans la ville. Il s’agissait du docteur
Josef Mengele, « l’ange de la mort », le monstrueux médecin qui se
chargeait de réceptionner les Juifs qui descendaient des trains sur le quai
d’Auschwitz, et envoyait froidement les plus forts aux travaux forcés et les
plus faibles, les femmes, les enfants et les personnes âgées, dans les
chambres à gaz. Mengele en était venu à incarner la cruauté et la folie du
Troisième Reich. Il avait disparu après la guerre, mais la rumeur disait
qu’il s’était caché en Argentine. Il était issu d’une famille riche qui,
apparemment, avait transféré de fortes sommes d’argent au criminel en
fuite. La piste de ces versements, remontée par les agents du Mossad,
aboutissait à Buenos Aires, mais jusqu’à présent ils n’avaient pas réussi à
retrouver Mengele.
Cette fois, la chance leur sourit. En mai 1960, juste avant que le Géant
murmurant se pose en Argentine, les agents d’Isser récupérèrent l’adresse
de Mengele. Il vivait à Buenos Aires sous son vrai nom ! Manifestement,
il était sûr d’être bien protégé. Isser envoya Zvi Aharoni, son meilleur
enquêteur, vérifier l’information, mais Mengele n’était pas chez lui. Ses
voisins expliquèrent à Aharoni que le couple Mengele était parti pour
quelques jours, et qu’ils seraient bientôt de retour. Surexcité, Isser
convoqua Rafi Eitan. « Mettons- nous en surveillance, dit-il, et quand
Mengele rentrera, on l’enlèvera aussi, et on le ramènera en Israël avec
Eichmann. »
Rafi refusa. « L’opération Eichmann est très complexe, contra-t-il. Nous
avons capturé un homme, et nous avons de grandes chances de réussir à le
faire monter dans l’avion et à l’emmener en Israël. Mais une autre
opération pour s’emparer d’un deuxième homme ne ferait qu’accroître
considérablement les risques. Ce serait une grave erreur. »
Isser céda, mais Rafi lui fit une autre proposition :
« Si vous ramenez Eichmann en Israël et que vous gardez le secret sur
sa capture pendant une semaine, je vous amènerai Mengele.
— Comment ferez-vous ? demanda Isser.
— Nous avons encore quelques planques à Buenos Aires, dont
personne ne sait rien. Conservons-les. Quand vous décollerez pour Israël
avec Eichmann, moi je me rendrai dans un des pays voisins de
l’Argentine, avec Zvi Malkin et Avraham Shalom. Vous arriverez en
Israël, et vous maintiendrez le secret sur la capture d’Eichmann ; personne
ne saura que nous l’avons fait, personne ne nous cherchera. À ce moment-
là, nous reviendrons à Buenos Aires, nous attraperons Mengele et nous le
garderons dans une de nos planques ; et quelques jours plus tard, nous
l’amènerons en Israël. »
Isser accepta. Quand le Bristol décolla pour Israël avec Eichmann à son
bord, Eitan, Shalom et Malkin prirent l’avion pour Santiago du Chili. Ils
comptaient revenir à Buenos Aires un ou deux jours plus tard, si le secret
était préservé au sujet de la capture d’Eichmann, et lancer alors
l’« Opération Mengele ».
Mais le lendemain, les journaux du monde entier firent leurs gros titres
avec la capture d’Eichmann par les Israéliens en Argentine. Il était hors de
question que certains des principaux agents du Mossad reviennent dans le
pays pour y commettre un nouvel enlèvement. Rafi et ses amis durent tirer
un trait sur leur projet et rentrer en Israël.
Plus tard, Isser dit à Rafi qu’il avait demandé à Ben Gourion de garder
le secret sur Eichmann pendant une semaine, mais que le Vieux Lion avait
refusé. « Trop de gens savent déjà qu’Eichmann est entre nos mains, lui
aurait affirmé Ben Gourion. Nous ne pourrons pas garder le secret plus
longtemps. J’ai décidé d’informer la Knesset de sa capture cet après-
midi. »
Ce qui fut fait, et Israël perdit l’occasion de traîner devant ses juges
l’un des criminels les plus sadiques de l’histoire.
Peu après la capture d’Eichmann, Mengele flaira le danger. Il partit
pour le Paraguay et disparut pendant des années, jusqu’à ce qu’il soit
terrassé par un infarctus presque vingt ans plus tard, en février 1979.

                                   *

Au début de mars 1962, Isser Harel fut convoqué chez Ben Gourion qui
l’accueillit avec effusion, avant de bavarder avec lui à bâtons rompus.
Qu’est-ce qu’il veut ? se demanda Isser. Il connaissait bien le Premier
ministre, et était certain qu’il ne l’avait pas invité pour lui faire la
causette. Les deux hommes s’appréciaient. Sous certains aspects, ils
étaient pareils. Tous deux étaient petits, entêtés et décidés, des meneurs
d’hommes-nés qui se consacraient corps et âme à la sécurité d’Israël. Ils
ne gaspillaient ni leur salive, ni leur temps. La capture d’Eichmann les
avait rapprochés. Brutalement, en pleine conversation, Ben Gourion fit à
Isser : « Dites-moi, est-ce que vous pouvez retrouver l’enfant ? »
Il ne précisa pas de quel enfant il parlait, mais Isser comprit aussitôt.
Depuis deux ans, une question revenait sans cesse dans tout le pays, à la
une des quotidiens, du haut de la tribune de la Knesset, ou encore hurlée
avec colère par les jeunes Juifs laïcs à l’adresse des ultra-orthodoxes :
« Où est Yossele ? »
Yossele Schuchmacher, un garçon de huit ans de la ville d’Holon, avait
été kidnappé par des juifs ultra-orthodoxes dirigés par son grand-père. Le
vieil homme, un hassid, tenait à élever Yossele dans l’orthodoxie judaïque
et avait subtilisé l’enfant à ses parents. Depuis, le petit garçon avait
disparu sans laisser de traces. La police n’était pas parvenue à le
retrouver. Le litige à son sujet avait enflé, au point de faire d’une affaire
de famille un scandale national, qui menaçait de dégénérer en
confrontation violente entre les laïcs et les ultra-orthodoxes. On évoquait
avec inquiétude le risque d’une guerre fratricide qui déchirerait la nation.
En dernier recours, Ben Gourion fit donc appel à Isser.
« Est-ce que vous pouvez retrouver l’enfant ?
— Si vous voulez que je le fasse, je vais essayer », répondit le Ramsad.
De retour dans son bureau, il ouvrit un dossier opérationnel, baptisé
« Opération Bébé tigre ».

                                   *

Yossele était un beau petit garçon plein de vivacité. Sa seule erreur,
apparemment, avait été de se tromper de parents. Du moins, c’était ce que
pensait son grand-père, Nahman Shtarkes. Le vieux Shtarkes, barbu
squelettique portant des lunettes, était un hassid fanatique, un homme dur et
buté. Personne n’avait jamais pu le briser, ni les gros bras du NKVD, ni
les camps de concentration soviétiques dans les neiges de Sibérie, où il
avait passé une partie de la Seconde Guerre mondiale. En Sibérie, il avait
perdu un œil et trois orteils à cause du gel, mais son moral n’avait pas été
atteint. Ses souffrances n’avaient fait qu’attiser sa haine pour les
Soviétiques, qui parvint à son paroxysme en 1951, quand une bande de
brutes assassina son fils à coups de couteau. Il se consola avec ses deux
autres fils, Shalom et Ovadia, et sa fille Ida, qui avait épousé un tailleur.
Le jeune couple avait vécu un temps dans la maison du vieux Shtarkes à
Lvov, où la famille avait emménagé après avoir erré en Russie et en
Pologne. Là, en 1953, était né le deuxième enfant de la famille
Schuchmacher, Yossele.
Le petit garçon avait quatre ans quand il avait émigré en Israël avec ses
parents. Grand-père et grand-mère Shtarkes, ainsi que l’un des fils,
Shalom, étaient arrivés quelques mois plus tôt. Nahman Shtarkes, membre
de la secte hassidique Brastlav, s’installa à Mea Shearim, le quartier ultra-
orthodoxe de Jérusalem. C’était un autre monde, où les hommes portaient
de longs manteaux noirs ou des caftans de soie, des chapeaux noirs ou de
fourrure, des barbes épaisses et de longues boucles des deux côtés du
visage. Les femmes, vêtues de longues robes strictes, dissimulaient leurs
cheveux sous des perruques ou des foulards. Un monde de yeshiva (les
écoles talmudiques), de synagogues, où de célèbres rabbins tenaient cour ;
Shalom entra dans une yeshiva ; son frère Ovadia partit pour l’Angleterre.
Ida et Alter Schuchmacher s’installèrent à Holon. Finalement, Alter
trouva du travail dans une filature des environs de Tel-Aviv et Ida fut
embauchée comme photographe. Ils achetèrent un petit appartement à
Holon et s’endettèrent lourdement. Pour limiter leurs frais, ils inscrivirent
leur fille Zina dans une institution religieuse à K’far Habad et confièrent
Yossele à ses grands-parents.
Ida et Alter Schuchmacher peinaient à joindre les deux bouts. Ils
écrivirent à des amis en Russie qu’ils n’auraient peut-être pas dû venir en
Israël. Quelques-unes des réponses aux lamentations du couple tombèrent
entre les mains du vieux Nahman Shtarkes. Il en conclut que les
Schuchmacher avaient l’intention de rentrer en Russie avec leurs enfants.
Bouillant de rage, il décida de ne pas rendre Yossele à ses parents.
Mais à la fin de 1959, la situation économique des Schuchmacher
s’améliora. Plus aisés, ils se dirent que le moment était venu de
rassembler leur famille. En décembre, Ida alla chercher son fils à
Jérusalem, mais ni Yossele ni son grand-père n’étaient à la maison.
« Demain, dit la mère d’Ida, ton frère Shalom te ramènera ton fils. Là, il
est à la synagogue avec son grand-père, il ne faut pas les déranger. »
Le lendemain, cependant, Shalom était seul quand il vint à Holon. Il
annonça à sa sœur que leur père avait décidé de ne pas lui rendre Yossele.
Éperdue, Ida se précipita à Jérusalem avec son mari. Ils passèrent le
week-end chez les Shtarkes, et cette fois, Yossele était là. Le samedi soir,
alors qu’ils étaient sur le point de partir avec lui, la mère d’Ida intervint :
« Il fait très froid dehors, fit-elle. Laissez l’enfant dormir ici, et demain, je
vous le ramènerai. » Ils acceptèrent. Ida embrassa son fils qui se blottit
dans son lit et s’en fut avec son époux. Comment pouvait-elle savoir qu’il
lui faudrait attendre des années avant de revoir son petit garçon ?
Le lendemain, ni Yossele ni sa grand-mère ne vinrent à Holon. Une fois
de plus, Ida et Alter prirent la route pour Jérusalem. En vain. L’enfant
s’était volatilisé, et le vieux Shtarkes refusa sèchement de le rendre,
malgré les larmes de sa fille.
Son fils avait disparu.
Au bout de plusieurs allers-retours, le couple comprit que le vieil
homme ne leur rendrait jamais leur fils, pas plus qu’il ne leur dirait où il
se trouvait. En janvier 1960, ils décidèrent de faire appel à la justice. Ils
portèrent plainte contre Nahman Shtarkes auprès de la cour rabbinique de
Tel-Aviv. Shtarkes ne répondit pas, et ce fut le début de leur cauchemar.
Le 15 janvier, la Cour suprême israélienne ordonna à Nahman Shtarkes
de rendre l’enfant à ses parents dans les trente jours et l’assigna à
comparaître. Deux jours plus tard, Shtarkes écrivit à la Cour : « Je ne peux
pas venir car je suis en mauvaise santé. » Le 17 février, la famille déposa
une plainte à la police et réclama que Nahman Shtarkes soit arrêté et
incarcéré jusqu’à ce qu’il ait restitué le petit garçon. La Cour suprême
ordonna à la police de retrouver l’enfant. Le 27 février, la police ouvrit un
dossier, « Yossele Schuchmacher 720-60 », et les recherches
commencèrent. Le 7 avril, la police, ayant échoué, demanda à la Cour
suprême d’être relevée de l’affaire. Le 12 mai, la Cour suprême,
scandalisée, ordonna aux forces de l’ordre de poursuivre les recherches.
Elle leur ordonna aussi de procéder à l’interpellation de Nahman
Shtarkes, qui eut lieu le lendemain.
Mais c’était se tromper lourdement que de croire qu’un séjour derrière
les barreaux suffirait à faire plier le vieux Shtarkes. L’impitoyable
vieillard ne dit rien. Il était évident qu’il avait bénéficié de complicités
pour cacher l’enfant et qu’il avait été aidé par un réseau de juifs ultra-
orthodoxes qui avaient induit la police en erreur. Tous étaient désormais
engagés dans une mission sacrée : il leur fallait faire échouer les projets
retors des parents du garçon, qui voulaient rentrer en Russie où il serait
converti au christianisme. Même le rabbin Frank, Grand Rabbin de
Jérusalem, rendit un arrêt en faveur du vieux Shtarkes, appelant la
communauté orthodoxe à l’aider par tous les moyens.

                                   *

En mai 1960, la question se retrouva inscrite à l’ordre du jour de la
Knesset, et la presse s’en donna à cœur joie. Les premiers à comprendre
les implications potentielles de l’affaire furent les représentants des partis
religieux. Shlomo Lorenz, membre de la Knesset, avait le sentiment que
l’enlèvement de l’enfant risquait de déclencher une guerre de religion en
Israël. Il offrit ses services de négociateur à Shtarkes et aux
Schuchmacher. Il apporta au vieil homme, toujours en prison, un projet
d’accord par lequel les parents s’engageaient à donner une éducation
orthodoxe à leur fils. Shtarkes accepta de signer, à une condition : que le
rabbin Meizish, un des rabbins les plus fanatiques de Jérusalem, lui en
donne l’ordre.
Lorenz fila à Jérusalem, où il rencontra le rabbin. Meizish fit
comprendre au député qu’il ne donnerait son consentement que si les
ravisseurs échappaient aux poursuites. Lorenz rencontra donc le chef de la
police, Joseph Nahmias. « J’accepte, déclara celui-ci. Prenez ma voiture
et ramenez l’enfant. Vous bénéficiez de l’immunité parlementaire, et de
toute façon, personne n’oserait suivre ma voiture, donc, les gens impliqués
resteront anonymes. »
Fou de joie, Lorenz s’en fut voir le rabbin Meizish, qui revint sur sa
promesse ; Lorenz était de retour à la case départ. Il se doutait que l’enfant
était probablement caché dans une des communautés religieuses, des
écoles talmudiques ou un village orthodoxe, mais tous étaient protégés par
un mur de silence. Y retrouver l’enfant serait une mission impossible.
Le 12 avril 1961, Nahman Shtarkes fut libéré de prison « pour raison de
santé », après avoir promis qu’il s’efforcerait de trouver le petit garçon.
Promesse qu’il ne tint pas, et la Cour suprême le fit de nouveau arrêter.
Elle déclara que l’enlèvement était « un crime choquant et méprisable ».
En août 1961, un « Comité national pour le retour de Yossele » fut créé. Il
commença à distribuer des tracts, à organiser des réunions publiques et à
alerter les médias. Des milliers de gens signèrent les pétitions qu’il faisait
circuler ; l’ombre sinistre d’une guerre culturelle se profilait à l’horizon.
Toujours en août 1961, la police fit une descente dans le village
hassidique de Komemiut, mais elle arrivait trop tard. Yossele avait été
caché là un an et demi plus tôt, en décembre 1959, quand son oncle
Shalom l’avait amené chez un certain Zalman Kot. L’enfant avait été
dissimulé sous l’identité d’Israël Hazak. Mais dans l’intervalle, il avait
été emmené ailleurs. Shalom Shtarkes, lui, avait quitté le pays et s’était
installé dans la communauté hassidique de Golders Green à Londres. À la
demande de la police israélienne, Shtarkes fut arrêté par les Britanniques.
À la naissance de Kalman, son premier fils, sa famille vint avec le bébé à
la prison, où eut lieu le rite de la circoncision.
Yossele avait disparu sans laisser de traces. Quelques-uns pensaient
qu’il n’était plus dans le pays, ou qu’il était tombé malade et était mort. La
police devint un objet de risée. Des bagarres violentes éclatèrent entre
laïcs et orthodoxes. Des passants s’en prenaient aux élèves des yeshiva,
qu’ils tabassaient dans la rue. La jeunesse laïque narguait les jeunes
orthodoxes en scandant : « Où est Yossele ? »
La colère de l’opinion publique n’était plus loin du point de rupture. La
Knesset était le théâtre de débats houleux.
C’est alors que Ben Gourion appela Isser.

                                   *

Quand Isser Harel accepta de chercher Yossele, il n’imaginait pas que
ce serait la mission la plus difficile et la plus délicate de sa carrière.
D’ordinaire, il ne parlait jamais de problèmes opérationnels avec Rivka,
son épouse. Mais cette fois, il lui dit : « C’est l’autorité du gouvernement
qui est en jeu. » Un de ses meilleurs agents, Avraham Shalom (futur chef
du Shabak), était d’un autre avis : « Isser voulait démontrer qu’il pouvait
réussir là où la police avait échoué. »
La police ne demandait pas mieux que d’être dégagée de cette affaire
déplorable. Sceptique, Joseph Nahmias demanda à Isser : « Vous croyez
vraiment qu’il est possible de retrouver l’enfant ? »
Amos Manor, le directeur du Shabak et proche collaborateur d’Isser,
était opposé à toute l’entreprise. Il était soutenu par beaucoup de hauts
responsables du Mossad et de son service. Tous pensaient que cette
mission n’entrait pas dans le cadre de leurs activités. Ils étaient censés se
charger de la sécurité d’Israël, pas courir après un gamin dans les écoles
hassidiques. Surtout, ils n’étaient pas d’accord avec la théorie d’Isser, qui
estimait que les services secrets étaient là au nom d’un objectif plus
important, la garantie de l’autorité de l’État juif.
Toutefois, quand Isser eut pris sa décision, ils ne la contestèrent pas.
Son charisme et sa détermination étaient tels que personne ne se permettait
vraiment de remettre ses ordres en question. Avec ses adjoints, il mit en
place un groupe d’une quarantaine d’agents – les meilleurs enquêteurs du
Shabak, des membres de l’équipe opérationnelle, des agents religieux ou
se faisant passer pour tels, et même des gens de l’extérieur qui s’étaient
portés volontaires. La plupart de ces derniers étaient justement des
orthodoxes, qui comprenaient le danger que représentait l’enlèvement de
Yossele pour le pays.
La première opération aboutit à un piètre résultat. Ils tentèrent
maladroitement d’infiltrer les bastions ultra-orthodoxes, où ils furent
aussitôt repérés, tournés en dérision et rejetés. « C’est comme si j’avais
atterri sur Mars, raconta un des agents d’Isser, et que j’avais dû me mêler
à une foule de petits hommes verts sans me faire reconnaître. »
Patiemment, le Ramsad éplucha le dossier, en lisant et relisant tous les
éléments. Il n’y avait aucune trace de Yossele en Israël. Il en vint enfin à
une conclusion : l’enfant avait été emmené à l’étranger.
Certes, mais où ? Une information curieuse attira son attention. À la mi-
mars, un groupe important de juifs hassidiques étaient arrivés de Suisse.
Des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants étaient venus escorter le
cercueil de leur rabbin vénéré avant de l’inhumer en Terre sainte. Isser,
peu à peu, soupçonna que toute cette histoire d’enterrement n’était qu’une
couverture, afin de faire discrètement sortir Yossele du pays quand le
groupe repartirait en Suisse. Il déploya ses hommes à l’aéroport et
dépêcha une petite équipe à Zurich, commandée par Avraham Shalom,
avec l’ordre de suivre les hassidim à leur retour. Les agents du Mossad
trouvèrent même le pensionnat des enfants et, la nuit, ils se faufilaient dans
la cour pour les observer par les fenêtres. « Nous sommes arrivés dans
cette yeshiva, raconta Shalom. Nous étions collés aux fenêtres ; nous
savions qu’il était peut-être déguisé, mais nous cherchions un enfant qui
pouvait avoir à peu près son âge. » Au bout d’une semaine de ces
aventures noctambules, il dut annoncer à Isser que Yossele ne se trouvait
clairement pas parmi les enfants suisses.
Isser décida de prendre la direction des opérations. Il confia toutes les
affaires en cours à ses adjoints, s’installa dans un quartier général
improvisé à Paris et déploya ses hommes dans le monde entier. Ils
menèrent des enquêtes en France, en Italie, en Suisse, en Belgique, en
Angleterre, en Amérique du Sud, aux États-Unis et en Afrique du Sud.
Sous différentes couvertures, ils tentèrent d’infiltrer les yeshiva et les
communautés orthodoxes, pour pouvoir établir une liste des centres où
l’enfant pouvait être retenu. Un jeune juif orthodoxe de Jérusalem
s’inscrivit dans la célèbre yeshiva du rabbin Soloweichik, se présentant
comme un universitaire venu étudier la Torah avec ce maître réputé. Une
pieuse femme, d’une grande dévotion, vint à Londres, porteuse de lettres
de recommandation chaleureuses de la part de la belle-mère de Shalom
Shtarkes, dont elle parvint à gagner la confiance. Elle fut invitée par la
famille Shtarkes à séjourner à son domicile. Ils ne se doutaient pas que
cette brave femme n’était autre que Yehudith Nissiyahu, le meilleur agent
féminin d’Isser, qui avait participé à l’enlèvement d’Eichmann.
Yehudith n’était pas le seul agent en opération à Londres à ce moment-
là. La capitale britannique était un centre important de la secte hassidique
Satmar (du nom de la ville de Roumanie, Satu Mare, dont la secte était
originaire). Isser envoya une autre équipe d’agents dans les quartiers
résidentiels où vivaient les membres de Satmar. Une autre équipe partit
pour l’Irlande. Au fil de leurs investigations en Angleterre, les hommes
d’Isser étaient tombés sur un jeune couple religieux qui avait
soudainement loué une maison isolée dans la campagne irlandaise. Les
agents, se disant que le couple comptait utiliser la maison pour y cacher
Yossele, préparèrent un plan détaillé pour s’emparer de l’enfant. En toute
hâte, ils louèrent des appartements et des voitures, firent entrer
clandestinement de l’équipement et fabriquèrent de faux papiers.
L’opération était planifiée jusque dans ses moindres détails. Et c’est là
que les ennuis commencèrent.
Les premiers à rentrer bredouilles furent les membres de l’équipe
irlandaise. Il s’avéra que le couple religieux était innocent, et qu’il avait
simplement décidé de passer des vacances en Irlande. Yehudith Nissiyahu
ne parvint pas elle non plus à soutirer des informations aux Shtarkes, et le
jeune envoyé étudier les Saintes Écritures en Suisse en revint certes
éclairé, mais les mains vides. L’enfant avait disparu. Ceux qui avaient
infiltré les hassidim Satmar de Londres connurent un sort plus pénible.
Malins, de jeunes élèves de la yeshiva de Stamford Hill découvrirent
immédiatement l’identité des intrus et les confrontèrent, se mettant à
hurler : « Voilà les sionistes ! Venez, Yossele est là ! » Ils appelèrent
même la police de Londres, et les adjoints d’Isser eurent fort à faire pour
obtenir la libération de leurs collègues des prisons de Sa Majesté.
L’un après l’autre, les plus fidèles partisans d’Isser commencèrent à
perdre espoir. Ils lui dirent : « Isser, ça ne marchera pas. Annule la traque,
c’est comme si on cherchait une aiguille dans une botte de foin. On ne le
trouvera pas, cet enfant. »
Mais il ne renonça pas. Têtu comme un bouledogue, il ne prêta aucune
attention à leurs doutes et à leurs plaintes, et il continua, obsédé par
l’affaire, persuadé que, en dépit de tout, il réussirait.
*

À Paris, il convoqua Yaakov Caroz, chef de la station locale du
Mossad. Caroz, né en Roumanie, avait perdu ses parents pendant
l’Holocauste, et était impliqué dans l’espionnage et les questions de
sécurité depuis ses études à l’Université hébraïque de Jérusalem. Mince,
avec un grand front, des traits fins et des lunettes, Caroz, extérieurement,
avait tout d’un intellectuel. Il était l’ancien chef de « Tevel » (Univers), le
département du Mossad chargé des relations clandestines avec des
services de renseignements étrangers, et avait noué certaines des alliances
les plus secrètes et les plus incroyables d’Israël. Il avait contribué à
l’élaboration d’un « pacte périphérique » entre Israël, l’Iran, l’Éthiopie, la
Turquie et même le Soudan. Il avait établi des liens de coopération étroits
avec les responsables des services secrets français, britanniques et
allemands. Il avait conclu une alliance avec l’imposant général Oufkir, le
redoutable ministre marocain de l’Intérieur, et avait secrètement rencontré
le roi Hassan. Il avait même aidé l’empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié à
écraser une tentative de putsch menée par un de ses plus proches
conseillers. Lors d’une mission clandestine en Argentine, il était tombé
amoureux d’une jeune femme, Juliette (Yaël), qu’il avait épousée. Caroz,
d’une politesse et d’une douceur trompeuses, était un maître espion en
costume, qui ne se comportait jamais comme un homme de terrain.
Pourtant, qu’il soit un homme du monde parlant couramment français et
anglais en faisait un atout essentiel pour Isser.
À Paris, Isser travailla jour et nuit. Il avait pris une chambre d’hôtel,
mais passait le plus clair de son temps dans l’appartement qu’il avait
transformé en quartier général. Ses assistants lui achetèrent un lit pliant
(qu’ils surnommèrent le « lit de Yossele ») sur lequel il lui arrivait parfois
de s’écrouler pour piquer un petit somme. Cette situation dura des mois.
La plupart du temps, il était occupé à consulter des rapports, rédiger des
télégrammes et parler à ses hommes éparpillés dans toute l’Europe. À
l’aube, il quittait son bureau et se rendait à son hôtel, où il prenait une
douche et se rafraîchissait avant de repartir travailler. La première fois
qu’il était rentré à l’hôtel aux premières lueurs du jour, le portier lui avait
adressé un sourire admiratif. Ce petit monsieur profitait, semblait-il,
pleinement de la vie nocturne parisienne. La deuxième fois, il lui fit un
clin d’œil. Mais quand ces aventures nocturnes se poursuivirent une
troisième, une quatrième et une cinquième nuit, le portier n’y tint plus.
Quand il vit Isser revenir à l’aurore, les yeux rougis par le manque de
sommeil, mal rasé et les vêtements froissés, il se découvrit avec emphase,
s’inclina et lui lança : « Mes respects, monsieur 1 ! »
Puis, un matin d’avril, un curieux rapport parvint aux agents du Mossad.
Il émanait d’un jeune juif orthodoxe du nom de Meir, envoyé à Anvers, en
Belgique. Là, il avait fait connaissance d’un groupe de diamantaires
religieux qui éprouvaient une véritable vénération pour le vieux rabbin
Itzikel, considéré comme un saint homme. Quand ils souhaitaient résoudre
leurs litiges commerciaux, ils ne se tournaient par vers les tribunaux, mais
demandaient au rabbin de jouer à la fois le médiateur et le juge – souvent
pour des affaires portant sur des millions. Sa parole avait force de loi.
Même dans l’Europe moderne, ce groupe respectait les coutumes antiques.
Meir réussit à infiltrer le cercle des fidèles du rabbin et apprit que,
pendant la Seconde Guerre mondiale, ils avaient fonctionné comme un
réseau antinazi clandestin et avaient sauvé de nombreux Juifs de la
Gestapo. Après la guerre, le groupe avait continué à utiliser les mêmes
méthodes et l’expérience qu’il avait acquise pour conclure des affaires
dans le monde entier. Les marchands racontèrent à Meir une histoire
extraordinaire au sujet d’une Française blonde aux yeux bleus, une
catholique qui avait fait partie de leur organisation pendant la guerre et les
avait aidés à sauver des Juifs des griffes de Hitler. Profondément marquée
par le charisme du rabbin, elle s’était convertie au judaïsme et était
devenue une orthodoxe fervente. Pour le groupe, elle était un atout
inestimable. Elle avait beaucoup appris de ses années dans la
clandestinité ; elle était brillante, audacieuse, savait effacer ses traces, se
déguiser, et elle se servait de son charme naturel comme d’une arme. Elle
avait de plus un véritable instinct pour les affaires et une intelligence
incisive. Elle parcourait la planète en mission pour le groupe d’Anvers.
Son passeport français, son sang-froid et son intellect étaient pour elle
comme autant de sésames. « C’est une sainte femme », dirent les Juifs
d’Anvers à Meir. Ils lui expliquèrent aussi qu’elle s’était rendue en Israël.
Claude, le fils de son premier mariage, s’était lui aussi converti et, après
avoir fréquenté des yeshiva en Suisse et à Aix-les-Bains, il étudiait
maintenant dans une école talmudique à Jérusalem. Mais même les gens
d’Anvers ne savaient pas où se trouvait cette sainte fabuleuse à ce
moment-là.
Cette histoire enflamma l’imagination d’Isser. À première vue, rien ne
rattachait la Française à Yossele. Mais aux yeux du Ramsad, elle lui
semblait être une personne douée d’un formidable potentiel, la femme aux
mille visages. Pour les dirigeants orthodoxes, elle était un don de Dieu,
s’ils avaient besoin de quelqu’un qui soit capable d’effectuer des missions
secrètes à propos de Yossele.
Isser décida de suivre son intuition. Il abandonna toutes les autres pistes
et se concentra sur cette mystérieuse convertie. Il transmit en Israël tous
les détails dont il disposait, et ordonna à son service de retrouver la mère
et le fils.
Quelques jours plus tard, il reçut une réponse. Le fils s’appelait
désormais Ariel et était effectivement en Israël. Mais personne ne savait
où se trouvait sa mère. À l’origine, elle s’était appelée Madeleine
Feraille ; en Israël, elle était connue comme Ruth Ben-David.

                                   *

Les rapports qui affluaient au quartier général d’Isser permirent de se
faire une idée plus précise du profil de Madeleine Feraille. La jolie jeune
femme avait étudié l’histoire et la géographie à l’université de Toulouse et
à la Sorbonne. Elle avait épousé Henri, rencontré pendant ses études, et
leur fils était né peu après le début de la Seconde Guerre mondiale.
Madeleine avait pris le maquis, et ses activités clandestines l’avaient
amenée à entrer en contact avec des Juifs français et belges, dont le groupe
d’Anvers. À la fin de la guerre, elle avait même lancé avec certains
d’entre eux des affaires d’import-export.
En 1951, elle avait divorcé d’Henri, après être tombée amoureuse d’un
jeune rabbin dans une petite ville d’Alsace. Le rabbin, sioniste convaincu,
voulait émigrer en Israël, et les deux amants décidèrent de s’y marier. La
raison de sa conversion au judaïsme, par conséquent, n’était pas tant due à
la religion elle-même qu’à son amour pour l’un de ses représentants. Ruth
Ben-David, récemment convertie, avait noué un foulard sur ses cheveux
blonds, troqué ses vêtements élégants pour ceux, informes, d’une juive
orthodoxe, et avait suivi son fiancé en Terre sainte. Mais en Israël, les
choses avaient mal tourné. Le rabbin l’avait quittée et elle s’était
retrouvée seule, déprimée et frustrée. Cette crise personnelle expliquerait
pourquoi elle se serait rapprochée des cercles les plus extrémistes de
Jérusalem et de leur leader, le rabbin Meizish. Elle obtint un grand respect
de ce milieu le jour où elle se servit de son passeport français pour passer
dans le secteur jordanien de la ville afin d’aller prier au Mur des
Lamentations.
Au début des années cinquante, Ruth revint en France et recommença à
beaucoup voyager. Les agents du Mossad découvrirent qu’elle séjournait
souvent à Aix-les-Bains, ou dans une institution religieuse pour femmes
près de Paris. Mais elle n’avait pas d’adresse permanente.
Les autorités de l’immigration informèrent les hommes d’Isser que, ces
dernières années, Ruth s’était rendue à deux reprises en Israël. La seconde
fois, le 21 juin 1960, elle était repartie avec une petite fille, enregistrée
sur son passeport comme étant la sienne. Elle avait pris un vol d’Alitalia,
avec pour destination finale Zurich. Qui était la petite fille ? Ben-David
n’avait pas de fille. Isser sentit qu’il était sur la bonne piste. « Trouvez-
la ! » ordonna-t-il à Yaakov Caroz.
Disposant d’une description détaillée de la femme, Caroz, accompagné
d’un autre agent, partit pour Aix-les-Bains. Et, alors qu’ils arrivaient en
voiture dans la petite ville, ils eurent une vision étonnante : Ruth Ben-
David – sous son identité de Madeleine Feraille –, superbement vêtue,
était debout près de la route et faisait de l’auto-stop ! Ils en furent surpris.
Une Française élégante et raffinée, le pouce levé sur un bord de route,
c’était un spectacle pour le moins inhabituel. Le chauffeur fit aussitôt
demi-tour et fonça vers elle, mais une autre voiture s’était déjà arrêtée, et
la jolie femme était montée à bord.
Les agents rentrèrent d’Aix-les-Bains les mains vides. Toutefois, par
une autre source, ils apprirent que Ruth Ben-David entretenait des liens
étroits avec Joseph Domb, un riche joaillier londonien. Elle avait été vue
assise en compagnie de Domb dans une automobile, ce qui était
inconvenant pour un hassid. Isser connaissait Domb. C’était un farouche
ennemi de l’État d’Israël. Membre de la secte Satmar, c’était un confident
du rabbin Satmar de New York, et il était en relation avec les principaux
responsables Satmar des diverses communautés en Europe. « Si le rabbin
Satmar de New York est le pape, expliqua un spécialiste à Isser, alors
Domb est son archevêque. »
Isser comprit que toutes les routes menaient à Londres. C’était là que
vivaient les deux fils du vieux Shtarkes. Là qu’était basée une communauté
active de la secte Satmar, dirigée par Domb. Là que ce dernier avait été
aperçu avec Ruth Ben-David, qui avait peut-être fait sortir Yossele
d’Israël. Isser en était maintenant sûr : les hassidim Satmar d’Israël et
d’Europe avaient orchestré le kidnapping. Domb avait été aux commandes
de l’opération. Grâce à ses compétences, son expérience et son passeport
français, Ruth Ben-David avait joué un rôle central dans l’enlèvement.
Elle savait sans doute où l’enfant était caché.
Ses soupçons furent confirmés par un agent du Shabak qui avait
intercepté plusieurs lettres de Ruth Ben-David à son fils. Elles contenaient
des références voilées à Yossele Schuchmacher.
Mais Isser avait besoin de davantage d’informations. Il décida
d’infiltrer les hassidim Satmar. À Londres, ses hommes avaient parlé d’un
mohel, un rabbin spécialisé dans la circoncision des nouveau-nés, un
certain Freyer (nom fictif). Ce grand bavard, sous ses airs vertueux, aimait
les plaisirs de la vie et, surtout, il était proche de Domb et disait savoir où
était Yossele.
Isser déclencha une opération complexe afin de faire venir Freyer à
Paris. Un de ses hommes, se faisant passer pour un prince marocain, vint
voir Freyer et lui raconta qu’il était tombé amoureux d’une Juive. Ils
s’étaient mariés en secret et, chez eux, au Maroc, ils respectaient les rites
juifs. Or, sa femme venait d’avoir un petit garçon, et il tenait à ce qu’il
soit circoncis, mais il ne pouvait pas le faire au Maroc, sa famille le
tuerait si jamais elle l’apprenait. Son épouse et son fils se trouvaient à
Paris, le rabbin Freyer acceptait-il de venir procéder à la circoncision ? Il
serait généreusement récompensé.
Freyer accepta avec empressement. Quelques jours plus tard, il arriva à
Paris. Dès qu’il entra dans l’appartement du « prince marocain », il fut
appréhendé par des agents du Mossad. Ils l’escortèrent jusqu’à une pièce
vide, où il fut interrogé pendant des heures par Victor Cohen, chef du
département des enquêtes du Shabak. Le mohel était terrorisé. Il n’offrit
aucune résistance et se mit à parler. Mais quand on le questionna au sujet
de Yossele, il leva les mains. « Je suis terriblement désolé, dit-il, mais je
ne sais absolument rien. »
Il s’avéra en effet que Freyer ne savait rien de l’enfant disparu et que
toutes ses vantardises n’avaient eu d’autre but que d’impressionner son
entourage. Une fois de plus, Isser était dans une impasse.
Étonnamment, une autre de ses équipes avait touché le gros lot. Avec
l’aide des services français, ils avaient réussi à intercepter plusieurs
lettres adressées à Madeleine Feraille et, dans l’une d’elles, ils trouvèrent
ce qu’ils cherchaient. C’était une réponse à une petite annonce publiée
dans un journal à propos de la vente de sa maison de campagne à Orléans,
jolie ville située dans le « jardin de la France », la vallée de la Loire. Ils
envoyèrent une lettre à la boîte postale indiquée dans l’annonce, offrant à
Feraille plus qu’elle ne demandait pour la maison. Ils se firent passer pour
des hommes d’affaires autrichiens en quête d’un lieu de villégiature.
Madeleine Feraille répondit et donna l’adresse de sa maison. Peu après,
ils lui écrivirent pour lui dire qu’ils l’avaient visitée et qu’elle
correspondait à leurs besoins. Ils convinrent d’un rendez-vous pour
conclure la vente le 21 juin 1962, à la réception d’un grand hôtel parisien.
Quelques jours avant le rendez-vous, les hommes d’Isser arrivèrent à
Paris un par un et se mirent fébrilement au travail. Ils louèrent des voitures
et des planques à Paris et en banlieue, établirent des itinéraires de fuite,
préparèrent documents et équipement, et firent venir d’Israël des
spécialistes de la surveillance et des interrogatoires.
Isser estima que le meilleur moyen d’obliger Ruth Ben-David à
dévoiler ses secrets était de passer par son fils. Ariel étudiait dans une
yeshiva en Israël et en savait apparemment beaucoup sur Yossele. Isser se
disposa à le faire arrêter, au moment où sa mère serait enlevée en France.
Ariel était orthodoxe, mais moins fanatique que sa mère. Isser mit en place
un système de communication qui permettrait aux agents du Mossad de
synchroniser l’interrogatoire de Ruth avec celui de son fils en Israël, afin
de pouvoir utiliser les réponses du fils pour faire parler la mère.
Effectivement, le 21 juin, une grande femme élégante, d’une beauté
frappante, entra dans la réception de l’hôtel. C’était Madeleine Feraille.
Charmante, la Française se présenta aux deux Autrichiens qui
l’attendaient. L’un d’eux était Herr Furber, l’autre Herr Schmidt. Elle
parlait un anglais parfait, et maîtrisait aussi l’allemand. Elle ne soupçonna
jamais l’identité de ses deux acheteurs. Ils parvinrent rapidement à un
accord sur la vente, mais leur notaire était en retard. Furber l’appela
depuis l’une des cabines téléphoniques de la réception. De retour, il
expliqua que le notaire leur présentait ses plus plates excuses. Il avait été
retenu par plusieurs affaires urgentes. Il demandait s’il était possible que
tous se retrouvent à son étude ; il les recevrait immédiatement et ils
pourraient signer tous les papiers sur place.
« Quelle est votre adresse ? » avait demandé Furber.
« Y allons-nous ? »
Madeleine accepta. Ils montèrent dans la voiture de location des deux
Autrichiens et prirent la route jusqu’à la villa du notaire. Mais le charme
de la Française manqua faire capoter toute l’opération. Furber, qui était au
volant, était tellement fasciné par elle qu’il brûla un feu rouge. Un
sifflement strident le ramena à la réalité. Un gros agent de police en colère
lui arriva dessus en courant tout en soufflant dans son sifflet et en pointant
du doigt vers le feu.
Furber arrêta la voiture, en proie à un mauvais pressentiment. Que
faire ? Il était dans un pays étranger, avec de faux papiers, et conduisait
une voiture de location où était assise une femme sur le point de
disparaître. Il allait prendre une contravention, la police allait ouvrir un
dossier à son sujet, et… Mais Madeleine Feraille, cause de ses ennuis, fut
aussi celle qui vint à sa rescousse. Elle passa la tête par la vitre baissée.
« Monsieur l’agent, fit-elle gentiment, ce monsieur est un touriste. Il est
dans un pays étranger, il voyage avec une dame, et il s’efforce de lui
raconter des histoires… Vous comprenez, sans doute. Veuillez
l’excuser… » L’agent de police succomba à son tour au charme de la dame
et laissa les hommes du Mossad, paniqués, s’en tirer sans même une
amende.
La voiture entra dans la magnifique ville de Chantilly, où résidait le
« notaire ». Ils s’engagèrent dans l’allée de la villa et s’arrêtèrent devant
l’entrée principale. Les deux hommes d’affaires aidèrent galamment leur
invitée à descendre de voiture, l’escortèrent jusqu’à la demeure. La porte
s’ouvrit et elle entra.
On l’emmena dans le « bureau du notaire ».
C’était Yaakov Caroz qui jouait le rôle de ce dernier.
« Madame, dit-il en français, vous n’êtes pas ici pour discuter de votre
maison à Orléans, mais pour une autre affaire.
— Quoi ? Que se passe-t-il ?
— Je veux vous entretenir du petit Yossele Schuchmacher. »
À cet instant, deux hommes surgirent à ses côtés. Quand elle se
retourna, elle vit que les deux « hommes d’affaires » s’étaient volatilisés.
Elle prit peur.
« Je suis tombée dans un piège ! murmura-t-elle en français d’une voix
rauque.
— Vous êtes tombée entre les mains des services israéliens, madame »,
lui répondit Caroz.
Au même moment, la police interpellait Ariel Ben-David, son fils, à
Be’er Yaakov, une ville d’Israël.

                                   *

À Chantilly, Caroz se tourna vers Ruth Ben-David.
« Madame, vous êtes impliquée dans l’enlèvement de Yossele
Schuchmacher. Nous voulons l’enfant !
— Je ne sais rien et je ne dirai rien », répondit-elle avec fermeté.
Elle s’était rapidement remise du choc. Caroz avait fait venir sa belle-
sœur, infirmière de formation, prête à intervenir en cas d’urgence.
« C’était une femme très intelligente, dira pour sa part Shalom. Nous
avons tout de suite compris qu’elle en savait beaucoup plus que ce qu’elle
était disposée à nous dire. »
Les Israéliens le savaient, Ruth était leur dernier espoir. Tout comme ils
savaient qu’il ne leur serait pas facile de faire plier cette dame de fer, que
cela risquait de prendre du temps. Elle fut confiée à Yehudith Nissiyahu,
arrivée de Londres. Nissiyahu la traita avec des égards, s’occupa de ses
besoins en tant que grande pratiquante. Elle lui trouva des livres de prière
et des bougies pour le Shabbat, lui prépara des plats casher. Les pièces où
elle résidait étaient interdites aux hommes. L’infirmière dormait dans la
chambre voisine de la sienne.
L’interrogatoire débuta. La convertie passa des heures avec les agents,
surtout Yaakov Caroz et Victor Cohen, qui lui parlaient en français. Elle
fut surprise de découvrir que les Israéliens savaient tout d’elle, mais elle
refusa obstinément de révéler quoi que ce soit sur Yossele. « Je ne dirai
rien », répétait-elle, tout en affirmant que Victor Cohen n’était qu’un
« flic ». Elle niait avoir un lien quelconque avec l’enlèvement. « Alors,
j’ai commencé à lui parler de toutes sortes de sujets, se souvenait Victor
Cohen, juste pour qu’elle baisse sa garde. Je voulais savoir comment une
chrétienne avait pu devenir une orthodoxe fanatique. Au départ, quand
nous discutions, elle insistait pour que ce soit en présence d’une autre
femme. Plus tard, elle a accepté d’être seule avec moi, mais il fallait que
la porte reste ouverte. »
Un de ses interrogateurs avait la mission déplaisante de lui lancer des
accusations insultantes, afin de lui faire perdre son calme. Les hommes du
Mossad espéraient qu’elle réagirait de manière impulsive, qu’elle
cracherait des mots qu’elle n’aurait pas eu l’intention de dire et qui
pourraient servir dans l’interrogatoire auquel son fils était soumis au
même moment en Israël.
D’ailleurs, l’interrogatoire d’Ariel Ben-David, lui, commençait à porter
ses fruits. En Israël, le principal interrogateur était Avraham Hadar, un dur
affublé du surnom improbable de « Pashosh » (la Grive). Il annonça au
jeune homme que sa mère avait capitulé. « Ta mère a tout avoué. Tes
mensonges ne te mèneront nulle part. Dis la vérité ! » Ariel finit par
craquer. Il dit qu’il savait ce qu’il était advenu de l’enfant, et qu’il ne
parlerait « que si [ma] mère et [moi] obten[ons] l’immunité ».
Pashosh lui rétorqua : « Ça marche ! » Il l’emmena aussitôt voir Amos
Manor, le chef du Shabak. Quand ils entrèrent, Manor hurla à Ariel : « Je
ne sais pas ce que vous a promis Pashosh, mais je suis d’accord.
Maintenant, où est l’enfant ? » Ariel en fut secoué. « Quand il s’agissait de
hurler, Amos s’y entendait », rapporta Pashosh par la suite. Ariel reconnut
enfin que sa mère avait fait sortir Yossele d’Israël déguisé en petite fille.
Elle avait trafiqué son passeport, transformant l’ancien prénom de son
propre fils, Claude, en Claudine, et modifiant également sa date de
naissance pour qu’elle corresponde à l’âge de Yossele. Ariel savait que
l’enfant avait été emmené en Suisse.
Ses aveux furent transmis sur-le-champ à Chantilly, et les interrogateurs
de Ruth Ben-David la confrontèrent à l’évidence.
« Ariel est entre nos mains, lui déclara Victor Cohen. Il risque une peine
sévère. Il a tout avoué. Ne vous souciez-vous donc pas de son sort ?
— Il n’est plus mon fils », marmonna-t-elle.
Elle résistait toujours. Les interrogateurs ne purent s’empêcher
d’admirer la force incroyable de cette femme. Peu à peu, la situation
devenait intenable. La solution paraissait si proche, et pourtant, ils
sentaient bien qu’ils pouvaient encore échouer lamentablement.
Isser décréta alors que le moment était venu de prendre les choses en
main.

                                   *

Dans la pièce sombre et nue, Isser Harel et Ruth Ben-David, assis à une
table, se faisaient face. Des agents du Mossad se tenaient derrière leur
supérieur ; Cohen et Caroz servaient d’interprètes.
Isser était convaincu que les menaces ne feraient jamais plier cette
femme à la détermination farouche. La seule solution, pensait-il, était de la
persuader grâce à des arguments moraux. Elle était effectivement très
religieuse, mais n’était pas étrangère à la logique. Après tout, elle n’avait
pas été une juive ultra-orthodoxe toute sa vie, le fanatisme de générations
passées ne coulait pas dans ses veines depuis sa naissance. C’était une
femme intelligente, rusée, et il fallait la traiter comme telle.
« Je représente le gouvernement israélien, attaqua Isser en pesant
chacun de ses mots. Votre fils nous a tout dit, et nous avons beaucoup
d’informations sur vous. Nous connaissons la plupart de vos secrets. Nous
sommes désolés d’avoir dû vous amener ici par la force. Vous vous êtes
convertie au judaïsme, et le judaïsme, c’est Israël. Sans Israël, le judaïsme
ne survivrait pas. L’enlèvement de Yossele a porté un coup terrible à la
communauté religieuse en Israël. Il a attisé un sentiment de colère contre
les orthodoxes. Vous pourriez être la cause de violences et d’une guerre
civile. Si vous ne restituez pas l’enfant, le sang risque de couler. Imaginez
seulement ce qui pourrait arriver à cet enfant ! Il pourrait tomber malade,
mourir, même. Dans ce cas, comment vos complices et vous pourriez
regarder ses parents en face ? Cela vous hantera pour le restant de vos
jours. Et jamais vous ne serez pardonnée !
« Vous êtes une femme et une mère. Si quelqu’un désapprouvait votre
façon d’élever votre fils et vous l’enlevait, que ressentiriez-vous ?
Pourriez-vous dormir la nuit ?
« Nous ne nous battons pas contre la religion. Notre seul but est de
retrouver l’enfant. Dès qu’il sera entre nos mains, vous serez libre, et
votre fils aussi – et Israël sera de nouveau uni. »
Isser observa le visage de Ruth, qui commençait à trahir son conflit
intérieur. Semblant déchirée par des sentiments contradictoires, elle se
trouvait dans un état de grande tension, luttant contre elle-même comme
seule peut le faire une forte personnalité face à un dilemme redoutable.
Les agents du Mossad étaient immobiles, telles des statues. Eux aussi
pensaient que l’heure de vérité avait sonné.
Ruth releva la tête. « Comment puis-je savoir que vous êtes bien un
représentant de l’État d’Israël ? Comment puis-je vous faire confiance ? »
Sans réfléchir, Isser sortit son passeport diplomatique, émis à son nom,
et le tendit à Ruth Ben-David. Ses hommes n’en revenaient pas. Était-il
devenu fou ? Lui donner son vrai nom et son passeport, c’était prendre un
risque considérable ! Isser, lui, se disait que ce n’était qu’en faisant la
preuve de sa sincérité, en lui montrant qu’il avait confiance en elle qu’il
pouvait espérer réussir.
Ruth contempla longuement les armoiries d’Israël gravées sur le
passeport. Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang. « Je n’en peux plus,
murmura-t-elle. Je vais craquer… »
Puis, soudain, elle le fixa. « L’enfant se trouve chez la famille Gertner,
126 Pen Street, Brooklyn, New York. Ils l’appellent Yankele. »
Isser bondit sur ses pieds. « Dès que nous aurons l’enfant, vous serez
libre. » Et il quitta la pièce.

                                   *

Des télégrammes circulèrent fiévreusement entre Jérusalem, New York
et Washington. Isser contacta Israel Gur-Arie, responsable de la sécurité
des missions diplomatiques israéliennes en Amérique du Nord. Gur-Arie,
basé à New York, vérifia l’adresse. La famille Gertner s’y trouvait bien,
dans un quartier principalement peuplé de hassidim Satmar. Jérusalem
envoya un message à Avraham Harman, ambassadeur israélien à
Washington, lui ordonnant d’entrer en relation avec le FBI pour lui
demander de retrouver l’enfant et de le confier à Israël.
Gur Arie lui-même appela son homologue au FBI et lui donna tous les
détails – « ce que l’enfant mange, comment il s’habille, etc. ». L’agent du
FBI répondit : « Si vous en savez tant sur lui, allez donc le chercher vous-
même. » Gur-Arie répliqua : « Donnez-m’en l’autorisation. » L’agent du
FBI refusa.
Le quartier général d’Isser fut peu à peu submergé de télégrammes
inquiétants. Les Américains hésitèrent, signalèrent Gur-Arie et
l’ambassadeur israélien. Ils demandèrent : Êtes-vous absolument sûrs que
l’enfant se trouve à cette adresse ? Que se passerait-il si nous y
effectuions une descente et que nous ne le trouvions pas ? Le FBI laissait
entendre que sa réticence était liée à l’approche des élections au Congrès.
La secte Satmar représentait presque une centaine de milliers de voix, et
le gouvernement ne tenait pas à les perdre.
À Chantilly, Isser perdait patience. À minuit, il décrocha. « Passez-moi
Harman à Washington », ordonna-t-il.
Quand la connexion fut établie, il n’y alla pas par quatre chemins.
« Harman, fit-il, c’est Isser Harel. Je veux que vous entriez en contact
avec le ministre de la Justice Robert Kennedy, immédiatement, et que vous
lui disiez en mon nom que le FBI devrait récupérer le gamin sur-le-
champ. » Harman était époustouflé. « Isser, comment pouvez-vous parler
comme ça ? » Il lui fit comprendre que les services américains écoutaient
peut-être leur conversation.
« Tant mieux, rétorqua Isser. Je ne m’adresse pas qu’à vous. » Il
espérait que les Américains écoutaient, et que son attitude inébranlable les
inciterait à agir. Harman, lui, continuait à hésiter et tenta de mettre Isser en
garde contre d’éventuelles complications diplomatiques.
« Je ne vous ai pas demandé votre avis, cingla Isser. Dites-leur que,
s’ils n’agissent pas immédiatement, ils seront tenus pour responsables de
ce qui pourrait advenir. »
Quelques heures plus tard, le téléphone d’Isser sonna. C’était New
York. Le consulat l’informa que Robert Kennedy avait aussitôt pris des
mesures. Une équipe d’agents du FBI, accompagnée d’un agent de la
sécurité israélienne, s’était rendue à Brooklyn. L’enfant avait
effectivement été retrouvé sain et sauf. C’était Yossele.
Un jeune reporter du nom d’Elie Wiesel (le futur lauréat du prix Nobel)
appela Gur-Arie. « J’ai appris que vous aviez retrouvé l’enfant. » Gur-
Arie, qui avait juré de ne rien dire, opposa un démenti formel. Wiesel lui
en voulut pendant des années.

                                   *

En 1962, le 4 juillet fut aussi une fête nationale en Israël, car c’est ce
jour-là que l’avion transportant Yossele atterrit à l’aéroport de Lod.
Enthousiaste, la presse salua le dévouement et l’efficacité des services
secrets. Israël était en train de devenir le seul pays au monde où une telle
organisation était admirée et aimée de tout un peuple. Shlomo Cohen
Zidon, célèbre avocat israélien, écrivit une lettre de remerciement à
Ben Gourion pour avoir retrouvé l’enfant. Le Premier ministre répondit :
« C’est nos services secrets qu’il faudrait remercier, surtout leur chef, qui
a passé des jours et des nuits sur cette mission, et n’a pas pris de repos,
même alors que ses adjoints étaient sur le point de jeter l’éponge, jusqu’à
ce que l’enfant soit retrouvé et extirpé de sa cachette, ce qui n’a pas été
facile non plus. »
Tandis que tout le pays célébrait la libération de Yossele, Isser était à
Paris, où ses hommes donnaient une petite fête discrète en son honneur. Un
des agents leva son verre « à l’enfant restitué à sa patrie, à l’homme à la
volonté de fer qui l’a retrouvé, à l’État qui sait si bien protéger ses
citoyens ». Un autre offrit à Isser un bébé tigre en peluche en souvenir de
l’opération. Ses collègues expédièrent à son domicile à Tel-Aviv le « lit
de Yossele », sur lequel il avait passé tant de nuits blanches.

                                   *

Avec le retour de l’enfant, toute la vérité fut révélée.
Tout avait commencé par un télégramme.
Au printemps 1960, alors que Yossele était transféré clandestinement
d’une yeshiva à l’autre, Ruth Ben-David reçut un télégramme de son ami
le rabbin Meizish : « Venez immédiatement à Jérusalem, je vous ai trouvé
quelqu’un de bien. » Quand elle arriva, Ruth s’aperçut qu’en fait c’était
une mission secrète qu’il avait à lui confier. Elle devait faire sortir
Yossele du pays.
Elle revint en France, modifia son passeport, changea le nom de son fils
en Claudine et sa date de naissance de 1945 à 1953. Puis elle redevint
l’élégante Madeleine Feraille. Elle prit l’avion pour Gênes, où elle acheta
un billet à bord d’un bateau en partance pour Israël avec des passagers et
des candidats à l’immigration.
Sur le quai, à Gênes, elle se mit à jouer, comme par hasard, avec la fille
de huit ans d’une famille d’immigrants. Au moment de l’embarquement,
alors que la famille se débattait avec ses colis et ses bagages, la
charmante Madeleine offrit de monter à bord avec la petite fille, qu’elle
tenait par la main et qu’elle fit monter sur le pont. Les douaniers italiens,
contrôlant ses papiers, notèrent qu’elle avait embarqué avec sa petite fille.
En Israël, elle refit la même chose, et les services israéliens de
l’immigration consignèrent qu’elle était descendue du bateau avec sa
petite fille.
Quelques jours plus tard, Madeleine Feraille montait dans un avion à
Lod en compagnie de sa « fille Claudine », qui était en réalité Yossele
Schuchmacher, portant une jolie robe et des escarpins de cuir de bonne
marque.
Yossele passa presque deux ans dans des pensionnats ultra-orthodoxes
en Suisse et en France. Mais quand les recherches se développèrent en
Israël, Madeleine se présenta dans le pensionnat de Meaux où l’enfant
était caché sous le nom de « Menachem, orphelin d’origine suisse ». Elle
l’affubla une fois encore de vêtements de fille, et partit avec lui en
Amérique. Là, elle obtint l’aide du chef de la secte Satmar, le rabbin
Joelish Teitlebaum, qui ordonna à un certain Gertner, laitier de profession,
de prendre chez lui le petit « Yankele » et de dire que c’était un cousin
d’Argentine venu effectuer un long séjour.
Les spécialistes du Mossad s’aperçurent que le réseau clandestin ultra-
orthodoxe s’étendait à toute l’Amérique et en Europe, et qu’il était
comparable aux organisations secrètes des meilleurs services de
renseignement du monde. Mais surtout, ils furent impressionnés par Ruth
Ben-David. Elle respectait les règles du métier, n’avait jamais d’adresse
permanente, conservait tous ses documents importants dans son sac à
main, changeait d’identité aussi aisément que de vêtements. La jolie
Française était la Mata Hari du monde orthodoxe.
Or si tout Israël se réjouissait du retour de Yossele chez ses parents,
Ruth Ben-David, elle, se sentait brisée, vaincue. « Je suis coupable, dit-
elle en pleurant à ses amis. J’ai trahi notre cause. Je ne pourrai jamais me
le pardonner. On m’avait confié un précieux trésor, et je n’ai pas su le
garder. »
Toutefois, Madeleine Feraille avait fait une démonstration si
remarquable de toutes les qualités nécessaires à un agent secret qu’Isser
Harel décida de lui proposa de travailler pour le Mossad. Mais il arriva
trop tard. Elle était repartie à Jérusalem et avait disparu dans le monde
ultra-orthodoxe. Trois ans plus tard, elle épousa le rabbin Amram Bloy,
âgé de soixante-douze ans, chef de Neturei Karta, la plus fanatique de
toutes les sectes.
Isser Harel et Yossele Schuchmacher ne se rencontrèrent que neuf ans
plus tard, quand l’un des auteurs de ce livre organisa une fête en l’honneur
d’Isser et y invita Yossele. Désormais soldat de première classe dans une
division blindée, le jeune homme serra la main d’Isser et déclara : « Je
suis très touché. Isser Harel a été l’homme le plus important de ma vie.

1 En français dans le texte (NdT).
8

         Un héros nazi au service du Mossad

Il régnait une chaleur étouffante à Madrid en ce mois d’août 1963 quand
deux hommes entrèrent dans les locaux d’une société de constructions
mécaniques et demandèrent à rencontrer le propriétaire, un Autrichien du
nom d’Otto Skorzeny. Ils se présentèrent comme des officiers du
renseignement de l’OTAN et dirent à Skorzeny qu’ils étaient là sur
recommandation de son épouse, dont il était séparé. Ils avaient une offre à
lui faire qu’il ne pouvait refuser…
Très vite, le respectable chef d’entreprise s’aperçut que ses visiteurs
savaient tout de lui et de son passé. Car il n’avait pas été directeur d’une
société de constructions mécaniques toute sa vie. Pendant la Seconde
Guerre mondiale, Skorzeny, officier dans la SS, avait été l’un des grands
héros, sinon le plus grand, de l’Allemagne nazie. De grande taille,
charismatique, cet athlète au visage couturé de cicatrices dues à la
Mensur, ces duels au sabre typiques des cercles estudiantins allemands et
autrichiens, était devenu un commandant d’unité spéciale, véritable risque-
tout qui s’était chargé d’opérations spectaculaires. Le 12 septembre 1943,
il s’était posé en planeur avec un groupe de parachutistes sur le Gran
Sasso, le plus haut sommet des Apennins, en Italie. Ils avaient pris
d’assaut l’hôtel Campo Imperator, où l’ancien dictateur fasciste Benito
Mussolini était enfermé sur l’ordre du nouveau gouvernement italien
antinazi. Le capitaine SS Skorzeny avait délivré le Duce et l’avait ramené
à un Hitler reconnaissant, qui l’avait couvert de médailles et de
promotions. Pendant la bataille des Ardennes, en décembre 1944,
Skorzeny, désormais colonel dans la Waffen SS, s’était faufilé derrière les
lignes alliées où il avait semé le désordre et la confusion avec plusieurs
dizaines de ses hommes déguisés en soldats américains. Ses opérations lui
avaient valu la réputation d’être « l’homme le plus dangereux d’Europe ».
Acquitté lors des procès de Dachau après la guerre, il s’était installé en
Espagne, où il bénéficiait de la protection de Franco, et avait créé sa
société.
Ce jour-là, ses visiteurs ne tournèrent pas longtemps autour du pot.
« Nous ne sommes pas vraiment de l’OTAN, admit l’un d’eux dans un
allemand parfait. En fait, nous sommes membres des services secrets
israéliens. » Les deux hommes n’étaient autres que Rafi Eitan et Avraham
Ahituv, chef de la station du Mossad en Allemagne.
Skorzeny pâlit. Il y avait à peine un an que les Israéliens avaient pendu
Adolf Eichmann. Son tour était-il venu ? Il avait été acquitté, mais
certaines sources affirmaient qu’il avait pris part à l’incendie de
synagogues pendant la Nuit de Cristal, en novembre 1938.
Le petit homme assis face à lui dissipa ses inquiétudes. « Nous avons
besoin de votre aide, lui dit-il. Nous savons que vous avez de bons
contacts en Égypte. » Puis il entreprit d’expliquer à l’ancien colonel SS
pourquoi l’État juif avait besoin de ses services.

                                  *

Le 21 juillet 1962, deux semaines seulement avant le retour triomphal
de Yossele en Israël, l’Égypte avait impressionné la planète en procédant
au tir de quatre missiles. Deux étaient de type Al Zafir (le Vainqueur),
avec une portée de 280 kilomètres, et deux de type Al Kahir (le
Conquérant), d’une portée de 560 kilomètres. Ces énormes missiles, ornés
de drapeaux égyptiens, avaient été fièrement exhibés dans les rues du
Caire lors des défilés pour le jour de la Révolution, le 23 juillet. Le
président Gamal Abdel Nasser avait clamé devant une foule en extase que
ses missiles étaient capables de toucher n’importe quelle cible « au sud de
Beyrouth ».
Au sud de Beyrouth, justement, les dirigeants israéliens furent frappés
d’étonnement et d’inquiétude. Les missiles de Nasser étaient effectivement
capables d’atteindre n’importe quelle cible en Israël. Leur existence était
une surprise totale pour les Israéliens et, dans les coulisses du pouvoir,
personne n’avait de mot assez dur pour Isser Harel. Pendant que Nasser
construisait ses fusées meurtrières, Isser le Petit était occupé à courir
après Yossele, disaient ses détrac teurs. Alors que de terribles dangers
menaçaient la survie même de l’État hébreu, les meilleurs agents du
Ramsad écumaient les yeshiva déguisés en juifs ultra-orthodoxes.
Anxieux, Ben Gourion convoqua Isser Harel, qui promit de faire toute la
lumière sur le projet égyptien dès que possible. De retour à son quartier
général, Isser affecta ses meilleurs hommes à cette mission, et activa ses
taupes et ses informateurs en Égypte. Le 16 août, moins d’un mois après le
lancement des quatre missiles, il revenait voir Ben Gourion avec un
rapport détaillé.
Les missiles étaient construits par des scientifiques allemands, expliqua
Isser.
En 1959, Nasser avait décidé de se doter d’un arsenal secret
d’armements non conventionnels. Il avait nommé le général Mahmoud
Khalil, ancien chef du renseignement de l’armée de l’air, à la tête du
« Bureau des Programmes militaires spéciaux », chargé du développement
d’armes ultramodernes – avions de combat, fusées et missiles, mais aussi
substances chimiques et radioactives. Le budget du Bureau était
considérable.
Pour Khalil, la première étape avait été de trouver les hommes
nécessaires. Et il savait où chercher. Ses agents commencèrent à recruter
des centaines d’experts et de scientifiques allemands dont la plupart
avaient travaillé dans les instituts de recherche aéronautique et sur les
terrains d’essai de l’Allemagne nazie. Plus de trois cents Allemands,
attirés par les hauts salaires, les primes et les myriades d’avantages,
s’étaient clandestinement faufilés en Égypte et avaient aidé Nasser à
construire trois installations secrètes.
La première était « l’Usine 36 », où le génie allemand de
l’aéronautique, Willy Messerschmitt, mettait au point un chasseur à
réaction égyptien. Messerschmitt était le père des redoutables chasseurs
de la Luftwaffe pendant la Seconde Guerre mondiale. Mahmoud avait
signé un contrat avec lui le 29 novembre 1959.
Dans la deuxième usine, nom de code « 135 », l’ingénieur Ferdinand
Brandner produisait des moteurs à réaction pour les appareils de
Messerschmitt. Brandner avait passé plusieurs années en Russie ; après
son retour en Allemagne, Khalil était entré en contact avec lui avec l’aide
du docteur Eckart, un directeur de Daimler-Benz.
Mais le site le plus secret était « l’usine 333 », bâtie dans un endroit
isolé en plein désert. Là, les anciens enfants prodiges de Hitler
travaillaient maintenant sur les armes surprises de Nasser, les missiles à
moyenne portée.
Selon les sources d’Isser, le projet égyptien était passé à la vitesse
supérieure en décembre 1960. Ce mois-là, un avion de reconnaissance
américain U-2 avait photographié un gigantesque site à Dimona, en Israël,
qui semblait être un réacteur nucléaire. La découverte fit les gros titres de
la presse internationale ; personne ne crut les déclarations montées de
toutes pièces des Israéliens, qui affirmaient qu’il s’agissait d’une usine de
textiles. L’Égypte et plusieurs autres pays arabes menacèrent Israël. Mais
les menaces ne suffisaient pas, et l’Égypte espérait neutraliser le
programme nucléaire secret des Israéliens en développant ses propres
armes non conventionnelles.
Le professeur Eugen Sänger était le chef des spécialistes allemands des
fusées en Égypte. Directeur de l’Institut de recherche sur la propulsion par
réaction de Stuttgart, Sänger avait passé quelques années en France après
la guerre, et il avait contribué à la construction de la fusée Véronique,
médiocre réplique du V-2 allemand. Il arriva en Égypte avec ses
assistants, les professeurs Paul Goerke, spécialiste en électronique et en
guidage, et Wolfgang Pilz, autrefois ingénieur sur la base de Peenemünde,
où le brillant Wernher von Braun avait développé les fusées V-2. Le
docteur Hans Kleinwachter, dont le laboratoire de développement des
systèmes de missiles se trouvait dans la cité pittoresque de Lorrach, en
Allemagne, non loin de la frontière suisse, était un expert en électronique
et en guidage qui collaborait étroitement avec ses collègues en Égypte. Le
département de la chimie était sous la responsabilité du docteur Ermin
Dadieu, ancien officier SS. Les Allemands et les Égyptiens avaient créé
plusieurs sociétés écrans – Intra, Intra-Handel, Patwag et Linda – qui
achetaient les composants et les matériaux nécessaires au projet. Le
directeur administratif d’Intra-Handel était le docteur Heinz Krug, qui
dirigeait en outre l’Institut de recherche sur la propulsion de Stuttgart.
Hassan Kamil, un millionnaire égyptien vivant en Suisse, était également
de la partie, jouant le rôle de prête-nom et d’intermédiaire. Avec son aide,
les Égyptiens établirent deux entre prises factices en Suisse, MECO
(Mechanical Corporation) et MTP (Moteurs, Turbines et Pompes), qui
avaient pour mission de se procurer les matériaux de base, les
appareillages électriques et les outils de précision, et de recruter divers
spécialistes et techniciens. Les trois directeurs de ces entreprises étaient
Messerschmitt, Brandner et Kamil.
En 1961, Sänger et plusieurs centaines d’ingénieurs, de techniciens et
d’employés égyptiens avaient commencé à travailler à la fabrication des
missiles égyptiens. Mais à la fin de l’année, le gouvernement allemand
avait découvert le lien secret entre le projet égyptien et l’Institut de
recherche sur la propulsion de Stuttgart. Les autorités contraignirent
Sänger à démissionner, à rentrer en Allemagne et à cesser toute activité. Il
fut remplacé à la tête du programme égyptien par le professeur Pilz.
En juillet 1962, l’usine 333 avait produit trente missiles. Quatre d’entre
eux furent tirés en grande pompe devant un parterre choisi d’invités du
gouvernement et de journalistes. Vingt autres, dont certains n’étaient que
des leurres, défilèrent dans les rues du Caire, parés de drapeaux
égyptiens.

Quand Isser Harel vint voir Ben Gourion en août, il lui montra une lettre
de Pilz à Kamil Azab, le directeur égyptien de 333, dont Rafi Eitan et ses
hommes avaient réussi à obtenir une copie. C’était une demande portant
sur la somme de 3,7 millions de francs suisses en vue d’acheter des
composants de machines-outils et d’autres équipements nécessaires à la
fabrication de cinq cents missiles de Type 2 et quatre cents de Type 5.
Neuf cents missiles ! Le rapport d’Isser suscita une grande inquiétude
au ministère de la Défense. Les spécialistes israéliens étaient sûrs que les
Égyptiens n’avaient pas l’intention d’équiper les têtes de leurs missiles
d’explosifs conventionnels. Ils n’auraient pas consacré des millions de
dollars à leur construction pour qu’ils se contentent d’emporter une demi-
tonne de dynamite. Un bombardier était certain de s’en acquitter avec une
plus grande précision. Il était clair que l’Égypte doterait les missiles
d’ogives nucléaires ou les chargerait d’une autre substance interdite par le
droit international, comme des gaz toxiques, des cultures bactériologiques
ou des déchets radioactifs mortels.
D’après Isser, les scientifiques allemands travaillaient à un projet
retors visant à détruire Israël : ils développaient des armes
apocalyptiques, des missiles gigantesques, des ogives radioactives
capables de « détruire toute vie » et d’empoisonner l’air d’Israël pendant
des années ; ils travaillaient même sur des rayons de la mort et d’autres
inventions diaboliques.
« Nous les avons pris trop au sérieux, concéda ultérieurement le général
Zvi Zur, chef d’état-major de l’époque. Nos scientifiques étaient des
amateurs et ne savaient pas comment traiter ces informations. » Quoi qu’il
en soit, les Israéliens découvrirent le talon d’Achille du programme
égyptien – les Allemands n’avaient pas encore réussi à mettre au point un
système de guidage approprié pour diriger les missiles sur leurs objectifs.
Tant que cet obstacle ne serait pas surmonté, les missiles seraient
inutilisables.

                                 *

Isser Harel n’était plus le même. Il n’était plus celui que ses hommes
connaissaient et admiraient. Depuis la capture d’Eichmann, il avait
profondément changé. Ce professionnel réfléchi, célèbre pour ses nerfs
d’acier, voyait désormais dans l’Allemagne l’ennemi éternel d’Israël et du
peuple juif. Il était absolument convaincu que le gouvernement allemand
soutenait les scientifiques en Égypte et qu’il les aidait secrètement dans
leurs efforts pour détruire Israël. Le Ramsad demanda à Ben Gourion de
prévenir le chancelier allemand Konrad Adenauer et d’exiger qu’il
intervienne immédiatement pour mettre fin aux activités des scientifiques.
Ben Gourion refusa. Peu de temps auparavant, l’Allemagne avait accordé
à Israël un prêt colossal de 500 millions de dollars pour le développement
du Néguev. Ben Gourion et Adenauer avaient établi des relations de
confiance et de respect mutuel. Adenauer et son ministre de la Défense,
Franz-Josef Strauss, fournissaient à l’État hébreu d’énormes quantités
d’armes modernes, qui valaient des centaines de millions de dollars – des
chars, des canons, des hélicoptères et des avions –, le tout pour rien,
s’efforçant ainsi secrètement d’expier l’Holocauste et les crimes de
l’Allemagne contre le peuple juif. Ben Gourion faisait confiance au
gouvernement de Bonn et ne tenait pas à compromettre les relations
d’Israël avec ce pays en brandissant des accusations et en exigeant son
intervention dans la crise. Il ordonna au vice-ministre de la Défense
Shimon Peres d’écrire personnellement à Strauss pour lui demander
discrètement de l’aide.
Pour Isser, c’était insuffisant. Il décida de lancer de sa propre initiative
une campagne sans merci pour saboter les activités des Allemands en
Égypte.
Le 11 septembre 1962, à 10 h 30, un homme brun de type moyen-
oriental pénétra dans les bureaux de l’Intra, sur la Schillerstrasse à
Munich. L’employé qui le fit entrer dans le bureau du directeur de la
société, le docteur Heinz Krug, l’entendit dire qu’il était envoyé par le
colonel Nadim, un officier égyptien qui entretenait des contacts étroits
avec Krug. Trente minutes plus tard, l’Égyptien quittait le bâtiment en
compagnie de Krug. Une hôtesse des United Arab Airlines aperçut les
deux hommes qui se rendaient au guichet. Elle fut la dernière personne à
voir Krug.
Le lendemain matin, Mme Krug informait la police que son mari avait
disparu. Deux jours plus tard, la police retrouva la Mercedes blanche de
Krug abandonnée dans la banlieue de Munich. La voiture était maculée de
boue, et son réservoir complètement à sec. Un coup de téléphone anonyme
à la police annonça : « Le docteur Krug est mort. » Mais, se fondant sur
d’autres sources, la police estima que Krug avait été enlevé par des agents
du Mossad et emmené en Israël. Aujourd’hui, il ne fait plus aucun doute
que Krug est décédé.
Le 27 novembre 1962, Hannelore Wende, la secrétaire de Pilz à l’usine
333, repéra une épaisse enveloppe dans le courrier du matin. L’expéditeur
était un juriste de Hambourg réputé. Hannelore ouvrit l’enveloppe. Une
terrible explosion secoua les locaux. Gravement blessée, la secrétaire de
Pilz fut emmenée à l’hôpital, où elle séjourna durant plusieurs mois avant
de quitter l’Égypte, aveugle, sourde et défigurée.
Le lendemain, un gros colis portant la mention « Livres » arrivait à
l’usine 333. Quand un employé égyptien l’ouvrit, il explosa, tuant cinq
personnes. L’expéditeur, un éditeur de Stuttgart, était une fausse adresse.
Dans les jours qui suivirent, des colis piégés continuèrent à arriver.
Certains avaient été envoyés d’Allemagne, d’autres d’Égypte même.
Certains explosèrent, faisant des victimes, d’autres furent désamorcés par
des démineurs de l’armée égyptienne, alertés par les responsables de 333.
Officiellement, l’identité des expéditeurs ne fut pas établie, mais les
Égyptiens et les journalistes étaient certains que les bombes avaient été
préparées et adressées au Caire par le Mossad. Beaucoup plus tard, il
s’avéra que plusieurs des lettres piégées avaient été postées par « l’espion
Champagne ». Il s’agissait de Ze’ev Gur-Arie, un agent israélien qui
opérait en Égypte en se faisant passer pour « Wolfgang Lutz », propriétaire
allemand d’un haras près du Caire. Se prétendant ancien officier SS, il
s’était installé au Caire avec son épouse allemande, et avait tissé des liens
étroits avec la haute société égyptienne et ses dirigeants militaires.

                                   *

Les colis piégés semèrent le désarroi parmi les scientifiques allemands,
qui pensaient que leurs vies étaient en danger. Beaucoup reçurent des
appels anonymes, leurs interlocuteurs menaçant leur famille ou eux s’ils
continuaient à travailler sur le programme de Nasser. Les trois « usines »
en Égypte et les sociétés écrans en Europe firent l’objet d’un renforcement
des mesures de sécurité. Quand ils retournaient en Europe, les
scientifiques devaient se déplacer en grands groupes encadrés par des
agents de la sécurité allemande. Pratique qui sauva probablement le
professeur Pilz lors d’un déplacement en Europe à la fin de 1962. Un
groupe d’inconnus le suivit en Allemagne et en Italie, mais n’eut jamais
l’occasion de l’approcher.
Isser passa l’automne et l’hiver 1962 en Europe à diriger plusieurs
opérations du Mossad dont le but était de récolter des informations plus
récentes et plus précises. Rafi Eitan réussit à infiltrer une mission
diplomatique chargée de s’occuper du courrier des scientifiques
allemands. Les opérations de ce genre étaient ses préférées. « C’est bien
mieux que de recruter des agents, dit-il. Quand on recrute un agent, il faut
le former, lui fournir une couverture en béton, le mettre en place et lui
donner le temps d’établir des contacts… Lire le courrier de votre ennemi,
c’est beaucoup mieux – on obtient des résultats immédiats, et des
informations de premier choix. »
Pour ses opérations non conventionnelles, Eitan avait besoin d’un
équipement électronique très sophistiqué, mais ne savait pas où se le
procurer. Cet équipement, qu’utilisaient la CIA et d’autres ser vices, ne se
trouvait pas dans les boutiques. Alors qu’il lisait le journal dans son
bureau parisien, Eitan remarqua un court article sur Meyer Lansky,
mafieux juif notoire, patron du crime organisé à Miami. Pour son esprit
calculateur, c’était une occasion à exploiter. Il appela l’opératrice :
« Trouvez-moi Meyer Lansky à Miami ! »
Trois minutes plus tard, il avait Lansky au bout du fil.
« Shalom, Meyer, lança Eitan, je suis israélien, j’opère à Paris, et j’ai
besoin de votre aide pour l’État sioniste.
— Pas de problème, répondit Lansky. Dans un mois, je dois me rendre à
Lausanne, en Suisse. Rencontrons-nous là-bas. »
Eitan retrouva Lansky à Lausanne et lui expliqua de quoi il avait besoin.
Lansky lui donna l’adresse d’un homme à Chicago. « Il vous obtiendra ce
qu’il vous faut », lui dit-il. Une semaine plus tard, Eitan atterrissait à
Chicago et se dirigeait vers l’adresse en question. « L’équipement
électronique que ce type nous a trouvé nous a bien servi tout au long de
notre opération contre les scientifiques allemands », conclut Eitan.
Au cours d’une de ces opérations, Isser tomba sur un nouveau nom, le
docteur Otto Joklik. Selon les informations de sa source, Joklik était un
scientifique autrichien spécialiste des radiations nucléaires. Il aurait
travaillé sur un programme égyptien top secret visant à développer des
armes atomiques en un temps record. Les Égyptiens prévoyaient de créer
une société écran, Austra, qui, depuis l’Autriche, achèterait les matériaux
radioactifs nécessaires au projet de Joklik et les expédierait en Égypte.
Austra serait distincte d’Intra, pour échapper aux enquêtes des autorités
allemandes. Joklik était censé procéder à deux essais nucléaires en Égypte
et produire plusieurs bombes atomiques destinées à équiper des missiles.
Tout cela tendait à prouver que Joklik était un personnage
particulièrement dangereux, peut-être le plus dangereux des scientifiques
allemands. Toutes les stations du Mossad reçurent un ordre urgent :
trouvez Joklik !
Mais une incroyable surprise attendait Isser. Le 23 octobre 1962, un
inconnu sonna à l’entrée d’une des ambassades israéliennes en Europe,
demanda à rencontrer le responsable de la sécurité et donna son nom : « Je
suis Otto Joklik. Je suis disposé à tout vous dire sur mes activités dans
l’effort de guerre égyptien. »
Deux semaines plus tard, dans le secret le plus absolu, Joklik arrivait en
Israël.
Des mois après, quand la défection de Joklik fut découverte, des
journalistes européens écrivirent que Joklik avait probablement contacté
les Israéliens à cause de la disparition du directeur d’Intra, Heinz Krug.
Joklik était en liaison avec ce dernier, qui était un des rares à être au
courant du rôle de Joklik dans les programmes militaires spéciaux
égyptiens. À la disparition de Krug, Joklik avait cédé à la panique. Et si
Krug avait été enlevé par les Israéliens ? Il risquait de parler et révéler
quelles étaient les nouvelles fonctions de Joklik. Ce qui, il le savait,
équivalait pour lui à un arrêt de mort. Il décida donc de se rendre aux
Israéliens. De cette façon, au moins, il sauverait sa peau, espérait-il.
Joklik passa quatre jours en Israël, maintenu à l’isolement sur un site de
haute sécurité du Mossad. Isser choisit de se servir de lui pour deux
missions essentielles : en tant que source de renseignement sur le
programme égyptien, et en tant qu’agent double qui retournerait en Égypte
pour y travailler avec le Mossad.
Otto Joklik expliqua aux Israéliens qu’il avait été recruté par un
Allemand qui occupait un poste important chez United Arab Airlines et qui
l’avait présenté au général Mahmoud Khalil, surnommé « Herr Doktor
Mahmoud » par les Allemands. De cette rencontre étaient nés deux
projets, « Ibis » et « Cléopâtre ». Seuls le professeur Pilz et le docteur
Krug étaient également dans la confidence.

L’opération Ibis avait pour but de fournir à l’Égypte une arme
radiologique, susceptible de répandre des radiations dangereuses. Joklik
entreprit de se procurer de grandes quantités de cobalt-60, un isotope
radioactif, et de le tester en Égypte. Si les expériences étaient un succès, il
s’efforcerait d’obtenir davantage de cobalt, qui pourrait alors équiper les
ogives des missiles, lesquelles répandraient des radiations mortelles à
l’impact.
Le second projet, Cléopâtre, portait sur la production de deux bombes
atomiques. Joklik proposa une méthode originale pour les fabriquer : il
fallait acheter de l’uranium enrichi à 20 % aux États-Unis ou en Europe,
l’enrichir ensuite à 90 % dans des centrifugeuses spéciales développées
en Allemagne et aux Pays-Bas par des scienti fiques, les docteurs Wilhelm
Groth, Jacob Kistemaker et Gernot Zippe, et enfin fabriquer les bombes
avec cet uranium enrichi.
Joklik se rendit aux États-Unis pour tenter d’y récupérer de l’uranium
enrichi. Il rencontra également plusieurs scientifiques allemands qu’il
invita à venir construire des centrifugeuses en Égypte. Dans le même
temps, il achetait du cobalt-60 en Europe et l’envoyait à une gynécologue
du Caire, le docteur Khalil, la sœur de Herr Doktor Mahmoud…
À la fin du débriefing de Joklik en Israël, ses déclarations furent
soumises à plusieurs spécialistes afin qu’ils les analysent. Curieusement,
leurs rapports ne suscitèrent pas l’attention qu’ils auraient méritée. Or, les
experts affirmaient, à propos du projet Cléopâtre, qu’il était presque
impossible que Joklik obtienne de l’uranium enrichi à 20 %. Même si
c’était le cas, l’Égypte aurait besoin d’au moins une centaine des
meilleures centrifugeuses afin de récolter, en deux ou trois ans, l’uranium
nécessaire à la mise au point d’une seule bombe. Et même si les Égyptiens
se dotaient effectivement de la bombe, elle n’exploserait pas, car les
formules de Joklik étaient erronées. Ibis et les armes radiologiques
n’impressionnèrent pas plus les analystes. Leur impact, assurèrent-ils, ne
serait pas supérieur à celui d’une bombe conventionnelle. Mais le ton
rassurant de leurs rapports ne parvint pas à calmer les dirigeants
israéliens. Dont l’angoisse monta encore d’un cran quand ils apprirent que
les Égyptiens développaient aussi des armes chimiques. En juin 1963, il
s’avéra que leurs craintes étaient justifiées : les forces égyptiennes avaient
utilisé des gaz toxiques au Yémen 1 . Golda Meir, ministre des Affaires
étrangères, rencontra le président Kennedy et évoqua le risque que les
Égyptiens arment leurs missiles de têtes non conventionnelles. Elle lui
demanda d’intervenir, mais il refusa.
Ces têtes non conventionnelles étaient effectivement très dangereuses,
mais il fut considéré qu’il était prioritaire d’interrompre le développement
des systèmes de guidage des missiles. Pendant l’hiver 1963, le docteur
Kleinwachter, le spécialiste du guidage de l’usine 333, passait quelques
semaines en Allemagne. Dans la soirée du 20 février, il quitta son
laboratoire de Lorrach et engagea sa voiture dans la petite allée qui menait
à son domicile. L’allée, sombre et déserte, était couverte de neige.
Soudain, une voiture surgit d’une rue adjacente et lui bloqua le passage.
Un homme en sortit, qui marcha sur Kleinwachter. Le scientifique vit que,
outre le chauffeur, un troisième homme attendait dans le véhicule.
« Où habite le docteur Schenker ? » demanda celui qui était sorti. Sans
attendre la réponse, il dégaina un pistolet équipé d’un silencieux et ouvrit
le feu. La balle fracassa le pare-brise et se logea dans l’écharpe de laine
de Kleinwachter. Celui-ci tendit la main vers sa boîte à gants pour y
prendre son propre pistolet, mais son agresseur se replia vers la voiture,
qui fila dans la nuit.
La police retrouva le véhicule abandonné à une centaine de mètres du
lieu de l’attaque. Les trois hommes avaient fui à bord d’une autre voiture,
ils avaient toutefois laissé derrière eux un passeport au nom d’Ali Samir,
un des chefs des services secrets égyptiens. Ce n’était qu’une diversion ;
le jour de l’attaque, Samir se trouvait au Caire, où il avait été
photographié en compagnie d’un journaliste allemand.
On ne retrouva jamais les assaillants, mais la presse était unanime : les
Israéliens avaient tenté d’assassiner Kleinwachter, et avaient échoué.

                                   *

Quelques semaines plus tard, le Mossad recommença. Cette fois, il s’en
prit au scientifique allemand Paul Goerke, qui résidait en Suisse.
Comme Kleinwachter, Goerke travaillait sur un système de guidage
pour les missiles égyptiens dans son laboratoire de l’usine 333. Il était
considéré comme très important par les Égyptiens, et par le Mossad aussi.
Sa fille Heidi vivait à Fribourg, une ville allemande proche de la frontière
suisse. Peu après l’attaque contre Kleinwachter, Joklik avait appelé Heidi
pour lui dire qu’il avait rencontré son père en Égypte, où il travaillait au
développement d’armes terrifiantes destinées à détruire Israël. Joklik lui
laissa entendre que, si Goerke ne mettait pas un terme à ses activités, il
s’exposait à des risques terribles. En revanche, s’il quittait l’Égypte, il ne
lui serait fait aucun mal.
« Si vous aimez votre père, conclut Joklik, rendez-vous le samedi 2
mars à 16 heures à l’hôtel des Trois Rois à Bâle, et je vous présenterai un
de mes amis. »
Effarée, Heidi contacta aussitôt H. Mann, ancien officier nazi à qui les
Égyptiens avaient confié la sécurité des scientifiques. Mann alerta la
police de Fribourg, qui prévint les autorités suisses. Ainsi, quand Joklik et
son ami arrivèrent à l’hôtel des Trois Rois, plusieurs voitures de police
étaient garées derrière l’édifice, des inspecteurs étaient en poste à la
réception et des magnétophones avaient été placés près de la table où se
trouvait Heidi Goerke.
Joklik et son ami, l’agent du Mossad Joseph Ben-Gal, tombèrent dans le
piège. Ne se doutant de rien, ils discutèrent pendant une heure avec Heidi
Goerke, veillant cependant à ne pas proférer de menaces directes, tout en
faisant allusion au danger que courait son père s’il continuait à fabriquer
ses armes effrayantes. Ils proposèrent à Heidi de prendre l’avion pour Le
Caire afin qu’elle puisse persuader son père de rentrer en Allemagne, où
sa famille et lui seraient en sécurité.
Une fois la rencontre terminée, les deux hommes sortirent de l’hôtel et
prirent le train de 18 heures pour Zurich, où ils se séparèrent. Mais alors
que Joklik attendait une correspondance sur le quai, il fut arrêté par des
policiers en civil. Ben-Gal fut interpellé près du consulat israélien.
Le soir même, la police allemande demanda aux Suisses d’extrader les
deux hommes, soupçonnés d’avoir menacé Heidi Goerke et d’avoir pris
part à l’agression contre Kleinwachter.
Depuis son quartier général en Europe, Isser activa ses contacts et
s’efforça de convaincre les Suisses de relâcher Ben-Gal et Joklik, mais ils
refusèrent à cause de la demande d’extradition allemande. Isser revint
alors en Israël, où il rencontra Golda Meir. Ils s’étaient rapprochés depuis
quelque temps et nourrissaient la même hostilité et la même méfiance
envers l’Allemagne. Golda suggéra qu’Israël approche le chancelier
Adenauer et exige que l’Allemagne de l’Ouest annule sa demande
d’extradition.
Isser se rendit immédiatement à Tibériade, où le Premier ministre Ben
Gourion passait ses vacances. Il lui enjoignit d’envoyer un émissaire
extraordinaire à Bonn, qui apporterait à Adenauer des preuves des
sinistres activités des scientifiques allemands en Égypte et réclamerait le
retrait de la demande d’extradition.
Ben Gourion refusa.
Isser ne lâcha pas prise.
« Vous devez décider de ce que nous ferons si l’arrestation est rendue
publique. Parce que alors, toute l’affaire va éclater.
— Comment ça, éclater ? demanda Ben Gourion.
— Dès que l’arrestation de Ben-Gal sera connue, toute l’affaire des
scientifiques allemands aussi sera dévoilée. Israël devra expliquer
pourquoi Ben-Gal a fait ce qu’il a fait. Il va falloir que nous révélions que
les Égyptiens ont acheté des équipements pour leurs fusées et d’autres
programmes militaires à l’Allemagne. »
Ben Gourion réfléchit un moment, et dit : « Qu’il en soit ainsi. »
C’est là que le fossé commença à se creuser entre les deux hommes.

                                   *

Dans la soirée du 15 mars 1963, United Press annonça l’arrestation de
Joklik et Ben-Gal, « soupçonnés d’avoir menacé la fille d’un scientifique
allemand employé par l’Égypte ». Isser Harel convoqua une réunion
secrète des rédacteurs en chef des quotidiens israéliens, au cours de
laquelle il décrivit le contexte de l’interpellation de Ben-Gal. Il mit plus
particulièrement l’accent sur le rôle de Joklik dans l’affaire, le genre de
travaux qu’il avait effectués pour le compte des Égyptiens et le fait qu’il
avait volontairement changé de camp et s’efforçait de réparer les dégâts.
Dans les jours qui suivirent, les adjoints d’Isser fournirent des
informations à trois journalistes israéliens, Naftali Lavi du Ha’aretz,
Shmuel Negev de Ma’ariv et Yeshayahu Ben-Porat du Yedioth Ahronoth.
On leur donna tous les faits, ainsi que les adresses d’Intra, Patwag et de
l’Institut de Stuttgart. Les trois hommes partirent ensuite pour l’Europe,
pour rassembler des informations sur les scientifiques allemands et les
communiquer à leurs journaux. Venant d’Europe, les nouvelles sur le
programme des scientifiques allemands seraient plus crédibles, se disait
Isser. D’autres agents du Mossad furent envoyés à l’étranger pour y briefer
des journalistes pro-israéliens.
Isser Harel ne comprit pas que la question allemande était un des sujets
les plus sensibles en Israël. Son offensive à outrance contre l’Allemagne
avait provoqué une avalanche qu’il était impossible d’endiguer, un déluge
d’accusations contre les scientifiques qui déclencha une véritable panique
en Israël.
À partir du 17 mars, la presse israélienne et internationale se retrouva
noyée dans une mer de gros titres sensationnalistes : des scientifiques
allemands, d’anciens nazis pour la plupart, fabriquaient des armes
meurtrières en Égypte. Ils préparaient des armes biologiques, chimiques,
nucléaires et radioactives. Ils développaient des gaz toxiques, des
microbes monstrueux, des rayons de la mort, des ogives équipées de
bombes atomiques ou de déchets nucléaires capables de répandre des
radiations mortelles. Les journaux se bousculaient pour publier des
articles que l’on aurait jurés pompés dans les aventures de Guy l’Éclair :
le rayon de la mort qui, dans un sifflement, incinérait tout sur son
passage… l’air au-dessus d’Israël, empoisonné pendant au moins
quatre-vingt-dix ans… les microbes répandant des infections
abominables, et cætera. La campagne accusait également le gouvernement
de la République fédérale d’Allemagne non seulement de ne rien faire
pour mettre fin aux agissements diaboliques de ses sujets en Égypte, mais
même de suivre les traces de Hitler. Les journalistes dépêchés en Europe
jetaient de l’huile sur le feu en « découvrant » chaque jour de nouveaux
détails sur le complot démoniaque des scientifiques.

                                 *

À Bâle, Ben-Gal et Joklik écopèrent de condamnations bénignes : deux
mois de prison, déjà purgés. Mais le procès eut secrètement des
conséquences considérables.
Durant l’audience, le juge s’aperçut soudain qu’un des spectateurs était
armé.
« De quel droit portez-vous une arme dans mon tribunal ? demanda le
magistrat, indigné.
— J’ai un permis de port d’armes. Je suis chargé de la sécurité des
scientifiques allemands en Égypte. »
Il se présenta comme H. Mann, l’homme contacté par Heidi Goerke
après l’appel téléphonique de Joklik, qui avait alerté la police allemande.
Un informateur du Mossad, sous couverture, quitta aussitôt la salle
d’audience et signala l’incident à ses supérieurs. Dès qu’il l’apprit, Raphi
Medan, vétéran des services, sauta dans le premier train pour Vienne, où il
se précipita au domicile du célèbre chasseur de nazis Simon Wiesenthal.
Ce dernier accepta sur-le-champ d’aider le Mossad.
« Avez-vous entendu parler d’un Allemand du nom de H. Mann ? »
demanda Medan.
Wiesenthal se plongea dans ses gigantesques archives. Au bout de
quelques heures, il revint vers Medan, un dossier entre les mains. « Il était
officier dans les SS pendant la guerre, expliqua-t-il. Il a servi dans une
unité de commando sous le ordres du colonel Otto Skorzeny. »
Medan rapporta l’information à l’inévitable Rafi Eitan et à Avraham
Ahituv. Ahituv, moustachu dégarni à lunettes sensible aux coups de soleil,
était né en Allemagne sous le nom d’Avraham Gotfried. Il avait émigré en
Israël à l’âge de cinq ans avec ses parents, fervents pratiquants. Dès seize
ans, il était membre de la Haganah ; à dix-huit, il fut l’un des fondateurs du
Shabak. D’une grande intelligence, il avait terminé ses études pendant son
service, et était sorti diplômé de la faculté de droit avec la mention très
bien. En 1955, il avait capturé Rif’at El Gamal, l’espion égyptien le plus
important en Israël, qui opérait sous l’identité de Jack Bitton. Il l’avait
retourné et fait de lui l’un des agents doubles les plus efficaces du Mossad
qui, pendant plus de douze ans, fournit au Caire des informations
soigneusement préparées. En 1967, à la veille de la guerre des Six Jours,
El Gamal prévint les Égyptiens qu’Israël allait lancer une attaque terrestre
avant d’envoyer son aviation dans la bataille. Par conséquent, l’armée de
l’air égyptienne relâcha son attention, ce qui facilita sa destruction au sol
par les appareils israéliens. Ahituv deviendrait plus tard un des meilleurs
directeurs du Shabak, très apprécié pour ses efforts en faveur de
l’intégration des Arabes israéliens dans la société.
Ce soir-là, en mai 1963, Ahituv écouta le rapport de Medan sur Mann et
Skorzeny, puis se tourna vers Eitan : « Pourquoi n’essayons-nous pas de
recruter Skorzeny ? »
Au début, l’idée leur parut folle, mais elle n’était pas sans une certaine
logique : si Skorzeny s’adressait à Mann, il avait toutes les chances
d’obtenir des informations ultraconfidentielles de son ancien subordonné.
Restait à savoir comment contacter Skorzeny. Une enquête rapide leur
permit de découvrir que même s’il s’était séparé de son épouse, ils étaient
encore très proches. Elle gérait désormais une entreprise spécialisée dans
le courtage de métaux. Les agents du Mossad dénichèrent un chef
d’entreprise israélien, Shlomo Zablodovitch, qui travaillait dans le même
secteur. Oui, dit-il, il connaissait Mme Skorzeny. Il la leur présenta, et elle
leur apprit tout ce dont ils avaient besoin.
Ainsi Eitan et Ahituv débarquèrent-ils dans le bureau de Skorzeny à
Madrid.
Ils demandèrent alors à l’ancien héros du Troisième Reich de devenir
leur agent et de transmettre au Mossad des informations sur les activités
des scientifiques égyptiens en Égypte. Outre H. Mann, Skorzeny
connaissait bon nombre de membres de la colonie allemande en Égypte,
dont beaucoup avaient été officiers avec lui.
« Comment puis-je vous faire confiance ? demanda Skorzeny. Comment
puis-je être sûr que vous ne vous en prendrez pas à moi ensuite ? » Il
craignait que des Israéliens vengeurs ne finissent par le coincer comme ils
l’avaient fait pour Eichmann, et qu’il ne subisse le même sort.
Rafi Eitan trouva la solution sur l’instant. « Nous sommes autorisés à
vous garantir que vous n’avez pas de raison d’avoir peur », dit-il. Sur une
feuille de papier, il écrivit une lettre à Skorzeny au nom de l’État d’Israël,
lui assurant qu’il ne serait soumis à aucune poursuite ni violence.
Skorzeny étudia le document puis se tut. Il se leva et, plongé dans ses
pensées, se mit à faire les cent pas.
Enfin, il se tourna vers les Israéliens. « J’accepte », fit-il.
Dans les mois qui suivirent, Skorzeny communiqua à ses agents traitants
du Mossad des renseignements inestimables sur les activités des
scientifiques allemands en Égypte. Avec l’aide de H. Mann et d’autres
anciens camarades, il obtint des listes détaillées des scientifiques, ainsi
que leurs adresses, des rapports sur les progrès de leurs travaux, des plans
des missiles, des échanges de correspondance sur leur incapacité à mettre
au point un système de guidage.
Mais Isser Harel n’était plus là pour lire les rapports de Skorzeny.

                                    *

Entre-temps, les médias israéliens s’étaient déchaînés. Des unes
tapageuses, des éditoriaux, des dessins et même des poèmes proclamaient
que l’Allemagne de 1963 était la même que celle de 1933. Et que cette
Allemagne qui avait massacré six millions de Juifs aidait maintenant
l’Égypte à préparer un nouvel Holocauste. À la Knesset, Menahem Begin,
le chef de l’opposition, hurla à Ben Gourion dans une tirade incendiaire :
« Vous vendez des Uzis aux Allemands, et eux, ils envoient des microbes à
nos ennemis. » Dans un discours, Golda Meir, l’alliée d’Isser, accusa les
Allemands présents en Égypte de fabriquer des armes « dont le but est de
détruire toute vie ».
C’étaient des accusations outrancières, presque complètement coupées
de la réalité. Amos Manor, patron du Shabak et vieil ami d’Isser, nous
déclara plus tard : « Pendant cette période où il dirigeait la campagne
contre les scientifiques allemands, Isser était déséquilibré. C’était
beaucoup plus profond qu’une obsession. Il était impossible d’avoir une
conversation normale sur le sujet avec lui. »
Rentré en Israël d’un voyage en Afrique le 24 mars, Shimon Peres, le
vice-ministre de la Défense, perçut aussitôt le redoutable danger que la
croisade d’Isser Harel représentait pour les relations germano-
israéliennes. Il comprit aussi que ces histoires d’armes capables de
« détruire toute vie » étaient grotesques. AMAN, le service de
renseignements de Tsahal, lui fournit une analyse très différente. « Nous
avons rassemblé tout ce que nous avons pu, raconte le général Meir Amit,
chef d’AMAN, et peu à peu, le tableau s’est précisé : cette affaire avait
pris des proportions délirantes… Nos gens disaient que ça ne pouvait pas
être vrai, que ça ne pouvait pas être pris au sérieux. »
Les hommes d’Amit ne trouvèrent aucun indice prouvant que les
scientifiques allemands développaient des armes chimiques ou
bactériologiques ; les rumeurs d’armes apocalyptiques semblaient
empruntées à des récits de science-fiction. La quantité de cobalt importé
en Égypte était infinitésimale. Il fut également établi qu’Otto Joklik, dont
le témoignage avait joué un rôle clé dans toute l’histoire, n’était rien
d’autre qu’un aventurier auquel on ne pouvait pas faire confiance.
Le rapport d’AMAN atterrit sur le bureau de Ben Gourion le 24 mars. Il
convoqua immédiatement Isser Harel et l’interrogea sur ses sources. Il
exigea des réponses exhaustives et exactes ; Isser reconnut avoir envoyé
des journalistes en Europe, après les avoir soigneusement briefés. Il admit
aussi qu’il ne disposait d’aucune information sur des gaz toxiques, et des
bombes radiologiques ou au cobalt.
Le lendemain, Ben Gourion reçut Shimon Peres, accompagné du chef
d’état-major et du général Amit. Le patron d’AMAN présenta un rapport
détaillé et clair : les scientifiques qui travaillaient en Égypte étaient
médiocres, et ils construisaient des missiles déjà dépassés. Leurs activités
étaient certes dangereuses, mais la panique qui s’était répandue dans les
cercles dirigeants en Israël, y compris au ministère de la Défense et dans
l’armée, était tout à fait exagérée.
Ben Gourion convoqua de nouveau Isser. Leur conversation fut tendue,
et Ben Gourion fit part de ses doutes quant à l’exactitude des rapports et
des évaluations du Mossad. La confiance absolue qui avait caractérisé les
relations entre les deux hommes se mua en un échange acide qui aborda
également d’autres aspects des liens entre Israël et l’Allemagne. Isser,
furieux, revint à son bureau, d’où il envoya une lettre de démission à Ben
Gourion. Le Premier ministre tenta de l’en dissuader, mais Isser ne voulut
pas en démordre. Je démissionne, dit-il, un point, c’est tout.
C’était la fin d’une époque.
Ben Gourion demanda alors à Isser de rester le temps de lui trouver un
remplaçant. Le Ramsad refusa. « Dites à Ben Gourion d’envoyer
quelqu’un récupérer les clés tout de suite », lança-t-il au chef de cabinet
du Premier ministre. Ben Gourion dut se débrouiller pour trouver un
remplaçant à la hauteur du légendaire Isser, et ce sans tarder. « Trouvez-
moi Amos Manor, maintenant », ordonna-t-il à son chef de cabinet, qui se
rua sur le téléphone.
Mais le directeur du Shabak était injoignable. Il était en route pour le
kibboutz Magan, dans la vallée du Jourdain, pour rendre visite à des
parents, et les téléphones portables n’avaient pas encore été inventés.
« Alors, trouvez-moi Meir », s’impatienta Ben Gourion. Le général
Meir Amit était en tournée d’inspection dans le Néguev, mais il put être
joint par radio, et convoqué à Tel-Aviv. À son arrivée, il apprit qu’il était
nommé directeur intérimaire du Mossad jusqu’à ce que quelqu’un d’autre
puisse prendre en charge l’organisation. Quelques semaines plus tard, sa
nomination devenait définitive.
*

À la suite de la lettre discrète envoyée par Peres à Franz Josef Strauss,
l’Allemagne confia à un spécialiste respecté, le professeur Boehm, la
mission de trouver un moyen de ramener les scientifiques partis en Égypte.
Bonn réussit d’ailleurs à en convaincre plusieurs en leur offrant des postes
dans des institutions de recherche sur le territoire allemand. Peu à peu, les
autres suivirent. Ils ne parvinrent pas à construire des missiles, leurs
systèmes de navigation étaient défectueux, les ogives n’étaient pas pleines
de matériau radioactif, et même l’avion de Messerschmitt ne décolla
jamais.
Un des auteurs de ce livre se rendit à Huntsville, dans l’Alabama, où il
rencontra le petit génie aux yeux bleus de la NASA, Wernher von Braun.
Ce dernier étudia les listes des scientifiques allemands en Égypte, ainsi
que leurs projets présumés, et conclut qu’il était fort peu probable que ces
chercheurs de piètre qualité aient un jour pu construire des missiles
opérationnels.
Le programme de Herr Doktor Mahmoud échoua lamentablement.
L’affaire des scientifiques allemands causa la chute d’Isser Harel, et est
à l’origine de l’ascension de Meir Amit. Harel nourrit un profond
ressentiment à l’égard de son successeur, auquel il s’opposa avec
acharnement tant qu’Amit occupa les fonctions de Ramsad. L’affaire
contribua en outre à saper le pouvoir politique de Ben Gourion, qui
démissionna quelques mois plus tard.
Au Caire, les services secrets égyptiens démasquèrent Wolfgang Lutz,
« l’espion Champagne », et l’arrêtèrent en 1965. Toutefois, ils ne
percèrent jamais sa couverture. Continuant à le prendre pour un Allemand,
ils le condamnèrent à la prison, dont il fut libéré au bout de deux ans et
demi.
Quand l’affaire fut enterrée, ce fut également la fin de la coopération
entre le Mossad et Otto Skorzeny, l’agent le plus improbable à avoir
jamais espionné pour l’État hébreu.

1 De 1962 à 1970, le Yémen du Nord fut le théâtre d’une guerre entre républicains et royalistes.
Les Égyptiens y intervinrent massivement aux côtés des républicains, qui finirent par l’emporter
(NdT).
9

                   Notre homme à Damas

« Ma chère Nadia, ma chère famille,
« Je vous écris ces derniers mots dans l’espoir que vous resterez unis
pour toujours. Je demande à mon épouse de me pardonner, de prendre soin
d’elle et de donner une bonne éducation à nos enfants… Ma très chère
Nadia, tu peux te remarier, pour que nos enfants aient un père. Tu es tout à
fait libre à cet égard. Je te demande de ne pas pleurer sur le passé, mais
de te tourner vers l’avenir. Je t’envoie mes derniers baisers, prie pour mon
âme.
« Eli. »
Cette lettre arriva sur le bureau de Meir Amit, le nouveau Ramsad, en
mai 1965. Eli Cohen, un des agents les plus audacieux dans l’histoire de
l’espionnage, l’avait rédigée d’une main tremblante, quelques minutes
seulement avant que sa vie ne connaisse une fin brutale sur l’échafaud à
Damas.

                                  *

La vie secrète d’Eli Cohen avait débuté plus de vingt ans plus tôt.
Cohen, jeune et séduisant Juif égyptien de taille moyenne, au sourire
désarmant surmonté d’une moustache noire soigneusement taillée, rentrait
chez lui par un après-midi humide de juillet 1954. Il avait trente ans. Dans
une rue du Caire, il tomba sur un vieil ami, agent de police. « Ce soir, lui
confia le policier, on va arrêter des terroristes israéliens. L’un d’eux
s’appelle Shmuel Azar. » Eli prétendit être impressionné et admiratif, mais
dès qu’il eut quitté son ami, il se hâta de rejoindre son appartement de
location et en fit disparaître le pistolet, les explosifs et les documents
qu’il y dissimulait. Eli était très impliqué dans les activités clandestines.
Il préparait les itinéraires de fuite des familles juives qui voulaient
émigrer en Israël, leur fabriquant de faux documents. Il était également
membre du réseau juif qui participait à une opération ambitieuse, connue
plus tard sous le nom d’« affaire Lavon ».
Cette dernière remontait au début de 1954, quand les dirigeants d’Israël
avaient eu vent de la décision du gouvernement britannique de se retirer
complètement d’Égypte, où il disposait d’une présence militaire depuis

  1. L’Égypte était le plus puissant des pays arabes, et l’ennemi juré
    d’Israël. Tant que l’armée britannique était déployée en Égypte, qu’elle
    conservait des dizaines de bases et d’aérodromes le long du canal de
    Suez, Israël pouvait compter sur l’influence modératrice de Londres sur la
    junte militaire au pouvoir. Mais avec la décision d’évacuer l’Égypte, c’en
    serait aussitôt fait de cette influence ; de plus, des bases modernes, des
    pistes aériennes et d’énormes quantités d’équipements et de matériel de
    guerre tomberaient entre les mains d’une armée égyptienne qui ne tenait
    pas en place. Israël, indépendant depuis à peine six ans, pouvait être la
    cible d’une violente offensive lancée par une armée égyptienne plus
    importante, mieux équipée, et rêvant de venger sa défaite honteuse pendant
    la guerre de 1948.
    Était-il possible de faire revenir les Britanniques sur leur décision ?
    Ben Gourion n’était plus à la barre de l’État, il s’était retiré dans le
    kibboutz Sdeh Boker et avait été remplacé par un dirigeant modéré, mais
    faible, Moshé Sharett. Le ministre de la Défense Pinhas Lavon contestait
    ouvertement son autorité. À l’insu de Sharett, et sans en informer le
    Mossad, Lavon et le colonel Benyamin Gibli, chef d’AMAN, devisèrent
    d’un plan aussi délirant que dangereux. Ils dénichèrent une clause, dans
    l’accord entre la Grande-Bretagne et Le Caire, qui autorisait Londres à
    réoccuper ses anciennes bases en cas de crise grave, et en conclurent
    naïvement que, si l’Égypte était frappée par une campagne d’attentats
    terroristes, le Royaume-Uni décréterait que les Égyptiens n’étaient pas
    capables de maintenir l’ordre. Donc, les Britanniques ne se retireraient
    plus du pays.
    Lavon et Gibli décidèrent alors de déclencher une série d’attentats à la
    bombe au Caire et à Alexandrie, prenant pour cibles des bibliothèques et
    des centres culturels américains et britanniques, mais aussi des cinémas,
    des bureaux de poste et d’autres édifices publics. En Égypte, les agents
    secrets d’AMAN recrutèrent de jeunes Juifs locaux, sionistes fervents
    prêts à donner leur vie pour Israël. Ce faisant, AMAN rompit avec une
    règle sacro-sainte des services de renseignement israéliens : ne jamais
    faire appel à des Juifs locaux dans le cadre d’opérations hostiles, puisque
    cela risquait de leur coûter la vie et de mettre en danger toute la
    communauté juive. Par ailleurs, ces jeunes hommes et femmes n’étaient
    nullement entraînés à ce genre d’opération.
    On leur demanda de poser des bombes rudimentaires, fabriquées à
    partir d’étuis à lunettes remplis d’une substance chimique. Une autre
    substance était versée dans un préservatif glissé dans l’étui. Extrêmement
    corrosif, ce deuxième produit chimique finissait par percer le préservatif
    et par entrer en contact avec l’autre substance, provoquant une petite boule
    de feu. Le préservatif servait de minuteur, permettant à la personne qui
    avait placé la bombe incendiaire de s’échapper avant l’explosion.
    C’était un plan voué à l’échec. Le 23 juillet, après une ou deux actions,
    une des bombes explosa dans la poche de Philip Natanson, un membre du
    réseau, à l’entrée du cinéma Rio, à Alexandrie. Il fut arrêté par la police
    et, dans les jours qui suivirent, le réseau fut démantelé.
    Eli Cohen fut interpellé lui aussi, mais aucun indice n’avait été
    découvert lors de la fouille de son appartement. Il fut remis en liberté,
    mais la police égyptienne conserva un dossier à son nom. Il comprenait
    trois photos de lui, et décrivait le suspect comme Eli Saul Jundi Cohen, né
    en 1924 à Alexandrie de Saul et Sophie Cohen, qui avaient émigré vers
    une destination inconnue en 1949 avec les deux sœurs et les cinq frères
    d’Eli. Ce dernier, diplômé du collège français, étudiait à l’université
    Farouk du Caire.
    Les Égyptiens ne savaient pas que la famille d’Eli avait émigré en
    Israël, où elle s’était installée à Bat Yam, en banlieue de Tel-Aviv.
    En dépit de son arrestation, Eli décida de rester en Égypte au lieu de
    fuir. Redoutant le pire pour ses amis, il chercha des informations sur leur
    incarcération, sur les passages à tabac et les tortures qu’ils avaient subis
    dans les prisons égyptiennes.
    En octobre, les Égyptiens rendirent publique l’interpellation des
    « espions israéliens ». Le 7 décembre, leur procès débuta au Caire. Max
    Bennet, agent israélien infiltré qui avait été arrêté avec le groupe, se
    suicida en s’ouvrant les veines avec un clou rouillé qu’il avait arraché à la
    porte de sa cellule. Le ministère public réclama la peine capitale pour
    certains des détenus. Le nonce papal, le ministre français des Affaires
    étrangères, les ambassadeurs américain et britannique, Richard Crossman
    et Maurice Auerbach, membres de la Chambre des communes britannique,
    le grand rabbin d’Égypte, tous lancèrent des appels à la clémence… en
    vain. Le 17 janvier 1955, le tribunal militaire extraordinaire annonça les
    sentences : deux des accusés furent innocentés, deux condamnés à sept ans
    de travaux forcés, deux à quinze ans, et deux à perpétuité. Les deux chefs
    du réseau, le docteur Moshé Marzuk et l’ingénieur Shmuel Azzar, furent
    condamnés à mort et pendus quatre jours plus tard dans la cour de la
    prison du Caire. En Israël, l’affaire fut la cause d’un énorme scandale
    politique qui fit vaciller le gouvernement. Qui avait donné l’ordre, idiot et
    criminel, de mener cette opération ? Malgré les efforts de plusieurs
    commissions d’enquête, la réponse restait floue. Lavon et Gibli se
    rejetaient la faute. Le ministre de la Défense Lavon fut contraint de
    démissionner et fut remplacé par Ben Gourion, tiré de sa retraite. Le
    colonel Gibli ne fut jamais promu et finit par quitter l’armée.
    En Égypte, Eli Cohen avait perdu quelques-uns de ses meilleurs amis.
    Toujours suspect aux yeux des autorités, il n’en resta pas moins au Caire et
    poursuivit ses activités clandestines. Il n’émigra en Israël qu’en 1957,
    après la crise de Suez. * La rue des « Martyrs du Caire », à Bat Yam, est ombragée et paisible.
    Tous les jours, Eli l’empruntait pour rendre visite à sa famille. Ses
    premiers pas en Israël furent difficiles. Il était doué pour les langues,
    parlant l’arabe, le français, l’anglais et même l’hébreu, ce qui lui valut son
    premier emploi : il traduisait des hebdomadaires et des mensuels pour
    AMAN. Son bureau, dans une rue de Tel-Aviv, était camouflé en agence
    commerciale. Il touchait un salaire modeste, 170 livres israéliennes (95
    dollars) par mois. Au bout de quelques mois, il fut licencié. Un de ses
    amis, lui aussi Juif égyptien, lui trouva un nouveau travail : comptable
    pour la chaîne de grands magasins Hamashbir. Un emploi ennuyeux, mais
    le salaire était plus élevé. À ce moment-là, son frère lui présenta Nadia,
    une jeune infirmière, jolie et intelligente, d’origine irakienne, sœur de
    Sami Michael, étoile montante de la littérature. Un mois plus tard, Eli
    l’épousait.
    Un matin, un homme entra dans le bureau d’Eli.
    « Je m’appelle Zalman, dit-il, je suis officier du renseignement, et je
    veux vous proposer un travail.
    — Quel genre de travail ?
    — Un travail très intéressant, en fait. Vous allez beaucoup voyager en
    Europe. Peut-être même dans les pays arabes, en tant qu’agent. »
    Eli refusa. « Je viens de me marier, répondit-il. Je ne veux aller ni en
    Europe, ni nulle part. »
    Ce fut la fin de la conversation, mais l’affaire n’en resta pas là. Nadia,
    enceinte, dut quitter son emploi. Hamashbir, victime d’une restructuration,
    licencia quelques salariés, dont Eli. Il ne réussit pas à trouver de nouvel
    emploi. Puis, comme par hasard, un visiteur inattendu tapa à la porte de
    son appartement. C’était Zalman.
    « Pourquoi refusez-vous de travailler pour nous ? demanda-t-il à Eli.
    Nous vous paierons 350 livres (195 dollars) par mois. Vous aurez droit à
    une formation de six mois. Ensuite, si ça vous plaît, vous continuerez, et
    sinon, vous serez libre de partir. »
    Cette fois, Eli ne dit pas non. Ainsi devint-il agent secret.
    Les anciens d’AMAN ont une autre version de son recrutement. Ils
    affirment qu’à son arrivée en Israël il n’a pas été embauché par AMAN,
    parce que les tests psychologiques qu’il avait passés montraient qu’il
    avait une trop grande confiance en lui. Il était effectivement très
    courageux, était doué d’une formidable mémoire, mais avait tendance à se
    surestimer et à prendre des risques inutiles. Compte tenu de ces éléments
    de sa personnalité, il n’était pas apte à travailler pour AMAN.
    Mais au début des années soixante, la situation changea. L’unité 131
    d’AMAN, unité des opérations spéciales des services de renseignement
    de l’armée israélienne, se mit soudain en quête d’un agent hautement
    qualifié à envoyer à Damas, capitale de la Syrie. En quelques années, la
    Syrie était devenue le pays arabe le plus agressif, et ce nouvel ennemi juré
    d’Israël ne ratait pas une occasion d’en découdre. La Syrie avait affronté
    l’État hébreu dans des combats sanglants sur les hauteurs du Golan et sur
    les rives du lac de Tibériade. Elle faisait passer des escouades de
    terroristes en Israël. Et elle se préparait maintenant à lancer un grandiose
    projet d’ingénierie qui avait pour objectif de détourner les eaux des
    affluents du Jourdain, privant Israël d’eau.
    À la fin des années cinquante, Israël avait entrepris de construire un
    gigantesque réseau de canaux et de canalisations afin de transférer une
    partie des eaux du Jourdain vers le désert aride du Néguev. L’eau était
    prélevée dans le fleuve qui passait en territoire israélien. Ce projet fut à
    l’origine d’une succession de sommets des pays arabes, au cours desquels
    il fut solennellement décidé de détourner les affluents du Jourdain pour
    neutraliser le programme israélien. La mission fut confiée à la Syrie.
    Israël ne pouvait pas survivre sans l’eau du Jourdain, et ne pouvait donc
    permettre à la Syrie de réussir. Les services commencèrent à réfléchir à la
    destruction du projet syrien. Il devenait impératif d’infiltrer un agent à
    Damas, quelqu’un de fiable, sûr de soi, audacieux. Des traits de caractère
    qui avaient poussé AMAN à rejeter autrefois la candidature d’Eli, mais
    qui, maintenant, incitaient l’unité 131 à l’accueillir à bras ouverts.
    (Cinquante ans plus tard, on apprit qu’AMAN avait tenté de recruter
    d’abord Sami Michael, le frère de Nadia ! Mais celui-ci avait refusé.
    Resté en Israël, il en est aujourd’hui l’un des plus grands poètes.)
    La formation de Cohen fut longue et rude. Tous les matins, inventant tel
    ou tel prétexte, il sortait de chez lui pour se rendre au centre
    d’entraînement d’AMAN. Des semaines durant, il n’eut qu’un seul
    instructeur, du nom de Yitzhak. Pour commencer, il apprit à se souvenir.
    Yitzhak jetait une dizaine d’objets sur la table – un stylo, un trousseau de
    clés, une cigarette, une gomme, des punaises. Eli les regardait pendant une
    ou deux secondes, puis fermait les yeux, et devait les décrire. Il apprit
    également à identifier différents types de chars, d’avions et de canons.
    « Allons-nous promener », disait Yitzhak. Les deux hommes déambulaient
    dans les rues bondées de Tel-Aviv. « Tu vois le kiosque à journaux, là-
    bas ? chuchotait Yitzhak. Bien, vas-y et fais semblant de regarder les
    journaux, mais en même temps, essaye de savoir qui est en train de te
    suivre. » De retour au centre, Yitzhak écoutait Eli faire son rapport, puis
    dispo sait une série de photos sur la table. « Tu avais raison pour celui-là,
    il te suivait effectivement. Mais celui-là, près de l’arbre ? Lui aussi te
    filait. »
    Un matin, Zalman lui présenta un nouvel instructeur, Yehuda, qui lui
    apprit à utiliser un petit transmetteur radio sophistiqué. Puis il soumit Eli à
    des examens médicaux, des tests d’aptitude physique et psychologique.
    Une fois les tests terminés, Zalman lui présenta une jeune femme,
    Marcelle Cousin. « Eli, tu vas passer ton test décisif, lui annonça-t-il.
    Marcelle va te donner un passeport français au nom d’un Juif égyptien qui
    a émigré en Afrique et vient faire du tourisme en Israël. Avec ce
    passeport, tu vas aller à Jérusalem, ou tu séjourneras pendant dix jours.
    Marcelle va te fournir tous les détails sur ta couverture – ton passé en
    Égypte, ta famille, ton travail en Afrique. À Jérusalem, tu ne parleras que
    français et arabe. Il faut que tu rencontres des gens, que tu te fasses des
    amis, que tu établisses des nouveaux contacts sans révéler ta véritable
    identité. Tu veilleras aussi à t’assurer que tu n’es pas suivi. »
    Eli resta deux semaines à Jérusalem. À son retour, il eut droit à
    quelques jours de permission. Nadia venait de donner naissance à une
    fille, Sophie. Après Roch Hachana, le nouvel an juif, Zalman lui fit
    rencontrer deux inconnus, qui ne se présentèrent pas. « Tu as réussi ton test
    à Jérusalem, Eli, fit l’un d’eux en souriant. Il est temps de passer à des
    choses plus sérieuses. » * Dans une pièce dépouillée du centre, Eli rencontra un cheikh musulman,
    qui lui enseigna patiemment le Coran et les prières musulmanes. Eli
    s’efforçait de se concentrer, mais ne cessait de se tromper. « Ne t’inquiète
    pas, lui dirent ses instructeurs. Si quelqu’un commence à te poser des
    questions, dis-leur que tu n’es pas un musulman pratiquant et que tu n’as
    que de vagues souvenirs religieux du temps de ta scolarité. »
    Puis il eut droit à un avant-goût de sa mission : il serait envoyé dans un
    pays neutre d’où, après une formation supplémentaire, il partirait pour une
    capitale arabe.
    « Laquelle ? demanda-t-il.
    — Tu le sauras en temps voulu. »
    Zalman continua :
    « Tu vas te faire passer pour un Arabe, nouer des contacts sur place et
    établir un réseau d’espionnage israélien. »
    Sans hésiter, Eli accepta. Il était persuadé qu’il s’acquitterait de la
    mission.
    « On va te donner des papiers syriens ou irakiens, lui expliquèrent ses
    officiers traitants.
    — Pourquoi ? Je ne sais rien de l’Irak. Donnez-moi des papiers
    égyptiens.
    — C’est impossible, répondit Zalman. Les Égyptiens ont mis à jour les
    archives de leur population et de tous les passeports qu’ils ont émis. C’est
    trop dangereux. L’Irak et la Syrie n’ont pas ce genre d’archives. Ils ne
    pourront pas te retrouver. »
    Deux jours plus tard, Zalman et ses collègues révélèrent sa nouvelle
    identité à Eli.
    « Tu t’appelles Kamal. Ton père s’appelle Amin Tabaat, donc, ton nom
    complet sera Kamal Amin Tabaat. »
    Les services lui avaient préparé une couverture détaillée. « Tu es le fils
    de parents syriens. Ta mère s’appelle Saïda Ibrahim. Tu avais une sœur.
    Tu es né à Beyrouth, au Liban. Quand tu avais trois ans, ta famille à quitté
    le Liban pour l’Égypte et Alexandrie. N’oublie pas, ta famille est
    syrienne. Un an plus tard, ta sœur est morte. Ton père était négociant en
    textiles. En 1946, ton oncle a émigré en Argentine. Peu après, il a écrit à
    ton père et a invité ta famille à le rejoindre à Buenos Aires. En 1947, vous
    êtes tous arrivés en Argentine. Ton père et ton oncle se sont associés à une
    troisième personne et ont ouvert une boutique de textiles, mais elle a fait
    faillite. Ton père est mort en 1956 et ta mère six mois plus tard. Tu as vécu
    avec ton oncle et travaillais dans une agence de voyages. Ensuite, tu t’es
    lancé dans les affaires, avec un franc succès. »
    Eli avait maintenant besoin d’inventer une histoire pour sa propre
    famille. « J’ai trouvé un emploi dans une société qui travaille avec les
    ministères de la Défense et des Affaires étrangères, déclara-t-il à Nadia
    en rentrant chez lui. Il leur faut quelqu’un pour se déplacer en Europe,
    acheter des outils, des équipements et du matériel pour Ta’as (l’industrie
    militaire israélienne) et trouver des débouchés pour ses produits. Je
    reviendrai souvent à la maison, pour de longues permissions. Je sais que
    la séparation va être difficile, pour nous deux, mais ici, tu toucheras mon
    salaire et, dans quelques années, nous achèterons des meubles en Europe
    et arrangerons notre appartement. »
    Au début de février 1961, une voiture banalisée déposa Eli à l’aéroport
    de Lod. Un jeune qui se présenta comme « Gideon » lui tendit un passeport
    israélien à son vrai nom, ainsi que cinq cents dollars et un billet pour
    Zurich.
    À son arrivée en Suisse, il fut accueilli par un homme aux cheveux
    blancs qui lui prit son passeport et lui en donna un autre, européen, et à un
    autre nom. Ce passeport portait un visa d’entrée au Chili et un visa de
    transit par l’Argentine. « À Buenos Aires, nos gens se chargeront de
    prolonger votre visa de transit, lui dit l’inconnu en lui glissant un billet
    pour Santiago du Chili avec escale à Buenos Aires. Vous arriverez en
    Argentine demain. Le lendemain, à 11 heures, vous devriez vous rendre au
    Café Corrientes. Nos gens vous y attendront. »
    Eli débarqua dans la capitale argentine et prit une chambre dans un
    hôtel. Le lendemain matin, à 11 heures pile, un homme d’un certain âge
    vint à sa table au Café Corrientes, et se présenta comme « Abraham ». Il
    dit à Cohen de s’installer dans un appartement meublé loué pour lui. Un
    enseignant du cru le contacterait pour lui apprendre l’espagnol. « Ne vous
    souciez de rien, le rassura Abraham, je m’occupe de vos finances. »
    Trois mois plus tard, Eli était prêt à passer à l’étape suivante. Il parlait
    un espagnol passable, connaissait bien Buenos Aires, s’habillait et se
    comportait comme les milliers d’immigrés arabes qui vivaient dans la
    capitale argentine. Un autre professeur lui apprit à s’exprimer en arabe
    avec l’accent syrien.
    Abraham le rencontra de nouveau dans un café et lui donna un passeport
    syrien au nom de Kamal Amin Tabaat. « Vous devrez changer d’adresse
    d’ici la fin de la semaine, lui dit-il. Ouvrez un compte en banque à ce nom.
    Commencez à fréquenter les restaurants arabes, les cinémas qui passent
    des films arabes, et les clubs culturels et politiques arabes. Essayez de
    vous faire autant d’amis que possible et établissez des contacts avec les
    responsables de la communauté arabe. Vous êtes un homme aisé, un
    négociant et un homme d’affaires brillant. Vous êtes dans l’import-export,
    mais vous êtes aussi impliqué dans les transports et les investissements.
    Faites de généreuses donations aux organisations caritatives de la
    communauté arabe. Bonne chance ! » * Et de la chance, il en eut effectivement. En quelques mois, Eli Cohen
    parvint à pénétrer au cœur de la communauté arabe syrienne de Buenos
    Aires. Son charme personnel, son assurance, son sens commun et sa
    fortune attirèrent de nombreux Arabes parmi les plus éminents du pays. Il
    devint bientôt une personnalité connue des cercles arabes. Il atteignit
    véritablement son objectif un soir où il se trouvait dans un club musulman.
    Il y rencontra un digne personnage, bien habillé, chauve, le visage orné
    d’une épaisse moustache, qui se présenta comme Abdel Latif Hassan,
    rédacteur en chef de la revue Le Monde arabe, publiée en Argentine.
    Hassan fut impressionné par le côté sérieux de « l’immigrant syrien », et
    tous deux devinrent amis.
    Les rencontres culturelles dans les clubs furent suivies par des réunions
    plus privées avec des responsables de la communauté arabe. Eli se
    retrouva porté sur la liste des invités à l’ambassade de Syrie et fut convié
    à des soirées mondaines. Lors d’une réception officielle à l’ambassade,
    Hassan entraîna son ami Tabaat vers un officier imposant, en uniforme de
    général syrien. « Permettez-moi de vous présenter un authentique patriote
    syrien », déclara Hassan au général. Puis, se tournant vers Eli, il ajouta :
    « Voici le général Amin El Hafez, l’attaché militaire de l’ambassade. »
    Eli, apparemment, était arrivé à l’ultime étape de sa légende. Le
    moment était venu de se lancer vraiment dans sa mission d’espionnage. Il
    en sut plus à ce sujet au cours d’une brève rencontre discrète avec
    Abraham, en juillet 1961. Le lendemain, il entra dans le bureau d’Hassan.
    « J’en ai plus qu’assez de vivre en Argentine », lâcha-t-il. Il aimait la
    Syrie plus que tout et souhaitait rentrer au pays. Hassan pourrait-il l’aider
    en lui écrivant des lettres de recommandation ? Le rédacteur en chef en
    rédigea quatre sur-le-champ : une pour son beau-frère à Alexandrie, deux
    pour des amis à Beyrouth (dont un banquier influent) et la quatrième pour
    son fils à Damas. Eli fit la tournée de ses amis arabes et, bien vite, sa
    serviette fut pleine à craquer de lettres de recommandation enthousiastes
    signées par les dignitaires de la communauté syrienne de Buenos Aires. * À la fin du mois de juillet, Kamal Amin Tabaat prit l’avion pour Zurich,
    puis une correspondance pour Munich. À l’aéroport de la capitale
    bavaroise, il fut approché par un agent israélien du nom de Zelinger. Il
    redonna à Eli son passeport israélien et un billet pour Tel-Aviv. Début
    août, Eli rentra chez lui. « Je vais passer quelques mois à la maison », dit-
    il à Nadia.
    Les mois suivants furent consacrés à une formation intensive. La
    couverture d’Eli était parfaite, et il s’identifiait tout à fait à son nouveau
    personnage. Yehuda, son instructeur radio, lui apprit à transmettre en code.
    Au bout de quelques semaines, il était capable de recevoir et d’émettre
    entre douze et seize mots à la minute. De façon compulsive, il se mit à lire
    des livres et des documents sur la Syrie, son armée, ses armements et sa
    stratégie. Après d’innombrables discussions avec des spécialistes, il
    devint lui-même un expert de la politique intérieure syrienne.
    En décembre 1961, il repartit pour Zurich, mais cette fois, sa
    destination finale était Damas, la tanière du lion.
    À la frontière israélo-syrienne, les tensions s’étaient accrues à cause de
    la faiblesse interne du régime syrien. Depuis 1948, le pays avait été
    fragilisé par une succession de coups d’État. Pour un dictateur syrien,
    mourir de mort naturelle était un rare privilège. En règle générale, ils
    finissaient sur l’échafaud, devant un peloton d’exécution ou expédié par
    quelque assassin. Instable, la Syrie vivait dans une situation de trouble
    perpétuel. Souvent, brûlant de détourner l’attention de la population des
    problèmes intérieurs, les dirigeants syriens provoquaient délibérément des
    incidents de frontière. Sur les places de Damas, les exécutions publiques
    étaient un spectacle courant. L’un après l’autre, les bourreaux mettaient à
    mort des gens accusés d’être des conjurés, des espions, des ennemis de
    l’État et des partisans du régime précédent. Le 28 septembre 1961 avait eu
    lieu le dernier putsch en date, qui avait mis fin à l’éphémère union égypto-
    syrienne, pompeusement baptisée la « République arabe unie ».
    Avant de partir en mission, Eli rencontra l’indispensable Zalman, qui
    lui fournit des instructions détaillées : « Zelinger, notre homme à Munich,
    vous donnera votre émetteur radio. Une fois à Damas, vous serez contacté
    par un employé de la chaîne de radio-télévision syrienne. Lui aussi est un
    “ émigré ” comme vous, qui s’est installé en Syrie récemment. Il ne
    connaît pas votre véritable identité. Ne le cherchez pas ! Il trouvera le bon
    moment pour entrer en contact avec vous. »
    À Munich, Zelinger lui confia une impressionnante panoplie d’espion :
    des feuillets sur lesquels étaient inscrits le code de transmission à l’encre
    sympathique ; des livres servant de codes de transmission ; une machine à
    écrire spéciale, une radio à transistors dans laquelle avait été inséré un
    émetteur ; un rasoir électrique dont le fil servait d’antenne pour
    l’émetteur ; des bâtons de dynamite dissimulés dans des savons Yardley et
    des cigares, ainsi que des pilules de cyanure, au cas où…
    Eli se demanda comment faire pour entrer avec tout cet équipement en
    Syrie, où les contrôles des douanes et de l’immigration étaient
    particulièrement sévères. Zelinger avait la réponse : « Vous allez prendre
    un billet sur le SS Astoria, qui relie Gênes à Beyrouth au début du mois de
    janvier. À bord, quelqu’un vous contactera et vous aidera à franchir les
    contrôles à la frontière syrienne. »
    Eli embarqua sur l’ Astoria. Un matin, alors qu’il était assis près d’un
    groupe de passagers égyptiens, un homme se rapprocha et lui murmura :
    « Suivez-moi. » Eli se leva et s’éloigna du groupe. L’homme lui expliqua :
    « Je m’appelle Majid Cheikh El Ard. J’ai une voiture. » Ce qui signifiait
    qu’il conduirait Eli jusqu’à Damas.
    El Ard, petit bonhomme effacé, était un aventurier de stature
    internationale et un homme d’affaires connu, et douteux, à Damas. Il avait
    épousé une Juive égyptienne, mais avait malgré tout choisi de vivre en
    Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce trafiquant
    louche à la personnalité instable et cupide avait attiré l’attention des
    services israéliens ; ils n’avaient pas tardé à se servir de lui sans qu’il le
    sache. Il était convaincu d’œuvrer pour un réseau clandestin de l’extrême
    droite syrienne et croyait fermement dans la légende tissée autour de
    Kamal Amin Tabaat. Dans les années qui suivirent, il allait rendre de
    grands services à l’espion israélien.
    Sa première mission était de veiller à ce que les bagages de Tabaat
    franchissent sans heurt les douanes syriennes.
    Le 10 janvier 1962, la voiture d’El Ard fut arrêtée à la frontière
    syrienne. Dans le coffre se trouvaient les sacs d’Eli Cohen, regorgeant
    d’équipement de transmission et d’autres objets compromettants. Eli était
    assis sur le siège du passager, à côté d’El Ard.
    « Nous allons rencontrer mon ami Abou Khaldoun, lui dit El Ard quand
    ils atteignirent la frontière. Il se trouve qu’il connaît des difficultés
    financières. Cinq cents dollars ne pourraient que lui être d’un grand
    secours. »
    Ainsi, cinq cents dollars passèrent rapidement du portefeuille de l’agent
    israélien à la poche d’Abou Khaldoun, inspecteur des douanes syriennes.
    La barrière fut levée et la voiture fila dans le désert. Eli Cohen était en
    Syrie.
    Dans la ville grouillante de Damas, ponctuée de mosquées bondées et
    de souks pittoresques, il n’était pas difficile de se fondre dans la foule.
    Or, ce que voulait Eli, c’était le contraire. Il tenait à se faire remarquer, et
    vite. Il loua une villa luxueuse dans le quartier chic d’Abou Ramen, près
    du quartier général de l’armée syrienne. Du balcon, Eli pouvait surveiller
    l’entrée des hôtels officiels du gouvernement syrien. Sa maison était
    entourée d’ambassades étrangères, des demeures de riches hommes
    d’affaires et des résidences des dignitaires du pays.
    Eli dissimula immédiatement son matériel dans diverses cachettes
    réparties dans sa villa. Afin de ne laisser aucun informateur ou traître
    pénétrer chez lui, il s’abstint d’engager du personnel et choisit de vivre
    seul.
    Encore une fois, la chance lui sourit. Il était arrivé à Damas au bon
    moment. L’effondrement de la « République arabe unie » fut vécu par le
    président Nasser, au Caire, comme un affront personnel et une humiliation
    pour l’Égypte. Les chefs syriens, tant militaires que civils, étaient obsédés
    par la peur d’un coup d’État fomenté par les Égyptiens ; l’espionnage
    israélien ne comptait alors pas parmi leurs priorités. De plus, ils étaient
    désespérément en quête de nouveaux alliés, de partisans et de sources de
    financement, aussi bien en Syrie que parmi les émigrés syriens à
    l’étranger.
    Kamal Amin Tabaat, millionnaire animé d’une authentique ferveur
    nationaliste, bardé d’excellentes lettres de recommandation et dont les
    mérites étaient vantés partout, était l’homme idéal au moment idéal. Cohen
    prit très vite des contacts. Ses lettres de recommandation lui ouvrirent les
    portes de la haute société, des banques et du monde des affaires qui
    avaient été à l’origine du coup d’État du 28 septembre. Ses nouveaux amis
    le présentèrent à de hauts responsables du gouvernement, des officiers
    généraux et des dirigeants du parti au pouvoir. Deux riches hommes
    d’affaires le poursuivirent de leurs assiduités, espérant le marier à l’une
    de leurs filles. Faisant la preuve de sa générosité, Tabaat versa une somme
    substantielle à l’organisation de la soupe populaire damascène. Sa
    popularité toute fraîche lui facilita l’accès aux cercles du pouvoir.
    Toutefois, il se garda de trop s’associer aux nouveaux dirigeants du pays,
    se doutant que leur domination n’était que temporaire. La Syrie n’était pas
    encore à l’abri de profonds bouleversements dans le sillage de sa
    séparation avec l’Égypte.
    Un mois après son arrivée, Eli reçut la visite de Georges Salem Seïf,
    animateur radio chargé des programmes de Radio Damas pour les Syriens
    de l’étranger. C’était l’homme que Zalman avait mentionné lors de son
    dernier briefing en Israël. Seïf était « rentré » en Syrie un peu avant
    Tabaat. Du fait de sa position, il pouvait fournir à Eli des informations
    privilégiées sur la situation politique et militaire. Seïf lui montra
    également les directives secrètes du ministère de la Propagande, stipulant
    ce qu’il pouvait diffuser et ce qu’il devait cacher à ses auditeurs. À
    l’occasion des réceptions données au domicile de Seïf, Eli rencontra
    plusieurs dirigeants et politiciens de renom.
    Comme El Ard, Seïf n’avait aucune idée de la véritable identité d’Eli
    Cohen. Lui aussi pensait que Tabaat était un nationaliste fanatique qui
    suivait son propre ordre du jour politique.
    Cohen comprit qu’il était désormais l’espion le plus solitaire de la
    planète – sans un seul ami, ni confident. Il ne savait pas si un autre réseau
    israélien opérait à Damas. Il lui fallait des nerfs d’acier pour résister à la
    pression de cette terrible solitude et jouer son rôle dangereux vingt-quatre
    heures sur vingt-quatre. Il savait que, même lors de ses brefs séjours chez
    lui, il ne devait rien dire à son épouse.
    Il commença à émettre chaque jour à destination d’Israël, à 8 heures du
    matin, et parfois aussi le soir. Ses messages étaient détectables. Son
    émetteur était situé dans sa villa, tout près du quartier général de l’armée,
    lui-même source constante de transmissions. Personne ne pouvait faire la
    distinction entre les émissions d’Eli et les milliers de messages qui
    émanaient du centre de communication de l’armée.
    Six mois après son arrivée en Syrie, Kamal Amin Tabaat était devenu
    une personnalité réputée dans la haute société damascène. Il décida alors
    de partir à l’étranger « pour affaires ». Il se rendit d’abord en Argentine,
    où il rencontra plusieurs de ses amis arabes, puis en Europe, où il changea
    d’avion et d’identité, avant d’atterrir à Lod par une chaude nuit d’été. Les
    bras chargés de cadeaux, le « voyageur de commerce » arriva dans son
    modeste appartement de Bat Yam, où Nadia et Sophie l’attendaient.
    À la fin de l’automne, Eli Cohen repartit pour l’Europe. Quelques jours
    plus tard, Kamal Amin Tabaat était de retour à Damas. Durant son séjour
    en Israël, ses supérieurs d’AMAN l’avaient équipé d’un appareil photo
    miniaturisé, pour qu’il puisse photographier des sites et des documents. Il
    devait dissimuler les microfilms dans des boîtes hors de prix contenant
    des pions de backgammon. Les boîtes étaient faites de bois poli orné
    d’une mosaïque de nacre et d’ivoire. Il était possible de retirer les
    ornements de la mosaïque, et de les replacer une fois les microfilms logés
    dans les cavités. Tabaat envoyait alors ses boîtes de backgammon à des
    « amis en Argentine » qui les transféraient ensuite en Israël par la valise
    diplomatique.
    Parmi les premiers documents envoyés par Eli se trouvaient des
    rapports internes des autorités syriennes sur l’agitation croissante dans les
    forces armées et le pouvoir montant du parti socialiste Baath
    (« Résurrection »). Eli sentit que la Syrie était à l’aube d’un profond
    changement et se laissa guider par son intuition. Il établit des contacts
    étroits avec les chefs du Baath et versa d’importantes contributions au
    parti.
    Il avait bien fait. Le 8 mars 1963, Damas fut secoué par un nouveau
    coup d’État. L’armée déposa le gouvernement et le parti Baath prit le
    pouvoir. Le général Hafez, qu’Eli connaissait depuis Buenos Aires, fut
    nommé ministre de la Défense du gouvernement de Salah Al Bitar, qui fut
    renversé en juillet suivant. Hafez devint alors président du Conseil
    révolutionnaire et chef de l’État. Les meilleurs amis de Tabaat se
    retrouvèrent à des postes clés au sein du gouvernement et de la hiérarchie
    militaire. L’espion israélien était désormais membre du premier cercle du
    pouvoir. * Une réception somptueuse à Damas. L’une après l’autre, les luxueuses
    limousines de ministres et de généraux arrivent devant l’immense
    propriété. Une longue file d’invités en tenue de soirée et en uniformes
    resplendissants entre dans la maison, où leur hôte les accueille
    chaleureusement. La liste des invités est comme le Who’s Who de Damas :
    plusieurs ministres, dont celui de la Défense, le général Mahmoud Jaber,
    et celui de la Réforme agraire, un grand nombre de généraux et de
    colonels, les principaux dirigeants du parti Baath, des hommes d’affaires
    et des magnats. Beaucoup entourent le colonel Salim Hatoum, l’officier
    qui a déployé ses chars dans Damas la nuit du putsch et qui a
    véritablement donné la présidence au général Hafez. Le président en
    personne arrive plus tard, et administre une vigoureuse poignée de main à
    l’hôte, son ami Kamal Amin Tabaat. Il est accompagné de Mme Hafez,
    éblouissante dans le manteau de vison que lui a offert Tabaat en signe de
    l’admiration des émigrés syriens pour le président et son épouse. Elle
    n’est pas la seule à avoir bénéficié de présents hors de prix de la part de
    Tabaat. Les bijoux de bien des dames, les voitures des hauts responsables
    et les dépôts sur les comptes d’acteurs politiques importants sont autant de
    manifestations de la générosité de Tabaat.
    Dans le salon, un groupe de dignitaires et d’officiers, de retour de la
    frontière israélienne, discutent de la situation militaire. Des entrepreneurs
    et des ingénieurs, qui travaillent sur le projet ambitieux de détournement
    des affluents du Jourdain, se joignent à eux. Dans le hall spacieux se
    tiennent les directeurs de Radio Damas et les responsables du ministère de
    la Propagande. Tabaat est l’un d’eux, maintenant, car le gouvernement lui a
    demandé de diriger certaines des émissions destinées à l’émigration.
    Tabaat anime également une autre émission, dans laquelle il analyse des
    questions politiques et économiques.
    Cette fête, comme tant d’autres, lui coûte une fortune, mais il ne s’en
    soucie pas. Il a atteint l’apogée du succès, et toutes les portes lui sont,
    semble-t-il, ouvertes. Il a de bons amis au quartier général de l’armée et il
    participe régulièrement aux réunions politiques décisives du parti Baath. * Eli continuait à envoyer en Israël des rapports militaires, ainsi que les
    noms et les fonctions d’officiers supérieurs, des ordres militaires secrets
    et d’autres éléments. Il photographiait et transmettait à AMAN des cartes
    militaires, surtout les plans détaillés des fortifications à la frontière
    israélienne. Il envoyait des rapports sur les nouvelles armes syriennes et
    décrivait les capacités des Syriens à se familiariser avec elles. Des mois
    plus tard, un général syrien devait reconnaître, non sans amertume :
    « Aucun secret de l’armée n’était inconnu d’Eli Cohen… »
    Tous les matins, Eli émettait à destination d’Israël, sans craindre de se
    faire prendre, grâce à la protection que lui assuraient les communications
    du quartier général voisin. Or un jour, un ami, le lieutenant Zaher Al Din,
    passa le voir à une heure inhabituelle. Eli réussit à dissimuler son
    émetteur, mais laissa sur la table une liasse de feuillets contenant les
    codes, sous forme de grilles remplies de lettres.
    « Qu’est-ce que c’est ? demanda Zaher.
    — Oh, juste des mots croisés », répondit Eli.
    Outre les transmissions et les boîtes de backgammon pour ses « amis
    argentins », Eli se servit d’un troisième système pour communiquer avec
    Israël : Radio Damas. Avec ses supérieurs à Tel-Aviv, il mit au point un
    code de mots et de phrases qu’il glissait dans ses émissions de radio et
    qui étaient ensuite soigneusement décodés par AMAN.
    Il prit de nouvelles mesures pour tenter d’obtenir des informations top
    secret. Une rumeur commença à circuler dans les cercles du pouvoir à
    Damas : Tabaat organisait des parties fines dans sa villa. Seuls ses amis
    les plus intimes y étaient conviés, et l’on disait qu’il s’y trouvait un grand
    nombre de jolies femmes. Certaines étaient des prostituées, d’autres des
    filles de bonne famille. Les invités de Tabaat s’adonnaient à de folles
    étreintes, et leur hôte était le seul à garder la tête froide.
    Cohen fournit aussi des secrétaires sexy et peu farouches à ses amis
    haut placés, comme le colonel Salim Hatoum, dont la maîtresse répétait à
    Tabaat tout ce que lui disait le colonel.
    Quand il évoquait Israël, Tabaat faisait montre d’une ferveur patriotique
    à toute épreuve. Il dénonçait l’État hébreu comme « l’ennemi le plus vil du
    nationalisme arabe ». Il incitait les dirigeants syriens à durcir leur
    propagande anti-israélienne et à ouvrir un « second front » contre les
    Juifs, en dehors de l’Égypte. Il accusait même ses amis de ne pas agir
    suffisamment contre l’agresseur israélien. Ce qui lui permit d’atteindre
    son objectif. Ses amis dans l’armée étaient décidés à lui montrer qu’il se
    trompait et qu’ils étaient prêts à se battre. Par trois fois, ils lui firent
    visiter les positions syriennes le long de la frontière avec Israël. Ils le
    laissèrent observer les fortifications et les bunkers, lui montrèrent les
    armements concentrés dans la région et lui décrivirent leurs plans offensifs
    et défensifs. Le lieutenant Zaher Al Din l’emmena dans le camp militaire
    d’El Hama, où étaient stockées de grandes quantités d’armes nouvelles. À
    sa quatrième visite sur la frontière israélienne, Tabaat était le seul civil
    parmi des officiers syriens et égyptiens de haut rang. Le groupe était dirigé
    par le chef militaire le plus respecté des pays arabes, le général égyptien
    Ali Amer, patron du « Commandement arabe uni », qui contrôlait les
    forces combinées d’Égypte, de Syrie et d’Irak, du moins sur le papier.
    Juste après la visite d’Amer, les dirigeants du Baath confièrent à Tabaat
    une tâche cruciale : il fut envoyé en mission de réconciliation auprès de
    Salah El Bitar, le vieux chef du parti qui avait été déposé par le général
    Hafez et se trouvait depuis « en cure » à Jéricho. Tabaat se rendit en
    Jordanie et passa quelques jours avec l’ancien Premier ministre. De retour
    à Damas, il accompagna à l’aéroport le président Hafez, souffrant, qui
    partait se faire soigner à Paris. Quand Hafez revint quelques semaines
    plus tard, Tabaat faisait partie du comité d’accueil, debout sur le tarmac. * En 1963, un changement important avait eu lieu en Israël. Meir Amit, le
    nouveau Ramsad qui remplaçait Isser le Petit, était depuis quelques mois
    aux commandes tant du Mossad que d’AMAN. Il décida de supprimer
    l’unité 131, de transférer tous ses hommes au Mossad, qui se chargerait de
    ce type de mission. Ainsi, Eli Cohen apprit un matin qu’il avait un nouvel
    employeur, et qu’il était désormais un agent du Mossad.
    La même année, Nadia donna naissance à une seconde fille, Iris. Et, en
    novembre 1964, lors de sa seconde visite de l’année en Israël, Eli vit son
    rêve secret se réaliser : Nadia eut un troisième enfant, un fils ! Il fut
    baptisé Saul.
    « Pendant cette visite, nous avons remarqué qu’Eli avait changé,
    racontèrent ses proches plus tard. Il était replié sur lui-même, nerveux et
    sombre. Il avait perdu son calme plusieurs fois. Il ne voulait pas sortir, il
    ne voulait pas voir ses amis. “ Bientôt, je vais quitter mon travail, nous a-
    t-il dit. L’année prochaine, je rentre en Israël. Je ne veux plus laisser ma
    famille. ” »
    À la fin du mois de novembre, Eli embrassa sa femme et ses trois
    enfants, et reprit l’avion. Nadia ne savait pas que c’étaient leurs derniers
    adieux. * Le 13 novembre 1964 était un mercredi. Sur la frontière israélienne,
    près de Tel-Dan, les positions syriennes ouvrirent le feu sur des tracteurs
    israéliens qui travaillaient dans la zone démilitarisée. La réaction
    israélienne fut terrible. Des chars et des canons ripostèrent et, quelques
    minutes plus tard, des Mirage et des Vautour se joignirent à la bataille. Les
    avions frappèrent les positions syriennes, puis piquèrent sur le site des
    installations de détournement des eaux du Jourdain, et bombardèrent les
    canaux creusés par les Syriens. Tout le matériel lourd, les bulldozers, les
    grues et les pelleteuses furent systématiquement détruits. L’aviation
    syrienne n’intervint pas, elle n’avait pas encore maîtrisé ses chasseurs
    MiG soviétiques flambant neufs.
    Presque unanime, la presse internationale défendit la réaction
    israélienne à l’agression syrienne. Des mois plus tard, des officiers
    syriens assureraient qu’un des architectes de l’attaque israélienne avait été
    Eli Cohen, qui se trouvait en Israël pendant la bataille. Grâce à lui, les
    Israéliens étaient parfaitement conscients du mauvais état de l’armée de
    l’air syrienne et de son incapacité à se battre à ce moment-là. Ils
    disposaient aussi d’informations détaillées sur les fortifications syriennes
    et les travaux de détournement des eaux. Ils savaient exactement quels
    armements étaient déployés dans chaque base et chaque bunker, et en
    quelle quantité.
    Mais Eli Cohen en savait encore bien plus. Il avait réussi à se lier
    d’amitié avec un entrepreneur saoudien, recruté pour planifier et creuser
    les premiers canaux du projet syrien. Tirant parti de cette relation, il
    apprit aux Israéliens, des mois à l’avance, où auraient lieu les travaux
    d’excavation, quelles seraient la profondeur et la largeur des canaux, quel
    équipement serait utilisé, et d’autres détails techniques. Le contractant
    divulgua également à son ami Tabaat la capacité des canaux à résister à un
    bombardement aérien, et toute l’étendue des mesures de sécurité. Cet ami
    saoudien s’appelait Ben Laden, père du petit Oussama. Grâce aux
    informations détaillées qu’il fournit à l’espion israélien, Tsahal attaqua le
    projet à plusieurs reprises, jusqu’à ce que les pays arabes décident de
    l’abandonner définitivement en 1965.
    À la mi-janvier 1965, quelques semaines après le départ d’Eli, Nadia
    trouva une superbe carte postale dans sa boîte aux lettres. « Ma très chère
    Nadia, écrivit Eli en français. Juste quelques lignes pour te souhaiter une
    bonne année qui, je l’espère, apportera le bonheur à toute la famille. Plein
    de baisers à mes chéris, Fifi [Sophie], Iris et Shaikeh [Saul], et à toi, du
    fond du cœur. Eli. »
    Quand Nadia reçut la carte, Eli gisait, battu et torturé, sur le sol froid et
    dur d’une prison de Damas. * Depuis des mois déjà, les Moukhabarat, les services secrets syriens,
    étaient en état d’alerte maximale. C’était un certain Tayara, chef du
    département palestinien des Moukhabarat, qui avait tiré le signal
    d’alarme. Il s’était aperçu que, depuis l’été 1964, presque toutes les
    décisions prises par le gouvernement syrien le soir ou pendant la nuit
    étaient annoncées le lendemain dans les émissions en arabe de Kol Israel,
    la radio nationale israélienne. De plus, Israël avait rendues publiques
    certaines décisions ultrasecrètes qui avaient été prises à huis clos. Tayara
    avait en outre été stupéfait par la précision des bombardements israéliens
    lors de l’incident du 13 novembre. Il en était logiquement venu à la
    conclusion que les Israéliens avaient une connaissance exacte du
    déploiement de l’armée syrienne sur le front et qu’ils savaient précisément
    où et comment frapper. Il eut alors la certitude qu’Israël disposait d’un
    espion au plus haut niveau du gouvernement syrien, qui fournissait des
    informations diffusées quelques heures plus tard par Kol Israel. Ce qui
    voulait dire qu’il transmettait ses rapports par radio. Mais où se trouvait
    l’émetteur ?
    Durant l’automne 1964, Tayara et ses collègues firent tout leur possible
    pour le localiser, à l’aide de matériel soviétique, mais échouèrent. Puis,
    en janvier 1965, ils eurent de la chance.
    À Lattaquié, un navire soviétique débarqua d’énormes conteneurs
    abritant de nouveaux équipements de communication destinés à remplacer
    les instruments obsolètes de l’armée syrienne. Le changement eut lieu le 7
    janvier 1965. Pour pouvoir mettre en place les nouveaux appareils et les
    tester, l’armée suspendit toutes ses communications pendant vingt-quatre
    heures.
    Alors, tandis que toutes les communications militaires étaient
    interrompues partout en Syrie, un officier de permanence près d’un
    récepteur distingua une seule transmission, très faible. C’était l’espion qui
    émettait. L’officier décrocha son téléphone. Les équipes des Moukhabarat,
    dotées de systèmes de localisation soviétiques, se lancèrent
    immédiatement sur la piste de la source des émissions. Lesquelles
    cessèrent avant qu’ils aient pu l’identifier. Mais tous leurs calculs
    indiquaient un seul et même lieu : le domicile de Kamal Amin Tabaat.
    « C’est une erreur », décréta un haut responsable des Moukhabarat. Il
    était impensable que Tabaat, que les dirigeants baasistes envisageaient de
    nommer ministre dans le prochain gouvernement, puisse être un espion. Il
    était au-dessus de tout soupçon.
    Toutefois le soir, les transmissions reprirent. Les Moukhabarat firent de
    nouveau sortir leurs véhicules de repérage goniométrique et obtinrent le
    même résultat.
    À 8 heures, par un matin ensoleillé de janvier, quatre officiers des
    Moukhabarat pénétrèrent de force dans la somptueuse villa du quartier
    Abou Ramen. Ils enfoncèrent la porte d’entrée, la faisant sauter de ses
    gonds, et foncèrent vers la chambre, armes à la main. L’espion était là,
    mais il ne dormait pas. Il fut pris la main dans le sac, en pleine
    transmission. Bondissant sur ses pieds, il leur fit face. Il ne tenta ni de fuir,
    ni de résister. Pour une fois, la chance n’était pas de son côté. « Kamal
    Amin Tabaat, tonna le chef du groupe, vous êtes en état d’arrestation ! »
    À Damas, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre.
    Fantastique, absurde, impossible, irréel ! Aucun mot ne parvenait à
    exprimer le choc et l’incrédulité des dirigeants syriens quand ils en eurent
    vent. Se pouvait-il qu’un des chefs du parti au pouvoir, ami personnel du
    président, millionnaire et homme du monde, soit un espion ?!
    Les preuves étaient irréfutables. L’émetteur dissimulé par Tabaat
    derrière les volets de ses fenêtres, le minuscule émetteur de secours caché
    dans le grand lustre du salon, les microfilms, les cigares à la dynamite, les
    pages de code… L’homme était bel et bien un traître.
    Saisis de panique, les dignitaires du régime réclamèrent une enquête
    exhaustive. Que savait exactement Tabaat ? Risquaient-ils d’être
    incriminés ? Le président Hafez vint en personne l’interroger dans sa
    cellule. « Pendant l’interrogatoire, témoigna-t-il par la suite, quand je l’ai
    regardé dans les yeux, j’ai été soudain pris d’un doute terrible. J’ai senti
    que l’homme qui se trouvait devant moi n’était pas du tout un Arabe. Très
    prudemment, je lui ai posé quelques questions sur la religion musulmane,
    sur le Coran. Je lui ai demandé de réciter la sourate Al Fatiha, le premier
    chapitre du Coran. Tabaat pouvait à peine en citer quelques versets. Il a
    tenté de se défendre en disant qu’il avait quitté la Syrie alors qu’il était
    encore très jeune et que sa mémoire lui faisait défaut. Mais alors, je l’ai
    su : c’était un Juif. »
    Les tortionnaires de Damas firent le reste. Tabaat gisait prostré dans sa
    cellule plongée dans l’obscurité, inconscient, le visage et le corps
    couverts de blessures atroces, les ongles arrachés, quand ses aveux furent
    apportés en hâte au général Hafez. L’homme ne s’appelait pas Tabaat, mais
    Eli Cohen, un Juif israélien.
    Le 24 janvier 1965, Damas annonça officiellement « l’arrestation d’un
    espion israélien important ». Lors d’une conférence de presse, un officier
    général, blanc de rage, rugit : « Israël est le diable, et Cohen est l’agent du
    diable ! »
    La psychose s’empara de Damas. Cohen agissait-il seul, ou était-il à la
    tête d’un réseau ? Soixante-neuf personnes furent arrêtées, dont vingt-sept
    femmes. Parmi les suspects se trouvaient Majid Cheikh El Ard, Georges
    Salem Seïf, le lieutenant Zaher Al Din, des membres du ministère de la
    Propagande, des prostituées et d’autres femmes dont l’identité ne fut pas
    révélée. Quatre cents personnes qui avaient eu des contacts avec Tabaat
    furent interrogées. L’enquête mit au jour de graves problèmes. Nombre des
    dirigeants politiques, mili taires et du monde des affaires comptaient
    parmi les plus proches amis de Cohen. Ils étaient intouchables et ne
    pouvaient pas être cités, car toute allusion publique à leur sujet risquait de
    donner l’impression qu’ils étaient impliqués dans les activités
    d’espionnage de Tabaat.
    Les Syriens s’aperçurent également que Tabaat avait tout fait pour
    soigneusement compartimenter ses contacts avec ses divers informateurs.
    Il était par conséquent extrêmement difficile de mesurer l’étendue du
    réseau.
    En Israël, la censure militaire imposa un silence complet sur
    l’arrestation de Cohen. Les Israéliens espéraient encore le sauver et
    veillaient à ce qu’aucune information ne filtre à son sujet dans les médias.
    Mais certains avaient le droit d’être avertis. Un soir, un inconnu vint voir
    les frères d’Eli. « Votre frère a été arrêté à Damas et est accusé
    d’espionnage », dit-il. Les frères étaient ébahis. L’un d’eux, Maurice, se
    précipita chez leur mère, à Bat Yam. « Mère, il faut que tu sois forte, fit-il.
    Eli a été arrêté en Syrie. »
    La vieille dame en eut le souffle coupé. Enfin, elle réussit à articuler :
    « En Syrie ? Comment ? A-t-il traversé la frontière par erreur ? » Quand
    Maurice lui expliqua ce qu’Eli faisait à Damas, elle s’évanouit.
    Nadia était debout, entourée de ses trois enfants. Éberluée, elle n’aurait
    jamais deviné quelle était la véritable profession de son mari, même si
    elle s’était toujours doutée qu’il ne lui disait pas tout. Les collègues d’Eli
    s’efforcèrent de la rassurer. « Vous allez partir pour Paris tout de suite, lui
    dit l’un d’entre eux. Nous allons engager les meilleurs avocats. Nous
    allons faire tout notre possible pour le sauver. » Meir Amit s’en chargea
    personnellement.
    Le 31 janvier, Jacques Mercier, l’un des plus grands avocats de France,
    arriva à Damas. Officiellement, il avait été engagé par la famille Cohen.
    En réalité, c’était l’État d’Israël qui couvrait ses frais et ses honoraires.
    Mais en Syrie, il avait été envoyé en mission impossible. « Dès mon
    arrivée, rapporta-t-il plus tard, j’ai compris que le destin d’Eli Cohen
    était scellé. Il serait pendu. Tout ce que je pouvais, c’était tenter de gagner
    du temps pour négocier un accord afin de lui sauver la vie. »
    Au début, Mercier chercha à éviter un procès. Il rencontra les dirigeants
    du régime et demanda l’autorisation de « voir Cohen afin qu’il accepte
    que j’assure sa défense ». Il se heurta à un refus glacial.
    Mercier découvrit pourtant rapidement qu’il avait des alliés dans
    certains cercles du gouvernement, qui éprouvaient du respect pour
    l’opinion publique internationale. Ils tenaient à ce qu’il y ait un procès où
    les droits de l’accusé seraient garantis. Ils bénéficiaient du soutien – pour
    une raison complètement différente – des « faucons » de la hiérarchie
    militaire, ennemis jurés d’Hafez, qui voulaient dévoiler devant la cour les
    liens étroits l’unissant à Tabaat. Le procès, pensaient-ils, exposerait aux
    yeux du grand public la corruption du régime et saperait sa position.
    Cette approche suscitait une résistance acharnée de la part d’un autre
    groupe : tous ceux qui avaient été en relation avec Tabaat. Ils savaient
    qu’un procès public risquait de les envoyer eux aussi à la potence. Cette
    faction n’avait qu’un seul objectif : empêcher à tout prix un procès public
    et éliminer Cohen dès que possible.
    Il passa finalement en jugement devant une cour martiale d’exception, à
    huis clos, dans une salle d’audience déserte. Quelques moments
    seulement, soigneusement sélectionnés, furent diffusés par la télévision
    d’État. Il n’y avait ni procureur, ni avocats de la défense. Quand Eli Cohen
    en réclama un à la cour, le président explosa : « Vous n’avez pas besoin
    de défenseur : Toute la presse corrompue est de votre côté, et tous les
    ennemis de la révolution vous défendent. » Le magistrat assuma les
    fonctions d’interrogateur, de procureur et de juge. Mais le pire était son
    identité : c’était le général de brigade Salah Dali, autrefois un bon ami de
    Tabaat. Parmi les juges se trouvait aussi un autre intime de Tabaat, le
    colonel Salim Hatoum. Pour prouver qu’il n’avait aucun lien avec Cohen,
    il lui demanda : « Reconnaissez-vous Salim Hatoum ? » Et l’accusé,
    comme un acteur qui suivrait un scénario détaillé, se tourna vers la salle,
    puis regarda Hatoum dans les yeux et répondit : « Non, je ne le vois pas
    dans cette pièce. »
    Ce passage fut montré à la télévision. « L’épisode fit rire tout Damas,
    dit Mercier. Ce n’était pas un procès, c’était une tragicomédie, un
    cirque. » Les caméras s’attardèrent sur les autres accusés : El Ard, Al
    Din, Seïf, quelques prostituées. Mais qui étaient les autres femmes ? Les
    épouses d’officiers généraux ? Des « secrétaires » ? Des amies de Tabaat
    et des dirigeants du Baath ? Et quels étaient les secrets que Cohen avait
    transmis à ses supérieurs israéliens ? Il était accusé d’espionnage, mais
    tout au long du procès, rien ne fut dit de ce qu’il avait fait et du contenu de
    ses émissions. La seule chose que les caméras ne pouvaient pas masquer,
    c’était le tremblement nerveux d’un muscle dans la joue gauche de Cohen,
    et sa tendance à secouer régulièrement la tête, conséquences de ses
    séances de torture à l’aide d’électrodes insérées dans son crâne et son
    corps.
    Israël suivit le procès en silence. Tous les soirs, la famille d’Eli se
    rassemblait devant le téléviseur que lui avait prêté le Mossad. Les enfants,
    Nadia, les frères, tous pleuraient doucement à la vue du visage d’Eli sur
    l’écran. Sa mère, saisie d’une impulsion, embrassa l’écran et pressa
    contre le visage de son fils la petite étoile de David qu’elle portait autour
    du cou. Sophie s’écria : « C’est mon papa ! C’est un héros. » Nadia versa
    des larmes muettes.
    À Damas, Mercier se réveillait en pleine nuit, baigné d’une sueur
    froide, hanté par d’horribles cauchemars. Il se savait impuissant, ce qui le
    déprimait terriblement. Le 31 mars, la cour martiale rendit son verdict :
    Eli Cohen, Majid Cheikh El Ard et le lieutenant Zaher Al Din furent
    condamnés à mort.
    Mercier redoubla d’efforts. En avril et mai 1965, il se rendit trois fois à
    Damas. Il apportait avec lui des offres substantielles de la part d’Israël.
    La première proposait un accord : Israël était disposé à fournir à la Syrie
    des médicaments et des équipements agricoles lourds, pour un montant de
    plusieurs millions, en échange de Cohen. Les Syriens refusèrent. Israël
    proposa alors de renvoyer en Syrie onze espions syriens emprisonnés sur
    son territoire, offre que Damas rejeta également, tout en laissant entendre
    qu’une grâce présidentielle n’était pas exclue.
    Le 1 er mai, la sentence d’El Ard fut commuée en prison à vie. Le 8 mai,
    celle de Cohen fut officiellement confirmée. Le Mossad tenta alors le tout
    pour le tout. À Paris, Nadia Cohen présenta une demande de grâce à
    l’ambassade syrienne. Des appels similaires arrivaient du monde entier.
    Ils étaient signés par des personnalités internationales comme le pape Paul
    VI, le philosophe britannique Bertrand Russell, des hommes d’État comme
    les Français Edgar Faure et Antoine Pinay, le Canadien John Diefenbaker,
    des cardinaux et des ministres italiens, vingt-deux députés britanniques, la
    Ligue des droits de l’homme, la Croix-Rouge… Si Eli en avait connu
    l’existence, il aurait sans doute repensé à la campagne du même type qui
    avait tenté en vain, onze ans plus tôt, de sauver ses amis au Caire.
    Le 18 mai, en pleine nuit, Eli Cohen fut réveillé par ses geôliers. Ils lui
    passèrent une longue aube blanche et l’emmenèrent sur la place du marché
    de Damas. Ils le laissèrent écrire à sa famille et échanger quelques mots
    avec le rabbin de Damas, Nissim Andabo. Des soldats syriens attachèrent
    à sa poitrine une énorme pancarte où était inscrite sa sentence en grands
    caractères arabes. Les caméras de télévision et les appareils photo des
    journaux suivirent l’homme seul qui monta les marches menant à la
    potence, encadré par deux rangs de soldats en armes.
    Le bourreau attendait. Il lui noua rapidement la corde autour du cou et le
    fit monter sur un petit tabouret. Face à la foule, Eli gardait le silence,
    résigné, mais non vaincu. La foule retint son souffle. Dès qu’ils entendirent
    le bruit du tabouret retiré de sous ses pieds, les hommes et les femmes
    hurlèrent de joie en contemplant les soubresauts d’agonie de l’espion
    israélien.
    Les Damascènes, mystérieusement éveillés aux premières heures du
    jour, défilèrent en nombre au pied de la potence pour voir le corps. En
    Israël, le lourd voile du silence se déchira d’un coup. En quelques heures,
    Eli Cohen devint un héros national. Des centaines de milliers de personnes
    se joignirent au deuil de sa famille. Des écoles, des rues et des parcs
    furent nommés en son honneur. Des articles et des livres retracèrent ses
    exploits. Nadia ne se remaria jamais.
    Aujourd’hui encore, quarante-sept ans après sa mort, la Syrie refuse de
    restituer sa dépouille à Israël. Eli Cohen est considéré comme un héros du
    Mossad. Mais beaucoup pointent un doigt accusateur vers les services
    secrets. Sa famille et plusieurs auteurs affirment que le Mossad s’est servi
    d’Eli avec une grande imprudence, exigeant qu’il lui fasse des rapports
    quotidiens, parfois même deux fois par jour. Le Mossad lui avait ordonné
    de transmettre régulièrement les débats du Parlement syrien, alors qu’ils
    n’avaient pratiquement aucune valeur en termes de renseignement. C’était
    une mission superflue, qui lui a fait prendre des risques inutiles.
    Eli Cohen fut un grand espion, et il connut la fin de tous les grands
    espions. Leur trop grande confiance en soi et les exigences démesurées de
    leurs supérieurs finissent par leur coûter la vie.
    10 « Je veux un MiG-21 ! » Meir Amit, le successeur d’Isser Harel, était un homme exceptionnel.
    Ferme, décidé, parfois brutal et bougon, il savait aussi se montrer
    chaleureux, charmant, incarnation même du soldat, et il comptait de
    nombreux amis. Moshé Dayan nous a dit un jour : « Il était le seul ami que
    j’aie jamais eu. »
    L’histoire de sa vie est symbolique du changement à la tête du Mossad.
    Isser Harel était né en Russie et appartenait à la génération des pionniers ;
    alors que Meir Amit, un Sabra (né en Israël), était le premier d’une longue
    liste de généraux israéliens qui s’étaient battus dans les guerres d’Israël et
    avaient rejoint le Mossad après avoir servi pendant des années sous
    l’uniforme. Isser était membre d’une génération discrète, fermée, habituée
    à l’ombre de l’anonymat, aux conspirations et à la dissimulation. Meir
    Amit était un militaire, dont beaucoup d’amis et de collègues savaient ce
    qu’il faisait ; il n’était pas fait pour vivre dans l’ombre. Et si Isser le Petit
    avait pour lui le charisme et le mystère, Amit et ses successeurs avaient ce
    côté direct et l’autorité que leur conféraient leur rang et l’uniforme.
    Né à Tibériade, élevé à Jérusalem, puis membre du kibboutz Alonim,
    Meir avait passé l’essentiel de sa vie en uniforme. Membre de la Haganah
    dès l’âge de seize ans, chef de bataillon à la création des forces armées
    israéliennes, il avait été blessé pendant la guerre d’Indépendance, puis
    avait effectué une brillante carrière dans l’armée de terre. Commandant de
    la brigade Golani, une unité d’élite, chef des opérations pendant la
    campagne du Sinaï, chef du Commandement Sud, puis Centre, il était
    probablement sur le point d’être nommé chef d’état-major. Mais, blessé à
    la suite d’un saut en parachute, il s’était retrouvé immobilisé à l’hôpital
    pendant un an. Remis partiellement à l’issue d’une longue convalescence,
    il était parti étudier à l’université Columbia et était ensuite devenu chef
    d’AMAN. Et c’était à ce poste que Ben Gourion l’avait trouvé en cet
    après-midi dramatique d’avril 1963, quand il avait eu besoin de
    remplacer Isser le Petit.
    Les débuts de Meir au Mossad ne furent pas des plus simples.
    Beaucoup des fidèles d’Isser, comme Yaakov Caroz, ne supportaient pas
    ses manières abruptes et son assurance. Quelques-uns démissionnèrent
    sur-le-champ, d’autres prirent leur temps. Sous la direction d’Amit, on
    assista peu à peu à une relève de la garde. Mais les difficultés qu’il connut
    à l’intérieur des services ne sont rien comparées à ce que lui fit subir Isser
    le Petit.
    À la fin du printemps 1963, Ben Gourion démissionna et fut remplacé,
    en tant que Premier ministre et ministre de la Défense, par Levi Eshkol, un
    proche collaborateur. Eshkol prit plusieurs initiatives qui exaspérèrent son
    prédécesseur. Entre autres, il fit d’Isser le Petit son conseiller en matière
    de renseignement. Depuis son départ du Mossad, Isser le Petit était amer
    et aigri. Et quand il apprit que Meir Amit avait fait une faveur inhabituelle
    aux Marocains, il lui sauta à la gorge. * Le Mossad de Meir Amit avait établi des relations privilégiées avec le
    royaume du Maroc.
    Tout avait commencé du temps d’Isser. Les premiers contacts avec les
    Marocains avaient été pris par Yaakov Caroz et Rafi Eitan. Durant l’hiver
    1963, Isser avait confié à Eitan, sous le sceau du secret le plus absolu :
    « Hassan II, le roi du Maroc, craint que Nasser, le président égyptien, ne
    le fasse assassiner pour ses sympathies pro-occidentales. Hassan veut que
    le Mossad s’occupe de sa sécurité personnelle. »
    Cela pouvait sembler incroyable. Un roi arabe se tournait vers le
    Mossad israélien pour lui demander de l’aide ? Toujours pragmatiques,
    Rafi Eitan et un autre agent, David Shomron, décollèrent immédiatement
    pour Rabat, munis de faux papiers. On les introduisit dans le palais royal
    par une entrée secrète. Là, ils rencon trèrent le redoutable général Oufkir,
    ministre de l’Intérieur du roi, dont le nom seul était synonyme de terreur. Il
    était connu pour sa cruauté, se servait de la torture contre les ennemis du
    monarque et était responsable de la disparition d’un grand nombre
    d’ennemis du régime. Il était de plus le meilleur conseiller du roi sur les
    questions de renseignement. Tout arrangement entre Israël et le Maroc ne
    pourrait passer que par lui. Il attendait Eitan avec son adjoint, le colonel
    Dlimi.
    Eitan et Oufkir s’entendirent dès cette première rencontre : le Mossad et
    les services secrets marocains établiraient des liens étroits et des avant-
    postes permanents sur leurs territoires respectifs. Le Mossad formerait les
    services secrets marocains et le Maroc offrait aux agents du Mossad une
    couverture en béton où qu’ils soient sur la planète. Un organisme spécial
    serait créé pour la collecte commune d’informations. Le Mossad se
    chargerait également de l’entraînement de l’unité spéciale responsable de
    la sécurité du roi. L’accord fut scellé par une visite du roi ; mal à l’aise,
    Eitan s’inclina pour lui baiser la main, et ainsi le Mossad trouva-t-il son
    premier allié dans le monde arabe.
    Deux semaines plus tard, Oufkir arrivait en Israël. Le général, habitué
    aux palais somptueux et aux hôtels de luxe, passa son long séjour dans le
    minuscule trois pièces d’Eitan, dans un quartier modeste de Tel-Aviv.
    Eitan était parvenu à s’assurer les services de Philip, cuisinier légendaire
    du Mossad, afin de nourrir son hôte marocain. Oufkir partit, puis revint,
    les relations entre les deux services continuèrent de se resserrer, et, en
    1965, Oufkir demanda une faveur particulière à Meir Amit.
    Mehdi Ben Barka était le principal chef de l’opposition marocaine, et
    l’ennemi le plus dangereux du souverain. Accusé d’avoir comploté contre
    le roi, il avait été contraint à l’exil mais continuait de diriger des activités
    subversives depuis ses planques. Condamné à mort par contumace, il
    savait que sa vie était menacée. Il agissait avec une grande prudence et les
    hommes d’Oufkir n’avaient pas réussi à s’en saisir. Oufkir voulait mettre
    la main sur lui. Paris était le lieu qu’il avait choisi pour cela, car il y avait
    d’excellents contacts. Le Mossad pouvait-il l’aider ?
    Ce que firent effectivement les hommes d’Amit. Sous un prétexte habile,
    ils entrèrent en contact avec Ben Barka en Suisse et le convainquirent de
    venir à Paris pour une rencontre importante. À la porte de la Brasserie
    Lipp, célèbre restaurant de la rive gauche, il fut arrêté par deux policiers
    français qui, s’avéra-t-il par la suite, étaient payés par Oufkir. Ben Barka
    fut livré à Oufkir et disparut, mais un témoin affirma qu’il avait vu le
    général le poignarder. Meir Amit lui-même en informa le Premier ministre
    Eshkol : « Il est mort. »
    En France, l’enlèvement de Ben Barka causa un scandale politique sans
    précédent. Le président de Gaulle était furieux et, dans sa colère, il
    n’épargna pas Israël quand il apprit son rôle dans la disparition. Isser
    Harel en fut apparemment choqué. Comment le Mossad avait-il pu prendre
    part à une telle affaire, qui s’était terminée par un meurtre ? Comment
    Amit avait-il pu intervenir dans une opération aussi criminelle et
    immorale, et compromettre l’alliance stratégique entre l’État hébreu et la
    France ? Il demanda à Eshkol de renvoyer immédiatement Amit. Le
    Premier ministre hésita, puis nomma deux commissions d’enquête qui
    conclurent que rien ne justifiait de prendre des mesures contre le Ramsad.
    Après tout, Amit avait attiré Ben Barka à Paris, mais il n’avait participé ni
    à son enlèvement, ni à son assassinat. Isser le Petit quitta ses fonctions de
    conseiller et exigea la démission instantanée tant d’Eshkol que d’Amit. Il
    tenta de déclencher une campagne dans la presse, mais la censure militaire
    interdisait strictement toute mention de l’affaire.
    Isser continua de s’opposer pied à pied à son successeur. Toutefois le
    Ramsad était déjà engagé dans une opération vitale pour la défense du
    pays : l’alliance secrète que ses hommes avaient forgée avec les Kurdes
    d’Irak.
    « À la fin de 1965, écrivit Amit dans ses mémoires, notre rêve
    commença à devenir réalité. L’incroyable se produisit. Une délégation
    israélienne officielle s’installa dans le camp de Moustafa Barzani (chef
    des rebelles kurdes dans le nord de l’Irak). »
    L’arrivée d’officiers du Mossad au Kurdistan fut considérée comme une
    grande victoire du renseignement israélien. Pour la première fois, un
    contact était établi avec une des trois composantes de la nation irakienne,
    les Kurdes, qui menaient une guerre acharnée et interminable contre le
    gouvernement de Bagdad. Les rebelles, commandés par Barzani,
    contrôlaient un vaste territoire en Irak. Si le Mossad réussissait à
    transformer les rebelles kurdes en une force militaire digne de ce nom, les
    dirigeants irakiens se verraient obligés de concentrer leurs efforts sur
    leurs problèmes intérieurs, et leur capacité à lutter contre Israël s’en
    trouverait amoindrie. L’alliance avec les Kurdes pouvait vraiment être une
    bénédiction pour Israël.
    Les deux premiers agents du Mossad passèrent trois mois au Kurdistan.
    Barzani les inclut dans le cercle de ses intimes, les emmenait avec lui
    partout où il allait et leur dévoila tous ses secrets. Cette première
    rencontre posa les jalons d’une coopération qui allait durer pendant des
    années. Barzani et les chefs militaires kurdes se rendirent en Israël ; Meir
    Amit et ses adjoints vinrent au Kurdistan ; Israël fournit des armes aux
    Kurdes et défendit leurs intérêts sur la scène internationale. Beni Zeevi, le
    premier agent à être parti au Kurdistan, avait laissé son épouse Galila à
    Londres, où elle devait accoucher. Le fils de Beni, Nadav, vit le jour alors
    que son père crapahutait dans les monts accidentés du Kurdistan à la suite
    de Barzani. Zeevi reçut un télégramme codé. Il était signé « Rimon », le
    nom de code de Meir Amit, et disait : « La Mère et l’enfant sont en
    excellente santé. Mazel Tov ! »
    Quand Barzani apprit la naissance du bébé, il prit quatre pierres et s’en
    servit pour délimiter une parcelle. « Voilà mon cadeau pour ton fils,
    annonça-t-il à Zeevi. Quand il sera grand, il pourra venir dans notre pays,
    et il pourra réclamer cette terre. »
    Et pendant que les relations avec les Kurdes s’amélioraient, Meir Amit
    commença à préparer une autre grande opération du Mossad, nom de code
    « Yahalom » (Diamant), l’opération dont il est peut-être le plus fier. * Dans l’année qui précéda sa mort, nous avons rencontré Amit plusieurs
    fois chez lui, à Ramat-Gan.
    « L’histoire commence par une de mes réunions avec le général Ezer
    Weizman, alors chef d’état-major de l’armée de l’air. Nous avions
    l’habitude de prendre un petit déjeuner ensemble toutes les deux ou trois
    semaines. Lors d’une de ces réunions, j’ai demandé à Ezer ce que je
    pouvais pour lui en tant que Ramsad. Il m’a tout de suite dit : “ Meir, je
    veux un MiG-21. ”
    « Je lui ai répondu : tu es devenu fou ? Il n’y en a pas un seul dans tout
    l’Occident. ” Le MiG-21 était le chasseur soviétique le plus moderne de
    l’époque, et les Russes en livraient beaucoup aux pays arabes. Mais Ezer
    n’en a pas démordu : “ Il nous faut un MiG-21, et tu devrais tout faire pour
    nous en trouver un. ” »
    Amit décida de confier l’opération à Rehavia Vardi, vétéran des
    opérations clandestines qui avait déjà tenté par le passé de mettre la main
    sur un MiG-21 en Égypte ou en Syrie. « Nous avons passé des mois à
    travailler sur cette opération, raconta Vardi des années plus tard. Notre
    problème, c’est surtout de passer du stade de la théorie à celui de la
    pratique. »
    Vardi fit jouer ses réseaux dans le monde arabe. Au bout de longues
    semaines, il reçut un rapport de Yaakov Nimrodi, attaché militaire
    israélien en Iran. Nimrodi parlait d’un Juif irakien, Yossef Shemesh, qui
    prétendait connaître un pilote capable de poser un MiG-21 en Israël.
    Shemesh, célibataire, intelligent, bon vivant et homme à femmes, semblait
    doué d’un talent surnaturel pour se faire des amis et les amener à avoir
    confiance en lui. « Il sait y faire et peut se montrer très persuasif, écrivait
    Nimrodi. Il a recruté le pilote d’une façon très professionnelle. Il l’a
    travaillé pendant un an. Il n’y a que lui à pouvoir faire ça, personne
    d’autre. » Nimrodi décida de mettre Shemesh à l’épreuve. Il l’envoya se
    charger de quelques missions d’espionnage secondaires. Shemesh s’en tira
    haut la main, récupérant des renseignements de première qualité. Nimrodi
    lui donna alors le feu vert pour lancer son opération.
    À Bagdad, Shemesh avait une maîtresse chrétienne, dont la sœur,
    Camille, avait épousé Munir Redfa, lui aussi chrétien, et pilote de l’armée
    de l’air irakienne. Shemesh savait que Redfa était insatisfait et amer. Bien
    qu’étant un excellent pilote de MiG-21, il n’avait obtenu aucune
    promotion. De plus, il avait dû se charger d’une mission qui l’avait
    révulsé : le bombardement de villages kurdes, le tout à bord d’un MiG-17
    obsolète. Pour lui, c’était une humiliation, presque une dégradation. Il s’en
    était plaint à ses supérieurs, qui lui avaient fait comprendre qu’un chrétien
    ne serait jamais promu et ne deviendrait jamais chef d’escadrille. Très
    ambitieux, Redfa en avait conclu qu’il n’avait plus aucune raison de rester
    en Irak.
    Pendant près d’un an, Shemesh eut de longues conversations avec le
    jeune pilote et finit par réussir à le convaincre de faire un rapide voyage à
    Athènes. Usant de toute son éloquence et de son pouvoir de persuasion,
    Shemesh expliqua aux autorités irakiennes que Camille, l’épouse de
    Redfa, souffrait d’une grave maladie cérébrale et que son seul espoir était
    d’être examinée par des médecins occidentaux. Il fallait qu’elle parte
    immédiatement en Grèce, affirma-t-il, et demanda à ce que son mari soit
    autorisé à l’accompagner, car il était le seul membre de la famille à parler
    anglais.
    Les autorités cédèrent, et Munir Redfa put se rendre à Athènes avec sa
    femme. Là, ils rencontrèrent un autre pilote, le colonel Ze’ev Liron
    (Londner), officier de l’armée de l’air israélienne. Liron, né en Pologne et
    rescapé de l’Holocauste, était le patron du service de renseignements de
    l’armée de l’air. Le Mossad lui avait demandé son aide dans l’affaire
    Redfa. Les deux pilotes eurent plusieurs discussions en tête à tête. Liron se
    faisait passer pour un pilote polonais membre d’une organisation
    anticommuniste.
    Munir lui parla de sa famille, de sa vie en Irak et de sa grande
    déception quand ses supérieurs l’avaient envoyé bombarder des villages
    kurdes. Tous les hommes kurdes en âge de porter les armes étaient partis
    se battre, et il ne restait dans les villages que les femmes, les enfants et les
    personnes âgées. C’étaient eux qu’il devait tuer ? Pour lui, cela avait été
    la dernière goutte d’eau : il était prêt à quitter définitivement l’Irak.
    Conformément aux ordres du Mossad, Liron invita Munir à le rejoindre
    sur une petite île grecque. Le Mossad attribua un nom de code au pilote
    irakien : « Yahalom » (Diamant). Dans l’atmosphère sereine et paisible de
    l’île, les deux hommes poursuivirent leurs discussions et devinrent bons
    amis. Un soir, tard, Liron demanda à Redfa ce qui se passerait s’il quittait
    l’Irak à bord de son avion.
    « Ils me tueraient, répondit Redfa. En plus, pas un seul pays
    n’accepterait de m’accorder le droit d’asile.
    — Il y en a un qui t’accueillerait à bras ouverts, fit Liron, révélant la
    vérité à son ami ébahi. Je suis un pilote israélien, pas polonais. »
    Il y eut un long silence.
    « On en reparlera demain », conclut Liron, et ils se séparèrent pour la
    nuit. Le lendemain matin, Redfa déclara à Liron qu’il acceptait sa
    proposition. Tous deux commencèrent à mettre au point les conditions de
    la défection de Redfa et l’argent que cela lui rapporterait.
    Redfa ne se montra pas très gourmand. « Meir Amit m’avait dit de lui
    offrir une certaine somme, expliqua Liron par la suite, et de la doubler si
    besoin était. Mais Redfa a accepté dès ma première offre. Nous sommes
    tombés d’accord pour que sa famille le rejoigne en Israël. »
    Après la Grèce, ils partirent pour Rome ; Shemesh arriva de Bagdad
    avec sa maîtresse. Quelques jours plus tard, ils étaient rejoints par Yehuda
    Porat, officier et chercheur des renseignements de l’armée de l’air, qui
    commença à débriefer Redfa. « Il était poli, très attentif, un homme
    d’honneur, rapporta Porat. Il était courageux, mais pas bavard, et n’avait
    aucune des inhibitions auxquelles on peut s’attendre chez un homme dans
    sa situation. »
    À Rome, Liron et Redfa débattirent des méthodes de communication. Il
    fut entendu que quand Redfa entendrait, sur Radio Kol Israel en arabe, la
    chanson populaire arabe Marhabtein Marhabtein, ce serait le signal. Ce
    qu’il ne savait pas, c’est qu’alors qu’il rencontrait ses contacts dans
    différents cafés de Rome, il était en même temps surveillé par les chefs du
    Mossad.
    « J’ai décidé, nous a expliqué Meir Amit, de jeter personnellement un
    coup d’œil au pilote avant que l’opération entre dans sa phase finale. J’ai
    pris l’avion pour Rome, et je suis allé au café où devaient se retrouver le
    pilote et mes hommes. Assis à une table voisine, j’ai attendu. Là, tout un
    groupe est entré. Le type m’a fait bonne impression. J’ai fait signe à notre
    officier qui était assis avec lui que tout allait bien, et je suis parti. »
    Lors d’un de nos rendez-vous, Amit a tenu à nous lire un passage de son
    livre, Head on , où il décrivait l’arrivée du groupe dans le café :
    « L’amant juif [Shemesh], portant des chaussons à cause d’une blessure au
    pied, sa maîtresse, une grosse femme presque laide (je ne voyais pas ce
    qu’il pouvait lui trouver), et Diamant (le nom de code de Munir), un petit
    homme robuste et trapu au visage grave. Ils ne savaient pas que l’on était
    en train de les mettre à l’épreuve. »
    Ce n’est qu’une fois convaincu qu’il pouvait faire confiance à Diamant
    qu’il donna à Rehavia Vardi l’ordre de passer à l’étape suivante : le
    briefing du pilote irakien en Israël. Liron et Redfa revinrent à Athènes, où
    ils prirent un vol pour Tel-Aviv. Mais un incident à l’aéroport d’Athènes
    manqua compromettre toute l’opération. Par erreur, Redfa embarqua à
    bord d’un avion pour Le Caire. En montant à bord du vol pour Tel-Aviv,
    Liron s’aperçut que Redfa avait disparu.
    « J’étais désespéré, dira Liron plus tard. J’étais sûr que tout était perdu.
    Mais quelques minutes plus tard, Munir a surgi à mes côtés. Le personnel
    de bord du vol pour Le Caire avait compté les passagers, par habitude, et
    s’était aperçu qu’il y en avait un en trop. Ils avaient vérifié le billet de
    Munir et lui avait indiqué l’avion pour Tel-Aviv. »
    Redfa passa vingt-quatre heures en Israël. Il y fut briefé, et répéta même
    l’itinéraire qu’il devait prendre pour se poser plus tard dans l’État hébreu.
    Dans un bâtiment du Mossad, on lui apprit un code secret. Puis ses
    nouveaux amis l’emmenèrent faire un tour sur la rue Allenby, une des
    grandes artères de Tel-Aviv et, le soir, l’invitèrent dans un bon restaurant
    à Jaffa, « pour qu’il se sente comme chez lui ».
    Redfa revint à Athènes, prit une correspondance et rentra à Bagdad pour
    y préparer l’ultime étape.
    Mais… « à ce moment, j’ai failli avoir un infarctus, nous a dit Amit.
    Quelques jours avant de déserter, le pilote irakien a décidé de vendre ses
    meubles. Imaginez un peu ce que pouvait signifier cette braderie subite
    chez un pilote d’avion de combat. Je n’ai eu qu’une peur, c’est que les
    Moukhabarat irakiens s’en aperçoivent, interrogent Redfa et l’arrêtent, ce
    qui condamnerait toute l’opération. Dieu merci, les Moukhabarat n’en ont
    rien su, et cette stupide vente des misérables biens de ce malheureux n’a
    pas causé son arrestation… ».
    Il y eut ensuite un autre problème : comment faire sortir sa famille
    d’Irak, d’abord à destination de l’Angleterre, puis des États-Unis. Il avait
    de nombreux sœurs et beaux-frères qui devaient quitter l’Irak avant le jour
    J. Quant à sa famille proche, elle devait être transférée en Israël. L’épouse
    de Redfa n’était absolument pas au courant, il avait peur de lui dire la
    vérité. Il lui expliqua seulement qu’ils partaient effectuer un long séjour en
    Europe. Avec ses deux enfants, elle prit l’avion pour Amsterdam, où ils
    furent accueillis par le Mossad, qui les emmena à Paris. Elle ne savait
    toujours pas qui étaient ces gens.
    « Ils se sont installés dans un petit appartement avec un lit jumeau, se
    souvenait Liron. Nous nous sommes assis sur le lit, et là, la veille du
    départ pour Israël, je lui ai révélé que j’étais un officier israélien, que son
    mari se poserait le lendemain en Israël, et que c’était là-bas que nous
    allions nous aussi. »
    Sa réaction fut terrible. « Elle a pleuré et hurlé toute la nuit, signala
    Liron à ses supérieurs. Elle a dit que son mari était un traître, que c’était
    une trahison contre l’Irak, et que ses frères tueraient Munir s’ils
    l’apprenaient.
    « Elle voulait se rendre sur-le-champ à l’ambassade d’Irak pour leur
    dire ce que comptait faire son mari. Elle n’a pas arrêté de pleurer et de
    hurler de toute la nuit. J’ai essayé de la calmer ; je lui ai dit que si elle
    voulait le voir, il fallait qu’elle vienne avec moi en Israël. Elle a compris
    qu’elle n’avait pas d’autre solution. Les yeux gonflés, avec un de ses
    enfants malade, elle est montée dans l’avion, et nous sommes partis pour
    Israël. » Le 17 juillet 1966, une des stations du Mossad en Europe reçut une
    lettre codée de Munir l’informant que son départ approchait. Le 14 août, il
    décolla, mais une panne du système électrique de l’appareil l’obligea à
    faire demi-tour pour se poser sur la base aérienne El Rachid. « Plus tard,
    dit Amit, il comprit que le problème n’était pas grave. Le cockpit s’était
    soudain rempli de fumée à cause d’un fusible brûlé ; s’il avait continué à
    voler, il serait arrivé sans inquiétude. Mais il ne voulait prendre aucun
    risque et il est rentré à la base, et moi, je me suis fait quelques cheveux
    blancs de plus… »
    Deux jours plus tard, Munir Redfa redécollait. Il s’en tint à l’itinéraire
    prévu et un point lumineux apparut sur les écrans radar israéliens,
    indiquant qu’un avion étranger approchait de l’espace aérien du pays. Le
    nouveau commandant en chef de l’armée de l’air, le général Mordechai
    (« Motti ») Hod, n’avait mis dans le secret que deux pilotes, chargés
    d’escorter le chasseur irakien jusqu’à leur base. Toutes les autres unités,
    pilotes, escadrilles et bases de l’armée de l’air reçurent de Hod l’ordre
    suivant : « Aujourd’hui, vous ne faites rien, mais alors, rien, sans ordre
    verbal de ma part. Et vous connaissez ma voix. » Il ne tenait pas à ce
    qu’un pilote, par excès de zèle, aille descendre « l’appareil ennemi » en
    train de violer la souveraineté d’Israël.
    Le MiG-21 pénétra dans l’espace aérien israélien. Ran Pecker, un des
    as de l’aviation, avait été choisi pour escorter Redfa. « Notre invité
    ralentit, communiqua Ran au centre de contrôle de l’armée de l’air, et me
    signale du pouce qu’il veut atterrir ; il fait aussi osciller ses ailes, le code
    international qui indique qu’il vient en paix. » À 8 heures du matin,
    soixante-cinq minutes après avoir décollé de Bagdad, Redfa se posa sur la
    base d’Hatzor, en Israël.
    Un an après le lancement de l’opération, et dix mois avant la guerre des
    Six Jours, l’armée de l’air avait son MiG-21. Les deux Mirage qui
    l’avaient escorté se posèrent avec lui. Meir Amit et ses hommes avaient
    réussi l’impossible. Le MiG-21, considéré à l’époque comme le joyau de
    l’arsenal soviétique et comme la principale menace pour les forces
    aériennes occidentales, était aux mains d’Israël.
    Après son atterrissage, Munir, abasourdi et désorienté, fut emmené au
    domicile du commandant de la base, où une fête fut donnée en son honneur.
    Avec un mépris inexcusable pour ses sentiments, certains des officiers
    supérieurs d’Hatzor célébraient le succès de l’opération.
    « Munir a été surpris par la fête, et au début, il s’est demandé s’il ne se
    retrouvait pas par erreur en train d’assister aux noces de quelqu’un
    d’autre, nous a raconté Meir Amit. Il s’est assis dans un coin et il n’a pas
    bougé. »
    Quand il eut pris un peu de repos, on lui assura que sa femme et ses
    enfants se trouvaient déjà à bord d’un avion d’El Al en route pour Israël.
    Munir Redfa prit ensuite part à une conférence de presse. Dans sa
    déclaration, il parla de la persécution des chrétiens en Irak, du
    bombardement des Kurdes et de ses propres raisons pour avoir fait
    défection.
    Après la conférence de presse, Munir fut emmené à Herzliya, ville de
    bord de mer au nord de Tel-Aviv, pour y retrouver sa famille. « Nous
    avons fait de notre mieux pour le calmer, l’encourager et le féliciter pour
    l’opération, écrivit Meir Amit. Je lui ai promis de faire tout ce qui était en
    mon pouvoir pour les aider, sa famille et lui, mais je redoutais ce qui
    allait se passer, puisque nous nous étions aperçus que la famille de Munir
    posait problème. »
    Quelques jours après l’atterrissage de Munir dans son MiG à Hatzor,
    son beau-frère, officier dans l’armée irakienne, arriva en Israël. Il était
    accompagné de Shemesh et de sa maîtresse, Camille. L’officier était fou
    de rage. On lui avait dit qu’il devait se précipiter au chevet de sa sœur,
    très malade en Europe, et à son grand étonnement, il avait été emmené en
    Israël. Quand il rencontra Munir, il perdit les pédales, le traita de traître,
    se jeta sur lui et tenta de le frapper. Il accusa également sa sœur, l’épouse
    de Munir, d’avoir été au courant des projets de son mari, ce qui faisait
    d’elle la complice d’un crime innommable. Elle nia ses accusations, en
    vain. Quelques jours plus tard, son frère quittait Israël. * Danny Shapira, célèbre pilote de l’armée de l’air et meilleur pilote
    d’essai d’Israël, fut le premier à voler sur le MiG. Motti Hod l’avait
    appelé le lendemain de l’atterrissage du chasseur et lui avait dit : « Tu vas
    être le premier pilote occidental à voler sur un MiG-21. Commence à
    l’étudier, vole dessus autant que tu peux, apprends-en plus sur ses
    capacités et ses défauts. »
    Shapira rencontra Munir. « Nous nous sommes retrouvés à Herzliya
    quelques jours après son arrivée, raconta Danny Shapira. Quand nous
    avons été présentés, il s’est presque mis au garde-à-vous. Ensuite, nous
    nous sommes rencontrés à Hatzor, à côté de l’avion. Il m’a montré les
    interrupteurs, nous avons passé en revue les indications, en russe et en
    arabe, et au bout d’une heure, je lui ai dit que j’allais le piloter. Il n’en
    revenait pas. Il m’a dit : “ Mais vous n’avez aucune formation ! ” Je lui ai
    expliqué que j’étais pilote d’essai. Il avait l’air très inquiet et a demandé à
    être là quand je décollerais. Je lui en ai fait la promesse. »
    Tous les officiers généraux de l’armée de l’air vinrent à Hatzor assister
    au premier vol. Ezer Weizman, qui était encore commandant en chef de
    l’aviation peu de temps auparavant, était là également. « Ezer est venu me
    voir, il m’a tapé sur l’épaule et m’a dit : “ Danny, pas de bêtises, ramène-
    nous l’appareil, hein ? ”
    « Redfa était là aussi. J’ai décollé, fait ce que j’avais à faire, et me suis
    posé. Redfa s’est approché et m’a pris dans ses bras. Il avait les larmes
    aux yeux. “ Avec des pilotes comme vous, m’a-t-il déclaré, les Arabes ne
    vous battront jamais. ” »
    Au bout de quelques vols d’essai, les spécialistes de l’armée de l’air
    comprirent pourquoi l’Occident était si impressionné par le MiG-21. Il
    volait très haut et très vite. Il pesait une tonne de moins que les Mirage
    français et israéliens.
    L’opération du MiG-21 fit les gros titres de la presse mondiale. Les
    Américains étaient époustouflés. Très vite, ils envoyèrent une délégation
    imposante, dont des techniciens, et demandèrent à voler sur l’appareil
    pour découvrir ses performances. L’État hébreu, cependant, refusa de les
    laisser approcher de l’avion tant que le Pentagone n’aurait pas partagé
    avec lui les dossiers qu’il détenait sur le SAM-2, le nouveau missile
    antiaérien soviétique. Les Américains finirent par accepter ; des pilotes
    américains se rendirent en Israël, étudièrent le MiG-21 et le pilotèrent.
    Grâce aux secrets du MiG-21, l’armée de l’air israélienne put se
    préparer à sa confrontation avec les MiG, qui eut enfin lieu dix mois plus
    tard, en juin 1967, pendant la guerre des Six Jours. « Ce MiG a joué un
    grand rôle dans la victoire des forces aériennes israéliennes contre les
    aviations arabes, et en particulier dans la destruction de l’aviation
    égyptienne en quelques heures », affirmait fièrement Amit.
    Le Mossad et l’armée de l’air avaient effectivement remporté une
    formidable victoire, mais ceux qui en payèrent véritablement le prix furent
    Munir Redfa et sa famille. « Après son arrivée, Munir a vécu une vie très
    dure, une vie triste et difficile, dit un officier supérieur du Mossad. Aider
    un agent [étranger] à se bâtir une nouvelle vie, c’est presque une mission
    impossible. Munir se sentait frustré, et sa famille en a souffert aussi. C’est
    toute une famille qui a été brisée. »
    Pendant trois ans, il a tenté de trouver ses marques en Israël, et pilota
    même des DC-3 de la compagnie pétrolière israélienne au-dessus du
    Sinaï. Sa famille vécut à Tel-Aviv, où ils étaient présentés comme des
    réfugiés iraniens. Mais l’épouse de Munir, fervente catholique, ne parvint
    pas à se faire des amis. Se sentant seule, elle ne put s’adapter à la vie en
    Israël. Ils finirent par partir s’installer dans un pays de l’Ouest sous de
    fausses identités. Même là, loin de chez eux et de leurs proches, entourés
    d’agents des services locaux, ils se sentaient perdus, et continuaient de
    redouter que les Moukhabarat irakiens ne les retrouvent.
    En août 1988, vingt-deux ans après sa désertion, Munir Redfa décéda
    d’une crise cardiaque à son domicile. En larmes, son épouse appela Meir
    Amit [qui avait quitté le Mossad depuis longtemps] et lui annonça que, le
    matin même, son mari était descendu de l’étage de leur maison et que,
    alors qu’il se tenait sur le seuil avec son fils, il s’était subitement effondré
    et était mort sur le coup.
    Le Mossad organisa une cérémonie religieuse à sa mémoire. Les
    officiers présents ne purent retenir leurs larmes. « C’était un spectacle
    surréaliste, décrivit Liron. Le Mossad israélien pleurait un pilote
    irakien… » * À la suite du succès de l’opération Diamant et la victoire écrasante
    qu’elle avait permis de remporter durant la guerre des Six Jours, Meir
    Amit estima que le moment était venu de lancer une nouvelle opération.
    Quand les combats prirent fin, Amit demanda à ses supérieurs d’exiger
    la libération des détenus de « l’affaire Lavon », dans le cadre d’un
    échange de prisonniers de guerre (au sujet de l’affaire Lavon, voir le
    chapitre 9, « Notre homme à Damas »). Ces jeunes gens pourrissaient en
    prison depuis déjà treize ans, sans aucune chance de grâce ou de remise en
    liberté anticipée. Israël, apparemment, les avait oubliés. Amit décida de
    les ramener au pays, et exigea leur libération dans les négociations avec
    les Égyptiens. Après tout, Israël avait fait prisonniers 4 338 soldats et 830
    civils égyptiens, tandis que l’Égypte ne détenait que 11 Israéliens. Ce qui
    n’empêcha pas les Égyptiens de refuser obstinément d’inclure les
    prisonniers de l’Affaire Lavon dans l’accord.
    Meir Amit ne céda pas. « Laisse tomber, Meir, lui dit son ami Moshé
    Dayan, ministre de la Défense. Les Égyptiens ne les relâcheront jamais. »
    Avis que partageait le Premier ministre Eshkol. Amit s’entêta. Il finit par
    adresser un courrier personnel au président Nasser, « d’un soldat à un
    autre », et lui demanda la libération des prisonniers, ainsi que celle de
    Wolfgang Lutz, « l’espion Champagne », arrêté durant l’affaire des
    scientifiques allemands.
    Dans le même temps, il négociait un échange de prisonniers de guerre
    avec les Syriens. Pour lui, ces négociations-là étaient plus personnelles :
    il réclama que les Syriens l’aident à obtenir la libération de Mme Shula
    Cohen des geôles libanaises. Shula Cohen (nom de code « la Perle ») était
    une des espionnes légendaires du Mossad. Simple ménagère, elle avait été
    surnommée la « Mata Hari du Moyen-Orient » après avoir réussi à établir
    des relations avec des dirigeants haut placés au Liban et en Syrie, à
    organiser l’émigration clandestine de milliers de Juifs syriens et libanais
    et à diriger un réseau d’espionnage particulièrement efficace.
    À son grand étonnement, Nasser accéda à sa requête, et les Syriens ne
    tardèrent pas à lui emboiter le pas. Meir Amit eut gain de cause. Les
    prisonniers de l’Affaire Lavon, Lutz et Shula Cohen purent tous enfin
    rentrer en Israël, sous le sceau du secret le plus absolu.
    Parfois, les missions les plus importantes sont celles qui permettent de
    ramener les siens dans leur mère patrie.
    11 Ceux qui n’oublieront jamais Au début de septembre 1964, à la gare de Rotterdam, aux Pays-Bas, un
    quadragénaire chauve et trapu, portant des lunettes de soleil, descendit de
    l’express en provenance de Paris. Il prit une chambre dans le luxueux
    Rheinhotel, en centre-ville, sous le nom d’« Anton Künzle », homme
    d’affaires autrichien. Puis il se rendit à la poste voisine et où il loua une
    boîte postale sous la même identité. De là, il alla ensuite à la banque
    Amro, y ouvrit un compte et y déposa 3 000 dollars. Chez un imprimeur, il
    commanda des cartes de visite et du papier à en-tête, toujours au nom
    d’Anton Künzle, directeur d’une société d’investissements de Rotterdam.
    Il se hâta vers le consulat brésilien, où il remplit le formulaire de
    demande de visa touristique pour un voyage au Brésil. Il se soumit à un
    examen médical de routine dans une clinique dont il sortit avec un
    certificat de santé, puis passa chez un oculiste, tricha pendant les tests et
    se vit recommander de porter des lunettes à verres épais, alors qu’il n’en
    avait absolument aucun besoin.
    Le lendemain matin, il effectua un rapide voyage jusqu’à Zurich, où il
    ouvrit un compte au Credit Suisse, sur lequel il déposa 6 000 dollars. Puis
    il revint à Paris, où un spécialiste du maquillage l’affubla d’une grosse
    moustache. Un photographe prit des clichés de lui avec ses nouvelles
    lunettes et lui donna ces nouvelles photos d’identité. De retour à
    Rotterdam, il transmit les photos à l’employé du service des visas du
    consulat brésilien, et le visa touristique fut tamponné sur son passeport
    autrichien. Il pouvait maintenant acheter son billet d’avion pour Rio de
    Janeiro, avec prolongations jusqu’à São Paulo et Montevideo, en Uruguay.
    Partout où il allait, Künzle se montrait disert et parlait de ses affaires
    florissantes en Autriche. Les pourboires généreux qu’il laissait, sa
    tendance à résider dans les meilleurs hôtels et à manger dans les
    restaurants les plus huppés en étaient autant de preuves : Künzle était bel
    et bien un homme d’affaires riche et prospère. Grâce à ces actions apparemment simples, l’agent du Mossad Yitzhak
    Sarid (un faux nom) se constitua une couverture en béton. Quelque part
    entre Paris, Rotterdam et Zurich, Yitzhak Sarid se volatilisa, et un homme
    nouveau surgit à sa place : Anton Künzle, chef d’entreprise autrichien,
    avec une adresse à Rotterdam, des comptes en banque, des cartes de
    visite, un visa et un billet pour le Brésil.
    Quelques jours plus tôt seulement, le 1 er septembre, Yitzhak Sarid avait
    été convoqué à une réunion à Paris. Sarid était membre de l’équipe
    opérationnelle du Mossad, nom de code « Césarée ». Dans une planque
    discrète avenue de Versailles, il rencontra le commandant de Césarée,
    Yoske Yariv, un costaud que ses subordonnés admiraient. Yariv, ancien
    officier de l’armée, avait remplacé Rafi Eitan à la tête de l’équipe
    opérationnelle ; Eitan avait été nommé chef de la station européenne basée
    à Paris.
    Sarid s’attendait que Yariv lui confie une mission, mais même dans ses
    rêves les plus fous, il n’aurait pu deviner ce qui l’attendait.
    Yariv commença par lui dire que, dans quelques mois, le Parlement
    ouest-allemand adopterait des mesures imposant certaines prescriptions
    aux crimes de guerre, ce qui permettrait aux criminels nazis – qui vivaient
    pour l’heure dans la clandestinité – de refaire surface et de reprendre une
    existence normale, comme s’ils n’avaient jamais commis leurs actes
    odieux. Yariv précisa que beaucoup d’Allemands voulaient tourner la
    page et laisser derrière eux l’horrible passé de leur pays. Même d’autres
    nations, qui avaient souffert des Allemands, ne tenaient plus à continuer de
    traquer les criminels de guerre nazis. Depuis la capture d’Eichmann,
    quatre ans auparavant, la conscience des crimes nazis s’était atténuée,
    comme si le procès et l’exécution d’Eichmann avait refermé un chapitre de
    l’histoire du monde. Il était impératif, martela Yariv, de susciter le réveil
    de l’opinion mondiale, et de veiller à ce que les prescriptions sur les
    crimes nazis ne soient jamais approuvées. Il fallait rappeler au monde que
    des monstres étaient toujours en liberté.
    Yariv savait déjà comment procéder. « Il faudrait que l’on tue l’un des
    pires criminels nazis encore en liberté », dit-il à Sarid. Un agent du
    Mossad en mission en Amérique du Sud l’avait retrouvé et identifié. Il
    s’agissait du « boucher de Riga », un nazi letton, coupable du massacre de
    30 000 Juifs. Il vivait au Brésil sous son vrai nom, Herberts Cukurs. Meir
    Amit, le Ramsad, avait donné son feu vert à l’opération.
    Yariv se tourna alors vers Sarid, entre autres parce que Sarid s’était
    montré un agent habile et plein de ressource pendant l’opération
    Eichmann. Mais aussi parce qu’il savait que Sarid était né en Allemagne
    et qu’il avait perdu ses parents dans l’Holocauste. Sarid s’était échappé
    en Palestine, avait juré de se battre contre Hitler, et avait été un des
    premiers volontaires à s’engager dans l’armée britannique pendant la
    guerre. Yariv pouvait être sûr que Sarid serait motivé.
    « Je veux que tu te fabriques la couverture d’un homme d’affaires
    autrichien, dit le commandant de Césarée à Sarid. Ta mission sera de te
    rendre au Brésil, de trouver Cukurs et de gagner sa confiance. Ce sera la
    première étape qui doit mener à son exécution. » Dans le briefing détaillé
    qui s’ensuivit, Yariv donna à Sarid son nouveau nom, « Anton Künzle ».
    Dix jours après la réunion de Paris, Anton Künzle embarquait sur un
    avion de Varig à destination de Rio de Janeiro. S’il était enthousiasmé par
    sa mission, il n’en était pas moins nerveux. Il ne s’était jamais encore
    trouvé dans une telle situation. Il devait agir, complètement seul, dans un
    pays étranger, et tenter de nouer des liens d’amitié avec un monstre – un
    monstre à l’affût, qui devait bien se douter que, un jour, quelqu’un
    chercherait à le tuer. Künzle savait que la moindre erreur pourrait
    compromettre toute l’opération et qu’un seul faux pas pourrait lui coûter la
    vie.
    Pendant le vol, il éplucha un dossier volumineux contenant des
    témoignages, des rapports et des coupures de presse. L’histoire d’Herberts
    Cukurs était exceptionnelle. Il était devenu célèbre dans les années trente
    par ses talents de pilote, d’une grande témérité : il avait relié la Lettonie à
    la Gambie, en Afrique, à bord d’un petit avion de sa fabrication
    personnelle. Il avait été récompensé de la médaille internationale Santos
    Dumont, du nom du pionnier brésilien de l’aviation. La presse le
    surnommait « l’Aigle de Lettonie » et le « Lindbergh letton ». Au musée de
    la Guerre de Riga, les gens se pressaient pour y admirer l’avion de
    Cukurs.
    Cukurs était un nationaliste letton d’extrême droite, mais comptait de
    nombreux amis juifs. Il s’était même rendu en Palestine et en était revenu
    très impressionné par les accomplissements des sionistes. Ses discours
    enflammés sur les pionniers de Palestine donnaient l’illusion qu’il était un
    allié des Juifs lettons.
    Or, quand la guerre éclata, tout changea brutalement. La Lettonie fut
    d’abord occupée par les Soviétiques, qui eurent tôt fait de s’attirer la
    haine de la population. Ils s’en prirent essentiellement aux extrémistes
    comme Cukurs. Mais en juin 1941, l’armée Rouge se replia face aux
    armées de Hitler, et la Lettonie fut conquise par l’Allemagne. Cukurs subit
    alors une profonde métamorphose. Chef de la « Perkonkrusts », la Croix
    de Tonnerre, une organisation fasciste fanatique, Cukurs devint l’assassin
    le plus cruel et le plus sadique des Juifs de Riga. Au début, ses soldats et
    lui entassèrent 300 Juifs dans une synagogue et y mirent le feu ; personne
    n’en réchappa. Puis il commença à arrêter les Juifs avec ses hommes, les
    frappa à mort avec son revolver, en abattit des centaines d’autres, humilia
    et exécuta des juifs orthodoxes, fracassa les têtes de nourrissons sur les
    murs de la ville. Une nuit, il obligea une jeune Juive à se dévêtir devant un
    groupe de prisonniers juifs, puis força un vieux rabbin à la caresser et à la
    lécher sur tout le corps, sous les rires des gardes lettons ivres. Pendant
    l’été, il ordonna que 1 200 Juifs soient noyés dans le lac Koldiga et, en
    novembre 1941, il poussa 30 000 Juifs vers les champs de la mort des
    bois de Rumbula où, après s’être déshabillés, ils furent fusillés de sang-
    froid par les Allemands.
    À la lecture des dépositions des rares Juifs qui avaient miraculeusement
    survécu, Künzle fut profondément choqué. Dans le dossier, d’autres
    documents décrivaient la fuite de Cukurs en France à la fin de la guerre, à
    l’aide de faux papiers. Se faisant passer pour un agriculteur, il avait réussi
    à prendre un bateau pour Rio de Janeiro. Il avait emmené avec lui une
    étrange « police d’assurance », Miriam Ketzner, une jeune Juive qu’il
    avait protégée pendant la guerre. Miriam défendait désormais sa
    réputation, le dépeignant partout comme son « noble sauveur de Riga ».
    À Rio, Cukurs avait rapidement établi des relations chaleureuses avec
    beaucoup de Juifs brésiliens. Il adorait raconter à son auditoire la
    fascinante histoire de Miriam. « Les nazis l’avaient attrapée en Lettonie,
    avait-il coutume de dire. Elle était promise à une mort horrible, mais je
    l’ai sauvée, au péril de ma vie. » Ce n’était pas tous les jours que Rio
    avait la chance de recevoir un sauveur des Juifs aussi courageux et
    héroïque, et les Juifs de la ville firent de leur mieux pour montrer au
    valeureux Letton à quel point ils étaient conscients de la noblesse de ses
    actes.
    Cukurs devint très populaire dans la communauté juive, jusqu’au soir où
    le courageux Letton but un peu trop. L’alcool lui délia la langue, et il se
    mit à raconter une tout autre histoire. Il parla bien des Juifs, mais les
    traitait maintenant de porcs et d’ordures. Il expliqua avec enthousiasme
    quels moyens ses amis nazis et lui avaient utilisés pour massacrer les Juifs
    d’Europe, qu’ils avaient brûlés, noyés, abattus, frappés à mort… Les amis
    juifs du Letton en furent stupéfaits. Ils commencèrent à se renseigner, et les
    résultats de leurs recherches les horrifièrent.
    Soudain sa véritable identité fut dévoilée, Cukurs disparut. Il ne quitta
    pas Rio, se contentant de s’installer dans un quartier éloigné de l’immense
    ville. Il abandonna Miriam Ketzner, il n’en avait plus besoin. Elle finirait
    par épouser un Juif local et par s’intégrer à la société brésilienne. Cukurs,
    lui, fit venir sa femme, et eut trois fils.
    Dix ans passèrent. Cukurs était désormais le propriétaire respecté de la
    société Air Taxi. Le hasard fit qu’il fut de nouveau découvert par la
    communauté juive de Rio, qui décida de secouer l’opinion publique en
    organisant une grande manifestation. Des étudiants juifs pénétrèrent dans
    les locaux d’Air Taxi, cassèrent les vitres, détruisirent les équipements et
    vidèrent les dossiers… Cukurs et sa famille quittèrent immédiatement Rio
    et s’installèrent à São Paulo.
    Là, personne ne l’inquiéta, mais il s’estimait malgré tout menacé. Hanté
    par la peur, il soupçonnait quiconque l’approchait. En juin 1960, quelques
    jours après la capture d’Eichmann, il se rendit au quartier général de la
    police de São Paulo et réclama une protection, qu’il obtint. Mais l’affaire
    fut publiée dans les médias, et dans le monde entier, des proches de ses
    victimes savaient maintenant où il résidait.
    Au fil des ans, sa peur ne fit que croître. Il annonça à sa femme et ses
    fils que des Juifs vengeurs risquaient de découvrir où il se trouvait et de
    venir l’assassiner. Il dressa même la liste de ses ennemis les plus
    dangereux, pour la plupart des Juifs brésiliens qui exerçaient des fonctions
    importantes dans la communauté. En tête de cette liste étaient portés les
    noms du docteur Aharon Steinbruck, un sénateur, du docteur Alfredo
    Gartenberg, du docteur Marcus Constantino, du docteur Israel Skolnikov,
    de MM. Klinger et Pairitzki.
    Cukurs ne changea pas de nom, mais transforma ses maisons en
    forteresses et versa, semble-t-il, des pots-de-vin substantiels à la police et
    aux services de sécurité. Il se lança dans plusieurs entreprises
    commerciales, sans succès. Sa dernière adresse connue, d’après le dossier
    de Künzle, était une marina sur un lac artificiel à l’extérieur de São Paulo.
    Cukurs y louait quelques bateaux et emmenait les touristes faire un tour au-
    dessus de la ville dans son hydravion.
    Künzle savait parfaitement que, s’il tentait d’approcher directement
    Cukurs, il ne ferait qu’éveiller ses soupçons. Il choisit donc d’emprunter
    un chemin plus détourné. Pour commencer, il passa quelques jours à Rio.
    Son séjour dans cette ville époustouflante offrait un contraste frappant à la
    terrible mission qui était la sienne. Il se promena sur les plages de
    Copacabana et d’Ipanema, admirant les belles mulâtresses portant des
    bikinis réduits à leur plus simple expression, contempla le fabuleux Pain
    de sucre et l’immense statue du Christ au sommet du Corcovado, assista à
    une cérémonie de macumba (le vaudou brésilien), se plongea dans la
    chaleur du soleil et les rythmes de la samba. Il jouait les touristes, mais
    entra en relation avec divers dignitaires et investisseurs privés du secteur
    du tourisme, rencontra le ministre du Tourisme et se présenta comme un
    investisseur intéressé par les entreprises touristiques du pays. Il obtint des
    lettres de recommandation destinées aux principales personnalités du
    tourisme à São Paulo.
    Quand il y arriva, il trouva immédiatement la marina de Cukurs. Près de
    la jetée, un peu à l’écart des bateaux de plaisance, il vit un vieil hydravion
    et, à côté, un grand homme mince en combinaison de pilote : Herberts
    Cukurs.
    * Künzle s’adressa à la jolie Allemande qui tenait le guichet des
    excursions de Cukurs et lui demanda des informations sur le tourisme dans
    la région. Il ne savait pas alors que la jeune femme était l’épouse du fils
    aîné de Cukurs. Elle avoua ne pas savoir grand-chose du tourisme, mais
    lui indiqua l’homme en combinaison. « Demandez-lui, il vous aidera. »
    Künzle s’approcha du pilote et se présenta comme un investisseur
    autrichien. Il posa quelques questions professionnelles et Cukurs lui
    répondit à contrecœur. Mais son attitude changea quand Künzle proposa
    de l’engager pour faire un tour de la ville en avion. Quelques minutes plus
    tard, ils étaient dans les airs. Les deux hommes eurent une longue et
    aimable discussion ; Künzle savait se faire des amis. À leur retour, Cukurs
    l’invita sur son bateau pour un verre de cognac.
    Alors qu’il buvait, Cukurs se lança soudain dans une diatribe
    incendiaire contre ses accusateurs. « Moi, j’étais un criminel de guerre ?
    s’écria-t-il. J’ai sauvé une jeune Juive pendant la guerre. » Künzle se dit
    que l’indignation de Cukurs n’était qu’une feinte et qu’il s’efforçait de
    provoquer une réaction de sa part.
    « Vous avez servi pendant la guerre ? fit Cukurs.
    — Oui, dit Künzle, sur le front russe. »
    Mais le ton de sa réponse semblait indiquer le contraire : Künzle avait
    bien été sous les drapeaux, mais certainement pas sur le front russe. Il
    déboutonna sa chemise et montra à Cukurs la cicatrice qu’il avait sur la
    poitrine. « Souvenir de guerre », déclara-t-il, sans plus de détails.
    Künzle se livra à une évaluation rapide de son hôte. Cukurs se trouvait
    dans une mauvaise passe économique. Sa combinaison usée, son avion
    branlant, l’état lamentable des bateaux, tout indiquait qu’il vivait
    chichement. Künzle comprit qu’il devait faire croire à Cukurs qu’il
    représentait pour le Letton une chance de surmonter ses difficultés. Grâce
    à lui, il pourrait réaliser des profits juteux. Donc, il continua de parler de
    sa société et de ses associés, ainsi que de leurs grandioses projets
    d’investissements copieux dans le tourisme en Amérique latine. Il laissa
    entendre à Cukurs qu’il pourrait peut-être se joindre à eux, puisqu’il
    connaissait bien le secteur touristique brésilien.
    Cukurs eut l’air intéressé, mais subitement, Künzle se leva et déclara :
    « Eh bien, je ne devrais pas vous importuner plus longtemps. Vous
    devez être très occupé.
    — Non, pas du tout », rétorqua Cukurs, qui proposa à Künzle de passer
    chez lui un de ces jours après le travail, « pour que l’on puisse discuter de
    nos intérêts communs ». Le contact était pris, l’appât lancé. Il fallait
    maintenant persuader Cukurs de mordre à l’hameçon.
    Le soir même, Künzle envoya un télégramme codé à Yoske Yariv. Pour
    la première fois, il utilisa le nom de code que Yariv avait choisi pour
    Cukurs : « le défunt ». Cukurs aussi écrivit cette nuit-là. Il prit la liste de
    ses ennemis les plus dangereux et y ajouta un nom : Anton Künzle. * Une semaine plus tard, un taxi s’arrêta devant une maison du quartier de
    Riviera, à São Paulo. La bâtisse était modeste, mais défendue comme un
    château fort : entourée d’un mur et de barbelés, l’entrée était barrée par un
    portail en fer, près duquel se tenaient un jeune homme et un chien à l’air
    féroce.
    Künzle demanda au jeune, qui n’était autre qu’un des fils de Cukurs,
    d’informer le pilote de son arrivée. Cukurs l’accueillit à bras ouverts, lui
    fit visiter la maison, lui présenta son épouse Milda, puis ouvrit un tiroir et
    lui montra une quinzaine de médailles du temps de la guerre ; beaucoup
    étaient ornées d’un svastika.
    Ouvrant un autre tiroir, il fit découvrir à Künzle, médusé, son armurerie
    personnelle : trois gros revolvers et un fusil semi-automatique. Cukurs lui
    déclara fièrement que les services secrets brésiliens lui avaient accordé
    des permis pour chacune de ces armes. « Je sais comment me défendre »,
    ajouta-t-il.
    Künzle décela la menace voilée : si tu tentes de me faire du mal,
    semblait lui dire son hôte, sache que je suis armé, et dangereux.
    Soudain, Cukurs eut une idée. « Et si vous veniez avec moi faire la
    tournée de mes fermes ? Elles sont à la campagne, on pourrait y passer la
    nuit. »
    Künzle accepta volontiers. Mais sur le chemin de son hôtel, il fit halte
    dans une quincaillerie pour acheter un couteau à cran d’arrêt. Au cas où.
    Quelques jours plus tard, les deux hommes montaient dans la voiture de
    location de Künzle et partirent pour les montagnes. Ce fut un voyage
    étrange et tendu. Anton Künzle était au volant, seulement armé d’un
    couteau, craignant Cukurs, et pourtant décidé à le tenter en lui promettant
    de l’argent facile pour mieux l’entraîner vers la mort. Et à ses côtés se
    trouvait Herberts Cukurs, fort, sobre, mais pauvre, qui soupçonnait son
    nouvel ami, était armé d’un gros pistolet, mais ne pouvait résister à
    l’appât que Künzle agitait sous ses yeux.
    Künzle se dit que c’était lui la victime de ce jeu du chat et de la souris,
    que Cukurs n’était peut-être pas dupe de son histoire et qu’il l’emmenait
    dans les montagnes pour l’éliminer.
    Ils visitèrent une exploitation agricole que Künzle trouva miséreuse.
    Sans prévenir, Cukurs sortit de son sac son fusil semi-automatique. Künzle
    sursauta. Pourquoi le Letton avait-il apporté un pistolet et un fusil.
    « Ça vous dit, un petit concours de tir ? » lança Cukurs. Aussitôt,
    Künzle comprit. Cukurs voulait mettre à l’épreuve ses compétences
    d’ancien combattant du front russe et voir s’il savait tirer. Le Letton fixa
    une cible de papier contre un arbre, chargea son fusil et tira dix balles à la
    suite. Ses impacts formaient un groupe d’une dizaine de centimètres de
    diamètre. Cukurs prit une deuxième cible dans son sac, rechargea le fusil
    et le tendit à Künzle. Vétéran de l’armée britannique et de Tsahal, Künzle
    était un excellent tireur. Il prit l’arme et ouvrit le feu, tirant lui aussi dix
    cartouches. Le résultat était rassemblé en un groupe de trois centimètres.
    Cukurs eut un hochement de tête appréciateur. « Excellent, Herr Anton. »
    Ils remontèrent alors en voiture et se dirigèrent vers la seconde ferme.
    Elle était beaucoup plus étendue, englobant une forêt dense et une rivière
    où paressaient quelques alligators. Cukurs l’entraîna dans les sous-bois et,
    une fois de plus, Künzle fut pris de peur. Était-ce un piège ? Cukurs
    l’avait-il amené pour pouvoir l’assassiner sans laisser de trace ?
    Il continua à avancer aux côtés de son guide. Brutalement, il marcha sur
    un caillou, un clou se défit dans sa chaussure et s’enfonça profondément
    dans son pied. Se pliant de douleur, Künzle s’agenouilla et ôta sa
    chaussure. Du sang coulait d’une blessure au talon. Cukurs se pencha sur
    lui et dégaina son pistolet. Künzle était là, sans défense. Ça y est, se dit-il,
    mes derniers instants sont arrivés. Le Letton allait l’abattre comme un
    chien. Mais Cukurs lui tendait l’arme. « Servez-vous de la crosse pour
    plier le clou », lui expliqua-t-il.
    Künzle prit le pistolet. Les rôles s’inversaient. Ils étaient seuls dans une
    ferme en montagne, il n’y avait pas âme qui vive à des kilomètres à la
    ronde. Le pistolet était chargé. Il pouvait régler l’affaire Cukurs sur-le-
    champ. Il lui suffisait de pointer son arme et de presser la détente.
    Au lieu de cela, il prit sa chaussure et tapa sur le clou pour le tordre.
    Puis il rendit le pistolet à son propriétaire.
    À la nuit tombée, ils arrivèrent dans une cabane délabrée, où ils
    improvisèrent un dîner avec les vivres qu’ils avaient apportés. Ils
    étalèrent leurs sacs de couchage sur deux vieux lits de fer. Künzle vit
    Cukurs glisser son pistolet sous son oreiller. Harcelé par de sinistres
    pensées, il sortit son couteau de sa poche et le tint prêt, incapable de
    fermer l’œil.
    En pleine nuit, il entendit du bruit venant du lit de Cukurs. Le nazi se
    leva, empoigna son arme et sortit en silence. Pourquoi, se demanda
    Künzle, pourquoi fait-il ça ? Il tendit l’oreille, aux aguets, puis entendit un
    bruit reconnaissable entre tous. Cukurs, debout dehors, était en train
    d’uriner. Et il avait sans doute pris son pistolet parce que des animaux
    sauvages devaient rôder dans les environs.
    Le lendemain, ils rentrèrent à São Paulo, sains et saufs. Quand il arriva
    à son hôtel, Künzle poussa un soupir de soulagement.
    Pendant la semaine qui suivit, Künzle invita Cukurs dans des restaurants
    gastronomiques, des boîtes de nuit et des bars luxueux. Il remarqua les
    regards envieux de Cukurs et comprit que, depuis des années, il n’avait
    pas dû goûter à tous ces plaisirs que l’argent peut offrir. Pour lui, la
    prochaine étape consista à demander à Cukurs de l’accompagner lors de
    plusieurs voyages au Brésil, aux frais de Künzle, bien sûr. Ils visitèrent
    certains des sites touristiques les plus réputés, et Cukurs eut droit aux
    meilleurs restaurants et aux meilleurs hôtels.
    Künzle lui proposa alors de venir avec lui à Montevideo, la capitale de
    l’Uruguay. Ses associés, dit-il, comptaient y établir leur siège sud-
    américain, et il lui fallait donc étudier les possibilités en matière de
    location de bureaux et d’autres installations. Il finança même le nouveau
    passeport de Cukurs.
    Künzle partit pour Montevideo, où il fut rejoint par Cukurs quelques
    jours plus tard. Mais les soupçons du Letton ne s’étaient pas dissipés. Il
    avait pris un appareil photo avec lui. Quand il sortit de l’avion à
    l’aéroport de Montevideo, il vit Künzle qui l’attendait. Il sortit et prit
    plusieurs photos de lui. Son ami, son associé et son bailleur de fonds était
    devenu, à ses yeux, le principal suspect dans un complot visant à
    l’assassiner.
    Entre-temps, Künzle avait loué une grosse voiture américaine, d’un rose
    agressif, une couleur qui l’embarrassait fort, mais c’était tout ce qu’il
    avait trouvé à l’agence de location. Il avait aussi réservé des chambres
    pour eux dans le meilleur hôtel de la ville, le Victoria Plaza. Ils passèrent
    quelques jours sur place en quête d’un immeuble digne de servir de
    quartier général à la société de Künzle. Leurs recherches n’aboutirent pas,
    mais ils passèrent de superbes vacances. Künzle invita Cukurs dans les
    meilleurs restaurants, l’emmena en boîte, en virée touristique, au casino,
    où il partagea ses gains avec lui. Cukurs était aux anges. Pour finir, ils se
    séparèrent. Künzle rentra en Europe, non sans avoir promis à Cukurs qu’il
    reviendrait dans quelques mois pour continuer à développer leur projet.
    Cukurs repartit à São Paulo, où il déclara à son épouse qu’à Montevideo
    il avait été suivi, et qu’il devait rester sur le qui-vive et être prêt à se
    défendre. * À Paris, Künzle retrouva Yariv et ses amis, et ils s’attelèrent
    immédiatement à la préparation de l’opération. Il fut décidé que Cukurs
    serait exécuté à Montevideo, pour plusieurs raisons : au Brésil, il était
    protégé par la police locale, ce qui risquait d’être source de difficultés.
    De plus, le Brésil abritait une importante communauté juive, qui risquait
    d’être vulnérables aux attaques de néonazis ou d’Allemands souhaitant se
    venger. Enfin, au Brésil, la peine de mort était toujours en vigueur, et si
    certains des membres de l’équipe venaient à être pris et jugés, leurs vies
    étaient en danger.
    L’équipe en question se composait de cinq agents, sous la direction de
    Yoske Yariv en personne. Un des agents était Zeev Amit (Slutzky), un
    cousin du Ramsad Meir Amit. Les autres étaient Künzle, Arye (un faux
    nom) et Eliezer Sudit (Sharon), lui aussi détenteur d’un passeport
    autrichien au nom d’Oswald Taussig.
    Ils arrivèrent à Montevideo en février 1965. Oswald Taussig loua une
    Volkswagen verte, ainsi qu’une petite maison, la Casa Cubertini, sur la rue
    Cartagena, dans le quartier de Carrasco. Au dernier moment, Yariv lui
    confia une mission lugubre : il devait acheter une grande malle, comme
    celles qu’utilisaient les voyageurs au XIX e siècle. Elle servirait de
    cercueil improvisé au cadavre du nazi une fois l’opération terminée.
    Alors, Künzle invita de nouveau Cukurs à Montevideo.
    Le 15 février 1965, Cukurs se rendit au quartier général de la police, où
    il fut reçu par un officier, Alcido Cintro Bueno Filho. « Je suis un homme
    d’affaires, dit le Letton. Depuis des années, je suis sous la protection de la
    police brésilienne, parce que j’ai de bonnes raisons de craindre pour ma
    vie. Maintenant, un associé européen me demande d’aller à Montevideo
    pour le rencontrer. Qu’en pensez-vous, est-ce que je peux aller en
    Uruguay ? Est-ce que ce n’est pas risqué ?
    — Ne partez pas ! lui répondit l’officier d’un ton ferme. Ici, vous vivez
    en paix parce que nous vous protégeons. Mais n’oubliez pas, dès que vous
    quittez le Brésil, vous n’êtes plus protégé. Vous vous exposez à vos
    ennemis. Et si vous avez des ennemis, je suppose qu’ils ne vous ont pas
    oublié. »
    Cukurs réfléchit, parut hésiter, mais finit par se lever en disant : « J’ai
    toujours eu du courage. Je n’ai pas peur. Je sais me défendre. J’ai toujours
    un pistolet sur moi. Et croyez-moi, les années ont pu passer, mais je suis
    toujours bon tireur. » * Le 23 février, Cukurs se posa à Montevideo, où il fut accueilli par
    Künzle. La souricière se refermait. Dans la Volkswagen noire qu’il avait
    louée, il conduisit Cukurs jusqu’à la Casa Cubertini, où l’équipe de tueurs
    l’attendait. Sur la route, ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour « considérer »
    d’autres sièges potentiels pour la société. Enfin, ils arrivèrent à la Casa
    Cubertini. Des ouvriers travaillaient à la réparation de la maison voisine.
    Tout à côté, Taussig avait garé sa voiture, une autre Volkswagen, verte.
    Künzle coupa son moteur, sortit et se dirigea d’un pas décidé vers la
    porte. Cukurs le suivit. Künzle ouvrit la porte et découvrit un spectacle
    glaçant : dans la pénombre, les membres de l’équipe se tenaient contre les
    murs, en sous-vêtements. Ils savaient qu’ils ne pourraient le maîtriser sans
    violence et s’étaient déshabillés pour que leurs vêtements ne soient pas
    tachés de son sang. La vision de ces gens en slip attendant dans l’obscurité
    pour sauter sur leur victime avait quelque chose d’effrayant.
    Künzle s’écarta pour laisser le passage à Cukurs, qui entra à son tour.
    Aussitôt, Künzle claqua la porte derrière lui. Trois hommes bondirent sur
    Cukurs. Zeev Amit tenta de l’agripper à la gorge, comme il s’y était
    entraîné à Paris. Les autres se jetèrent sur lui des deux côtés.
    Le Letton résista. Il réussit à se débarrasser de ses assaillants et se
    tourna vers la porte, dont il secoua la poignée tout en essayant de sortir
    son pistolet de sa poche. « Lassen Sie mich sprechen ! » (Laissez-moi
    parler !) hurla-t-il en allemand.
    Pendant la bagarre, Yariv voulut plaquer sa main sur la bouche de
    Cukurs pour l’empêcher de crier. Cukurs le mordit avec férocité, manquant
    lui arracher un doigt. Yariv poussa un cri de douleur. À ce moment-là,
    Amit se saisit d’une lourde masse de chantier et en asséna un coup sur le
    crâne de Cukurs. Du sang jaillit. Pêle-mêle, les corps des assaillants et de
    leur victime se muèrent en un tas agité de convulsions sur le sol, Cukurs
    s’efforçant toujours désespérément de dégainer son pistolet. En quelques
    secondes, tout fut fini. Arye colla son propre pistolet équipé d’un
    silencieux sur la tête de Cukurs et tira à deux reprises. Le réducteur étouffa
    les détonations.
    Cukurs s’écroula, son sang coulait sur ses vêtements et sur les dalles.
    Les membres de l’équipe se relevèrent, couverts de sang.
    Oswald Taussig se précipita dans la cour et ouvrit la principale
    canalisation d’eau. Ses amis purent se laver, puis nettoyèrent le sol et les
    murs. Malgré tout, ils ne purent faire disparaître de grandes traces de sang
    sur les dalles.
    Plus tard, un des membres de l’équipe prétendit qu’ils avaient eu
    l’intention de prendre Cukurs vivant pour le faire passer devant une cour
    martiale improvisée avant de l’exécuter. Mais du fait de leur
    impréparation, ou parce qu’ils avaient sous-estimé sa force physique, la
    capture avait dégénéré en un bain de sang répugnant.
    L’opération avait été mal ficelée. L’agent du Mossad avait loué la
    maison de la rue Cartagena au dernier moment, tout comme la malle avait
    été achetée au dernier moment. Le carnage écœurant n’avait pas été prévu,
    et était inutile. L’agent du Mossad avait attendu le dernier moment pour
    louer la maison de la rue Cartagena, et la malle avait elle aussi été achetée
    au dernier moment. Au lieu de se jeter sur lui en sous-vêtements, les
    hommes du Mossad auraient simplement pu lui tirer dessus. Mais, comme
    nous l’a dit l’un d’eux, la mission, elle, était accomplie.
    Ils déposèrent le cadavre de Cukurs dans la malle, pour faire croire à la
    police qu’ils avaient l’intention de l’enlever et de le faire sortir
    clandestinement d’Uruguay. Et ils laissèrent sur le corps une lettre
    dactylographiée en anglais qui avait été tapée à l’avance, au sujet de
    « l’assassin de Riga » : « Attendu la gravité des crimes dont Herberts
    Cukurs est accusé, en particulier sa responsabilité personnelle dans
    l’assassinat de 30 000 hommes, femmes et enfants, et attendu
    l’épouvantable cruauté dont a fait preuve Herberts Cukurs lors de
    l’exécution de ses crimes, nous condamnons ledit Cukurs à mort. L’accusé
    a été exécuté le 23 février 1965 par “ Ceux qui n’oublieront jamais ”. »
    L’équipe sortit de la maison et partit dans les deux Volkswagen de
    location. Dans la demeure voisine, les ouvriers continuaient de marteler et
    de taper ; ils n’avaient rien entendu. La main de Yariv le faisait
    terriblement souffrir. Jusqu’à sa mort, un de ses doigts resterait en partie
    handicapé. Taussig et Künzle restituèrent les voitures et quittèrent leurs
    hôtels. Tous rejoignirent l’Europe et Israël par des itinéraires alambiqués.
    Zeev Amit revint à Paris « blessé physiquement et jusque dans son âme ».
    Pendant des mois, il fut hanté par de terribles cauchemars et ne put
    surmonter le choc et la douleur.
    Quand tous les membres de l’équipe eurent quitté l’Amérique latine, un
    agent du Mossad appela les agences de presse en Allemagne et signala
    l’exécution d’un criminel de guerre nazi à Montevideo par « ceux qui
    n’oublieront jamais ».
    Les journalistes qui reçurent le message l’ignorèrent, pensant qu’il
    s’agissait d’une supercherie. Constatant qu’il ne se passait rien, le Mossad
    prépara un message beaucoup plus détaillé et crédible, et le transmit aux
    agences de presse et à un journal de Montevideo qui prévint la police. Le
    8 mars, plus de dix jours après son assassinat, des policiers entrèrent enfin
    dans la Casa Cubertini. Le lendemain, la presse mondiale annonçait en
    gros titres la découverte du corps de Cukurs dans une maison déserte de
    Montevideo. Dans leurs articles, les journaux citaient les noms de deux
    suspects : Anton Künzle et Oswald Taussig. Quelques jours plus tard, un
    hebdomadaire de Rio de Janeiro publia une grande photo de Künzle, prise
    par Cukurs. Le magazine décrivait Künzle comme « l’Autrichien
    souriant ». La photo fut reproduite en première page du Maariv israélien.
    Certains de ses amis au Mossad identifièrent aussitôt Anton Künzle.
    Quelques jours plus tard, une lettre arriva chez les Cukurs ; Anton
    Künzle tentait tant bien que mal d’effacer ses traces.
    « Mon cher Herberts,
    « Avec l’aide de Dieu et celle de certains de nos compatriotes, je suis
    arrivé sain et sauf au Chili. Je prends maintenant du repos après un voyage
    éprouvant, et je sais que, vous aussi, vous serez de retour bientôt. Entre-
    temps, je me suis aperçu que nous étions suivis par deux personnes, un
    homme et une femme. Nous devons nous montrer très prudents et prendre
    toutes nos précautions. Comme je l’ai toujours dit, vous prenez de grands
    risques en travaillant et en vous déplaçant sous votre vrai nom. Cela
    pourrait être un désastre pour nous, et dévoiler également ma véritable
    identité.
    « J’espère donc que les complications en Uruguay vous auront donné
    une leçon pour l’avenir et que, désormais, vous vous montrerez plus
    prudent. Si vous remarquez quoi que ce soit de suspect chez vous ou
    autour de votre maison, n’oubliez pas le conseil que je vous ai donné –
    partez vous cacher chez les hommes de Von Leers [dignitaire nazi qui
    s’était réfugié au Caire avec un groupe d’exilés allemands] pendant un an
    ou deux, le temps que la question d’une amnistie soit réglée.
    « Quand vous recevrez cette lettre, répondez à l’adresse que vous
    connaissez, à Santiago du Chili.
    « Anton K. » Cette lettre ne trompa évidemment personne. Milda, l’épouse de
    Cukurs, en était sûre : Künzle était l’assassin.
    La plupart des participants au meurtre de Cukurs sont morts aujourd’hui.
    Zeev Amit, que les auteurs de ce livre connaissaient bien, a été tué
    pendant la guerre du Kippour en 1973. Leur mission s’est avérée payante.
    Les Parlements allemand et autrichien ont rejeté le principe de
    prescription pour les crimes nazis.
    Des années plus tard, l’ancien Ramsad Isser Harel a appelé un des
    auteurs de cet ouvrage pour lui dire qu’un de ses vieux amis souhaitait le
    rencontrer. Il ne lui en a pas dit plus, se contentant de lui donner une
    adresse dans le nord de Tel-Aviv.
    L’auteur s’est retrouvé devant une jolie petite maison, et a frappé à la
    porte. Un homme trapu et chauve, portant des lunettes, lui a ouvert.
    L’auteur l’a regardé et reconnu aussitôt.
    « Guten Abend, Herr Künzle » (Bonsoir, monsieur Künzle), lui a-t-il
    dit.
    12 À la recherche du Prince rouge Munich, 5 septembre 1972. Il était 4 h 30 du matin dans le village
    olympique quand huit terroristes armés et cagoulés s’introduisirent dans
    l’appartement de la délégation israélienne. Moshé Weinberg, l’entraîneur
    de l’équipe de lutte, tenta de leur barrer le chemin. Il fut immédiatement
    abattu de même que le champion d’haltérophilie, Joe Romano. Réveillés
    par les cris et les coups de feu, quelques athlètes parvinrent à s’échapper
    en sautant par la fenêtre. Neuf de leurs camarades furent pris en otage par
    les terroristes.
    La police allemande arriva sur les lieux suivie d’une cohorte de
    journalistes, de photographes et d’équipes de télévision venus couvrir le
    drame en cours dans le village olympique. C’était la première fois que les
    téléspectateurs du monde entier pouvaient suivre une attaque terroriste en
    direct à la télévision. Pour le Premier ministre israélien aussi, la situation
    était inédite. Réveillée par son aide de camp, Golda Meir se sentait
    impuissante : l’attaque se déroulait dans un pays ami ; il revenait au
    gouvernement allemand d’organiser le sauvetage des otages. Les autorités
    bavaroises déclinèrent poliment l’assistance des Israéliens qui leur
    proposaient d’envoyer des hommes de Sayeret Matkal, un commando
    d’élite de l’armée israélienne. Ne vous inquiétez pas, disaient les
    responsables allemands à leurs homologues israéliens, nous libérerons
    tous les otages. Les Allemands n’avaient malheureusement ni l’expérience,
    ni l’inventivité et le courage nécessaires pour faire face à des esprits aussi
    rusés que criminels. Après une longue journée de négociation, les
    terroristes et les otages furent conduits sur la base aérienne de
    Fürstenfeldbruck, en périphérie de Munich. Là, les terroristes devaient
    embarquer à bord d’un avion qui – selon la promesse des policiers
    allemands – les emmènerait où ils voulaient. Il s’agissait en réalité d’un
    piège grossier et mal exécuté : les policiers allemands avaient fait amener
    un appareil de la Lufthansa, vide et sans équipage, en plein milieu de la
    piste tandis que cinq – mauvais – tireurs d’élite avaient pris place sur les
    toits aux alentours. Le chef des preneurs d’otages entra pour inspecter
    l’appareil. Il n’y avait personne à bord et les moteurs étaient encore
    froids. Comment aurait-il pu croire que cet avion était prêt à décoller ?
    Les terroristes comprirent immédiatement qu’ils avaient été dupés. Ils
    ouvrirent le feu et commencèrent à lancer des grenades. Une fusillade
    éclata avec les forces de police durant laquelle tous les otages furent
    exécutés. Un policier allemand fut tué ainsi que cinq terroristes (trois de
    leurs compagnons capturés vivants seraient relâchés peu de temps après à
    la suite du détournement d’un avion de la Lufthansa par des membres de
    leur organisation). Le général Zvi Zamir, qui venait de remplacer Meir
    Amit à la tête du Mossad, ne put qu’assister au massacre depuis la tour de
    contrôle, impuissant. Envoyé à Munich par Golda Meir, il n’avait pas le
    droit d’interférer avec l’opération de la police allemande. Les Allemands
    n’avaient cessé de lui répéter que leur plan était infaillible et qu’il
    n’aurait qu’à regarder sans rien faire. Ce qu’il vit fut le massacre des
    athlètes israéliens. Il comprit alors qu’Israël avait un nouvel ennemi :
    l’organisation terroriste baptisée « Septembre noir ». Septembre noir. C’est ainsi que les terroristes palestiniens avaient
    surnommé ce mois de l’année 1970, lorsque le roi Hussein de Jordanie
    avait ordonné le massacre de plusieurs milliers de leurs frères réfugiés
    dans son royaume. Après la guerre des Six Jours en 1967, les terroristes
    avaient en effet progressivement pris le contrôle de vastes zones du
    territoire jordanien ainsi que de nombreux quartiers de la capitale,
    Amman. Les villes et les villages situés près de la frontière israélienne
    étaient devenus leur territoire et les terroristes paradaient en pleine rue
    avec leurs armes. Rebelles à l’autorité du roi Hussein, ils étaient petit à
    petit devenus les véritables maîtres de la Jordanie. Parfaitement conscient
    de la situation, le roi laissait faire. Un jour, lors d’une visite dans un camp
    militaire, le roi s’étonna de voir un soutien-gorge accroché à l’antenne
    d’un char comme un drapeau. Il demanda sur un ton irrité :
    « Qu’est-ce que c’est que ça ?
    — Cela veut dire que nous sommes des femmes, lui répondit le chef de
    char. Parce que vous ne nous laissez pas nous battre. »
    C’en était trop. Le roi ne pouvait plus continuer à fermer les yeux alors
    que son royaume lui échappait. Le 17 septembre, il envoya son armée dans
    les camps et les repères des terroristes. Ce fut un terrible massacre. Des
    centaines de terroristes furent poursuivis, capturés et abattus en pleine rue,
    sans autre forme de procès. Certains se replièrent dans les camps de
    réfugiés palestiniens. L’artillerie jordanienne n’hésita pas une seconde à
    les bombarder, provoquant la mort de milliers de personnes. Pris de
    panique, de nombreux terroristes franchirent le Jourdain pour se rendre à
    l’armée israélienne. Ils préféraient moisir dans une prison israélienne que
    mourir de la main des Jordaniens. La plupart des survivants s’installèrent
    en Syrie et au Liban. Aujourd’hui encore, on ignore le nombre exact des
    victimes de ce massacre. Selon les estimations, entre 2 000 et 7 000
    terroristes auraient trouvé la mort au cours de ce mois de septembre.
    Vengeance ! C’était l’obsession de Yasser Arafat, chef du Fatah, la
    principale organisation terroriste palestinienne, qui décida alors de fonder
    une organisation secrète au sein de son propre mouvement. Ses membres
    seraient des clandestins parmi les clandestins. Les autres responsables et
    les membres ordinaires du Fatah ignoraient tout de leur existence. Baptisé
    Septembre noir, ce groupe ne serait pas soumis à la ligne de conduite
    « respectable » que Yasser Arafat s’efforçait d’imposer à ses militants
    pour obtenir la reconnaissance et la sympathie de la communauté
    internationale. Septembre noir serait un groupe indépendant, libre de
    frapper « les ennemis du peuple palestinien » de toutes les manières
    possibles, sans pitié. Officiellement, Septembre noir n’existait pas et
    Yasser Arafat pouvait nier tout lien avec ses membres ; en réalité, il en
    était le dirigeant et fondateur. À la tête de Septembre noir, il nomma Abou
    Youssef, haut responsable du Fatah, et désigna Ali Hassan Salameh
    comme chef des opérations. Jeune extrémiste mais non moins intelligent et
    courageux, ce dernier était le fils d’Hassan Salameh, commandant suprême
    des forces palestiniennes lors de la guerre de 1948. Après avoir perdu son
    père sur le champ de bataille, Ali avait juré de poursuivre son combat.
    Essentiellement dirigées contre la Jordanie, les premières opérations de
    Septembre noir n’inquiétèrent pas tout de suite les autorités israéliennes.
    Les terroristes firent notamment exploser une bombe au comptoir d’une
    compagnie aérienne jordanienne dans l’aéroport de Rome, ils lancèrent
    des cocktails Molotov contre l’ambassade jordanienne à Paris,
    détournèrent un appareil d’une compagnie jordanienne vers la Libye et
    menèrent plusieurs attaques contre l’ambassade de Jordanie à Berne, une
    usine d’électronique allemande, et des dépôts pétroliers à Hambourg et à
    Rotterdam. Ils tuèrent également cinq agents des services secrets
    jordaniens dans la cave d’une maison de Bonn. Jusque-là, leur pire crime
    avait été l’assassinat de l’ancien Premier ministre jordanien, Wasfi Tall,
    dans le hall de l’hôtel Sheraton au Caire. Un des meurtriers s’était même
    agenouillé au-dessus de sa victime pour boire son sang. Après la victoire
    d’Israël lors de la guerre des Six Jours en 1967, les terroristes avaient
    décidé de continuer la guerre contre Israël par leurs propres moyens.
    Leurs méthodes allaient du détournement d’avion à l’assassinat de civils
    israéliens en passant par les attentats à la bombe dans les grandes villes.
    Le Shabak et le Mossad devaient à présent combattre un nouvel ennemi,
    infiltrer les organisations terroristes, saboter leurs capacités
    opérationnelles et arrêter leurs militants. Le Fatah figurait en tête de la
    liste des ennemis d’Israël ; Septembre noir n’en faisait même pas partie.
    Toutefois, l’organisation terroriste dépassa rapidement les limites qu’elle
    s’était initialement fixées et commença à s’attaquer à des puissances
    occidentales, tout particulièrement à l’État d’Israël.
    Le massacre de Munich fut leur première opération sanglante.
    Et c’est elle qui valut son surnom à Ali Hassan Salameh. Il était le
    cerveau de l’opération de Munich. La rumeur de sa fascination pour la
    tuerie et le sang se répandit dans les milieux terroristes, et ils
    commencèrent à surnommer le fils d’Hassan Salameh le « Prince rouge ». * Au début du mois d’octobre 1972, deux généraux à la retraite
    demandèrent à rencontrer Golda Meir, alors Premier ministre à la suite du
    décès subit de Levi Eshkol en 1969. Il s’agissait de Zvi Zamir, nouveau
    chef du Mossad, et de Aharon Yariv, conseiller antiterroriste du Premier
    ministre et ancien directeur d’AMAN.
    Golda Meir avait été profondément ébranlée par le massacre de
    Munich. « Une fois encore, des Juifs sont assassinés, pieds et poings liés,
    sur le territoire allemand », avait-elle déclaré. Golda était une femme à
    poigne. Il était clair que les auteurs de ce massacre ne resteraient pas
    impunis.
    Tel était précisément le but de la visite des deux généraux.
    Le visage osseux, piqueté de taches de rousseur et surmonté d’un front
    dégarni, Zvi Zamir avait combattu dans les rangs du Palmak. Il n’était
    toutefois pas considéré comme un grand général. Son grade le plus élevé
    avait été celui de commandant du front sud. Il avait ensuite servi en tant
    qu’attaché militaire et représentant du ministère de la Défense au
    Royaume-Uni. En 1968, il avait été désigné pour succéder à Meir Amit
    dont le mandat s’achevait. La nomination de Zamir à la tête du Mossad
    avait suscité de nombreuses critiques : homme timide et effacé, Zamir
    n’avait aucune expérience des services secrets ; peu charismatique, il
    n’avait pas la même conception de son rôle que ses prédécesseurs Harel
    ou Amit. Il se voyait davantage comme le directeur d’un collectif et
    n’hésitait pas à déléguer son autorité à d’autres hauts responsables. Il ne
    connaîtrait la gloire qu’à la faveur de la guerre du Kippour (voir chapitre
    14). En 1972, il ne pouvait toutefois se targuer d’aucun succès. Après sa
    nomination, certains vétérans des services, comme Rafi Eitan, avaient
    même quitté le Mossad en signe de désapprobation.
    Tout comme Zvi Zamir, Aharon Yariv préférait l’ombre aux lumières
    des projecteurs. Remarquable chef d’AMAN pendant la guerre des Six
    Jours, il était surtout réputé pour ses capacités d’analyse et sa
    perspicacité. Mince, son grand front dégagé surmontant une paire de
    lunettes, Yariv était un homme à la voix douce et aux manières raffinées
    qui ressemblait davantage à un professeur érudit qu’à un maître espion.
    Yariv et Zamir avaient beaucoup en commun. Supposés rivaux en raison
    de leurs fonctions concurrentes, les deux hommes travaillaient en bonne
    entente et se faisaient mutuellement confiance. Tous les deux étaient
    calmes, discrets, réservés et plutôt timides. Ils détestaient occuper le
    devant de la scène et se montraient toujours très prudents dans leurs
    analyses et leur organisation. La proposition qu’ils venaient soumettre à
    Golda Meir en ce jour d’octobre n’en parut que plus brutale : il s’agissait
    d’identifier et de localiser les chefs du commando terroriste et de les
    exécuter tous. Sans exception.
    Les deux hommes s’étaient lancés dans une intense activité après la
    prise d’otages de Munich et avaient réuni des informations de premier
    ordre à propos de Septembre noir. Ils avaient parfaitement préparé leur
    entrevue avec Golda Meir. Septembre noir avait l’intention d’entrer
    ouvertement en guerre avec Israël, dirent-ils. Ses militants s’étaient
    engagés à tuer le plus de Juifs possible, soldats, civils, femmes et enfants
    confondus. La seule façon de les arrêter était d’éliminer leurs chefs. Tous,
    les uns après les autres. Il fallait couper la tête du serpent.
    Golda Meir hésita. Il n’était pas facile de décider d’envoyer des jeunes
    gens risquer leur vie dans une telle campagne d’assassinats. Il s’agissait
    d’une première dans l’histoire de l’État d’Israël. Elle resta silencieuse
    pendant un long moment. Puis, elle commença à parler d’une voix presque
    inaudible, comme si elle se parlait à elle-même. Elle évoqua le terrible
    souvenir de l’Holocauste et le tragique destin du peuple juif sans cesse
    persécuté, chassé et massacré à travers les âges.
    Enfin elle redressa la tête et, regardant Yariv et Zamir dans les yeux,
    elle déclara : « Envoyez vos hommes. » * Zvi Zamir lança immédiatement les préparatifs de l’Opération « Colère
    de Dieu ». Golda Meir avait toutefois son mot à dire. Premier ministre
    d’un État juif et démocratique, elle ne pouvait se contenter de la parole de
    Yariv et Zamir, l’assurant que cette opération ne ferait d’autres victimes
    que parmi les dirigeants et les principaux militants de Septembre noir. Les
    promesses ne suffisaient pas. Elle savait parfaitement que les activités du
    Mossad se situaient au-delà des limites de la loi et que, si elles n’étaient
    pas strictement contrôlées par le pouvoir civil, des innocents risquaient
    d’en payer le prix. Elle décida donc de surveiller étroitement l’Opération
    Colère de Dieu. Elle créa un comité secret rassemblant à ses côtés le
    ministre de la Défense, Moshé Dayan, et le vice-Premier ministre, Yigal
    Allon, ancien éminent général. Tous les trois formèrent une sorte de tri
    bunal secret, chargé d’étudier et d’autoriser l’exécution de chaque
    individu ciblé par l’opération. Yariv et Zamir devaient fournir tous les
    noms et documents à ce trio – surnommé le comité X – dont l’autorisation
    préalable était nécessaire avant toute intervention des agents du Mossad.
    C’est l’unité Metsada (Césarée), le service action du Mossad, qui fut
    désignée pour cette opération. À sa tête se trouvait Mike Harari, homme
    discret aux cheveux bruns et au visage buriné. La plupart des exécutions
    devaient se dérouler en territoire européen où les membres de Septembre
    noir s’étaient déployés et vivaient sous de fausses identités. Les hommes
    choisis par Harari étaient tous issus du Kidon, « Baïonnette », l’unité
    chargée des éliminations physiques. Chaque équipe déployée autour d’un
    dirigeant de Septembre noir était doublée de plusieurs équipes auxiliaires.
    Six agents, hommes et femmes, étaient chargés d’identifier et de suivre le
    suspect. Leur mission : s’assurer qu’ils ne se trompaient pas de cible.
    Avant chaque opération, les agents d’Harari devaient localiser leurs
    cibles, les démasquer et s’assurer que ces hommes apparemment
    ordinaires étaient bien en réalité de dangereux criminels. Pour ce faire, ils
    devaient se déployer dans la ville de résidence du suspect, le prendre en
    filature, le photographier, noter ses habitudes, identifier ses amis, trouver
    son adresse exacte, les bars et les restaurants qu’il fréquentait, et établir
    son emploi du temps quotidien heure par heure. Une autre équipe plus
    réduite, généralement un homme et une femme, se chargeait de la
    logistique, c’est-à-dire de la location des appartements, des chambres
    d’hôtel et des voitures. Une autre équipe s’occupait des communications
    avec les centres opérationnels avancés (généralement établis dans une
    ville européenne) et le quartier général du Mossad en Israël. Les agents
    chargés de l’exécution à proprement parler étaient les derniers à arriver
    en ville. Leur travail consistait à se rendre à une adresse donnée à un
    moment donné et à éliminer l’homme dont ils avaient reçu la photographie
    ou toute information permettant son identification. Pendant ce temps, ils
    agissaient sous la protection d’une autre équipe constituée d’agents armés
    et de chauffeurs, positionnés aux alentours et prêts à disparaître par des
    itinéraires de secours établis à l’avance. Leur mission était de protéger les
    tueurs, en faisant usage de leurs armes si nécessaire. Une fois la cible
    exécutée, tous les assassins et leurs protecteurs avaient pour ordre de
    quitter immédiatement le pays.
    Les agents chargés d’identifier et de suivre le suspect devaient passer la
    frontière avant l’exécution. Les autres restaient encore quelques jours afin
    d’effacer leurs traces, de remballer le matériel et de ramener les véhicules
    de location utilisés pour l’opération. Rome fut le premier théâtre d’une
    opération Colère de Dieu.
    C’est dans la Ville éternelle que les agents du Mossad commencèrent en
    effet à surveiller l’un des hommes les moins suspects d’agir pour le
    compte d’une organisation terroriste. Il s’agissait d’Abdel Zwaiter, petit
    employé de l’ambassade de Libye. Né à Naplouse, ce Palestinien de
    trente-huit ans était un homme mince, affable et parlant d’une voix douce.
    Il était le fils d’un célèbre homme de lettres et traducteur d’arabe. Abdel
    était lui-même réputé pour ses excellentes traductions de romans et de
    poèmes depuis l’arabe et vers l’arabe. Grand amateur d’art, il travaillait
    pour l’ambassade de Libye en tant qu’interprète. Doté d’un maigre salaire
    de 100 dinars libyens, il menait une existence modeste et vivait dans un
    minuscule appartement de la piazza Annibaliano. Pour ses amis, Zwaiter
    était un homme modéré, rejetant toute forme de violence et n’ayant que
    mépris pour le meurtre et le terrorisme.
    Même ses amis les plus proches ignoraient qu’en réalité leur bon
    camarade était un fanatique qui dirigeait d’une main de fer les opérations
    de Septembre noir dans la capitale italienne. Récemment encore, il avait
    imaginé et dirigé une sombre opération : après avoir repéré deux jeunes
    Anglaises qui passaient quelques jours de vacances à Londres avant de
    poursuivre leur route vers Israël, Zwaiter avait chargé deux jeunes et
    charmants Palestiniens d’établir le contact avec elles et de les séduire.
    Les deux Casanova avaient rapidement atterri dans le lit des jeunes
    femmes. Au moment de partir, l’un des garçons avait demandé à sa
    conquête de lui prendre un tourne-disque, cadeau pour sa famille en
    Cisjordanie. Celle-ci avait accepté en toute naïveté et le tourne-disque
    avait été enregistré avec ses bagages au comptoir de la compagnie El Al à
    l’aéroport de Rome. À ce moment, les deux jeunes femmes ne se doutaient
    pas que Zwaiter et leurs beaux amants les envoyaient à la mort. Sur ordre
    de Zwaiter, les militants de Septembre noir avaient en effet démonté le
    tourne-disque avant de le remplir d’explosif et de le replacer dans un
    nouveau boîtier. La bombe devait exploser dès que l’avion aurait atteint
    son altitude de croisière. Le vol et tous ses passagers étaient condamnés.
    Or, ce que les terroristes ne savaient pas, c’est qu’à la suite de
    l’explosion d’une bombe similaire dans un appareil de la Swissair les
    soutes à bagages des avions El Al avaient toutes été doublées d’un épais
    blindage. La bombe explosa donc comme prévu mais la déflagration fut
    limitée grâce au blindage du compartiment, et le pilote, alerté par le
    déclenchement d’un signal lumineux, retourna immédiatement à l’aéroport.
    Les deux jeunes Anglaises furent interrogées et racontèrent leur rencontre
    avec les deux Palestiniens. Leurs amants étaient toutefois déjà loin. Ils
    avaient quitté l’Italie tout de suite après leurs adieux déchirants aux jeunes
    femmes qu’ils condamnaient à mort.
    La première équipe du Mossad arriva à Rome et commença à filer
    Zwaiter pendant quelques jours. Un jeune couple prit l’habitude de se
    promener devant l’ambassade libyenne : la femme appuyait sur le
    déclencheur d’un appareil photo dissimulé dans son sac à main dès que
    Zwaiter entrait ou sortait du bâtiment. Puis, des « touristes » arrivèrent à
    Rome par des vols séparés. Parmi eux, un certain Anthony Hutton, citoyen
    canadien de quarante-sept ans, loua une voiture chez Avis et donna
    l’adresse de l’hôtel Excelsior sur la via Veneto. Si l’employé d’Avis avait
    voulu vérifier, il aurait toutefois découvert qu’aucun visiteur de ce nom ne
    résidait à l’hôtel Excelsior, pas plus qu’un certain nombre d’autres
    « touristes » qui cherchaient des véhicules de location cette semaine-là et
    avaient laissé de fausses adresses sur leur formulaire.
    Dans la nuit du 16 octobre, Zwaiter se trouvait dans le hall sombre de
    son immeuble où résonnait un air mélancolique provenant d’un piano du
    troisième étage. Il s’apprêtait à glisser une pièce de dix lires pour appeler
    l’ascenseur quand, soudain, deux hommes surgirent de l’ombre et lui
    logèrent douze balles de pistolet Beretta dans le corps. Personne
    n’entendit les coups de feu. Les deux agents s’engouffrèrent dans une Fiat
    125 garée sur la piazza Annibaliano. Quelques heures plus tard, ils étaient
    hors d’Italie.
    Maintenant que Zwaiter était mort, il n’était plus nécessaire de
    maintenir sa couverture. Un journal de Beyrouth publia une nécro logie
    signée par des organisations terroristes pleurant la mort d’un de leurs
    « meilleurs combattants ».
    * Le chef de l’unité responsable de la mort de Zwaiter était un Israélien
    d’environ vingt-cinq ans, du nom de David Molad (nom fictif). Né en
    Tunisie, il avait émigré en Israël alors qu’il était encore enfant. De ses
    parents, tous deux enseignants et sionistes convaincus, il avait hérité une
    parfaite maîtrise de la langue française et un profond amour pour l’État
    d’Israël. Son père avait instillé en lui la flamme du patriotisme et l’enfant
    manifestait un dévouement sans bornes pour l’État hébreu. Depuis sa plus
    tendre enfance, David rêvait de servir l’État d’Israël au péril de sa vie,
    s’il le fallait. Pendant son service militaire, il s’était porté volontaire pour
    servir dans un commando d’élite de l’armée et avait impressionné ses
    commandants par son audace et son sens de l’initiative. Il avait ensuite
    rejoint le Mossad et était rapidement devenu un des meilleurs éléments de
    l’agence, prenant part aux opérations les plus périlleuses. Son excellente
    connaissance de la langue française lui permettait de se faire facilement
    passer pour un ressortissant français, belge, canadien ou suisse. Marié et
    jeune père de famille, sa nouvelle situation personnelle n’avait nullement
    refroidi son ardeur à combattre en première ligne dans les rangs du
    Mossad.
    Après la mort de Zwaiter, David Molad passa quelques jours en Israël
    puis partit pour Paris. Quelques jours plus tard, le téléphone sonnait au
    175, rue d’Alésia. Le docteur Hamchari décrocha. « Allô ? Je suis bien
    chez le docteur Hamchari, représentant de l’OLP en France ? » L’homme
    au bout du fil parlait avec un fort accent et se présenta comme un
    journaliste italien, sympathisant de la cause palestinienne. Il demanda un
    entretien au docteur Hamchari. Les deux hommes convinrent de se
    rencontrer dans un café, loin du domicile d’Hamchari. Historien respecté
    vivant à Paris avec sa femme Marie-Claude et sa petite fille, Hamchari
    avait récemment adopté de strictes mesures de précaution. Dans la rue, il
    s’assurait régulièrement de ne pas être suivi ; il quittait des cafés ou des
    restaurants avant d’avoir été servi et demandait souvent à ses voisins si
    des inconnus leur avaient posé des questions à son sujet.
    Il n’avait à première vue pourtant rien à craindre. Hamchari était un
    chercheur, un homme modéré et bien intégré dans les milieux intellectuels
    parisiens. « Il n’a besoin d’aucune précaution parce qu’il n’est pas
    dangereux et les services secrets israéliens le savent », écrivait alors
    Annie Francos dans l’hebdomadaire Jeune Afrique. Sauf que les services
    secrets israéliens en savaient davantage. Ils savaient par exemple que le
    paisible historien avait participé à la tentative d’assassinat contre Ben
    Gourion au Danemark en 1969. Ils savaient qu’il était lié à l’explosion en
    plein vol d’un appareil de la Swissair qui avait coûté la vie à quarante-
    sept personnes en 1970. Ils savaient aussi que l’appartement du professeur
    était régulièrement visité par de mystérieux Arabes qui entraient en toute
    discrétion à la nuit tombée, les bras chargés de lourdes valises. Enfin, les
    services secrets israéliens savaient qu’Hamchari était le numéro deux de
    Septembre noir en Europe.
    Le jour où Hamchari rencontra le journaliste italien, deux hommes
    s’introduisirent dans son appartement et en repartirent quinze minutes plus
    tard.
    Le lendemain, les mystérieux visiteurs attendirent que la femme et la
    fille d’Hamchari eurent quitté l’appartement pour téléphoner au
    professeur.
    « Professeur Hamchari ? » C’était le journaliste italien.
    « Lui-même », répondit-il.
    À cet instant, Hamchari entendit un sifflement aigu, suivi d’une
    puissante explosion. La charge dissimulée sous son bureau venait
    d’exploser et Hamchari s’effondra, gravement blessé. Il mourut quelques
    jours plus tard à l’hôpital, en accusant le Mossad de sa mort. * Quelques semaines après la mort d’Hamchari, Mike Harari arrivait à
    Chypre, accompagné d’un homme du nom de Jonathan Ingleby. Les deux
    hommes descendirent à l’hôtel Olympia de Nicosie. Sa proximité avec
    Israël, la Syrie, le Liban et l’Égypte avait fait de l’île de Chypre un
    nouveau théâtre d’opérations dans la guerre israélo-arabe. Cette fois-ci,
    les deux agents israéliens s’intéressaient à un Palestinien appelé Bashir
    Abdel Hir, nouveau représentant de Septembre noir à Chypre, également
    chargé des relations avec le bloc soviétique (qui était devenu le paradis
    des terroristes recherchés). Les terroristes palestiniens s’entraînaient en
    effet dans des camps de l’armée et des forces spéciales en Russie, en
    Tchécoslova quie, en Hongrie et en Bulgarie. Ces pays leur livraient
    également des armes et de l’équipement, et bon nombre de responsables
    palestiniens, séduits par l’idéologie soviétique, vinrent étudier à
    l’université Patrice Lumumba de Moscou. Bashir Abdel Hir avait
    également pour mission de faire entrer des terroristes en Israël et
    d’éliminer les espions arabes qui venaient rencontrer leur contact
    israélien à Chypre. Le comité X l’avait condamné à mort.
    Cette nuit-là, Abdel Hir entra dans sa chambre, éteignit la lumière et se
    coucha. Jonathan Ingleby s’assura que l’homme était bien endormi et
    appuya sur le bouton d’une télécommande. Une explosion retentissante fit
    trembler tout l’hôtel. Au troisième étage, un couple d’Israéliens en voyage
    de noces s’abrita sous son lit. Le réceptionniste de l’hôtel accourut dans la
    chambre d’Abdel Hir et s’évanouit en découvrant la tête ensanglantée de
    son hôte le regardant depuis la cuvette des toilettes. * La réaction de Septembre noir ne se fit pas attendre.
    Le 26 janvier 1973, un citoyen israélien du nom de Moshé Hanan Ishai
    rencontra un ami palestinien au Morrisson Pub sur la rue Jose Antonio, à
    Madrid. Les deux hommes se serrèrent la main et firent quelques pas.
    Soudain, deux hommes firent irruption devant eux et leur bloquèrent le
    passage. Le Palestinien s’échappa tandis que les deux hommes vidaient
    leur chargeur sur son compagnon avant de disparaître.
    Quelques jours plus tard, on apprenait que Moshé Hanan Ishai
    s’appelait en réalité Baruch Cohen et était un agent du Mossad qui avait
    créé un réseau d’étudiants palestiniens à Madrid. Le jeune homme qu’il
    était venu rencontrer était l’un de ses informateurs, en réalité aux ordres
    de Septembre noir. Les compagnons d’Abdel Hir avaient vengé sa mort
    par celle de Baruch Cohen.
    Septembre noir fut également soupçonné d’avoir participé à l’agression
    d’un autre agent israélien, Zadok Ofir, blessé dans un café de Bruxelles,
    ainsi qu’à l’assassinat d’Ami Shehori, attaché de l’ambassade d’Israël à
    Londres, tué par une lettre piégée.
    Deux semaines après la mort d’Abdel Hir, Septembre noir désigna un
    nouveau responsable à Chypre. Vingt-quatre heures à peine après son
    arrivée à Nicosie, le Palestinien rencontra son contact du KGB, retourna à
    son hôtel, éteignit la lumière et mourut de la même manière que son
    prédécesseur.
    Yasser Arafat et Ali Hassan Salameh décidèrent alors de se venger en
    signant un grand coup : ils nourrirent l’idée de détourner un avion, de le
    remplir d’explosifs et de le faire s’écraser sur Tel-Aviv par un commando
    suicide. Ce scénario annonçait les attentats du 11 septembre 2001 contre
    le World Trade Center.
    Les informateurs du Mossad eurent toutefois vent de ces préparatifs et
    plusieurs agents se mirent à surveiller un groupe de Palestiniens
    apparemment en charge du projet à Paris. Une nuit, les agents
    remarquèrent la présence d’un homme plus âgé parmi le groupe. Ils
    envoyèrent sa photo au siège du Mossad où il fut identifié comme étant
    Basil al-Kubaisi, un des principaux chefs de Septembre noir. Juriste
    réputé, Kubaisi était professeur de droit à l’université américaine de
    Beyrouth. Chercheur respecté, il était comme Zwaiter, Hamchari et
    plusieurs autres : un criminel se faisant passer pour un agneau. En 1956, il
    avait tenté d’assassiner le roi Fayçal d’Irak en plaçant un engin explosif
    sur le passage du convoi royal. La bombe avait explosé prématurément et
    Kubaisi avait réussi à s’échapper au Liban avant de gagner les États-Unis.
    Quelques années plus tard, il avait essayé d’attenter à la vie de Golda
    Meir en visite aux États-Unis. Après avoir échoué en territoire américain,
    il s’en était de nouveau pris à elle lors d’une réunion de l’Internationale
    socialiste à Paris, en vain. Loin d’abandonner, Kubaisi avait alors rejoint
    le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et était devenu
    le bras droit de Georges Habache, leader de ce mouvement extrémiste. Il
    participa notamment à la préparation du massacre du 30 mai 1972 au
    cours duquel des terroristes arabes et japonais tuèrent vingt-six personnes
    dans l’aéroport de Lod. La plupart étaient des pèlerins portoricains se
    rendant en terre sacrée. Kubaisi avait ensuite rejoint les rangs de
    Septembre noir et se trouvait à présent à Paris, vraisemblablement pour
    superviser cette grande opération suicide avec détournement d’avion. Il
    était descendu dans un petit hôtel de la rue des Arcades, près de la place
    de la Madeleine.
    Le 6 avril, Kubaisi s’apprêtait à regagner son hôtel après avoir dîné au
    Café de la Paix. Sur la place de la Madeleine, les agents du Mossad
    l’attendaient ; deux sur le trottoir, deux dans une voiture. L’un d’eux portait
    une perruque blonde. Alors que Kubaisi appro chait, les deux hommes
    allèrent à sa rencontre en prenant soin de camoufler leurs armes. Soudain,
    une voiture s’arrêta à hauteur de Kubaisi et une jolie jeune femme abaissa
    la vitre de la portière. Elle prononça quelques mots à l’oreille du
    Palestinien. Celui-ci monta à bord de la voiture qui démarra
    immédiatement. Les agents comprirent alors que la jeune femme était une
    prostituée qui venait d’appâter Kubaisi.
    L’opération menaçait de capoter à cause d’une prostituée !
    Le chef de mission, qui était présent, ramena le calme chez ses hommes
    frustrés. Attendez, dit-il, parlant d’expérience. Elle va le ramener sans
    tarder. Personne ne lui demanda comment il pouvait en être sûr mais le fait
    est qu’il avait raison. Une vingtaine de minutes plus tard, la voiture était
    de retour. Kubaisi en descendit et repartit en direction de son hôtel. Il
    n’avait fait que quelques pas lorsque deux hommes sortirent de l’ombre et
    lui bloquèrent le passage. L’un d’eux était David Molad.
    Kubaisi comprit immédiatement. « Non ! s’écria-t-il en français. Ne
    faites pas ça ! »
    Neuf coups de feu retentirent et Kubaisi s’effondra à côté de l’église de
    la Madeleine. Les agents du Mossad sautèrent dans leur voiture et
    disparurent.
    Le lendemain, comme après la mort de Zwaiter, un porte-parole du
    Front populaire de libération de la Palestine révélait la double vie du
    professeur.
    Dans les mois suivants, Molad et son équipe du Kidon tuèrent plusieurs
    membres de Septembre noir venus en Grèce pour acheter des bateaux avec
    l’intention de les charger d’explosifs et de les envoyer sur des ports
    israéliens.
    Une question demeurait toutefois sans réponse : où se cachait le cerveau
    de Munich, Ali Hassan Salameh ?
    * L’homme se trouvait dans son quartier général de Beyrouth, d’où il
    préparait ses prochains coups. Le premier visa l’ambassade d’Israël en
    Thaïlande mais l’opération échoua. Les hommes du commando cédèrent
    sous la menace des inflexibles généraux thaïlandais et les pressions de
    l’ambassadeur égyptien à Bangkok. Ils relâchèrent leurs otages et
    quittèrent le pays profondément humiliés.
    L’opération suivante était plus audacieuse : armés jusqu’aux dents, les
    hommes de Salameh surgirent dans l’ambassade d’Arabie Saoudite à
    Khartoum (où était organisée une réception) et capturèrent presque tout le
    corps diplomatique présent dans la capitale soudanaise. Suivant l’ordre
    d’Arafat, ils relâchèrent la plupart des otages, ne gardant que
    l’ambassadeur américain, Cleo Noël, son adjoint, George Moore, et le
    chargé d’affaires belge, Guy Eid. Obéissant aux ordres de Salameh, ils
    exécutèrent les trois hommes avec des raffinements de cruauté, leur tirant
    d’abord dans les pieds et les jambes avant de vider les chargeurs de leur
    kalachnikov sur leurs poitrines.
    Arrêtés après ce massacre, les terroristes furent relâchés quelques
    semaines plus tard par le gouvernement soudanais.
    L’assassinat des diplomates suscita l’horreur et l’indignation de la
    communauté internationale, et Israël estima qu’il était temps d’en finir
    avec Septembre noir. À Jérusalem, Golda Meir donna son feu vert à
    l’opération « Printemps de la Jeunesse », une nouvelle phase de
    l’opération Colère de Dieu. * Le 1 er avril 1973, Gilbert Rimbaud, touriste belge de trente-cinq ans,
    descendit à l’hôtel Sands de Beyrouth. Le même jour, un autre touriste du
    nom de Dieter Altnuder prit une chambre dans le même établissement. Les
    deux hommes ne se connaissaient visiblement pas. Tous deux étaient logés
    dans une chambre avec vue sur la mer.
    Le 6 avril, trois autres touristes descendirent dans ce même hôtel.
    L’Anglais à la mise soignée s’appelait Andrew Whichelaw ; l’homme qui
    arriva deux heures plus tard fraîchement débarqué de Rome et présentant
    un passeport belge au nom de Charles Boussard n’était autre que David
    Molad ; puis George Elder arriva sous les traits d’un autre touriste
    anglais, nettement moins élégant que le premier. Autre touriste britannique,
    Charles Macy prit une chambre à l’hôtel Atlantic sur la plage de Ramlet
    el-Baïda. Comme tout bon touriste anglais, il prit l’habitude de demander
    les prévisions météo deux fois par jour. Les six hommes arpentèrent la
    ville séparément, se familiarisant avec les rues et les principales avenues
    de la capitale libanaise. Ils se rendirent dans des agences Avis et Lenacar,
    et louèrent trois Buick Skylark, un break Plymouth, une Plymouth Valiant et
    une Renault 16.
    Le 9 avril, neuf patrouilleurs lance-missiles israéliens prenaient le
    large et se mêlaient au trafic des grandes routes maritimes. À bord du
    Mivtah , une unité parachutiste sous le commandement du colonel Amnon
    Lipkin se préparait à attaquer le siège du FPLP. Une autre unité
    parachutiste ainsi que le commando d’élite Sayeret Matkal placé sous le
    commandement du colonel Ehud Barak avaient pris place à bord du
    Gaash. Affectée à des missions différentes, chaque unité avait reçu la
    photo de quatre cibles : Abou Youssef, commandant suprême de
    Septembre noir ; Kamal Adouan, responsable des opérations du Fatah et
    de celles de Septembre noir dans les territoires occupés, et Kamal Nasser,
    porte-parole du Fatah. Les trois hommes vivaient dans le même immeuble
    de la rue de Verdun. La quatrième photo était celle d’Ali Hassan Salameh.
    Personne ne savait où il se cachait. Tous les membres des commandos
    étaient en civil. À l’approche du port de Beyrouth, vers 21 h 30, les
    hommes enfilèrent des perruques et des vêtements hippies. Déguisé en
    brune pulpeuse, Ehud Barak portait une robe dont la poitrine dissimulait
    plusieurs charges explosives.
    Surgis de nulle part, les hommes débarquèrent sur la plage déserte de
    Beyrouth à bord de canots pneumatiques. Là, six voitures les attendaient,
    un « touriste » au volant de chacune d’elles. Tous savaient à quel véhicule
    ils avaient été assignés. Quelques minutes plus tard, les voitures
    disparaissaient dans des directions différentes. Certaines prirent la
    direction du siège du FPLP, d’autres – notamment celle de Molad – se
    dirigèrent vers l’immeuble où vivaient les dirigeants de Septembre noir.
    L’équipe chargée d’attaquer le siège de l’organisation terroriste s’était
    entraînée dans un immeuble en construction de la banlieue de Tel-Aviv. Un
    soir, alors que le responsable David (Dado) Elazar était venu assister à
    l’entraînement, un jeune et beau lieutenant, Avida Shor, était venu lui
    parler. « Nous prévoyons d’utiliser 120 kilos d’explosifs pour détruire
    l’immeuble de Beyrouth, lui dit-il. C’est à la fois inutile et dangereux,
    l’explosion affectera aussi les immeubles voisins où vivent de nombreux
    civils. » Il avait alors sorti un carnet de sa poche et poursuivi : « J’ai fait
    les calculs. Nous ne devrions utiliser que 80 kilos d’explosifs. Cela
    suffira à détruire l’immeuble sans toucher les gens des bâtiments
    voisins. » Elazar avait fait vérifier ces chiffres et accepté la suggestion de
    Shor. Le responsable de l’opération avait reçu l’ordre de n’utiliser que 80
    kilos d’explosifs.
    Le commando approchait du siège de l’organisation palestinienne.
    Après un bref échange de tirs – qui coûta la vie à deux agents israéliens –,
    les hommes parvinrent à l’entrée de l’immeuble et déposèrent les charges.
    L’explosion transforma l’immeuble en un tas de ruines et fit de nombreuses
    victimes parmi les terroristes mais pas une seule dans les appartements
    voisins. Avida Shor figurait toutefois parmi les deux agents abattus. * Dans le même temps, plusieurs commandos parachutistes et de la
    marine avaient été chargés de faire diversion : ils donnèrent l’assaut
    contre des camps au sud de Beyrouth afin d’attirer sur eux l’attention des
    terroristes et de l’armée libanaise. Leur manœuvre ne provoqua toutefois
    aucune réaction.
    Pendant ce temps, les membres de Sayeret Matkal étaient parvenus à
    l’immeuble de la rue de Verdun. Ils s’apprêtaient à entrer lorsque deux
    policiers libanais apparurent au coin de la rue. Ceux-ci ne virent toutefois
    qu’un couple d’amoureux tendrement enlacés. Le Roméo s’appelait en
    réalité Muki Betzer, l’un des meilleurs agents de Sayeret, et sa
    voluptueuse Juliette, Ehud Barak. Dès que les policiers eurent disparu, les
    Israéliens donnèrent l’assaut et entrèrent simultanément dans les
    appartements de Kamal Adouan au deuxième étage, Kamal Nasser au
    troisième et Abou Youssef au sixième.
    Les terroristes n’avaient pas la moindre chance de s’en sortir. Ils se
    précipitèrent sur leurs armes mais les soldats furent plus rapides qu’eux.
    En quelques minutes, les trois cibles avaient été abattues. Voulant protéger
    son mari, la femme d’Abou Youssef fut également touchée. Autre victime
    innocente, une vieille voisine italienne vivant en face d’Adouan avait
    entendu les coups de feu et ouvert sa porte. Elle avait été tuée d’une
    rafale.
    Durant l’opération, les commandos mirent la main sur des documents
    trouvés dans les armoires et les tiroirs des chefs de Septembre noir. Puis
    ils ramassèrent leurs blessés et leurs morts et s’engouffrèrent dans leurs
    voitures qui foncèrent vers la plage, où les attendaient les canots
    pneumatiques.
    Sur la plage, les six « touristes » du Mossad alignèrent leurs voitures et
    laissèrent les clés sur le contact. Quelques jours plus tard, les agences de
    location recevaient leur paiement par American Express.
    Les hommes regagnèrent leurs bateaux à bord des canots pneumatiques
    et rentrèrent en Israël. L’opération avait été un succès sur toute la ligne. Le
    siège du FPLP n’existait plus et les responsables de Septembre noir
    avaient été éliminés, y compris Abou Youssef.
    Ce que les membres du commando ne savaient pas, c’est qu’à une
    cinquantaine de mètres de la rue de Verdun, Ali Hassan Salameh dormait
    paisiblement dans un discret appartement. Il n’avait rien entendu. Le
    lendemain, il devint le numéro un de l’organisation terroriste.
    L’opération Printemps de la Jeunesse signa la fin de Septembre noir qui
    ne se remit jamais de la disparition de tous ces responsables. Tous étaient
    morts, à l’exception de Salameh. * Les documents récupérés lors de l’opération Printemps de la Jeunesse
    permirent aux services de Tel-Aviv de résoudre un mystère qui les
    préoccupait depuis deux ans. Il s’agissait de « l’affaire de Pâques ».
    Au mois d’avril 1971, deux jeunes et jolies Françaises avaient atterri à
    l’aéroport de Lod et tenté de passer les services de l’immigration à l’aide
    de faux passeports. Avertis de leur arrivée, les agents de sécurité de
    l’aéroport les avaient interceptées et fait fouiller par des femmes des
    services de police et du contre-espionnage. Celles-ci avaient alors
    découvert quelque chose d’étrange : les vêtements des deux Françaises,
    ainsi que leurs sous-vêtements, pesaient deux fois plus lourd qu’ils n’en
    avaient l’air. Les policiers avaient ensuite découvert que les habits
    contenaient une sorte de poudre blanche et avaient visiblement été imbibés
    dans une solution spéciale. Une fois secoués et frottés, les vêtements
    libérèrent une importante quantité de poudre. Les policiers en
    découvrirent également dans les talons des élégantes voyageuses. En tout,
    les deux femmes transportaient près de 5,5 kilos de ce qui se révéla être
    un puissant explosif. La police découvrit également plusieurs détonateurs
    dissimulés dans des étuis à tampons.
    Interrogées, les deux femmes expliquèrent qu’elles étaient les filles
    d’un riche homme d’affaires marocain. Leur nom : Nadia et Marlene
    Bardali. Un homme les avait contactées à Paris et, de tempérament
    aventureux, elles avaient accepté de transporter la poudre.
    « Qui d’autre est dans le coup avec vous ? » leur demandèrent les
    policiers.
    S’ensuivit une descente de police au petit hôtel Commodore de Tel-
    Aviv où un couple de Français âgés – Pierre et Édith Bourghalter – fut
    arrêté. Après avoir démonté leur poste radio, la police découvrit qu’il
    était rempli de fusibles temporisés servant au déclenchement de charges
    explosives. Pierre Bourghalter fondit en larmes.
    Le lendemain, une ravissante Française de vingt-six ans atterrissait en
    Israël. Sur son passeport figurait le nom de Francine Adeleine Maria, mais
    la voyageuse s’appelait en réalité Évelyne Barges. Connue des services
    israéliens, elle était considérée comme une terroriste professionnelle et
    une marxiste fanatique qui avait déjà participé à plusieurs attaques
    terroristes en Europe. C’était elle le cerveau de cette opération.
    Interrogés par la police, les membres du commando expliquèrent que
    leur intention avait été de déposer des charges explosives dans neuf des
    principaux hôtels de la ville – en pleine saison touristique – et de faire
    autant de victimes que possible. Ils comptaient ainsi porter un coup fatal
    au secteur touristique en Israël.
    Cette joyeuse bande fut envoyée en prison, à l’exception de l’homme
    qui tirait les ficelles et n’avait pas pu être attrapé. Il s’agissait de
    Mohamed Boudia, Algérien charmant, directeur d’un théâtre à Paris et lui-
    même comédien. Lui aussi était un Docteur Jekyll et Mister Hyde : homme
    de culture, intellectuel et artiste, sa vie sous les feux de la rampe lui
    servait de couverture pour ses activités criminelles. Amant d’Évelyne
    Barges, il entretenait tellement de relations amoureuses en parallèle que
    les agents du Mossad l’avaient surnommé « Barbe Bleue ».
    Travaillant d’abord sous les ordres de Georges Habache et du FPLP,
    Boudia rejoignit Septembre noir un an après l’échec du « complot de
    Pâques » et devint le représentant de l’organisation en France. Impliqué
    dans le meurtre de Khader Kanou, journaliste syrien à Paris soupçonné
    d’être un informateur du Mossad, Boudia était également responsable des
    opérations de Septembre noir en Europe et avait imaginé une attaque
    contre un camp de transit pour immigrés juifs en provenance de Russie.
    Après l’assassinat d’Hamchari, il avait pris des mesures de sécurité
    drastiques et il était devenu pratiquement impossible de suivre sa trace.
    En mai 1972, des agents de l’unité Metsada débarquèrent à Paris pour
    essayer de localiser Boudia. Les hommes connaissaient le nom et
    l’adresse de sa nouvelle maîtresse et se postèrent autour de son immeuble.
    Plusieurs fois, ils virent Boudia surgir de nulle part et rentrer dans le
    bâtiment. Le lendemain pourtant, alors que tous les résidents étaient partis
    au travail, il ne restait plus aucune trace de lui. Ce n’est qu’au bout d’un
    mois, après avoir comparé leurs notes, que les agents remarquèrent une
    chose étrange : chaque fois que Boudia venait passer la nuit chez sa
    maîtresse, ils voyaient une femme particulièrement corpulente quitter
    l’immeuble le lendemain matin avec les autres résidents. Elle était parfois
    blonde, parfois brune. Les agents trouvèrent enfin la clé de ce mystère :
    Boudia utilisait ses talents d’acteur et se déguisait en femme pour sortir de
    l’immeuble.
    Pendant un moment, Boudia interrompit ses visites chez sa maîtresse et
    le Mossad perdit toute trace de lui. Leur seule piste : tous les matins,
    Boudia prenait le métro pour se rendre à ses rendez-vous et changeait de
    train à la station Charles-de-Gaulle-Étoile, sous l’Arc de triomphe. Cette
    immense station était le point de convergence de dizaines de trains et de
    millions de passagers. Comment pouvaient-ils y retrouver Boudia,
    « l’homme aux mille visages » ?
    Ils n’avaient toutefois pas d’autre choix. Un message d’alerte fut lancé à
    tous les agents du Mossad en Europe. Des dizaines d’Israéliens reçurent la
    photo de Boudia et furent postés dans les couloirs, les allées et les quais
    de l’immense station de métro. Un jour passa, puis deux, puis trois, sans
    que rien ne se produise. Au quatrième jour enfin, les agents réussirent à
    repérer l’Algérien : l’homme était grimé et déguisé mais il s’agissait bien
    de lui. Ne le lâchant pas d’une semelle, les agents le filèrent jusqu’à une
    voiture garée près de la sortie du métro. Ils suivirent ensuite la voiture et
    la surveillèrent toute la nuit pendant que Boudia dormait dans une maison
    de la rue des Fossés-Saint-Bernard, sans doute l’adresse de sa nouvelle
    maîtresse. Le lendemain matin, le 29 juin 1973, Boudia s’approcha de la
    voiture, l’inspecta de fond en comble, vérifia le dessous du châssis et,
    visiblement satisfait, prit place au volant. Une violente explosion
    pulvérisa le véhicule. Il n’en resta plus qu’un amas de métal tordu et
    carbonisé. Boudia était mort. D’après des journalistes européens, le chef
    du Mossad, Zvi Zamir, avait assisté en personne à toute la scène de l’autre
    coin de la rue.
    Les responsables du Mossad n’eurent guère le temps de célébrer leur
    réussite. Un message urgent était parvenu au siège : un émissaire spécial
    de Septembre noir, l’Algérien Ben Amana, devait apparemment rencontrer
    Ali Hassan Salameh. Ben Amana avait traversé l’Europe par des voies
    détournées et était arrivé à Lillehammer en Norvège. * Quelques jours plus tard, une équipe du Kidon arrivait à Lillehammer
    sous le commandement de Mike Harari. Personne ne savait ce que
    Salameh faisait dans cette paisible station de sports d’hiver. La première
    équipe d’agents suivit Ben Amana jusqu’à la piscine municipale où ils le
    virent converser avec un homme originaire du Moyen-Orient. Après
    comparaison avec les photographies qu’on leur avait distribuées, trois des
    quatre agents conclurent qu’il s’agissait sans aucun doute de Salameh.
    Leur avis s’imposa contre celui de leur camarade qui avait entendu
    l’homme parler et jugeait impossible que Salameh possède une telle
    maîtrise de la langue norvégienne.
    Les agents étaient toutefois sûrs d’eux. Ils suivirent Salameh à travers la
    ville et le virent en compagnie d’une jeune Norvégienne enceinte.
    L’opération entra alors dans sa phase finale. D’autres agents
    rejoignirent l’équipe à Lillehammer, parmi lesquels Zvi Zamir.
    L’élimination de Salameh devait être le coup de grâce pour Septembre
    noir, et le chef du Mossad voulait assister au tombé de rideau. Les
    assassins désignés pour cette opération étaient le célèbre Jonathan Ingleby,
    Rolf Baehr et Gerard Emile Lafond. David Molad ne participait pas à
    cette opération. L’équipe auxiliaire s’occupa de la location des voitures et
    des chambres d’hôtel. D’après certaines sources, les habitants de la ville
    remarquèrent immédiatement qu’il se passait quelque chose d’inhabituel :
    la présence à Lillehammer de tant de « touristes » sillonnant la ville en
    tout sens n’était pas chose commune, surtout en été.
    Le 21 juillet 1973, Salameh sortit avec sa compagne d’un cinéma où ils
    étaient allés voir Quand les aigles attaquent , avec Clint Eastwood. Le
    couple monta dans un bus et descendit dans une petite rue déserte. Une
    voiture blanche s’arrêta brusquement à leur hauteur, deux hommes en
    sortirent, arme à la main, et tirèrent quatorze balles sur Salameh.
    Le Prince rouge était mort.
    Une fois l’opération terminée, Mike Harari ordonna à ses hommes de
    quitter le pays immédiatement. Le retrait s’effectua selon les règles :
    d’abord les tireurs abandonnèrent la voiture blanche dans le centre de
    Lillehammer et prirent le premier vol pour la capitale, Oslo. L’essentiel
    de l’équipe ainsi que Mike Harari étaient les suivants et ne devaient
    laisser derrière eux que les agents chargés d’évacuer les caches et de
    ramener les voitures de location. Mais un événement imprévu vint
    bouleverser ces plans. Une habitante résidant près du lieu de l’assassinat
    avait remarqué la couleur – blanche – ainsi que la marque – Peugeot – de
    la voiture utilisée par les assassins. Plus tard, un policier en poste sur un
    barrage entre Lillehammer et Oslo remarqua une Peugeot blanche conduite
    par une femme à l’allure marquante et nota le numéro de la plaque
    d’immatriculation. Le lendemain, lorsqu’ils ramenèrent la voiture à
    l’agence de location de l’aéroport, Dan Aerbel et Marianne Gladnikoff
    furent arrêtés. Leur interrogatoire déboucha sur l’interpellation de deux
    autres agents, Sylvia Raphael et Avraham Gemer. Deux autres agents furent
    encore arrêtés ce jour-là. Aerbel et Gladnikoff craquèrent durant leur
    interrogatoire et révélèrent des informations confidentielles liées à
    l’opération, donnant des adresses de caches en Norvège et ailleurs en
    Europe, leurs systèmes de reconnaissance et d’identification, des numéros
    de téléphone et certains modes opératoires du Mossad. Les policiers se
    rendirent ensuite dans un appartement d’Oslo où ils découvrirent une mine
    de renseignements ainsi que l’homme qui servait de contact avec
    l’ambassade d’Israël, Igal Eyal, responsable de la sécurité à l’ambassade.
    Ce fut un désastre.
    Le lendemain, les médias norvégiens révélaient l’arrestation des agents
    israéliens. Ce fut un terrible coup porté au prestige et à la crédibilité de
    l’agence. Mais les médias publièrent également une autre nouvelle, au
    moins aussi dévastatrice : le Mossad s’était trompé de cible. * L’homme tué à Lillehammer n’était pas Ali Hassan Salameh. Son nom
    était Ahmed Buchiki, serveur marocain venu en Norvège pour trouver du
    travail. Il était marié à une Norvégienne, Torril, la jeune femme blonde
    enceinte de sept mois.
    L’affaire fit sensation dans la presse internationale. Les agents capturés
    furent jugés et certains condamnés à de lourdes peines de prison. Parmi
    eux, Sylvia Raphael impressionna les Norvégiens par son attitude noble et
    fière. Son procès lui apporta un bénéfice inattendu puisqu’elle tomba
    amoureuse de son avocat norvégien et l’épousa à sa sortie de prison. Ils
    vécurent heureux jusqu’à sa mort en 2005, des suites d’un cancer.
    Après le fiasco de Lillehammer, les responsables du Mossad durent
    procéder à un grand ménage : il fallait revoir les systèmes de
    reconnaissance et d’identification, trouver de nouvelles adresses sûres,
    établir de nouveaux contacts. Le Mossad dut également reconnaître sa
    responsabilité dans la mort d’Ahmed Buchiki et payer 400 000 dollars de
    dédommagement à la famille de la victime. Le pire était néanmoins le
    ridicule qui éclaboussait les services secrets israéliens. La légende du
    glorieux et invincible Mossad était en miettes. Golda Meir ordonna à Zvi
    Zamir de mettre immédiatement un terme à l’opération Colère de Dieu.
    Cet échec fut toutefois rapidement éclipsé par d’autres événements plus
    dramatiques encore. Le 6 octobre, les armées égyptienne et syrienne
    lançaient une attaque surprise contre Israël. La guerre du Kippour venait
    de commencer (voir chapitre 14). * Deux ans passèrent.
    En 1975, par une chaude soirée de printemps, une famille de Beyrouth
    recevait à dîner la plus belle femme du monde. Élue « Miss Univers »
    quatre ans auparavant à Miami, Georgina Rizak méritait certainement ce
    titre. La reine de beauté libanaise était devenue une célébrité, avait voyagé
    et rencontré des dirigeants du monde entier. De retour au Liban, elle avait
    fait carrière en tant que top model et possédait plusieurs boutiques de
    mode.
    Ce soir-là, invitée chez un ami, elle fit la connaissance d’un beau et
    charismatique jeune homme. Ils tombèrent amoureux et se marièrent deux
    ans plus tard, le 8 juin 1977. L’heureux élu n’était autre qu’Ali Hassan
    Salameh.
    Sa carrière avait elle aussi avancé à grands pas au cours des dernières
    années. Après la disparition de Septembre noir en 1973, Salameh était
    devenu le bras droit de Yasser Arafat et son « fils adoptif ». La rumeur le
    désignait également comme son successeur à la tête de l’OLP.
    Après la fin de Septembre noir, Salameh prit la tête de la Force 17,
    chargée de la sécurité personnelle des responsables du Fatah et de tous les
    « coups » moins orthodoxes. Salameh accompagna Arafat à New York où
    il entra à l’assemblée des Nations unies, une branche d’olivier à la main et
    un pistolet à la ceinture. Il était aussi aux côtés d’Arafat à Moscou lorsque
    celui-ci rencontra de grands dirigeants internationaux. Les services
    israéliens eurent également la stupeur de découvrir qu’il avait été recruté
    par la CIA.
    Signant là une de ses erreurs magistrales, l’agence de renseignements
    américaine avait en effet décidé d’ignorer le passé meurtrier du Prince
    rouge ainsi que son rôle dans le massacre de Munich et l’assassinat des
    diplomates américains à Khartoum, pour en faire un de ses informateurs.
    La CIA passait tout simplement outre le fait que Salameh était un des
    terroristes les plus dangereux au monde et espérait en faire un fidèle
    serviteur des intérêts américains. Les Américains lui proposèrent des
    centaines de milliers de dollars, en vain. En revanche, il accepta de passer
    de longues vacances avec Georgina à Hawaï aux frais des Américains.
    Salameh avait changé de vie et ses amis commençaient à croire qu’il
    n’était peut-être plus en danger. Lui, au contraire, pensait que ses jours
    étaient comptés et n’arrêtait pas de parler de sa mort prochaine. « Je sais
    que, lorsque mon sort sera scellé, personne ne pourra rien faire pour
    moi », avait-il déclaré à un journaliste.
    Israël décida de sceller son sort. * La situation n’était plus la même en Israël depuis la disparition de
    Septembre noir. Golda Meir était partie, Yitzhak Rabin avait démissionné
    et le nouveau Premier ministre s’appelait Menahem Begin. Zvi Zamir avait
    été remplacé par le général Yitzhak Hofi (Meir-Haka-Hofi), ancien
    commandant de la région du Nord. Les Palestiniens continuaient de semer
    la terreur en Israël en lançant des attaques sporadiques. En 1976, le
    détournement d’un avion d’Air France sur Entebbé, en Ouganda, s’était
    achevé par l’intervention audacieuse des parachutistes israéliens et du
    commando Sayeret Matkal. En 1978, des terroristes du Fatah étaient
    arrivés en Israël, avaient pris le contrôle d’un bus rempli de civils et mis
    le cap sur Tel-Aviv. Ils avaient été bloqués à un barrage en périphérie de
    la ville et avaient finalement été arrêtés, non sans avoir réussi à tuer
    trente-cinq passagers auparavant. Plusieurs civils, hommes, femmes et
    enfants, avaient également trouvé la mort au cours d’incursions violentes
    en territoire israélien.
    Pour Menahem Begin, aucun terroriste ayant du sang sur les mains ne
    devait être laissé en paix. À la fin des années soixante-dix, le nom de
    Salameh était donc de nouveau sur la liste noire d’Israël.
    Un agent infiltré fut envoyé à Beyrouth où il commença à fréquenter un
    club de sport. Un jour, alors qu’il entrait dans le sauna, il se trouva nez à
    nez avec Salameh, nu.
    Cette nouvelle sensationnelle donna lieu à un débat enflammé au siège
    du Mossad. Nu dans un club de sport, Salameh était une proie facile. Le
    tuer dans ces circonstances risquait toutefois de mettre en péril la vie
    d’autres civils. Ce plan fut donc écarté.
    C’est là qu’Erika Mary Chambers entra en scène.
    Anglaise excentrique et célibataire, elle avait vécu en Allemagne ces
    quatre dernières années. Elle arriva à Beyrouth et s’installa dans un
    appartement au huitième étage d’un immeuble situé au croisement des rues
    de Verdun et Madame-Curie. Ses voisins l’appelaient Pénélope. Elle leur
    expliqua qu’elle faisait du bénévolat pour une organisation internationale
    s’occupant d’enfants défavorisés. De fait, on la voyait régulièrement dans
    des hôpitaux et des organisations humanitaires. Certains disent qu’elle
    avait elle-même rencontré Salameh. Elle semblait très seule, toujours
    échevelée et, bizarrement habillée, elle servait des plateaux de nourriture
    aux chats errants qui envahissaient également son appartement. Elle était
    aussi passionnée de peinture, mais tous ceux qui avaient eu l’occasion de
    voir ses œuvres ne lui reconnaissaient qu’un talent très limité.
    En dehors des paysages du Liban, l’Anglaise s’intéressait tout
    particulièrement à la circulation des voitures sous ses fenêtres. Deux
    véhicules avaient notamment retenu son attention : un break Chevrolet,
    toujours suivi d’une Jeep Land Rover. À l’aide d’un code, Erika notait
    scrupuleusement l’heure d’arrivée et les directions de ces deux voitures.
    Chaque matin, les véhicules venaient du quartier de Snoubra, descendaient
    les rues de Verdun et Madame-Curie, et se dirigeaient vers le sud de la
    ville, où se trouvait le siège du Fatah. Elles revenaient à l’heure du
    déjeuner et réapparaissaient en début d’après-midi avant de repartir vers
    le QG de l’organisation palestinienne.
    À l’aide de jumelles, Erika parvint à identifier Salameh, assis à
    l’arrière de la Chevrolet entre deux gardes du corps tandis que d’autres
    membres de l’organisation le suivaient dans la Land Rover.
    Si les gardes du corps pouvaient protéger Salameh d’une tentative
    d’agression, ils ne pouvaient toutefois rien contre le pire ennemi d’un
    agent secret : la routine. Depuis qu’il avait épousé la belle Georgina,
    Salameh menait une vie bien réglée. Installé avec sa femme dans le
    quartier de Snoubra, il partait tous les matins à la même heure comme
    n’importe quel employé de bureau, revenait pour déjeuner et repartait
    travailler après la sieste. Ce faisant, il enfreignait les règles de base de
    toute activité clandestine : ne jamais prendre d’habitudes, ne jamais
    demeurer à une même adresse trop longtemps, ne jamais utiliser le même
    itinéraire deux fois de suite, ne jamais se déplacer aux mêmes heures.
    Le 18 janvier 1979, un touriste britannique du nom de Peter Scriver
    arriva à Beyrouth, descendit à l’hôtel Méditerranée et loua une
    Volkswagen bleue à l’agence Lenacar. Le même jour, il retrouva un
    touriste canadien, Ronald Kolberg, qui résidait à l’hôtel Rotal Garden et
    avait loué une Simca Chrysler, également chez Lenacar. Kolberg n’était
    autre que David Molad. Une troisième cliente se présenta chez le loueur
    de voiture, décidément populaire, et demanda un véhicule « pour une
    balade en montagne ». Après avoir reçu les clés d’une Datsun, Erika
    Chambers se gara près de chez elle.
    Cette nuit-là, trois bateaux lance-missiles israéliens s’approchèrent
    d’une plage déserte entre Beyrouth et le port de Jounieh et laissèrent une
    importante quantité d’explosifs sur le sable mouillé. Kolberg et Scriver
    chargèrent les explosifs à bord de la Volkswagen. Le 21 janvier, Peter
    Scriver régla la note de son hôtel, s’installa au volant de la Volkswagen et
    se gara rue de Verdun, bien en vue des fenêtres d’Erika Chambers. Il prit
    ensuite un taxi pour l’aéroport et s’envola pour Chypre. Ronald Kolberg
    quitta également sa chambre et s’installa à l’hôtel Montmartre de Jounieh.
    À 15 h 45, Ali Hassan Salameh monta, comme d’habitude, à bord de la
    Chevrolet. Ses gardes du corps s’installèrent dans la Land Rover et les
    deux véhicules se mirent en route pour le siège du Fatah. Ils descendirent
    la rue Madame-Curie et tournèrent au niveau de la rue de Verdun. Depuis
    sa chambre du huitième étage, Erika les regardait approcher. David Molad
    se tenait à ses côtés, une télécommande à la main. La Chevrolet passa
    lentement à hauteur de la Volkswagen bleue. Molad appuya sur le bouton
    de la télécommande.
    La Volkswagen se transforma en une immense boule de feu dont les
    flammes s’engouffrèrent dans la Chevrolet qui explosa à son tour. Des
    morceaux de métal et de verre brisé furent violemment projetés dans les
    airs. Les fenêtres des maisons voisines explosèrent, déversant une pluie de
    verre sur le trottoir. Horrifiés, des passants regardaient le tas de débris
    fumants au milieu duquel gisaient les corps des passagers de la Chevrolet.
    La police et les ambulances arrivèrent sur les lieux et extirpèrent de la
    carcasse les dépouilles du chauffeur, des deux gardes du corps et d’Ali
    Hassan Salameh.
    Peu après, à Damas, un messager apporta un télégramme urgent à Yasser
    Arafat qui présidait une réunion à l’hôtel Méridien. Celui-ci parcourut la
    missive et fondit en larmes.
    Le soir même, un canot pneumatique largué depuis un bateau lance-
    missiles israélien arrivait sur la plage de Jounieh. Ronald Kolberg et
    Erika Chambers montèrent à bord et arrivèrent en Israël quelques heures
    plus tard. La police libanaise retrouva leurs voitures de location garées
    sur la plage, les clés sur le contact.
    Juive d’origine britannique, Erika Mary Chambers avait vécu en
    Angleterre et en Australie avant d’immigrer en Israël. Elle avait été
    recrutée par les services israéliens pendant ses études à la Hebrew
    University. Elle retourna en Israël après cette opération et l’on n’entendit
    plus jamais parler d’elle. * Le Mossad avait accompli sa mission, l’opération Colère de Dieu était
    terminée. Septembre noir n’était plus.
    Quelques années plus tard, certains détails de l’opération furent
    révélés. Le général Aharon Yariv reconnut lors d’un entretien télévisé
    qu’il avait conseillé à Golda Meir, alors Premier ministre, de « tuer autant
    de responsables de Septembre noir que possible ». Il se dit également
    surpris qu’une « seule opération militaire menée par nos forces à Beyrouth
    et quelques assassinats en Europe aient suffi à mettre un terme aux
    activités terroristes du Fatah à l’étranger. Cela signifie que nous avons eu
    raison de recourir à cette méthode pendant un moment ».
    Un épilogue aussi surprenant qu’encourageant vint clore ce sombre
    chapitre. Un jour de 1996, le journaliste israélien Daniel Ben-Simon,
    invité par des amis à une fête à Jérusalem, fit la connaissance d’un jeune et
    charmant Palestinien à la mise soignée et parlant parfaitement anglais. Il
    se présenta comme « Ali Hassan Salameh ».
    « C’est le nom de l’homme responsable du massacre des athlètes
    israéliens à Munich, fit observer le journaliste.
    — C’était mon père, lui répondit le jeune homme. Il a été assassiné par
    le Mossad. »
    Il expliqua ensuite au journaliste stupéfait qu’il avait vécu en Europe
    pendant des années avec sa mère et qu’il était venu à Jérusalem sur
    l’invitation de Yasser Arafat. « Je n’aurais jamais cru danser un jour avec
    de jeunes Israéliens pendant une fête à Jérusalem », ajouta-t-il. Il raconta
    ensuite son périple à travers l’État hébreu, l’accueil chaleureux des
    Israéliens qu’il avait rencontrés et dit tout son espoir d’une réconciliation
    entre Israéliens et Palestiniens.
    « Je suis un homme de paix, déclara le jeune Salameh. Mon père a vécu
    en temps de guerre et en a payé le prix de sa vie. Une nouvelle ère
    commence aujourd’hui. J’espère que l’événement le plus marquant de la
    vie des Israéliens et des Palestiniens d’aujourd’hui sera la paix entre nos
    peuples. »
    13 Les vierges syriennes Novembre 1971, un navire lance-missiles israélien bravait la nuit et la
    tempête pour s’approcher des côtes syriennes. Il avait quitté la grande
    base navale de Haïfa en début de soirée et longea les côtes libanaises
    avant d’entrer dans les eaux territoriales syriennes. Le bateau passa tous
    feux éteints au large du port illuminé de Lattaquié et poursuivit sa route
    vers le nord. Puis, il jeta l’ancre au large d’une plage déserte, non loin de
    la frontière turque. Des hommes de la Flottille 13 montèrent sur le pont du
    bateau qui tanguait dangereusement et lancèrent plusieurs canots
    pneumatiques à la mer.
    Ce n’est qu’au dernier moment que la porte d’une cabine latérale
    s’ouvrit pour faire apparaître trois hommes en civil. Le visage dissimulé
    sous un keffieh à carreaux, ils emportaient avec eux des sacs étanches
    contenant de petits émetteurs-récepteurs, leurs faux passeports, quelques
    affaires personnelles et plusieurs revolvers. Sans prononcer un seul mot,
    ils sautèrent à bord des canots et se dirigèrent vers la plage. Les soldats
    ignoraient tout de leur identité et de la raison qui les avait fait amener ces
    hommes en Syrie. Alors qu’ils approchaient des côtes et que le jour
    commençait à poindre, les trois hommes plongèrent dans les eaux
    glaciales et se mirent à nager vers la plage. Là, ils restèrent accroupis
    dans les vagues jusqu’à apercevoir la silhouette d’un homme. Ils
    parcoururent les derniers mètres et le rejoignirent. L’homme qui les
    attendait s’appelait Yonatan, nom de code Prosper. C’était leur chef de
    mission et il était venu avec des vêtements secs pour ses camarades
    frigorifiés. Quand ils se furent changés, il les conduisit jusqu’à une voiture
    dissimulée à proximité et au volant de laquelle se trouvait un inconnu,
    selon toute vraisemblance un auxiliaire du Mossad. La voiture démarra et
    se mêla à la circulation sur une des principales autoroutes syriennes.
    Quelques heures plus tard, ils arrivaient à Damas.
    Les agents se répartirent dans deux hôtels différents. Après quelques
    heures de sommeil, ils se retrouvèrent et partirent en reconnaissance dans
    la capitale syrienne. Tous les trois étaient d’anciens membres de la
    Flottille 13 passés au service du Mossad. Ils étaient venus accomplir la
    mission la plus étrange de leur carrière. Parmi eux se trouvait David
    Molad.
    L’opération avait été préparée quelques semaines auparavant à Tel-
    Aviv. Zvi Zami, le chef du Mossad, Mike Harari, responsable de Césarée
    (la direction des opérations du Mossad), et plusieurs hauts représentants
    d’autres services avaient rencontré les quatre hommes alors âgés de vingt-
    trois à vingt-sept ans. Les quatre agents se connaissaient très bien : ils
    avaient participé à plusieurs opérations ensemble et conjuguaient leurs
    compétences d’anciens commandos de la marine avec leur entraînement
    d’agents du Mossad. Tous étaient nés en Afrique du Nord et parlaient
    parfaitement français et arabe. Ils s’étaient surnommés « Cosa Nostra », en
    référence à la branche sicilienne de la mafia.
    Zamir leur expliqua la situation. « Nous avons reçu un message de
    Syrie », commença-t-il. Il s’agissait de la communauté juive de Syrie alors
    en plein déclin, victime de l’oppression et des persécutions du régime
    autocratique du président Hafez el-Assad, qui avait pris le pouvoir
    l’année précédente. Bon nombre de Juifs s’étaient enfuis de Syrie, ne
    laissant derrière eux qu’une communauté réduite et vieillissante. La
    plupart des jeunes hommes étaient partis. Les femmes qui restaient
    n’avaient guère d’espoir de trouver un mari. La seule solution pour elles
    était de venir en Israël. * Plusieurs femmes avaient tenté de fuir par le Liban en achetant les
    services de passeurs, poursuivit Zamir. Certaines avaient été capturées,
    battues, torturées et même tuées. Seule une poignée d’entre elles étaient
    parvenues jusqu’à Beyrouth où chacune avait pu trouver refuge. Les
    auxiliaires du Mossad s’étaient ensuite occupés d’elles jusqu’à ce
    qu’elles puissent être transférées en Israël.
    Une nuit pendant l’hiver 1970, un bateau lance-missiles israélien s’était
    approché du port de Jounieh, au nord de Beyrouth, et avait pris à son bord
    les douze jeunes Juives amenées par des pêcheurs de la région.
    Le capitaine du bateau israélien, Avraham (Zabu) Ben Zeev, était un
    vieux loup de mer et un ancien sous-marinier. Avec ses hommes, il avait
    suivi un entraînement rigoureux et avait répété l’opération dans une base
    navale. Leur entraînement s’était révélé utile et les douze réfugiés avaient
    été amenés à bord sans difficulté. Ben Zeev avait fait distribuer des
    couvertures, des sandwichs et du café aux jeunes femmes qui tremblaient
    autant de froid que de peur, puis il avait mis le cap sur Haïfa. Arrivé à 4
    heures du matin, il avait eu la surprise de découvrir la silhouette
    reconnaissable entre toutes de Golda Meir. Le Premier ministre les
    attendait sur la jetée en compagnie du général Haïm Bar-Lev et de son
    adjoint le général David (Dado) Elazar. Profondément touchée par
    l’histoire des réfugiées, Golda Meir avait en effet décidé d’organiser une
    petite cérémonie pour les accueillir. Au cours de l’année suivante, Ben
    Zeev et son successeur, Amnon Gonen, organisèrent plusieurs opérations
    similaires pour faire sortir des Juives de Syrie en passant par les côtes
    libanaises. Le passage de la frontière entre la Syrie et le Liban devenait
    toutefois de plus en plus risqué et les réfugiées ne pouvaient pas faire
    confiance aux passeurs arabes ou aux pêcheurs. Golda Meir décida donc
    de les faire venir directement en Israël.
    Elle convoqua Zvi Zamir et lui ordonna de porter secours aux Juives de
    Syrie. * « Vous devez les ramener. C’est votre devoir », dit Zamir aux quatre
    agents de Cosa Nostra.
    S’ensuivit alors un débat houleux. Était-ce vraiment une mission pour le
    Mossad ? demanda un des hommes. Cette opération n’était-elle pas
    davantage du ressort de l’Agence juive ? Le Mossad n’était pas une
    agence matrimoniale, renchérit un autre, ses agents n’avaient pas à risquer
    leur vie dans un des pays arabes les plus dangereux de la région
    uniquement pour permettre à quelques vierges de se trouver des maris
    juifs.
    Le chef du Mossad leur rappela alors que, depuis son origine, une des
    premières missions du service consistait à venir en aide aux communautés
    juives installées dans des pays ennemis. Sa décision était prise. Les agents
    avaient reçu leur ordre de mission, il ne leur restait plus qu’à se préparer.
    C’est ainsi que les hommes de Cosa Nostra se mirent en devoir de
    sauver les vierges juives de Syrie et de les ramener en Israël. L’opération
    fut baptisée Smicha , « Couverture » en hébreu.
    Le lendemain de leur arrivée en territoire syrien, les hommes gagnèrent
    en assurance et déambulèrent dans les rues de Damas. Ils surveillaient
    également leurs alentours au cas où ils auraient été suivis par les
    redoutables Moukhabarat, les services de renseignement syriens. Ils
    arrivèrent à un marché et entrèrent chez un marchand de bijoux.
    « Prosper » et « Claudie » (Emmanuel Allon) examinaient des bijoux et
    discutaient en français quand le vendeur se pencha vers eux et leur dit :
    « Vous êtes Bnai Amenu [de notre peuple, en hébreu], n’est-ce pas ? »
    Les agents n’en revenaient pas. Était-il si facile de les percer à jour ? Si
    oui, ils étaient en danger de mort. Ignorant le commentaire du marchand,
    ils sortirent précipitamment de la boutique et se mêlèrent à la foule.
    Très vite, la communauté juive de Damas se mit à bruire d’une nouvelle
    rumeur : il serait bientôt possible de sortir du pays. « Notre situation était
    critique en Syrie, se rappelle Sara Gafni, qui se trouvait parmi les jeunes
    réfugiées. On nous disait de nous marier, mais qui épouser ? Il n’y avait
    personne. Nous entendions beaucoup d’histoires et de rumeurs, et nous
    avons commencé à ne plus penser qu’à ça : aller en Israël, le pays des
    Juifs. »
    Enfin, Prosper reçut un message confidentiel : demain soir, les femmes
    vous attendront dans un petit camion à côté de votre hôtel.
    En effet, le lendemain soir, un petit camion bâché était stationné dans
    une rue sombre. Les agents réglèrent leur note d’hôtel et prirent leurs
    bagages avec eux. Deux hommes s’installèrent à l’avant pendant que les
    deux autres prenaient place à l’arrière où se trouvait un groupe de jeunes
    filles âgées de quinze à vingt ans ainsi qu’un adolescent. Les hommes
    avaient remis leur keffieh, ne laissant apparaître que leurs yeux. Ils
    savaient que les barrages policiers et militaires étaient fréquents sur les
    routes syriennes. Au cas où on les arrêterait, ils diraient qu’ils
    emmenaient des jeunes filles en sortie scolaire.
    L’auxiliaire local qui les avait attendus sur la plage conduisait le
    camion. Il s’arrêta à plusieurs endroits pour prendre d’autres jeunes filles,
    puis il prit la direction de Tartous, vers le nord. Ils atteignirent une plage
    déserte et se cachèrent dans une cabane abandonnée. Au large, un lance-
    missiles de l’armée israélienne les attendait. Prosper envoya des signaux
    au bateau avec une lampe flash et le contacta par radio. Les canots
    pneumatiques s’approchèrent avec, à leur bord, les hommes de la Flottille
    13.
    Tout à coup, plusieurs coups de feu retentirent sur la plage. Les agents et
    les jeunes femmes coururent se mettre à couvert mais comprirent
    rapidement qu’ils n’étaient pas visés par les tireurs. D’où venaient ces
    coups de feu ? Les Syriens avaient-ils repéré les canots ? « Problème sur
    la plage », avertit le chef du commando, Gadi Kroll, par radio. Il
    n’abandonna toutefois pas la mission. Après avoir rappelé les canots
    pneumatiques, il mit le cap au nord vers une autre plage désignée comme
    second point de rendez-vous. Pendant ce temps, Prosper et ses hommes
    avaient fait remonter leurs protégées dans le camion et suivi la route du
    nord. Là, ils reprirent contact avec le bateau. Cette fois tout était calme sur
    la plage. Toujours coiffés de leur keffieh, les agents et les jeunes Juives
    s’enfoncèrent dans l’eau jusqu’à la taille et se hissèrent à bord des canots.
    Après une traversée agitée dans des eaux tumultueuses, ils arrivèrent au
    bateau qui les ramena en Israël. Les agents disparurent dans une cabine et
    les jeunes femmes dans une autre, où elles reçurent l’ordre de ne jamais
    parler de cette opération. Leurs familles étaient toujours à Damas et
    risquaient de payer leur fuite de leur vie. L’auxiliaire local ramena le
    camion à Damas afin de préparer la prochaine opération.
    Le bateau parvint à Haïfa sans encombre. Avant de renvoyer les
    hommes en mission, le Mossad mena toutefois une enquête pour essayer de
    savoir ce qui s’était passé sur la première plage cette nuit-là. La direction
    du renseignement éplucha les rapports de ses espions, activa ses agents
    dormants en Syrie, contacta ses sources au sein de l’armée, en vain.
    Finalement, le Mossad conclut qu’il s’était probablement agi d’une
    embuscade mal préparée ou de soldats syriens nerveux ayant remarqué des
    mouvements dans les vagues. * La fois suivante, les hommes de Cosa Nostra se rendirent à Damas par
    la voie des airs. Arrivés de Paris, ils se firent passer pour des étudiants en
    archéologie venus visiter des sites antiques dans le pays. Dotés de faux
    papiers, ils avaient également les poches remplies de tickets de métro
    parisiens, de petite monnaie et de reçus de cafés et de restaurants pour
    paraître plus crédibles. Tous leurs papiers étaient en ordre et pourtant la
    nervosité se lisait sur leurs visages. Et si les Moukhabarat avaient percé
    leur couverture ? Ils passèrent les contrôles de l’immigration sans
    difficulté, mais toujours anxieux. Ils traversèrent le hall bondé de
    l’aéroport et partirent dans plusieurs taxis pour des hôtels différents.
    Claudie descendit au Hilton de Damas.
    La première nuit ne fut pas facile. Les quatre hommes savaient que, s’ils
    étaient pris, ils ne pourraient échapper ni à la torture, ni à une mort
    horrible. Ils demandèrent à leur auxiliaire local de les amener sur la place
    où avait été pendu Elie Cohen, l’un des plus grands espions israéliens,
    quelques années auparavant. Se trouver à l’endroit même où Cohen était
    mort sous les clameurs d’une foule haineuse fut une véritable épreuve pour
    eux. Claudie quitta ses amis et retourna à son hôtel, profondément
    bouleversé.
    Hanté par de sinistres images, il se retourna dans son lit sans parvenir à
    trouver le sommeil. Soudain, à minuit, il entendit un bruit venant de la
    porte et sut immédiatement de quoi il s’agissait : quelqu’un essayait
    d’insérer une clé dans la serrure. « Ça y est, pensa-t-il, ils m’ont trouvé.
    Je suis le prochain pendu sur la place. » Il se précipita sur la porte et
    regarda par le judas. Il vit alors une touriste américaine d’un certain âge
    essayant en vain d’ouvrir sa porte. Après plusieurs tentatives
    infructueuses, celle-ci finit par tourner les talons. Elle s’était simplement
    trompée d’étage. Claudie se sentit renaître.
    Pendant que les jeunes filles se préparaient au départ, les agents du
    Mossad se promenaient dans les rues de Damas, allaient au café et au
    restaurant. Les serveurs regardaient avec étonnement cette tablée de quatre
    Fransaouis (Français) riant aux éclats. La faute en revenait à Claudie qui
    savait parfaitement évacuer la tension de ses camarades – ainsi que la
    sienne – en se lançant dans de grands discours en français mêlé de blagues
    et d’argot hébreu.
    L’opération se déroula sans encombre ainsi que plusieurs autres
    jusqu’au jour où Prosper et ses associés remarquèrent une concentration
    inhabituelle de soldats le long de la plage. Ils ignoraient la raison de cette
    présence militaire mais une chose était sûre : ils ne pouvaient pas risquer
    une évacuation dans ces conditions. Prosper décida donc de changer de
    plan.
    « Cap sur Beyrouth », dit-il à ses camarades, et ils filèrent jusqu’à la
    capitale libanaise, à une centaine de kilomètres. La frontière enfin derrière
    eux, ils se rendirent au nord de Beyrouth, dans le port de Jounieh
    majoritairement chrétien. En un tour de main, Prosper trouva à louer un
    petit yacht après avoir expliqué à son propriétaire qu’il voulait emmener
    une quinzaine d’invités en « croisière surprise » pour l’anniversaire d’un
    ami. Une fois le bateau prêt, il envoya un câble à ses supérieurs de Paris
    pour les informer du changement d’itinéraire et reçut l’autorisation de
    poursuivre l’opération.
    Cette nuit-là, le camion vint comme d’habitude de Damas avec à son
    bord un groupe de jeunes réfugiées et Claudie au volant. Il s’arrêta à
    quelques kilomètres de la frontière libanaise et les passagères
    descendirent. Claudie poursuivit la route, seul, présenta ses papiers au
    poste-frontière et entra au Liban. Puis, il s’arrêta au bord de la route et
    attendit. Chargées de lourds bagages, les jeunes femmes cheminèrent des
    heures dans la nuit sur un chemin parsemé de pierres. Après une marche
    épuisante sous l’escorte des agents du Mossad, elles passèrent la frontière
    et rejoignirent Claudie qui les conduisit à Jounieh. Là, elles embarquèrent
    l’une après l’autre et le bateau partit pour sa « croisière surprise ». Une
    fois arrivées au large, les jeunes femmes furent transférées sur un bateau
    de la marine.
    Les agents du Mossad passèrent la journée à se promener et à faire des
    emplettes dans Beyrouth. Le soir venu, ils retournèrent à Damas par la
    même route. À quelques kilomètres de la frontière, trois agents
    descendirent et commencèrent à avancer dans l’obscurité. Claudie passa
    la frontière à bord du véhicule en toute légalité, attendit ses compagnons et
    reprit la route de Damas.
    Le lendemain, les agents reprenaient l’avion pour Paris, puis Tel-Aviv.
    L’opération prit fin en avril 1973 lorsque Golda Meir se rendit sur la
    base navale de Haïfa pour remercier en personne Prosper, Claudie et leurs
    compagnons. Entre septembre 1970 et avril 1973, le Mossad et la marine
    israélienne avaient mené une vingtaine d’opérations d’évacuation de Juifs
    de la Syrie vers Israël via les plages de Tartous et la côte libanaise.
    Toutes s’étaient déroulées comme prévu et près de cent vingt jeunes filles
    étaient arrivées en Israël. L’opération fut classée confidentielle durant plus
    de trente ans.
    C’était la dernière opération de Cosa Nostra. Ses membres passèrent
    ensuite à des activités plus paisibles comme le commerce, le tourisme ou
    la fonction publique, même si le Mossad fit ponctuellement appel à leurs
    services pour quelques missions spéciales au cours des années suivantes.
    Le temps passa et Emmanuel Allon (Claudie) fut un jour invité au
    mariage d’un parent. Présenté à la mariée, il la reconnut immédiatement :
    elle se trouvait parmi les jeunes réfugiées qu’il avait aidées à sortir de
    Syrie. Il lui demanda : « D’où venez-vous ? »
    La jeune femme pâlit. Elle se sentait toujours tenue au secret sur les
    circonstances de sa fuite. Allon sourit : « Est-ce que vous ne seriez pas
    venue de Syrie ? Par la mer ? » Stupéfaite, la jeune femme faillit
    s’évanouir, puis, le reconnaissant à son tour, elle le serra tout à coup dans
    ses bras et l’embrassa chaleureusement. « C’était vous, balbutia-t-elle.
    C’est vous qui m’avez amenée ici ! »
    « Ce moment valait tous les risques que nous avons pris », dira plus
    tard l’espion.
    14 « Aujourd’hui, nous serons en guerre ! » Le 5 octobre 1973, l’agent du Mossad – nom de code Dubi – se trouvait
    en mission à Londres. À une 1 heure du matin, il reçut un coup de
    téléphone du Caire qui le plongea dans la stupéfaction : à l’autre bout du
    fil se trouvait l’espion le plus secret et le plus précieux des services de
    renseignements israéliens, un homme dont l’existence n’était connue que
    d’une poignée d’autres. Surnommé « l’Ange » (ou parfois « Rashash » ou
    « Hotel » selon les sources), l’homme ne prononça que quelques mots dont
    l’un suffit à donner des sueurs froides à son interlocuteur. Il s’agissait du
    nom de code « chimique ». Dubi appela immédiatement le siège du
    Mossad en Israël et transmit le message. Dès qu’il fut averti, le chef du
    Mossad, Zvi Zamir, dit à son adjoint, Freddie Eini : « Je pars pour
    Londres. »
    Zamir savait qu’il n’avait pas de temps à perdre. « Chimique » était un
    signal d’alerte en cas d’attaque imminente contre Israël. L’État hébreu se
    préparait à cette éventualité depuis la guerre des Six Jours de 1967 à
    l’issue de laquelle il s’était emparé de territoires importants comme la
    péninsule du Sinaï et la Bande de Gaza en Égypte, le plateau du Golan en
    Syrie et la Cisjordanie ainsi que Jérusalem en Jordanie. L’armée
    israélienne était désormais présente sur le plateau du Golan, sur la rive
    orientale du canal de Suez et le long du fleuve Jourdain. Tout autour, les
    pays arabes fourbissaient leurs armes et avaient juré vengeance, mais la
    guerre larvée qui avait suivi la guerre des Six Jours avait tourné à
    l’avantage d’Israël. Toutes les propositions de paix en échange du retour
    des territoires conquis avaient été rejetées par les États arabes. Entre-
    temps, l’impétueux président Nasser était mort et avait été remplacé par
    Anouar el-Sadate, un homme sans charisme, que les spécialistes israéliens
    considéraient comme une personnalité faible, hésitante et incapable
    d’entraîner son pays dans une nouvelle guerre. Après la mort du Premier
    ministre, Levi Eshkol, le pouvoir avait été transféré à l’inflexible Golda
    Meir, femme puissante et charismatique, secondée par son célèbre
    ministre de la Défense, Moshé Dayan. Le pays ne pouvait pas être en de
    meilleures mains.
    Quelques semaines auparavant, le roi Hussein de Jordanie s’était rendu
    en Israël dans le plus grand secret et avait prévenu Golda Meir de
    l’attaque prochaine des Syriens et des Égyptiens. Devenu l’allié secret de
    l’État hébreu, Hussein avait entamé d’intenses négociations avec les
    représentants israéliens. Cette fois-ci pourtant, Golda Meir ne s’émut
    guère de ses avertissements. Le parti travailliste était bien plus préoccupé
    par les prochaines élections et avait décidé de faire campagne sur le
    slogan : « Tout est calme autour du canal de Suez. »
    Ce soir-là pourtant, un peu moins de dix-huit heures avant Yom
    Kippour, le canal de Suez était tout sauf calme. Zvi Zamir avait pris
    l’avertissement de son agent très au sérieux. Conformément à la procédure
    prévue dans ces cas-là, le chef du Mossad prit le premier avion pour
    rencontrer son agent dans la capitale britannique dès qu’il eut reçu le
    signal. Le Mossad possédait un appartement au sixième étage d’un
    immeuble, non loin de l’hôtel Dorchester. Cet endroit était le lieu de
    rendez-vous réservé aux rencontres avec l’Ange. Dès l’arrivée de Zvi
    Zamir, une dizaine d’agents du Mossad se déployèrent autour de
    l’immeuble au cas où l’avertissement du Caire n’aurait été qu’un piège. À
    la tête de cette unité se trouvait un vétéran, Zvi Malkin, légende du
    Mossad qui avait capturé Eichmann en Argentine.
    Zvi Zamir passa la journée à attendre l’Ange dans un état de nervosité
    extrême. Parti du Caire, celui-ci avait fait étape à Rome et n’atterrit à
    Londres que tard dans la soirée. Les deux hommes se retrouvèrent à 23
    heures. En Israël, Yom Kippour – jour du Grand Pardon consacré à la
    prière et au jeûne – avait commencé. Toute activité avait cessé, les radios
    et les télévisions s’étaient tues, pas une voiture ne circulait dans les rues,
    et les frontières n’étaient surveillées que par des effectifs réduits.
    La rencontre entre Zamir et l’Ange dura deux heures. Dubi, qui était
    présent, la retranscrivit mot pour mot.
    Il était presque 1 heure du matin lorsque les hommes se séparèrent.
    Dubi invita l’Ange dans une pièce voisine où il lui versa ses 100 000
    dollars d’indemnités habituels tandis que Zamir, fiévreux, rédigeait en
    toute hâte un télégramme urgent à destination d’Israël. Toutefois,
    impossible de mettre la main sur l’émetteur de l’ambassade. Perdant
    patience, Zamir téléphona directement au domicile de son adjoint, Freddie
    Eini. Personne ne décrocha et l’opératrice ne faisait que répéter :
    « Ça ne répond pas, monsieur, je crois que c’est une fête importante
    aujourd’hui en Israël.
    — Essayez encore ! » fulmina Zamir.
    La sonnerie du téléphone finit par réveiller son adjoint qui décrocha le
    combiné à moitié endormi. « Allez vous passer la tête sous l’eau froide,
    lui dit Zamir, et prenez de quoi noter. » Obéissant à son supérieur, Freddie
    écrivit la phrase suivante : « La société signera le contrat d’ici la fin de la
    journée. »
    « Maintenant habillez-vous et allez au quartier général réveiller tout le
    monde », ordonna Zamir.
    Freddie suivit les ordres de son supérieur à la lettre. Il commença par
    appeler les principaux responsables politiques et militaires du pays et leur
    adressa ces quelques mots : « Aujourd’hui nous serons en guerre . » * Le télégramme de Zamir arriva peu de temps après à Tel-Aviv : « Les
    Égyptiens et les Syriens devraient attaquer en début de soirée. Ils savent
    qu’aujourd’hui est un jour de fête et pensent pouvoir passer [de notre côté
    du canal de Suez] avant la tombée de la nuit. L’attaque devrait se dérouler
    selon le plan que nous connaissons. Il [l’Ange] pense que Sadate ne
    repoussera pas l’offensive car il s’est engagé auprès des autres chefs
    d’État arabes et il souhaite tenir sa promesse. Notre source estime qu’en
    dépit des hésitations du président égyptien, la probabilité d’une attaque est
    de 99,9 %. [Les Égyptiens] pensent pouvoir l’emporter et craignent des
    fuites qui pourraient provoquer une intervention étrangère et dissuader
    certains de leurs alliés de se joindre à l’offensive. Les Russes ne
    participent pas aux opérations. »
    Tout le monde ne prit pas le télégramme de Zamir pour argent comptant.
    En dépit de plusieurs rapports inquiétants des services de renseignements,
    l’élégant et très sûr de lui Eli Zeira, général et chef d’AMAN, ne croyait
    pas à l’éventualité d’une guerre. Il était convaincu que cette concentration
    de blindés et de soldats égyptiens le long du canal de Suez était liée à
    quelque grande manœuvre militaire. Face à Zamir, Zeira reconnut
    néanmoins qu’il n’avait « pas d’explication » pour le rapport de l’unité
    848 (plus tard rebaptisée unité 8200, cette unité était chargée des écoutes
    et de la surveillance) qui avait signalé que les familles des conseillers
    militaires russes en Syrie et en Égypte avaient précipitamment quitté ces
    deux pays. Pendant des années, ce genre d’information avait été considéré
    comme l’indicateur sûr d’une guerre imminente.
    Le patron d’AMAN ainsi que la plupart des spécialistes de la défense
    croyaient fermement en la théorie selon laquelle l’Égypte n’attaquerait
    Israël que sous deux conditions : d’une part, le pays avait besoin que
    l’Union soviétique lui fournisse à la fois des avions de combat capables
    de rivaliser avec les chasseurs israéliens ainsi que des bombardiers et des
    missiles susceptibles d’atteindre des foyers de population en Israël ;
    d’autre part, le gouvernement égyptien devait être assuré de la
    participation d’autres pays arabes à l’offensive. Tant que ces deux
    conditions n’étaient pas réunies, cette théorie écartait tout risque de
    guerre. Les Égyptiens donneraient dans la menace et les provocations, ils
    organiseraient d’immenses manœuvres militaires, mais ils n’attaqueraient
    pas.
    Personne ne rappela à tous ces dirigeants qu’ils avaient déjà été
    victimes d’une autre « théorie » erronée en 1967. À l’époque, une grande
    partie de l’armée égyptienne était engagée au Yémen où elle soutenait les
    républicains arabes contre les armées royalistes. Les Israéliens étaient
    persuadés que l’Égypte ne se livrerait à aucune provocation ou agression
    tant que son armée était embourbée au Yémen. La gravité de leur erreur
    leur était apparue le 15 mai 1967 lorsque des unités d’élite de l’armée
    égyptienne avaient traversé le Sinaï et atteint la frontière israélienne
    pendant que le président Nasser expulsait les observateurs des Nations
    unies et bloquait l’accès à la mer Rouge aux navires israéliens. Après
    cela, les experts israéliens auraient dû comprendre que les logiques
    israélienne et arabe étaient deux choses bien différentes. La guerre des Six
    Jours s’était néanmoins achevée sur une éclatante victoire de Tsahal, on
    n’avait pas jugé utile d’essayer de tirer les leçons des erreurs commises
    par les services de renseignements.
    À l’aube de ce 6 octobre 1973, une autre théorie prévalait chez
    l’ensemble des responsables israéliens appelés en réunion extraordinaire.
    Eli Zeira ainsi que plusieurs membres du gouvernement émirent des doutes
    quant à l’imminence d’une attaque syro-égyptienne. Deux fois déjà – en
    novembre 1972 et en mai 1973 – l’Ange avait lancé un avertissement de la
    sorte. Chaque fois, il s’était rétracté à la dernière minute mais l’armée
    avait toute de même mobilisé d’urgence un grand nombre de réservistes en
    mai 1973 et l’opération avait coûté quelque 34,5 millions de dollars à
    l’État hébreu.
    Ce matin-là, tous les responsables étaient conscients de la gravité de la
    situation. Ils ne convinrent toutefois que d’une mobilisation partielle et
    décidèrent de ne pas lancer de frappe préventive contre les troupes
    égyptiennes massées le long du canal de Suez.
    C’est alors que Zvi Zamir rentra en Israël. Lui n’en démordait pas : la
    guerre est imminente ! insistait-il. Selon l’avertissement de l’Ange, les
    forces conjointes syriennes et égyptiennes attaqueraient peu avant le
    coucher du soleil.
    À 14 heures, Eli Zeira convoqua les correspondants militaires dans son
    bureau et déclara qu’il existait un faible risque de conflit. À peine avait-il
    fini de parler qu’un aide de camp entra et lui tendit un court message. Le
    général le parcourut, puis, sans dire un mot, prit son béret et sortit du
    bureau en toute hâte. Quelques instants après, le son des sirènes d’alerte
    brisait le silence de Yom Kippour. La guerre avait commencé. * Après la guerre, plusieurs hauts responsables d’AMAN reprochèrent à
    l’Ange d’avoir transmis de mauvaises informations à Zamir en lui disant
    que l’offensive aurait lieu en fin de journée alors qu’elle avait commencé
    dans l’après-midi. Plus tard, on découvrit que l’heure de lancement des
    opérations avait été modifiée à la dernière minute au cours d’un entretien
    téléphonique entre les présidents syrien et égyptien. À ce moment, l’Ange
    était déjà à bord de l’avion qui le conduisait à Londres.
    Il est étonnant de voir combien cette erreur et les fausses alertes
    précédemment lancées par l’espion semblèrent poser problème aux
    responsables d’AMAN. À croire que l’Ange n’était pas seulement une
    source de renseignements pour eux, mais le représentant du Mossad auprès
    du président égyptien. Les responsables israéliens semblaient attendre de
    lui des rapports détaillés de tout ce qui se passait dans le bureau du chef
    de l’État. Ils avaient oublié qu’en dépit de sa position haut placée l’Ange
    n’était toujours qu’un espion : certes, il leur fournissait d’excellentes
    informations, mais comme tous les espions, il ne pouvait pas tout savoir.
    Pendant les jours qui suivirent l’offensive, l’Ange continua de fournir
    de précieux renseignements à ses employeurs israéliens. Après le tir de
    deux missiles Scud contre des troupes israéliennes, l’espion put
    notamment les rassurer en leur disant que les Égyptiens n’avaient pas
    l’intention d’envoyer d’autres missiles durant les combats et ne comptaient
    pas provoquer une escalade des violences.
    La guerre du Kippour prit fin le 23 octobre. Les Syriens avaient été
    forcés de se retirer du plateau du Golan et les canons israéliens n’étaient
    qu’à une trentaine de kilomètres de Damas. Au sud, les Égyptiens s’étaient
    emparés d’une mince bande de terre de huit kilomètres de large entre les
    côtes israéliennes et le canal de Suez, mais leur troisième armée était
    complètement cernée par les troupes israéliennes qui avaient établi une
    tête de pont en territoire égyptien, percé les lignes ennemies et étaient
    parvenues à moins de cent kilomètres du Caire.
    La victoire était toutefois amère. La guerre avait fait 2 656 morts et
    7 251 blessés, et le mythe de la supériorité israélienne s’était effondré.
    Les deux pays entamèrent des négociations et des accords furent signés,
    d’abord pour mettre fin aux hostilités, ensuite pour établir une paix
    durable entre Israël et l’Égypte. La Syrie, elle, refusa de participer au
    processus de paix.
    À la fin de son mandat, Zvi Zamir fut remplacé par le général Yitzhak
    (Haka) Hofi.
    Le chef du Mossad quitta ses fonctions sous un concert de louanges.
    Tout le monde salua en lui le seul responsable des milieux du
    renseignement à avoir averti les autorités du danger militaire syrien et
    égyptien. Si les dirigeants israéliens l’avaient davantage écouté et ordonné
    une frappe préventive, il est à peu près certain que l’issue de la guerre
    aurait été bien plus favorable à l’État hébreu. L’argument selon lequel
    certains membres du gouvernement se seraient opposés à ces attaques
    préventives afin de ne pas être accusés d’avoir provoqué les hostilités
    n’est guère convaincant. Quelle était la priorité pour Israël : ne pas être
    accusé d’avoir ouvert les hostilités ou se protéger par tous les moyens
    possibles ?
    Pour l’historien israélien Uri Bar-Yossef, l’avertissement de l’Ange a
    permis de sauver le plateau du Golan. Au matin du 6 octobre, écrit-il, des
    unités blindées ont été mobilisées de toute urgence à la suite du rapport de
    l’espion. Ces blindés sont arrivés sur le plateau dans l’après-midi et ont
    réussi à arrêter les Syriens dans le secteur de Nafah.
    Après la guerre et sous la pression de l’opinion publique, le
    gouvernement israélien forma une commission d’enquête présidée par le
    juge de la Cour suprême, Shimon Agranat, afin d’examiner les décisions
    prises pendant la guerre du Kippour. La commission ordonna le
    remplacement immédiat du général Eli Zeira (ainsi que de plusieurs autres
    officiers, dont David Elazar).
    Mais qui était l’Ange ? Une multitude de livres, d’articles et diverses
    publications – aussi faux les uns que les autres – furent écrits à son sujet.
    L’Ange était de toute évidence un personnage très haut placé dans les
    cercles du pouvoir égyptien et proche du commandement militaire.
    Personne ne réussit toutefois à percer son secret. Les journalistes et les
    experts lui trouvèrent plusieurs noms de code et en firent un personnage
    doté d’incroyables talents. Il devint le héros de nombreuses histoires
    d’espionnage et de plusieurs romans à succès. * De son côté, le général Zeira conçut de cet épisode une profonde
    amertume. Déterminé à prouver son innocence et à donner sa version des
    événements, il décida d’écrire un livre et d’expliquer lui-même pourquoi
    il n’avait pas fait confiance à l’espion.
    Il écrivit alors que l’Ange n’était ni plus ni moins qu’un agent double,
    infiltré au sein du Mossad par des Égyptiens retors.
    Certains journalistes crurent à sa version et écrivirent que l’Ange était
    l’incarnation même de l’agent double. Selon eux, l’espion avait d’abord
    eu pour mission de fournir des informations valables et détaillées au
    Mossad pour mieux gagner la confiance des Israéliens et ensuite les
    précipiter dans un piège fatal.
    Le scénario avait de quoi séduire. Il expliquait tout… ou presque, car
    Zeira et ses comparses oubliaient une chose : au long de sa carrière,
    l’Ange n’a jamais transmis que des informations absolument exactes. Où
    donc était le piège ?
    Alors que l’espion aurait pu mentir aux Israéliens et leur dire que les
    troupes massées le long du canal de Suez ne faisaient que participer à un
    exercice et qu’Israël ne courait aucun risque, « l’agent double » avait
    décidé d’appeler le représentant de Zamir à Londres pour le prévenir de
    l’imminence du danger. Il avait ensuite pris l’avion pour la capitale
    britannique et avait personnellement averti le chef du Mossad.
    Mais Zeira n’en avait cure. Lors de la réédition de son livre en 2004, il
    décida d’aller un peu plus loin et de révéler l’identité de l’Ange. Au cours
    d’une émission télévisée avec le journaliste chevronné Dan Margalit,
    Zeira révéla le véritable nom de l’Ange : Achraf Marouane.
    La nouvelle stupéfia les spécialistes du régime égyptien. Ils ne
    pouvaient pas croire que Marouane ait été un espion au service d’Israël.
    Alors, qui était ce maître espion ? Qui était Achraf Marouane ? * En 1965, une jeune Égyptienne timide fit la connaissance d’un charmant
    jeune homme sur un court de tennis d’Héliopolis. La jeune femme, Mona,
    était la troisième fille de sa famille mais pas la plus intelligente. Sa sœur
    Hoda était plus vive et comptait parmi les meilleures élèves de son lycée
    de Giza. Mais Mona était jolie, pleine de charme et la préférée de son
    père. Le jeune homme qu’elle avait rencontré était issu d’une famille aisée
    et respectable. Fraîchement diplômé en chimie, il venait de rejoindre les
    rangs de l’armée. Mona tomba éperdument amoureuse de lui.
    Peu de temps après, la jeune fille le présenta à sa famille. C’est ainsi
    qu’il fit la connaissance du père de Mona : le président égyptien Gamal
    Abdel Nasser. Nasser n’était pas entièrement convaincu que sa fille avait
    trouvé le mari idéal mais celle-ci ne lui laissa guère le choix. Le Président
    finit donc par inviter le père du jeune homme, officier de haut rang de la
    garde présidentielle, et l’union du jeune couple fut approuvée. Le mariage
    fut célébré l’année suivante en juillet 1966. Le mari de Mona fut nommé à
    l’unité chimique de la garde républicaine avant d’être transféré au service
    scientifique de la présidence en 1968. Ce jeune homme s’appelait Achraf
    Marouane.
    Visiblement peu satisfait dans son nouveau travail, Marouane demanda
    la permission à son beau-père de poursuivre ses études à Londres. Nasser
    accepta et Achraf partit s’installer dans la capitale britannique, seul mais
    sous la surveillance de l’ambassade égyptienne.
    Cette surveillance, cependant, n’était manifestement pas assez étroite.
    Marouane était un bon vivant qui aimait la fête, les aventures et tous les
    plaisirs que Londres et les années soixante pouvaient offrir. Les poches
    bientôt vides, le jeune homme eut rapidement besoin d’une nouvelle
    source de financement pour continuer à mener ce mode de vie. Il ne tarda
    pas à la trouver.
    Elle s’appelait Souad et était mariée à un cheik koweitien, Abdallah
    Moubarak Al Sabah. Séduite par le jeune Marouane, elle finit par lui
    ouvrir son porte-monnaie. Leur relation ne dura toutefois pas longtemps.
    Leur liaison fut découverte et le beau-père de Marouane le fit rentrer en
    Égypte. Nasser demanda à sa fille de quitter ce mari honteux, mais celle-ci
    refusa. Finalement Nasser décida que son gendre resterait désormais en
    Égypte et ne serait autorisé à retourner à Londres que pour rendre ses
    travaux à ses professeurs. Il dut également rembourser la totalité des
    sommes prêtées par sa maîtresse. Nommé dans un bureau de la
    présidence, Marouane ne fut plus chargé que de petites tâches
    insignifiantes.
    En 1969, Marouane retourna à Londres soumettre ses travaux à
    l’université. Il saisit cette occasion pour faire ses premiers pas sur la voie
    de la trahison. Humilié par son beau-père, le jeune homme amer et en
    colère n’hésita pas une seconde : il téléphona à l’ambassade d’Israël et
    demanda à parler à l’attaché militaire. Lorsqu’un officier lui répondit,
    Marouane donna son nom et expliqua sans ambages qu’il voulait travailler
    pour Israël. Il demanda à ce que son offre soit transmise aux personnes
    concernées, mais l’officier ne le prit pas au sérieux et n’en fit rien.
    Marouane appela une seconde fois, sans obtenir de réponse. Son offre
    parvint néanmoins aux oreilles du Mossad. Le responsable du service en
    Europe, Shmuel Goren, reçut un coup de téléphone du jeune homme. Goren
    savait qui était Marouane et de quel statut il jouissait en Égypte. Il lui dit
    de ne plus appeler l’ambassade et lui donna un numéro non répertorié. Il
    prévint aussitôt ses collègues.
    Goren envoya ensuite un rapport confidentiel à Zvi Zamir et Rehavia
    Vardi, chef du Tsomet, le service du Mossad responsable du recrutement
    des agents. Les deux hommes chargèrent une équipe d’étudier l’offre de
    Marouane. À première vue, la démarche du jeune homme avait tout d’un
    piège : un membre haut placé d’une organisation ennemie proposait ses
    services sans que le Mossad ait à lever le petit doigt. Cela semblait
    particulièrement suspect. L’homme pouvait être un agent double envoyé
    par les services égyptiens.
    D’un autre côté, il s’agissait d’un membre haut placé d’une organisation
    ennemie qui proposait ses services. Il avait certainement accès à des
    informations ultraconfidentielles. Et s’il était après tout l’agent idéal, celui
    que tous les services de renseignements rêvent de trouver ? Les services
    de Vardi savaient également quel genre d’homme Marouane était : un
    ambitieux et un hédoniste, un type qui aimait l’argent. La tentation était
    grande.
    Goren retourna à Londres et demanda à rencontrer Marouane. Il fit la
    connaissance d’un jeune homme élégant qui lui confia immédiatement
    combien il avait été déçu par la débâcle égyptienne pendant la guerre des
    Six Jours en 1967. C’est ce qui l’avait décidé à passer du côté du
    vainqueur, expliqua-t-il. En dehors de ses motifs « idéologiques »,
    Marouane réclamait aussi beaucoup d’argent : 100 000 dollars chaque fois
    qu’il rencontrerait ses employeurs pour leur transmettre des informations.
    Goren était tenté d’accepter l’offre de l’Égyptien en dépit de ses
    exigences exorbitantes. Jamais le Mossad n’avait versé tant d’argent à un
    agent. Avant cela néanmoins, Goren exigea que le jeune homme apporte
    une preuve tangible de son engagement. Il lui demanda un échantillon des
    documents secrets auxquels il avait accès. Ces documents seraient
    également une assurance pour le Mossad puisqu’ils constitueraient une
    preuve incontestable de la collaboration de Maourane avec les services
    israéliens. Aux yeux des Égyptiens, Marouane serait désormais un traître
    et un agent ennemi.
    Le jeune espion ne tarda pas et remit au Mossad un premier document :
    il s’agissait de la transcription complète des discussions entre le président
    Nasser et les dirigeants soviétiques lors de leur rencontre à Moscou le 22
    janvier 1970. Au cours de cet entretien, le président égyptien avait
    notamment demandé aux Soviétiques de lui fournir des bombardiers
    modernes à long rayon d’action, capables d’atteindre des points reculés en
    territoire israélien.
    Le document stupéfia tous ceux qui eurent l’occasion de le tenir entre
    leurs mains. Jamais ils n’avaient eu accès à de telles informations dont
    l’authenticité ne faisait aucun doute. Les chefs du Mossad comprirent alors
    tout le potentiel du jeune espion. Ils désignèrent Dubi comme son agent de
    liaison et l’envoyèrent dans la capitale britannique. Ils prirent également
    tous les arrangements nécessaires : ils louèrent un appartement à Londres,
    y installèrent des micros et des enregistreurs, mirent en place un service
    de sécurité et établirent un fonds spécial pour financer les opérations de
    leur agent vedette. La partie pouvait commencer.
    C’était toujours Marouane qui demandait à rencontrer son agent de
    liaison avec le Mossad lorsqu’il avait des informations à lui transmettre.
    Selon la procédure établie avec Dubi, Marouane devait téléphoner à un
    intermédiaire (une Juive de Londres, selon certaines sources) qui se
    chargeait d’alerter le Mossad. Marouane fournit à ses employeurs de
    nombreux documents politiques et militaires ultraconfidentiels. Le colonel
    Meir, responsable de la branche 6 d’AMAN (chargée du suivi des forces
    armées égyptiennes), participa à plusieurs de ces rencontres. Meir se
    rendait régulièrement à Londres sous une fausse identité, toutes les
    étiquettes de ses vêtements soigneusement découpées. Il déambulait à
    travers la capitale pendant des heures, à pied, en bus ou en taxi afin
    d’écarter tout risque de filature avant de se diriger vers l’appartement du
    Mossad. La première fois qu’il s’y rendit, il y trouva un jeune homme
    élégant mais très déplaisant et qui ne cachait pas son mépris. Marouane ne
    changea d’attitude que lorsqu’il comprit qu’il était en présence d’un
    homme particulièrement expérimenté. Un jour, le Mossad chargea Meir
    d’apporter une valise à Marouane. Quand il demanda ce qu’elle contenait,
    on lui répondit : « Une garçonnière sur la place Hamedina » (le quartier le
    plus huppé de Tel-Aviv). Selon les estimations du Mossad, les activités
    secrètes de Marouane au service d’Israël lui coûtèrent plus de 3 millions
    de dollars.
    Nasser mourut le 28 septembre 1970 et fut remplacé par Anouar el-
    Sadate. Le Mossad demanda à un éminent professeur israélien, Shimon
    Shamir, de dresser le profil psychologique du nouveau président égyptien.
    Celui-ci le décrivit comme un homme faible, à l’esprit lent, qui ne
    resterait pas longtemps au pouvoir et n’entraînerait pas son pays dans une
    guerre. La plupart des responsables égyptiens partageaient cette analyse, à
    l’exception de Marouane qui décida de montrer un soutien inconditionnel
    au nouveau chef d’État. Il prit à sa femme la clé du coffre personnel de
    Nasser, rassembla les documents les plus importants et les apporta à
    Sadate.
    Marouane était également aux côtés du nouveau président égyptien en
    mai 1971 lors de la tentative de coup d’État organisée par plusieurs
    responsables prosoviétiques. Parmi les conspirateurs se trouvaient
    certains des personnages les plus éminents du pays : Ali Sabri, ancien
    vice-président, Mahmoud Fawzi, ancien ministre de la Guerre, Sharawi
    Guma, ministre de l’Intérieur, ainsi que plusieurs autres membres du
    gouvernement et du Parlement. Leur objectif était d’assassiner Sadate lors
    de sa visite à l’université d’Alexandrie, mais le Président les prit de court
    et les fit tous arrêter. Marouane resta à ses côtés pendant toute cette affaire
    et l’aida à faire avorter le complot.
    Sa loyauté fut rapidement récompensée et Marouane fut nommé
    secrétaire de l’Information et conseiller spécial du Président. Il
    accompagnait désormais Sadate lors de ses voyages dans les autres pays
    arabes et participait aux réunions avec les hauts dirigeants.
    Cette promotion lui permit également de transmettre des informations de
    plus en plus intéressantes. Sadate se rendit à plusieurs reprises à Moscou
    durant l’année 1971 et donna à Leonid Brejnev une liste d’équipements
    militaires pour attaquer Israël, notamment des chasseurs MiG-25.
    Marouane envoya une copie de cette liste à ses employeurs du Mossad
    ainsi que la retranscription des entretiens entre les deux chefs d’État.
    Impressionné par la qualité du travail de Marouane, Zvi Zamir demanda à
    le rencontrer en personne. Les documents transmis par Marouane étaient
    envoyés à une poignée de hauts responsables du Mossad et d’AMAN, au
    chef d’état-major de Tsahal et à son adjoint, au Premier ministre Golda
    Meir, au ministre de la Défense Moshé Dayan et au fidèle conseiller de
    Golda Meir, Israel Galili.
    Certaines informations récoltées par Marouane atterrirent également sur
    les bureaux d’autres agences de renseignements. L’Égyptien proposa en
    effet ses services aux Italiens et aurait également pris contact avec le MI-6
    britannique. Cela expliquerait pourquoi il avait fait escale à Rome avant
    de retrouver Zvi Zamir à Londres : il devait aussi avertir ses employeurs
    italiens.
    Les Italiens avaient déjà reçu au moins un de ses rapports par le biais
    du Mossad. Un mois avant la guerre du Kippour, l’Égypte avait en effet
    reçu une demande d’aide de la part de la Libye : des terroristes
    palestiniens au service de Mouammar Kadhafi voulaient abattre un avion
    de la compagnie El Al à son départ de Rome.
    Il s’agissait d’un acte de vengeance contre les forces israéliennes qui
    avaient abattu par erreur un avion civil libyen au-dessus du Sinaï en
    février 1973. À l’époque, le Mossad avait été averti que des terroristes
    palestiniens s’apprêtaient à détourner un avion rempli d’explosifs pour le
    faire s’écraser sur une grande ville israélienne (voir chapitre 12). Lorsque
    les contrôleurs des forces aériennes israéliennes se trouvèrent face à un
    appareil libyen refusant de s’identifier et de quitter l’espace aérien
    israélien, ils crurent qu’il s’agissait de l’avion suicide. Ils lancèrent
    plusieurs chasseurs à sa poursuite et l’appareil fut abattu. Ce n’est que
    plus tard qu’ils découvrirent que l’avion avait dévié de sa route en raison
    d’une tempête de sable. On retrouva les corps de cent huit passagers dans
    les débris de l’appareil.
    Kadhafi jura de venger leur mort et désigna pour cela cinq terroristes du
    Fatah placés sous les ordres d’Amin el-Hindi. Le président Sadate décida
    de les aider et ordonna à Marouane de leur livrer des missiles russes
    Strela. Marouane envoya les missiles sol-air à Rome par la valise
    diplomatique. Là, il les chargea dans sa voiture, retrouva el-Hindi dans un
    magasin de chaussures sur la célèbre via Veneto, rentra avec lui chez un
    marchand de tapis et acheta deux tapis dans lesquels il enveloppa les
    missiles. Il les apporta aux terroristes… en métro. Les terroristes
    préparèrent leur opération alors que Marouane avait déjà prévenu le
    Mossad qui avait ensuite alerté les services italiens. Le 6 septembre, la
    police antiterroriste débarqua dans un appartement du quartier d’Ostie,
    non loin de l’aéroport de Rome. Les policiers arrêtèrent plusieurs
    terroristes et saisirent les missiles. Les autres membres du commando
    furent interpellés dans un hôtel de la capitale. La presse italienne cita le
    Mossad comme la source qui avait alerté les services italiens. Certains
    affirment que Zvi Zamir était lui-même présent à Rome pendant
    l’opération.
    Un mois plus tard, la guerre du Kippour éclatait. * Après la guerre, Marouane continua d’effectuer d’importantes missions
    secrètes pour le compte de Sadate. Envoyé du Président dans plusieurs
    capitales arabes, il participa notamment aux négociations sur l’accord de
    désengagement entre la Syrie, l’Égypte et Israël. Il était présent à Amman
    lors de la rencontre entre le secrétaire d’État américain, Henry Kissinger,
    et le roi Hussein de Jordanie. L’accord de désengagement lui permit
    également d’entrer en contact avec un autre service secret : la CIA, qui
    était à la recherche d’un informateur fiable sur la politique égyptienne
    après la signature de l’accord intérimaire israélo-palestinien en 1995.
    D’après des sources américaines, Marouane collabora avec la CIA
    pendant près de vingt-cinq ans. Il se rendit plusieurs fois aux États-Unis
    pour des raisons médicales et fut toujours chaleureusement accueilli et
    traité comme un prince par ses amis de la CIA.
    L’Égyptien finit toutefois par se lasser, tant de ses hautes
    responsabilités que de ses activités d’espion, et entama une carrière
    d’homme d’affaires. Il acheta un luxueux appartement au 24, Carlton
    House Terrace, à Londres, et commença à investir dans divers projets. En
    1974, il fut nommé président de l’Arab Industrial Union, une organisation
    créée par l’Égypte, l’Arabie Saoudite et les émirats du Golfe pour
    fabriquer des armes conventionnelles selon les procédés occidentaux. Le
    projet échoua, il permit néanmoins à Marouane de nouer des contacts
    utiles dans le monde des affaires. En 1979, il s’installa à Paris.
    Deux ans plus tard, après l’assassinat du président Sadate par des
    terroristes fanatiques, Achraf Marouane revint à Londres et entama une
    brillante carrière dans les affaires. Devenu immensément riche, il reçut
    Dubi, son agent de liaison avec le Mossad, dans son hôtel de Majorque et
    lui annonça qu’il avait décidé de prendre sa retraite. Certains affirment
    qu’à la fin des années soixante-dix la situation était devenue trop
    dangereuse pour lui en Égypte et qu’on le soupçonnait d’avoir des liens
    avec Israël. C’est pour cette raison qu’il aurait quitté le pays ainsi que le
    Mossad.
    Au cours des années suivantes, Marouane devint un homme d’affaires
    accompli. Investisseur avisé, il racheta une partie du club de football de
    Chelsea et concurrença Mohammed al-Fayed, père du fiancé de la
    princesse Diana, pour le rachat des célèbres magasins Harrod’s à Londres.
    Fidèle à ses habitudes, Marouane profitait des plaisirs de la vie,
    enchaînait les aventures et était toujours aussi élégant. Un jour, des agents
    de la CIA venus le voir à son hôtel à New York furent priés d’attendre
    dehors, le temps que sa maîtresse se rhabille et quitte les lieux.
    Dans les années quatre-vingt, le nom de Marouane apparut dans le
    cadre de plusieurs contrats de vente d’armes à la Libye du colonel
    Kadhafi ainsi qu’à des organisations terroristes au Liban. Un journaliste
    américain raconta la scène suivante : un jour que Marouane avait invité un
    agent de la CIA chez lui, il l’avait emmené sur le balcon et, pointant du
    doigt une superbe Rolls Royce garée en contrebas, il avait simplement
    dit : « Un cadeau de Kadhafi. »
    Cette histoire ressemble à un pur mensonge. Marouane n’aurait pas pris
    le risque de frayer avec des terroristes et de se brouiller avec les services
    secrets israéliens qui pouvaient à tout moment le condamner à mort en
    révélant son passé d’espion. Si Marouane avait participé à d’obscures
    transactions avec la Libye ou des organisations terroristes, ce ne pouvait
    être qu’avec l’aval du Mossad.
    Les années passèrent et un livre intitulé Une histoire d’Israël parut en
  2. L’auteur, Ahron Bregman, y mentionnait l’espion qui avait averti les
    autorités israéliennes juste avant la guerre du Kippour. Dans son livre,
    Bregman l’avait surnommé « le gendre », signe que l’homme faisait partie
    de l’entourage proche d’un personnage important. Et de fait, l’Ange était
    le gendre de Nasser. D’après Bregman, l’Ange avait été un agent double et
    avait transmis des informations fallacieuses à Israël.
    Marouane était furieux. Même si l’auteur ne le désignait pas
    nommément, il fit part de sa réaction dans un entretien avec le journal
    égyptien Al Ahram dans lequel il dénigra les travaux de Bregman et
    qualifia son livre de « mauvais roman policier ».
    Piqué au vif, Bregman décida de défendre son honneur et déclara au
    cours d’un entretien avec Al Ahram que « le gendre » de son livre était
    effectivement Achraf Marouane. L’accusation était sérieuse, mais venant
    d’un chercheur peu connu et ne se fondant sur aucune preuve, elle n’eut
    que peu de répercussions. Du moins jusqu’au jour où le général Zeira la
    reprit à son compte en affirmant que Marouane était un agent double qui
    avait dupé les services israéliens.
    En Israël, il s’agissait d’une affaire sans précédent. Jamais on n’avait
    ainsi révélé l’identité d’anciens espions, même après leur mort. Or Achraf
    Marouane était vivant, vulnérable, et constituait une proie facile pour les
    tueurs des Moukhabarat égyptiens. Trente ans après avoir pris sa retraite,
    Zvi Zamir tenta de reprendre contact avec Marouane, mais l’Ange refusa
    de lui parler. « Il ne voulait pas parce qu’il estimait que je ne le protégeais
    pas, expliqua Zamir sur le ton du regret. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour le
    protéger mais j’ai échoué. »
    À la suite de ces révélations, Zamir sortit du mutisme qu’il s’était
    imposé et s’en prit violemment à l’ancien chef d’AMAN qu’il accusa de
    dévoiler des secrets d’État. Zeira répliqua en reprochant à l’ancien chef
    du Mossad de protéger un agent double.
    Le journaliste Ronen Bergman reprit à son tour la thèse de l’agent
    double parce qu’il avait vu Marouane échanger une chaleureuse poignée
    de main avec le président Hosni Moubarak lors de la retransmission
    télévisée d’une cérémonie devant la tombe de Nasser. Le président
    Moubarak vint alors au secours de Marouane et démentit toutes les
    rumeurs sur son compte.
    En Israël, la polémique faisait rage. Le Mossad et AMAN formèrent
    deux commissions d’enquête séparées qui parvinrent aux mêmes
    conclusions : Marouane n’était pas un agent double et n’avait jamais nui
    aux intérêts d’Israël. Refusant d’abandonner, Zeira entama des poursuites
    contre Zamir. L’ancien juge de la Cour suprême, Théodore Or, fut chargé
    du dossier et donna raison à l’ancien chef du Mossad.
    Si Zeira et ses partisans avaient manifestement décidé d’ignorer que
    Marouane avait été un des plus hauts personnages du gouverne ment
    égyptien, gendre du président Nasser et proche conseiller du président
    Sadate, les dirigeants égyptiens, eux, ne voulaient pas reconnaître avoir
    été infiltrés par un traître et un espion sioniste. Jamais l’opinion publique
    égyptienne ne leur aurait pardonné. Ils adoptèrent donc une approche
    différente et chantèrent publiquement les louanges de Marouane tout en le
    condamnant secrètement à mort.
    Au début du mois de juin 2007, le juge Théodore Or publia ses
    conclusions. Le 12 juin, un tribunal israélien confirmait officiellement la
    version de Zamir attestant du passé de Marouane au service du Mossad.
    Le 27 juin, Marouane mourait après avoir chuté de son balcon.
    Les Israéliens accusèrent les services secrets égyptiens. Certains
    pointèrent la responsabilité du général Zeira dont les imprudences avaient
    pu mettre Marouane en danger, tandis que la veuve de Marouane désignait
    – naturellement – le Mossad comme coupable. Selon des témoins de la
    scène, plusieurs hommes de type moyen-oriental se trouvaient sur le
    balcon avec Marouane quelques minutes avant sa mort.
    Scotland Yard rouvrit l’enquête, en vain. Les meurtriers d’Achraf
    Marouane courent toujours.
    15 Piège sexuel pour un espion nucléaire S’il n’est pas littéralement allé crier « je suis un espion » sur tous les
    toits, Mordechaï Vanunu semble néanmoins avoir presque tout fait pour
    signaler au monde ses activités clandestines.
    Vanunu travaillait à la centrale nucléaire de Dimona, l’installation la
    plus secrète d’Israël que de nombreux médias et gouvernements étrangers
    soupçonnaient de servir à la fabrication d’armes nucléaires.
    Avant d’être embauchés, tous les candidats devaient se soumettre à une
    longue série de questionnaires, d’interrogatoires et de contrôles menés par
    le Shabak ainsi que d’autres spécialistes de la sécurité. Cette étroite
    surveillante se poursuivait ensuite pour tout le personnel présent sur le
    site.
    Vanunu avait répondu à une offre d’emploi parue dans un journal : il
    avait déposé sa candidature au bureau d’une « unité de recherche
    nucléaire » dans la ville de Beer Sheva. Il avait ensuite passé les
    contrôles d’usage et obtenu le poste sans difficulté.
    Comment était-ce possible ? Vanunu était un militant de la gauche
    radicale, ses amis étaient des Arabes membres du parti communiste et
    antisioniste Rakah ; il avait participé à plusieurs manifestations avec eux
    et avait été photographié lors de rassemblements propalestiniens
    extrémistes, pancarte et micro à la main, en train de donner des interviews
    aux journalistes.
    Il recevait des membres du parti Rakah dans son petit appartement de
    Beer Sheva et avait demandé à être admis dans leur groupe étudiant.
    Celui-ci était exclusivement composé de jeunes Arabes extrémistes et
    ouvertement hostiles à Israël. Dans l’université Ben Gourion où il était
    inscrit, Vanunu était réputé pour ses opinions radicales.
    Jeune homme intelligent mais instable, Vanunu avait d’abord fréquenté
    les milieux d’extrême droite et admiré le rabbin raciste Meir Kahane. Il
    avait ensuite milité pour le parti d’extrême droite Hatechiya
    (« Renaissance ») et voté pour le Likoud avant de rejoindre les rangs de
    l’extrême gauche. Il avait changé de bord après la guerre du Liban de
    1982, expliquait-il. Solitaire, ayant peu d’amis, il était convaincu d’être
    victime de discrimination en raison de ses origines marocaines. Cette
    conviction ne fit que s’aggraver lorsqu’il échoua à l’examen d’entrée à
    l’académie de l’armée de l’air et fut affecté dans une unité du génie. Après
    son service militaire, il se lança dans des études d’ingénierie à Tel-Aviv,
    puis il changea d’avis, s’installa à Beer Sheva et commença des études
    d’économie. Puis, il changea de nouveau d’avis et se lança dans la
    philosophie. Il devint végétarien, puis végétalien.
    Ses camarades de classe se souviennent de sa fascination pour l’argent.
    Le jeune Vanunu se flattait en effet de ne pas avoir à travailler, disant qu’il
    lui suffisait de faire les bons investissements en Bourse. Dans son journal
    intime, la Bourse figurait parmi ses « priorités » avant la philosophie ou
    les études d’anglais. Propriétaire d’une Audi rouge, il posait également
    comme modèle nu pour se faire un peu d’argent et n’avait pas hésité à
    baisser son caleçon pour gagner un prix lors d’une soirée étudiante.
    Si sa vie personnelle ne concernait que lui, son engagement politique
    auprès du Rakah et des milieux propalestiniens aurait dû alerter tous ses
    supérieurs. Au lieu de cela, il fut simplement convoqué par des
    responsables du Shabak qui lui dirent de mettre un terme à ces activités et
    lui demandèrent de signer un papier attestant qu’il avait bien reçu un
    avertissement. Il refusa de le signer et continua sur sa lancée.
    Le Shabak rédigea alors un rapport sur Vanunu et l’envoya au directeur
    de la sécurité du ministère de la Défense, qui le transféra au directeur de
    la sécurité de la centrale de Dimona, qui le rangea parmi ses dossiers et
    l’oublia. Les services de sécurité ne prirent aucune mesure, Vanunu ne fit
    l’objet d’aucune surveillance particulière. C’était une erreur monumentale.
    À tous les niveaux – du Shabak aux directeurs de la sécurité du ministère
    et de la centrale –, les responsables avaient manqué à leur devoir.
    Vanunu poursuivit ses activités politiques sans être inquiété.
    Vanunu était employé à l’institut 2, le département le plus secret de la
    centrale. Sur les 2 700 employés de Dimona, seuls 150 étaient autorisés à
    pénétrer dans ce bâtiment. Vanunu possédait deux badges : le 9567-8 pour
    entrer dans la centrale, et le 320 pour entrer dans l’institut 2.
    Vu de l’extérieur, l’institut 2 était un modeste bâtiment de deux étages
    ressemblant à un entrepôt ou une annexe. Un examen plus attentif
    permettait toutefois de noter la présence d’un ascenseur sur le toit, et l’on
    pouvait s’interroger sur la nécessité d’un tel équipement pour un bâtiment
    de seulement deux étages. C’était là que se trouvait la clé du mystère de
    l’institut 2 : cet ascenseur ne servait pas à monter mais à descendre. Le
    modeste bâtiment servait de couverture discrète à six niveaux souterrains.
    Affecté au service de nuit, Vanunu connaissait bien le bâtiment. Au
    premier étage se trouvaient la cafétéria ainsi que quelques bureaux. Au
    rez-de-chaussée se trouvaient des passerelles servant au transport des
    barres d’uranium ainsi que des bureaux et des laboratoires d’assemblage.
    Le premier niveau souterrain était rempli de tuyaux et de valves. En
    dessous se trouvaient la salle de contrôle principale et une sorte de plate-
    forme surnommée « le balcon de Golda ». Depuis ce balcon, les visiteurs
    importants pouvaient observer l’ensemble des opérations de production.
    Au niveau inférieur se trouvaient les techniciens qui travaillaient sur les
    barres d’uranium venant d’en haut. Comprenant trois étages, le niveau – 4
    abritait le cœur de la production et les bassins de séparation où le
    plutonium produit dans le réacteur était séparé des barres d’uranium. Au
    niveau – 5 se trouvaient le service métallurgie et le laboratoire où étaient
    produites toutes les pièces entrant dans la fabrication d’une bombe
    nucléaire. Enfin, le niveau – 6 servait d’entrepôt pour les déchets
    radioactifs stockés dans des caissons spéciaux.
    Vanunu savait que le réacteur nucléaire produisait du plutonium puisque
    celui-ci est un produit de la réaction en chaîne normale et s’accumule sur
    les barres d’uranium. Une fois « gratté » des barres d’uranium, le
    plutonium était envoyé aux niveaux – 4 et – 5 et servait à fabriquer des
    armes nucléaires.
    Un jour, sans raison particulière, Vanunu prit un appareil photo avec lui
    et le dissimula dans son sac au milieu de ses livres de cours. Si les agents
    de sécurité lui demandaient pourquoi il avait apporté un appareil photo à
    la centrale, il répondrait qu’il l’avait simplement oublié dans son sac
    après être allé à la plage. Mais personne ne contrôla ses affaires, et
    personne ne lui posa de question. Vanunu laissa donc l’appareil dans son
    vestiaire. Pendant ses pauses, il commença alors à se promener dans le
    bâtiment vide : il prenait des photos des laboratoires, des équipements et
    des salles, faisait des schémas détaillés, entrait dans des bureaux déserts
    et lisait des documents dans des coffres ouverts. Personne ne le voyait et
    personne ne le soupçonnait. Les gardes semblaient s’être évaporés. Ses
    supérieurs ignoraient tout de ces activités et le considéraient comme un
    technicien discret, sérieux et diligent. Après neuf ans passés à la centrale, en 1985 Vanunu fut renvoyé. Son
    renvoi n’était pas lié à son engagement politique mais à des mesures
    d’économie mises en place à l’époque à Dimona. Vanunu faisait partie
    d’un plan de licenciement et reçut une prime de 150 % ainsi que huit mois
    de salaire pour « indemnisation de transition ». Le technicien se sentit de
    nouveau victime de discrimination. Il décida de partir pour un long
    voyage, espérant peut-être ne jamais rentrer en Israël comme ces douze
    millions de Juifs vivant en dehors de l’État hébreu. Il vendit son
    appartement et sa voiture, et ferma ses comptes en banque.
    À trente et un ans, Vanunu partit ainsi sac au dos. Il avait déjà fait de
    grands voyages, notamment en Europe et une fois aux États-Unis. Cette
    fois-ci, il mit le cap sur l’Orient. Dans ses bagages, il emmenait deux
    pellicules de photos prises à Dimona.
    Il se rendit d’abord en Grèce, puis en Russie, en Thaïlande et au Népal.
    À Katmandou, il fit la connaissance d’une Israélienne à qui il fit
    timidement la cour. Il se présenta sous le nom de Mordy et ne fit pas
    mystère de ses opinions de gauche pacifiste, ni de son désir de quitter
    définitivement Israël. Il visita un temple bouddhique et envisagea un
    moment de devenir moine.
    Après le Népal, Vanunu voyagea en Extrême-Orient avant d’atterrir en
    Australie. Là, il enchaîna les petits boulots pendant plusieurs mois à
    Sydney. Il était surtout seul et malheureux. Un soir, alors qu’il se
    promenait dans un des quartiers les plus mal famés de la ville, repaire de
    prostituées, de petits voleurs et de dealers de drogue, il vit le clocher de
    l’église Saint-George émergeant de l’obscurité. C’était un refuge pour les
    âmes tourmentées, les désespérés, les criminels, les vagabonds, les
    pauvres et les opprimés. Vanunu entra et fit la connaissance du père John
    McKnight. Le bon prêtre comprit immédiatement que Vanunu était à la
    recherche d’une maison et d’une famille. Il prit le jeune homme fragile
    sous son aile. Au cours des semaines suivantes, les deux hommes eurent
    de longues conversations et, le 17 août 1986, Vanunu se convertit au
    catholicisme et reçut le nom de John Crossman.
    Il s’agissait certainement d’une décision difficile pour un homme
    éduqué dans la religion juive, né à Marrakech et qui avait passé sa
    jeunesse à étudier le Talmud dans les yeshiva de Beer Sheva. Certes, sa
    foi avait commencé à décliner depuis plusieurs années, mais cette
    conversion était davantage le produit de son instabilité et de sa confusion
    d’esprit que d’une réelle désillusion envers la religion juive. S’il n’était
    pas entré dans l’église Saint-George et n’avait pas rencontré le père
    McKnight, il aurait aussi bien pu se convertir au bouddhisme ou à toute
    autre religion. En rejetant la foi juive, il tournait toutefois aussi le dos à
    Israël. Son aversion pour l’État hébreu devint progressivement le
    principal moteur de sa vie.
    Un jour, lors d’un rassemblement entre fidèles, Vanunu parla à ses
    nouveaux amis de son travail en Israël. Il décrivit la centrale de Dimona et
    leur proposa de leur montrer les photographies qu’il avait prises là-bas.
    Leur regard vide lui fit comprendre qu’ils n’avaient pas la moindre idée
    de ce dont il parlait. Ses mots aiguisèrent toutefois la curiosité d’un
    homme, Oscar Guerrero, voyageur colombien et journaliste à ses heures.
    Vanunu et lui avaient repeint la clôture de l’église ensemble et avaient
    partagé le même appartement pendant un moment. Comprenant
    l’importance de ces clichés, Guerrero se rapprocha de Vanunu et lui fit
    miroiter quelques promesses de fortune et gloire. Vanunu aimait l’argent,
    mais il pensait aussi pouvoir utiliser cette histoire pour faire avancer la
    cause de la paix entre les Juifs et les Arabes. À l’origine, ce n’était
    pourtant pas son plan : il n’avait pas quitté Israël avec ses deux rouleaux
    de pellicule pour promouvoir la paix au Moyen-Orient. Cette explication
    lui servait néanmoins de noble excuse pour justifier ses actes. En réalité,
    son combat personnel contre le programme nucléaire israélien devint une
    des principales raisons qui le poussa à publier les photos de la centrale.
    Vanunu comprenait également qu’un tel acte le disqualifiait en tant que
    citoyen israélien. Il ne pourrait plus jamais retourner dans son pays où il
    serait considéré comme un traître et un ennemi public.
    La tentation était néanmoins trop forte. Vanunu et Guerrero firent
    développer les pellicules dans un magasin de Sydney et proposèrent les
    photos à plusieurs publications et chaînes de télévision australiennes et
    américaines. En vain. Les deux hommes passaient pour des excentriques
    ou des escrocs cherchant à se faire un peu d’argent facile. Personne ne
    pouvait croire que ce jeune homme timide à l’allure ascétique détenait le
    secret le mieux gardé d’Israël.
    De guerre lasse, le Colombien se rendit en Espagne puis en Angleterre
    et décrocha le jackpot. Les responsables du London Sunday Times avaient
    entendu parler de lui et comprirent tout le potentiel d’un scoop sur le
    programme nucléaire israélien, photos et dessins à l’appui. Ils devaient
    toutefois se montrer prudents. Peu de temps auparavant, leur réputation
    avait sérieusement souffert de l’affaire des « carnets de Hitler », ces
    journaux du Führer qui se révélèrent être des faux grossiers. Cette fois-ci,
    ils demandèrent à faire minutieusement examiner les documents fournis
    par Guerrero.
    Pendant ce temps, un responsable de la télévision australienne avait
    pris contact avec l’ambassade israélienne de Canberra pour demander si
    l’initiateur de cette étrange proposition était bien un ressortissant de l’État
    hébreu. L’information était parvenue aux oreilles d’un journaliste israélien
    qui avait écrit à sa rédaction à Tel-Aviv.
    La nouvelle fit l’effet d’une bombe dans les services secrets israéliens :
    un ancien employé de l’institut 2 de la centrale de Dimona essayait de
    vendre le plus précieux secret de l’État hébreu. « Nous avons échoué,
    nous n’avons pas réussi à l’intercepter à temps », reconnut Haïm Carmon,
    alors directeur de la sécurité au ministère de la Défense.
    L’information fut immédiatement transmise au « club des Premiers
    ministres », composé du Premier ministre, Shimon Peres, et de ses
    prédécesseurs, Yitzhak Rabin et Yitzhak Shamir, qui faisaient alors partie
    du gouvernement d’union. Ordre fut donné de trouver Vanunu et de le
    ramener en Israël. Certains suggérèrent de l’éliminer, mais cette idée fut
    écartée. Le Premier ministre décrocha son téléphone et appela le chef du
    Mossad.
    Le Mossad avait un nouveau directeur depuis 1982 : Nahum Admoni.
    Après avoir été dirigé pendant près de vingt ans par des généraux
    parachutés de l’armée, le service de renseignements avait enfin été confié
    à un homme venu de l’intérieur. Né à Jérusalem, Admoni était un ancien du
    Shai et d’AMAN. Il avait d’abord été l’adjoint de Yitzhak Hofi avant de
    prendre sa place après son départ à la retraite en 1982. Il dirigea le
    service pendant sept années, qui ne furent pas les meilleures pour les
    milieux du renseignement israéliens. Entre 1982 et 1989, le Mossad fut en
    effet impliqué dans plusieurs scandales : il y eut d’abord l’affaire Pollard
    – cet officier de renseignements d’origine juive qui travaillait à
    Washington et espionnait pour les services secrets israéliens ; puis le
    scandale Iran-Contra auquel Israël était mêlé, et enfin la perte de plusieurs
    agents arrêtés à la suite de maladresses. Le pire fut toutefois le scandale
    provoqué par l’affaire Vanunu. Dès qu’il fut informé, Admoni mit sur pied
    une opération pour la capture de l’ingénieur. Nom de code : « Kaniuk ».
    Nahum envoya immédiatement une unité Césarée en Australie pour
    arrêter Vanunu, mais les agents arrivèrent trop tard. L’oiseau s’était
    envolé.
    Vanunu était déjà en Angleterre. Après s’être entretenu avec Guerrero,
    les responsables du Sunday Times avaient envoyé Peter Hounam,
    chroniqueur vedette de la rubrique « Insight », pour rencontrer Vanunu en
    Australie. Au moment d’embarquer pour Sydney, Hounam savait déjà que
    des experts britanniques avaient confirmé l’authenticité des clichés de
    Guerrero. Après s’être entretenu avec Vanunu, Hounam était lui aussi
    convaincu de la véracité de son histoire. Il fut particulièrement
    impressionné par la modestie de Vanunu qui, contrairement aux
    affirmations de Guerrero, se défendit d’être un « scientifique israélien ».
    Vanunu lui dit la vérité : il n’avait été qu’un technicien dans la centrale.
    Les deux hommes partirent pour Londres, laissant Guerrero en Australie.
    Le journal comptait ainsi se dispenser de la commission que réclamait le
    Colombien. Une fois arrivé à Londres, Vanunu fut soumis à toute une série
    d’interrogatoires par l’équipe du Sunday Times . Il leur dit tout ce qu’il
    savait et leur révéla qu’Israël travaillait également à la fabrication d’une
    bombe à neutrons capable de détruire toute forme de vie tout en laissant
    les infrastructures intactes. Il leur décrivit le processus d’assemblage des
    bombes à l’institut 2. Il était toutefois nerveux et agité. Il avait peur d’être
    kidnappé ou assassiné par les services israéliens. Les journalistes
    essayèrent de le rassurer. Ils le firent changer d’hôtel et commencèrent à se
    relayer pour « monter la garde » auprès de leur précieux invité. Ils lui
    demandèrent également – en vain – d’éviter de se promener seul.
    Une fois les interrogatoires terminés, le journal proposa à l’ingénieur
    une offre mirobolante : 100 000 dollars pour raconter son histoire avec
    ses photos, 40 % des droits de distribution du journal et 25 % des droits
    d’un éventuel livre. Les responsables du Sunday Times lui dirent aussi que
    le propriétaire du journal, Rupert Murdoch, possédait également les
    studios de la 20th Century Fox et qu’il songeait à faire un film autour de
    son histoire. Le rôle de Vanunu serait interprété par Robert de Niro.
    Les Britanniques offrirent à Vanunu tout ce qu’il pouvait désirer à
    l’exception d’une chose : une femme. Tourmenté par sa libido, Vanunu
    désirait par-dessus tout une femme, mais ne pouvait assouvir son désir.
    Lorsque la journaliste du Sunday Times , Rowena Webster, vint lui tenir
    compagnie, il essaya désespérément de la convaincre de coucher avec lui.
    Le sexe était le talon d’Achille de Vanunu, mais ce détail avait échappé
    aux brillants journalistes du Sunday Times .
    Ils se trompaient également sur la réalité des risques qu’encourait leur
    hôte et ne comprirent pas à quel point ses craintes étaient fondées. Un
    journaliste britannique fut envoyé en Israël pour vérifier que Vanunu était
    bien l’homme qu’il prétendait être. Il parla de l’ingénieur à un journaliste
    israélien qui alerta immédiatement le Shabak. Quelques heures plus tard,
    plusieurs agents du Mossad débarquaient à Londres. À leur tête, Shabtai
    Shavit, adjoint du chef du Mossad. L’opération était supervisée par le
    second adjoint du chef du Mossad et responsable de l’unité Césarée, Beni
    Zeevi.
    Se faisant passer pour des photographes de presse, deux agents du
    Mossad se postèrent aux environs du siège du journal, prenant des photos
    de manifestants. Au bout de quelques jours, ils virent Vanunu sortant du
    bâtiment. Ils le suivirent dans les rues de Londres.
    Vanunu fut prit en chasse selon la méthode dite du « peigne », mise au
    point par un ancien agent, Zvi Malkin. En plus de suivre leur cible, les
    agents sillonnaient les endroits où il était susceptible de se rendre de
    manière à y être avant lui. Le 24 septembre, Vanunu se rendit sur Leicester
    Square, haut lieu touristique de la capitale britannique. Près d’un kiosque
    à journaux, il avisa une jeune femme qui « ressemblait beaucoup à Farah
    Fawcett, la star de la série Drôles de dames ».
    La jeune blonde était « belle comme un ange » et Vanunu la dévora du
    regard pendant qu’elle faisait la queue. Elle tourna la tête et lui lança un
    regard insistant. Leurs yeux se croisèrent un instant. Puis, elle paya et s’en
    alla. Il fit quelques pas dans la direction opposée, puis prenant son
    courage à deux mains, fit demi-tour et l’aborda. La jeune femme lui
    répondit avec un sourire et ils commencèrent à discuter. Elle lui dit
    s’appeler Cindy et expliqua qu’elle était une esthéticienne juive de
    Philadelphie, en visite en Europe.
    Vanunu était méfiant. Les derniers jours avaient été particulièrement
    éprouvants. Les journalistes n’arrêtaient pas de l’interroger et de
    repousser la publication de son histoire. Il avait de plus en plus peur des
    services israéliens, surtout depuis qu’il avait appris que le journal voulait
    contacter l’ambassade israélienne pour recueillir ses commentaires.
    D’après les Anglais, tout journal respectable comme le Sunday Times se
    devait de donner la parole à toutes les parties concernées. Vanunu n’était
    pas convaincu. Il était seul, impatient et en colère.
    C’est alors qu’il fit la connaissance de Cindy. « Vous êtes du Mossad ? lui demanda-t-il, à moitié sérieux.
    — Non, non, répondit-elle. C’est quoi le Mossad ? »
    Elle lui demanda comment il s’appelait.
    « George », dit-il. C’était le nom qu’il avait donné à la réception de son
    hôtel.
    Elle sourit. « Oh, allez, répliqua-t-elle. Vous ne vous appelez pas
    George. »
    Ils s’installèrent à un café et Vanunu lui raconta son histoire : son vrai
    nom, les journalistes du Sunday Times et tous ses problèmes. La jeune
    femme lui proposa immédiatement de partir pour New York où elle disait
    pouvoir lui trouver de bons contacts dans la presse et de solides avocats.
    Il ne l’écoutait déjà plus vraiment. Vanunu était tombé amoureux au
    premier regard. Il la revit plusieurs fois au cours des jours suivants, les
    plus beaux de sa vie selon ses propres dires. Ils se promenaient dans les
    parcs, main dans la main, allaient au cinéma voir Témoin sous haute
    surveillance avec Harrison Ford ou Hannah et ses sœurs de Woody
    Allen. Ils allèrent également voir la comédie musicale 42e rue et passaient
    beaucoup de temps à s’embrasser. Vanunu n’oublierait jamais ces baisers
    et ces tendres embrassades.
    Si Cindy voulait bien l’embrasser, elle refusait toutefois fermement de
    coucher avec lui. Elle lui expliqua qu’elle ne pouvait pas l’inviter à son
    hôtel parce qu’elle partageait sa chambre avec une autre fille. Elle refusait
    également d’aller le voir à son hôtel. Tu es tendu et agité, répétait-elle, ça
    ne marchera pas. Pas à Londres.
    C’est alors qu’elle eut une idée. « Pourquoi ne viendrais-tu pas avec
    moi à Rome ? dit-elle un jour. Ma sœur vit là-bas, elle y a un appartement.
    On pourrait passer du bon temps et tu oublierais tous tes soucis. »
    D’abord, Vanunu refusa. Mais la jeune femme était déterminée à partir.
    Elle acheta un billet en première classe et finit pas le convaincre de
    l’accompagner. Elle lui paya même son billet. « Tu me rembourseras plus
    tard », lui dit-elle.
    Ainsi Vanunu céda à la tentation.
    S’il avait été plus sérieux et plus lucide, il aurait tout de suite compris
    qu’il s’agissait d’un piège et que « Cindy » travaillait pour les services
    secrets israéliens. Comment avait-il pu être aussi naïf ? Seul à Londres, il
    rencontrait « par hasard » une jeune femme charmante, qui tombait
    éperdument amoureuse de lui et était prête à tout pour lui, y compris
    l’emmener chez sa sœur à Rome après lui avoir payé son billet ? Tout ça
    alors qu’elle le connaissait à peine ? Elle ne pouvait pas coucher avec lui
    à Londres mais cela ne lui poserait pas de problème à Rome ? N’importe
    quel homme sensé aurait trouvé ce comportement suspect, pour ne pas dire
    ridicule. Mais les psychologues du Mossad avaient fait bien fait leur
    travail cette fois. Ils savaient exactement ce que Vanunu voulait et avaient
    prédit qu’il ne résisterait pas aux tendres baisers et aux promesses d’une
    belle femme.
    Peter Hounam, en revanche, était un homme intelligent. Il comprit que
    quelque chose se tramait dès qu’il apprit l’existence de Cindy. Il fit tout ce
    qu’il put pour convaincre Vanunu d’arrêter de la voir, en vain. Vanunu
    avait mordu à l’hameçon et rien ne pouvait le faire changer d’avis. Un
    jour, il demanda à Peter de le conduire au café où l’attendait la jeune
    femme et le journaliste put l’apercevoir (ce qui lui permettrait plus tard de
    dresser un portrait robot de l’espionne). Quand Vanunu l’informa qu’il
    avait l’intention de quitter la ville « pour quelques jours », Peter essaya
    encore de l’en dissuader, sans résultat. Il lui dit de ne pas sortir
    d’Angleterre et de ne pas laisser son passeport à la réception de l’hôtel.
    Le journaliste ne pouvait toutefois pas deviner que Vanunu partait à Rome
    uniquement pour pouvoir coucher avec Cindy. Cette dernière avait en effet
    accepté de coucher avec lui là-bas, mais pour des raisons bien
    différentes : les Israéliens ne voulaient pas kidnapper Vanunu sur le
    territoire britannique. Shimon Peres ne voulait pas risquer les foudres de
    la terrible « Dame de fer » Margaret Thatcher. Le Mossad non plus n’était
    pas très à l’aise en Angleterre. Quelques mois auparavant, les autorités
    allemandes avaient découvert une valise contenant huit faux passeports
    britanniques dans une cabine téléphonique. À l’intérieur se trouvait
    malheureusement aussi une carte avec le nom du propriétaire de la valise
    et il n’avait pas été difficile d’établir ses liens avec l’ambassade d’Israël.
    Les Britanniques étaient furieux. Le Mossad avait promis de ne plus
    empiéter sur leur souveraineté. Pour Shimon Peres et les dirigeants du
    Mossad, il n’était donc pas question de monter une opération au Royaume-
    Uni.
    Les Israéliens se rabattirent alors sur Rome. Le Mossad et les services
    de renseignements italiens entretenaient de bonnes relations. Le chef du
    Mossad, Nahum Admoni, et le responsable des services secrets italiens,
    l’amiral Fulvio Martini, étaient bons amis. L’Italie était un bien meilleur
    théâtre d’opérations pour le Mossad. En outre, il régnait dans ce pays un
    tel désordre chronique qu’ils étaient à peu près assurés que personne ne
    pourrait jamais prouver où l’enlèvement avait eu lieu.
    C’est ainsi que Cindy et Mordy embarquèrent sur le vol 504 de la
    British Airways à destination de Rome, le 30 septembre 1986. À leur
    arrivée, vers 21 heures, les deux amants furent accueillis par un Italien
    jovial tenant un immense bouquet de fleurs dans les bras. Il les conduisit
    chez la sœur de Cindy. Durant tout le trajet, la jeune femme n’arrêta pas
    d’embrasser son cher Mordy.
    La voiture s’arrêta devant une petite maison et une jeune femme ouvrit
    la porte. Vanunu fut le premier à entrer. Dès qu’il eut franchi le seuil, la
    porte se referma derrière lui et deux hommes se jetèrent sur lui, le
    plaquant fermement au sol. Il remarqua que l’un d’entre eux était blond.
    Tandis qu’on lui attachait les mains et les pieds, la jeune femme lui
    enfonçait une aiguille dans le bras. Sa vue se brouilla et il sombra dans un
    profond sommeil.
    Peu après, une camionnette se mettait en route pour le nord de l’Italie. À
    son bord se trouvaient Vanunu, inconscient, avec deux hommes et une
    femme à ses côtés. Ils roulèrent plusieurs heures, s’arrêtant une fois pour
    faire une seconde injection à leur otage. Cindy avait disparu. Ils arrivèrent
    au port de la Spezia. Étendu sur un brancard, Vanunu fut embarqué sur un
    bateau à moteur qui mit le cap au large et rejoignit un cargo israélien, le
    Tapuz (d’après une autre source, il s’agissait en réalité du Noga ). Les
    membres de l’équipage avaient reçu l’ordre de regagner leurs quartiers et
    de ne pas en sortir. Les hommes de corvée virent toutefois le bateau à
    moteur arriver. Une échelle de corde fut lancée et deux hommes et une
    femme montèrent à bord. Avec eux se trouvait un homme, inconscient,
    qu’ils amenèrent immédiatement dans la cabine du second. Là, ils
    verrouillèrent la porte et le bateau se remit en route pour Israël. Vanunu
    passa l’intégralité du voyage dans cette cabine. Il n’avait pas revu Cindy.
    Il s’inquiétait pour elle et ne savait pas ce qu’elle était devenue. Il n’avait
    toujours pas compris qu’elle travaillait pour le Mossad. Elle l’avait laissé
    sur le seuil de la maison de sa « sœur » et avait probablement quitté
    l’Italie le jour même. La femme qui l’avait amené ici était un médecin
    chargé de lui administrer des piqûres anesthésiques durant toute la durée
    du voyage.
    Le bateau jeta l’ancre non loin des côtes israéliennes et Vanunu fut
    transféré sur un navire lance-missiles de la marine. Là, il fut pris en
    charge par des officiers de police et du Shabak qui le placèrent
    officiellement en détention et l’envoyèrent à la prison de Shikma, à
    Ashkelon.
    Lors de son premier interrogatoire, Vanunu découvrit qu’après son
    enlèvement le Sunday Times avait commencé à publier une série d’articles
    sur la base de ses révélations. Tandis qu’il était amené de force en Israël,
    les journaux du monde entier avaient repris son histoire avec photos et
    illustrations. Le Sunday Times révéla que toutes les conjectures
    concernant le programme nucléaire israélien étaient erronées. Jusqu’à
    présent, les spécialistes estimaient que l’État hébreu possédait entre 10 et
    20 bombes nucléaires rudimentaires. Les informations dévoilées par
    Vanunu leur amenèrent la preuve qu’Israël était en réalité une puissance
    nucléaire dotée d’un arsenal de 150 à 200 bombes sophistiquées. Les
    Israéliens pouvaient également fabriquer des bombes à neutrons et des
    bombes à hydrogène. Ces révélations sensationnelles effrayèrent Vanunu.
    Il craignait à présent que les Israéliens ne l’éliminent. Il avait également
    peur pour Cindy et refusait de croire qu’elle faisait partie du complot
    formé contre lui.
    Pendant une quarantaine de jours, le monde resta sans nouvelles de
    Vanunu. La presse publia des articles sensationnalistes sans aucun lien
    avec la vérité. Les journaux anglais décrivirent en détail comment le
    technicien avait été enlevé à Londres et rapatrié en Israël à bord d’une
    « malle diplomatique ». D’autres citèrent des « témoins » affirmant l’avoir
    vu embarquer à bord d’un yacht en compagnie d’une jeune femme avant
    d’être conduit en Israël. Les députés britanniques réclamèrent l’ouverture
    d’une enquête et de sévères sanctions à l’encontre d’Israël.
    Officiellement accusé de trahison au milieu du mois de novembre,
    Vanunu fut conduit plusieurs fois au tribunal. Un jour, il décida de prendre
    ses gardiens par surprise. Il savait exactement où les journalistes
    l’attendaient à l’entrée du bâtiment. Pendant l’un de ses transferts, Vanunu
    attendit à l’arrière de la voiture de police que le conducteur s’arrête en
    face des caméras. Là, il colla la paume de sa main contre la vitre et les
    photographes du monde entier purent lire les mots tracés à même la peau :
    « Vanunu M enlevé à Rome, Italie, le 30/9/86, arrivé Rome, vol BA
  3. »
    Cette révélation ne provoqua pas de tension avec Londres, car elle
    confirmait que Vanunu avait quitté le territoire britannique de son plein gré
    et à bord d’un vol commercial. Les services secrets romains en revanche
    étaient furieux, mais les Israéliens parvinrent à réparer les dégâts.
    Vanunu fut accusé d’espionnage et de trahison. Il fut condamné à dix-
    huit ans de prison. À l’étranger, pourtant, il n’était pas considéré comme
    un traître ou un espion.
    Plusieurs associations furent créées pour sa défense en Europe et en
    Amérique. Aux yeux de ces militants, Vanunu avait combattu pour la paix
    et était un martyr qui avait risqué sa vie pour mettre un terme au
    programme nucléaire israélien.
    Naturellement Vanunu n’était rien de tout cela. Ces grands discours
    héroïques et idéologiques ne servaient qu’à couvrir le comportement
    confus d’un technicien frustré. Le fait est qu’il ne s’était jamais élevé
    contre le programme nucléaire tant qu’il avait été employé à la centrale de
    Dimona. Il était probable qu’il y travaillerait encore s’il n’avait pas été
    renvoyé. Même après avoir quitté le pays, Vanunu n’était pas parti tout de
    suite en croisade contre le programme nucléaire israélien : il avait pris le
    temps de voyager au Népal, en Thaïlande et de se convertir au
    christianisme en Australie. S’il n’avait pas rencontré Guerrero, les photos
    du « balcon de Golda » et des laboratoires secrets dormiraient peut-être
    encore au fond de son sac.
    Certaines âmes naïves de ce monde virent toutefois en lui un combattant
    œuvrant contre la nucléarisation de l’État hébreu. Un généreux couple
    d’Américains décida de l’adopter – bien que sa famille fût encore
    vivante –, et de bons chrétiens continuent de soumettre son nom pour le
    prix Nobel de la paix.
    Une fois libéré après avoir passé dix-huit ans en prison, Vanunu décida
    de vivre dans une église de Jérusalem. Aujourd’hui encore, il continue
    d’exprimer sa haine d’Israël, refusant de s’y installer et de parler hébreu.
    Il se fait désormais appeler John Crossman et publie régulièrement des
    petites annonces dans les journaux arabes à la recherche d’une femme
    arabe ou palestinienne (« Israéliennes s’abstenir »).
    Et Cindy ? Il se trouve qu’en raison de l’urgence de sa mission le
    Mossad n’avait pas eu le temps de lui construire une solide couverture
    avant de l’envoyer à Londres. Elle avait donc utilisé le nom – Cindy
    Hanin – et le passeport de sa sœur, ce qui permit aux journalistes de
    retrouver sa trace. Ils découvrirent qu’elle s’appelait en réalité Cheryl
    Ben Tov, née Hanin, et était la fille d’un millionnaire américain qui avait
    fait fortune dans l’industrie des pneumatiques. Sioniste convaincue, elle
    avait émigré en Israël à l’âge de dix-sept ans, avait fait son service
    militaire et épousé un ancien officier d’AMAN avant d’être recrutée par
    un agent du Mossad. Très intelligente, très motivée, elle avait l’avantage
    de posséder un passeport américain. Elle avait suivi un entraînement
    complet pendant deux ans avant d’être envoyée de toute urgence à Londres
    avec les autres membres de l’Opération Kaniuk. Après l’enlèvement de
    Vanunu et les révélations sur ses liens avec le Mossad, elle fut contrainte
    de renoncer à toute opération sur le terrain.
    Elle vit aujourd’hui avec sa famille à Orlando, en Floride. Gérants
    d’une agence immobilière, elle et son mari incarnent la parfaite famille
    juive américaine. « Grillée » en tant qu’espionne par l’affaire Vanunu, ses
    collègues regrettent sincèrement que la jeune femme ait dû quitter leurs
    rangs. Après tout, elle était parvenue à faire sortir Vanunu d’Angleterre en
    toute légalité.
    Margaret Thatcher ramena facilement le calme chez ses députés en leur
    démontrant qu’aucun crime ou délit n’avait été commis en territoire
    britannique.
    Le Mossad ne tarda toutefois pas à renouer avec ses vieilles habitudes.
    Deux ans plus tard, les agents Arie Regev et Yaakov Barad essayaient de
    placer un agent double palestinien à Londres. Celui-ci fut arrêté et
    Margaret Thatcher fit fermer les bureaux du Mossad à Londres. Regev et
    Barad furent expulsés. Le Mossad jura de nouveau de ne plus
    recommencer.
    Jusqu’à l’affaire Mahmoud al-Mabhouh…
    16 Le super-canon de Saddam Le 23 mars 1918, en pleine Première Guerre mondiale, un énorme obus
    explosa au milieu de la place de la République à Paris. Une heure plus
    tard, un autre obus atterrissait dans le cœur de la capitale, faisant huit
    morts. Ces deux explosions terrifièrent les Parisiens qui se croyaient à
    l’abri, loin du front. Les autorités envoyèrent immédiatement plusieurs
    patrouilles dans les forêts avoisinantes, pensant que l’armée allemande y
    avait caché des pièces d’artillerie. Les hommes revinrent bredouilles. Les
    responsables français pensèrent alors que les obus avaient été largués
    depuis les airs, bien qu’aucun zeppelin n’ait été aperçu. Six jours plus
    tard, le jour du vendredi saint, un nouvel obus tombait sur la capitale et
    atterrissait sur l’église Saint-Gervais, dans le 4 e arrondissement.
    L’explosion fit quatre-vingt-onze tués et une centaine de blessés.
    La ville fut prise de panique. Des patrouilles armées parcouraient des
    kilomètres autour de la capitale, sans rien trouver. Personne n’avait jamais
    entendu parler d’un canon capable de tirer des obus à une telle distance.
    Les journaux comparèrent le monstre qui les bombardait de loin au
    célèbre canon de Jules Verne, capable d’envoyer un obus sur la lune dans
    Voyage de la Terre à la Lune.
    Les Français eurent toutefois de la chance. La guerre s’acheva cette
    même année sur la victoire des armées de l’Entente contre l’Allemagne
    impériale. On en sut progressivement davantage sur le terrible canon qui
    avait semé la mort et la panique dans les rues de la capitale et que l’on
    avait surnommé « le canon de Paris ». D’autres l’avaient baptisé « le
    canon de Guillaume », du nom de Guillaume II, l’empereur d’Allemagne.
    Cette pièce d’artillerie lourde avait été mise au point par la société Krupp
    qui en avait fabriqué trois modèles. Le canon avait une portée inédite de
    128 kilomètres et tirait des obus de 90 centimètres de long dotés d’un étui
    de plus de 3,50 mètres. Il pouvait tirer des obus jusqu’à 42 kilomètres
    d’altitude, un record qui ne fut battu qu’avec l’apparition des V2 pendant
    la Seconde Guerre mondiale. Krupp avait assemblé ses trois canons dans
    le plus grand secret. Transportés par trains spéciaux, ils changeaient de
    position presque tous les jours. Chaque canon était manœuvré par quatre-
    vingts servants qui avaient interdiction de parler à qui que ce soit. Il était
    impératif d’envelopper cette arme terrifiante d’un halo de mystère.
    La fin de la guerre approchant, les capacités de manœuvre des canons
    déclinèrent rapidement. L’aviation britannique avait découvert leur
    emplacement et les bombardait incessamment, de même que les Français
    dont la ligne de front s’était rapprochée. Et pourtant, aucun de ces
    bombardements ne réussit à les détruire. Le seul canon qui fut neutralisé
    fut celui qui explosa pendant un tir et tua cinq soldats. Les deux autres
    disparurent dans la nature à la fin de la guerre. On ignore encore ce qu’ils
    sont devenus. Peut-être ont-ils été démontés ou cachés dans quelque grotte
    ou mine abandonnée.
    Les « canons de Paris » entrèrent bientôt dans la légende, et nombreux
    pensaient que leur secret ne serait jamais révélé. Toutefois, en 1965, une
    Allemande d’un certain âge se rendit au Canada où elle rencontra un
    scientifique de trente-sept ans, le professeur Gerald Bull, responsable du
    HARP, le programme de recherche en haute altitude de l’université
    McGill à Montréal. Il s’agissait d’une parente de Fritz Rausenberger, le
    défunt directeur de Krupp. Ce qu’elle apportait à Bull était un manuscrit
    perdu qu’elle avait découvert dans les archives familiales et qui décrivait
    en détail les mécanismes des canons de Paris.
    Le manuscrit intéressa au plus haut point le jeune professeur. Considéré
    comme un génie, Bull était devenu à vingt-trois ans le plus jeune doctorant
    diplômé d’une université canadienne. Gerald Bull rêvait de construire des
    canons à très longue portée capables d’envoyer des obus à des centaines
    de kilomètres et même de placer des satellites en orbite. Il se servit du
    manuscrit pour écrire un livre sur les canons de Paris et les possibilités
    techniques qu’ils offraient.
    Le livre ne suffit toutefois pas. Bull obtint également des financements
    de la part des gouvernements américain et canadien ainsi que de
    l’université. Il installa son énorme canon – le plus grand du monde – sur
    l’île de La Barbade. Il mesurait 36 mètres de long pour un calibre de 424
    millimètres. Des centaines de techniciens et d’ingénieurs, dont bon nombre
    de locaux, participèrent à la construction et aux tests de cette arme
    formidable.
    Le canon offrait une excellente portée et pouvait envoyer de lourdes
    charges à des altitudes records. Bull était certain qu’en remplaçant les
    obus par des missiles à combustible solide il pourrait envoyer 90 kilos à
    4 000 kilomètres de distance ou 250 kilomètres d’altitude.
    Le canon de Bull avait fait ses preuves mais, pour des raisons diverses,
    les gouvernements américain et canadien décidèrent de suspendre leur
    financement. En 1968, Bull fut contraint de quitter La Barbade. Il en
    conçut un profond dépit et maudit les « bureaucrates » qui avaient fait
    avorter son projet.
    Pendant un temps, il fabriqua des obus d’artillerie, exportant même
    50 000 pièces à destination d’Israël. Il fut également fait citoyen américain
    à titre spécial. De tempérament impatient, il n’était pas toujours capable
    de retenir sa langue et parvint à se brouiller avec la plupart des
    responsables et officiers de haut rang qu’il rencontra. Il n’avait pas digéré
    la suspension de son projet à La Barbade et était prêt à tout pour pouvoir
    continuer à travailler dessus. Ce canon devint une véritable obsession
    pour lui.
    Il construisit d’abord le GC-45, le canon le plus sophistiqué de son
    époque avec une portée de 40 kilomètres. Bull était prêt à le vendre à
    n’importe qui. En dépit de l’embargo des Nations unies sur la vente
    d’armes en Afrique du Sud, il céda son canon aux autorités du Cap, alors
    en pleine guerre avec l’Angola. Bull leur octroya également le droit de
    produire son canon sur leur territoire.
    Certains affirment que les activités illégales de Bull étaient secrètement
    soutenues par la CIA. Toutefois, dès que ce contrat fut révélé au public,
    ses amis de la CIA s’évanouirent dans la nature et le laissèrent affronter
    seul les accusations des Nations unies qui lui reprochaient d’être devenu
    un cynique marchand d’armes. Il fut contraint de retourner aux États-Unis
    où l’attendait une mauvaise surprise : un tribunal américain le déclara
    coupable de vente d’armes illégale et le condamna à six mois de prison. À
    sa libération, il retourna au Canada où il fut condamné à une amende de
    55 000 dollars. Aigri et amer, il s’installa en Belgique où il fonda une
    nouvelle société en partenariat avec les Poudreries Réunies de Belgique.
    Son obsession était toujours la même : Bull rêvait de construire un
    canon digne des romans de Jules Verne. Semblable au Faust de Goethe, il
    était prêt à vendre son âme au diable pour réaliser son rêve. Et il
    rencontra effectivement le diable en la personne d’un dictateur
    mégalomane : Saddam Hussein.
    Les Irakiens étaient alors en guerre avec leurs voisins iraniens, et Bull
    leur vendit 200 canons GC-45 fabriqués en Autriche et acheminés
    clandestinement par le port d’Akaba, en Jordanie. Ce n’était que le début
    de sa collaboration avec le régime irakien.
    Saddam Hussein était à peu près aussi frustré que Bull après le
    bombardement israélien du réacteur Tammuz qui avait anéanti son rêve
    d’obtenir l’arme nucléaire. Le dictateur était également incroyablement
    jaloux d’Israël qui s’apprêtait à envoyer des satellites dans l’espace.
    Bull proposa au dictateur de lui construire le plus grand canon au
    monde. Avec cette arme, Saddam Hussein pourrait envoyer des satellites
    dans l’espace et des missiles à plusieurs milliers de kilomètres, lui
    assura-t-il. Le dictateur irakien serait en mesure de frapper les grandes
    villes israéliennes.
    Saddam Hussein accepta son offre avec joie et Bull se lança dans le
    « projet Babylone » : un canon de 150 mètres de long pesant 2 100 tonnes
    pour un calibre de un mètre ! Avant de construire ce géant, Bull décida de
    fabriquer un prototype aux dimensions plus modestes afin de procéder à
    des tests. Il le baptisa Baby Babylone, même si ce « bébé » était plus gros
    que n’importe lequel de ses prédécesseurs… Ce canon mesurait 45 mètres
    de long et le chef de l’artillerie irakienne resta bouche bée devant ses
    performances. Et pourtant, tout cela n’était rien comparé au monstre en
    cours de préparation dans le désert irakien.
    Bull avait choisi d’installer son canon géant sur les flancs d’une colline
    déserte. Une fois l’emplacement délimité, il commanda les pièces
    nécessaires à la fabrication auprès de plusieurs fournisseurs européens. La
    pièce principale était naturellement le tube que Bull avait l’intention
    d’assembler à partir de plusieurs morceaux. Il commanda des tronçons en
    Angleterre, en Espagne, en Hollande et en Suisse. Officiellement, il
    s’agissait de « sections pour un grand pipeline » car l’Irak était soumis à
    un strict embargo international sur l’importation de matériel stratégique.
    La commande fut encore une fois passée au nom de la Jordanie voisine.
    Les pièces commencèrent à arriver. Le plus stupéfiant dans cette affaire,
    c’est que la plupart des États et des sociétés impliqués dans la production
    de ces pièces – notamment l’Écosse – étaient parfaitement conscients que
    ces tubes étaient destinés à la construction d’une arme dévastatrice. Leur
    cynisme et leur avidité – ainsi que leur indifférence vis-à-vis des conflits
    du Moyen-Orient – les incitèrent pourtant à coopérer pleinement avec Bull
    et Saddam. Les immenses tubes reçurent les licences d’exportation et
    furent expédiés par bateau. Bon nombre atteignirent les côtes irakiennes
    sans le moindre problème.
    Bull et son armée privée de techniciens et d’ingénieurs commencèrent à
    assembler le canon, pointé directement sur Israël. Mais le Canadien n’était
    toujours pas satisfait. Il construisit également deux canons autopropulsés,
    le Al Majnoun (« Le Fou ») et le Al Fao. Le premier fut immédiatement
    intégré à l’artillerie irakienne.
    Bull accepta également d’améliorer les missiles Scud que possédait
    déjà Saddam et modifia leurs ogives de manière à augmenter leur portée et
    leurs performances. Ces missiles allaient être utilisés contre Israël
    pendant la première guerre du Golfe.
    C’en était trop. D’après le témoignage de son fils, Bull reçut un
    avertissement de la part des services israéliens qui lui dirent de mettre un
    terme à ses dangereuses activités. Bull refusa de les écouter. Les
    Israéliens n’était pas les seuls à s’inquiéter. La CIA et le MI-6 tentèrent
    eux aussi d’arrêter le Canadien, et les Iraniens avaient des comptes à
    régler avec lui : c’est en effet Bull qui avait construit les canons utilisés
    par les forces irakiennes pendant la guerre Iran-Irak. De toute évidence,
    l’ingénieur ne manquait pas d’ennemis, et tous étaient bien déterminés à
    mettre un terme à ses activités.
    Voyant que le Canadien faisait la sourde oreille, les agents étrangers
    prirent des mesures de plus en plus drastiques. Des hommes
    s’introduisirent dans son appartement bruxellois à plusieurs reprises au
    cours de l’hiver 1990. Les intrus ne dérobaient rien, se contentant de
    renverser des meubles et de vider des tiroirs pour laisser une trace de leur
    passage. Le message était clair. Il s’agissait de dire à Bull : « Nous
    sommes là, nous pouvons rentrer chez toi comme nous voulons et
    éventuellement aller plus loin. » Et pourtant, Bull ignora ces
    avertissements et continua à jouer avec le feu. Les pièces de son canon
    s’accumulaient dans le désert irakien. Il ne restait plus qu’une seule
    solution pour arrêter le projet Babylone. Le 22 mars 1990, Bull rentrait
    chez lui et cherchait ses clés dans sa poche quand un homme sortit de
    l’ombre, silencieux à la main, et lui tira cinq balles dans la tête. Le père
    du canon Babylone mourut sur le coup. * Les journaux du monde entier s’interrogèrent sur l’identité des tueurs, et
    les spéculations allaient bon train. Certains accusaient la CIA, d’autres le
    MI-6, d’autres encore l’Angola ou l’Iran. Tous s’accordaient néanmoins
    sur Israël. La police belge ouvrit une enquête et ne trouva rien. Les
    meurtriers de Gerald Bull n’ont toujours pas été identifiés et sa mort
    demeure un mystère. Après son décès, le chantier du Babylone s’arrêta et
    ses assistants, ingénieurs, chercheurs et fournisseurs s’évanouirent dans la
    nature. S’ils connaissaient bien certains aspects du projet, Bull était le
    seul à en détenir le plan d’ensemble dans sa tête. Lui seul savait comment
    procéder. Sa mort marqua donc également celle du Babylone. Deux
    semaines après le décès du Canadien, les autorités britanniques sortirent
    enfin de leur torpeur et envoyèrent une unité des services des douanes au
    port de Teesport où furent saisis huit immenses tubes d’acier produits à
    Sheffield et exportés en tant que sections pour « oléoduc ». Les
    Britanniques étaient donc intervenus mais un peu tard : 44 autres
    « sections pour oléoduc » étaient déjà en service en Irak.
    Au cours des semaines suivantes, d’autres composants de l’énorme
    canon furent saisis dans cinq pays européens. Les autorités britanniques
    ouvrirent une enquête pour essayer de comprendre comment des sociétés
    aussi respectables que Sheffield Forge Masters avaient pu ignorer les
    objectifs maléfiques du dictateur irakien et lui fournir des pièces pour son
    canon à très longue portée.
    Lorsque les forces américaines envahirent l’Irak en 2003, ils trouvèrent
    des montagnes d’immenses tubes prenant la poussière dans une décharge
    d’Al Iskandariyah (Alexandrie), à une cinquantaine de kilomètres au sud
    de Bagdad. C’est tout ce qui restait du grand projet de Gerald Bull. * L’assassinat du Canadien se produisit alors que le Mossad était en
    pleine révolution. Le nouveau chef du service, Shabtai Shavit, lui-même
    ancien agent, découvrit un monde nouveau lorsqu’il prit ses fonctions en
  4. Ancien membre du Sayeret Matkal et chef de l’unité Césarée, il
    semblait tout désigné pour ce poste. L’élimination systématique des
    responsables de Septembre noir au début des années soixante-dix avait
    marqué le début d’une évolution au sein du Mossad où les « opérations
    spéciales » prirent de plus en plus le pas sur le renseignement. Cette
    tendance se renforça encore durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-
    dix. Le Mossad se chargeait désormais de l’essentiel des opérations visant
    les menaces non militaires et non conventionnelles dirigées contre Israël.
    Les organes officiels de l’État n’étaient pas en mesure de lutter contre les
    terroristes. Les chefs terroristes vivaient en sécurité à l’étranger d’où ils
    préparaient leurs attentats et envoyaient des hommes attaquer des citoyens
    israéliens partout dans le monde. Même si les autorités israéliennes
    savaient où ils étaient et ce qu’ils faisaient, elles n’avaient pas les moyens
    de les arrêter et de les traduire en justice. La seule solution pour le
    Mossad était de les trouver et de les éliminer. Particulièrement brutales,
    ces missions étaient un lourd fardeau pour les agents chargés de les
    exécuter, comme David Molad. Ils atteignaient toutefois leur objectif
    lorsque ces assassinats permettaient de faire disparaître ou de paralyser
    certaines organisations terroristes pour longtemps. La traque des chefs de
    Septembre noir en reste le meilleur exemple. L’affaire Gerald Bull eut des
    résultats similaires. Même si ses assassins ne furent jamais identifiés, au
    moins sa mort signa-t-elle aussi celle de ses monstrueux projets.
    Ce fut également le cas de Wadia Haddad.
    * Tout commença par une boîte de chocolats.
    Chef du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), Haddad
    fut l’un des plus dangereux ennemis d’Israël. Son coup le plus célèbre fut
    le détournement d’un avion d’Air France entre Tel-Aviv et Paris. Un
    groupe de terroristes arabes, allemands et sud-américains forcèrent le
    pilote de l’avion à atterrir sur l’aéroport d’Entebbé, capitale de
    l’Ouganda, et exigèrent la libération des terroristes les plus dangereux du
    monde en échange de la vie de leurs otages juifs et israéliens. Au cours
    d’une opération héroïque, un commando israélien parcourut des milliers
    de kilomètres, atterrit à Entebbé, tua les terroristes et libéra les otages.
    Haddad comprit alors que sa vie était désormais en danger et il se replia
    sur le QG de son organisation à Bagdad où il se sentait en sécurité. De là,
    il continua à lancer des attaques terroristes contre Israël.
    Le Mossad était déterminé à tuer Wadia Haddad, mais comment ? Une
    opération de grande envergure fut mise en place afin de tout savoir sur le
    terroriste, et notamment ses vices et ses points faibles.
    Un an après la libération des otages à Entebbé, les agents du Mossad
    découvrirent qu’Haddad raffolait secrètement des chocolats, tout
    particulièrement des excellents fabriqués en Belgique. L’information
    provenait d’une source fiable, un Palestinien infiltré au FPLP.
    Le chef du Mossad, Yitzhak Hofi, transmit l’information au nouveau
    Premier ministre, Menahem Begin, qui donna immédiatement son feu vert
    à l’opération. Les agents du Mossad parvinrent à recruter un proche de
    Haddad en mission en Europe. Son objectif : offrir à son chef une belle
    boîte de chocolats Godiva que les experts du Mossad avaient pris soin
    d’assaisonner d’une dose de poison mortel. Connaissant la passion de
    Haddad pour ces douceurs, les Israéliens ne doutaient pas qu’il finirait
    toute la boîte sans même penser à la partager.
    C’est exactement ce qui se produisit. L’agent apporta la boîte de
    chocolats à Haddad qui les avala tous dès qu’il eut un moment seul. Au
    bout de quelques semaines, le terroriste commença à perdre l’appétit et
    maigrit à vue d’œil. Ses examens sanguins révélèrent une sévère
    déficience immunitaire. À Bagdad, personne ne comprenait ce qui arrivait
    au chef du FPLP.
    L’état de santé de Haddad s’aggrava. Faible et émacié, le chef du FPLP
    ne quittait plus son lit. Il fut enfin admis d’urgence dans un hôpital
    d’Allemagne de l’Est. Comme la plupart des pays du bloc soviétique,
    l’Allemagne de l’Est soutenait généreusement les terroristes palestiniens,
    leur offrant l’asile ainsi que des armes et des formateurs. Leur savoir-faire
    ne fut cette fois-ci d’aucun secours. Les médecins est-allemands ne
    parvinrent pas à sauver le chef du FPLP qui mourut le 30 mars 1978 de
    « cause inconnue ». Le terroriste de quarante-huit ans léguait à sa sœur les
    millions de dollars qu’il avait personnellement accumulés lors de son
    combat patriotique pour la Palestine.
    Selon le diagnostic des médecins est-allemands, Haddad était mort des
    suites d’une maladie incurable affectant son système immunitaire.
    Personne ne soupçonna le Mossad. Certains de ses proches accusèrent les
    autorités irakiennes de l’avoir empoisonné, arguant qu’il était devenu trop
    gênant pour le régime. Ce n’est que bien des années plus tard que des
    écrivains israéliens furent autorisés à révéler que le Mossad était
    responsable de la mort prématurée de Haddad. Lorsque Yasser Arafat,
    chef de l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP), mourut
    trente ans plus tard, ses proches accusèrent Israël. Ces accusations n’ont
    toutefois jamais été étayées par des preuves malgré l’autopsie complète
    réalisée par des médecins français. La mort de Haddad marqua la fin de
    son organisation. Ses partisans ne lancèrent pratiquement plus aucune
    attaque contre Israël. L’État hébreu avait définitivement réglé ses comptes
    avec un de ses pires ennemis.
    Après Gerald Bull et Wadia Haddad, vint le tour de Fathi Shkaki. * Au milieu du XVI e siècle, le sultan de l’Empire ottoman avait ordonné
    au commandant de sa flotte impériale, un célèbre amiral, de partir à la
    conquête de Malte. Celui-ci s’exécuta et erra pendant de longs mois sur la
    mer Méditerranée. En vain.
    Malte restait introuvable. À son retour à Istanbul, l’amiral déclara au
    sultan : « Malta yok ! » Malte n’existe pas.
    Aujourd’hui, tout le monde sait où se trouve Malte et, dans les années
    quatre-vingt-dix, certains savaient aussi que c’était là que résidait un
    homme voyageant dans le plus grand secret sous une fausse identité. Il
    s’agissait de Fathi Shkaki, responsable de l’organisation terroriste du
    Djihad islamique.
    Le 26 octobre 1995, en fin de matinée, Fathi Shkaki sortit de l’hôtel
    Diplomat dans la ville de Selma. Il allait faire quelques courses avant de
    rentrer à Damas où il vivait depuis plusieurs années. Il était coiffé d’une
    perruque et détenait un passeport libyen au nom d’Ibrahim Shawush. Il se
    sentait en sécurité sur cette petite île tranquille. Il ne savait pas que
    plusieurs agents du Mossad le suivaient depuis son départ pour la Libye
    où il avait assisté la semaine précédente à une réunion entre organisations
    palestiniennes clandestines.
    Neuf mois auparavant, le 22 janvier 1995, deux membres du Djihad
    islamique avaient perpétré un attentat suicide près d’un arrêt de bus sur le
    carrefour de Beit Lid, non loin de la ville de Netanya. L’explosion avait
    fait 21 victimes, la plupart des soldats, et 68 blessés. Il s’agissait d’un des
    attentats les plus meurtriers jamais perpétrés en territoire israélien. Le
    Premier ministre Yitzhak Rabin s’était précipité sur les lieux et avait été
    profondément choqué par le carnage. Sa colère fut encore exacerbée
    quand il lut l’entretien de Shkaki au Time Magazine dans lequel le
    Palestinien parlait de « la plus grande attaque militaire menée en Palestine
    [en dehors des guerres israélo-arabes] ».
    Time Magazine : « Vous semblez en tirer de la satisfaction ? »
    Fathi Shkaki : « Notre peuple en tire satisfaction. » Furieux, Rabin avait ordonné au directeur du Mossad, Shabtai Shavit,
    de tuer le chef du Djihad islamique.
    Cela faisait longtemps que Shavit surveillait Shkaki.
    D’après l’hebdomadaire Der Spiegel, le Mossad aurait d’abord suggéré
    d’éliminer Shkaki dans son quartier général à Damas mais Rabin refusa.
    Secrètement engagé dans des négociations de paix avec le président
    syrien, Hafez el-Assad, le Premier ministre israélien ne voulait pas
    prendre le risque de mettre en péril les chances déjà réduites de parvenir
    à la paix avec son voisin du Nord. Le Premier ministre demanda à ses
    services secrets de trouver une autre solution. La tâche n’était pas aisée,
    explique Shavit, car Shkaki se savait dans la ligne de mire du Mossad.
    C’est pour cela qu’il quittait rarement la Syrie. Rabin refusait néanmoins
    toujours de l’éliminer à Damas et exigea que l’opération se déroule en
    dehors des frontières syriennes.
    Mais où le frapper ? Les responsables du Mossad étaient perplexes, car
    Shkaki s’aventurait rarement en dehors de Damas. Toutefois, la chance
    leur sourit. Shkaki fut invité à une réunion entre organisations
    palestiniennes terroristes en Libye. Il avait d’abord refusé l’invitation
    jusqu’à ce qu’il apprenne que son rival, Saïd Moussa, chef de
    l’organisation Abou Moussa, serait présent en Libye. Les spécialistes du
    Mossad pensaient que Shkaki ne laisserait pas son rival occuper le devant
    de la scène et se rendrait à cette réunion par tous les moyens. Un rapport
    secret de Damas confirma leur jugement : Shkaki irait bien en Libye. À
    Jérusalem, Yitzhak Rabin donna son feu vert.
    Selon des sources européennes, les spécialistes du Mossad
    commencèrent par étudier les précédents voyages de Shkaki en Libye et
    remarquèrent qu’il faisait toujours escale à Malte. Le chef du Mossad
    décida donc de le frapper sur cette petite île plutôt qu’en Libye. Malte
    était à la fois plus calme et plus pratique pour les Israéliens. Les agents
    attendirent Shkaki à l’aéroport de La Valette où le Palestinien devait faire
    une courte escale avant de s’envoler pour Tripoli. Shkaki parvint presque
    à tromper leur vigilance en débarquant à Malte avec le troisième vol de la
    journée et sous un déguisement. Il patienta un moment dans la zone de
    transit de l’aéroport puis s’envola pour la Libye.
    Le 26 octobre, au petit matin, il était de retour à Malte où il descendit à
    l’hôtel Diplomat où il avait déjà séjourné. Il prit les clés de sa chambre,
    la 616, et sortit immédiatement. Deux agents du Mossad conduisant une
    moto bleue le prirent en chasse. Shkaki passa plusieurs heures sur les
    marchés et dans les magasins. Il s’apprêtait à regagner son hôtel lorsque la
    moto bleue s’arrêta à sa hauteur. L’un des agents – de type moyen-oriental,
    selon un témoin – s’approcha et lui tira six balles dans la tête à bout
    portant avec un pistolet doté d’un silencieux.
    Shkaki s’effondra sur le trottoir, tandis que son assassin s’enfuyait vers
    une petite allée où son complice l’attendait sur la moto. Les deux agents
    filèrent vers la plage, sautèrent à bord d’un bateau à moteur et rejoignirent
    un navire cargo en haute mer. Officiellement, le navire transportait du
    ciment de Haïfa vers l’Italie. À son bord se trouvait toutefois aussi
    Shabtai Shavit, venu superviser l’opération depuis un poste improvisé à
    bord. La fuite avait été bien organisée et personne ne suivit les deux agents
    qui regagnèrent le bateau sains et saufs.
    Après la mort de Shkaki, ses fidèles essayèrent de découvrir qui les
    avait trahis et informé le Mossad du voyage de leur dirigeant en Libye.
    Les assassins savaient effectivement tout : la date de son départ pour
    Malte, son numéro de vol, sa fausse identité, la date de son retour à Malte
    puis à Damas. Après cinq mois d’enquête, les responsables du Djihad
    islamique arrêtèrent un étudiant palestinien, proche de Shkaki, et
    l’accusèrent de trahison. Le jeune homme avoua : il avait été recruté par le
    Mossad alors qu’il était allé étudier en Bulgarie. Ses employeurs lui
    avaient ordonné de se rendre à Damas et de rejoindre l’organisation de
    Shkaki. Au cours des quatre années suivantes, il était parvenu à gagner la
    confiance du Palestinien et faisait partie des rares personnes au courant de
    ses activités.
    Contrairement au Hamas ou au Hezbollah qui investissaient d’énormes
    ressources dans des activités sociales, le Djihad islamique n’avait qu’une
    seule raison d’être : la terreur. L’organisation était composée d’un très
    petit nombre de cellules compartimentées et de Palestiniens dont le seul
    but était de combattre Israël. Shkaki lui-même était considéré par la
    diaspora palestinienne comme le théoricien des attentats suicides. Il fut le
    premier à justifier cette méthode par les enseignements du Coran.
    La liste des victimes du Djihad islamique était longue : seize morts lors
    de l’explosion d’un bus de la ligne 405 entre Tel-Aviv et Jérusalem ; neuf
    morts lors de l’explosion d’un bus de touristes israéliens près du Caire (le
    4 février 1990) ; huit morts dans l’explosion d’un bus près de Kfar Darom
    dans le sud d’Israël ; trois soldats tués lors d’une attaque suicide contre un
    barrage près de Netzarim dans la Bande de Gaza, et enfin le massacre du
    carrefour de Beit Lid qui avait coûté la vie à vingt et un soldats. Shkaki
    méritait amplement de mourir. Son décès désorganisa durablement le
    Djihad islamique qui ne se remit jamais entièrement de sa disparition.
    Les autorités israéliennes ne reconnurent jamais leur responsabilité
    dans cet assassinat. Le Premier ministre Yitzhak Rabin se contenta de
    déclarer : « Je ne savais rien de cet assassinat, mais si c’est vrai vous ne
    m’en voyez pas désolé. »
    Peu de temps après, Yitzhak Rabin était lui-même assassiné, non par un
    terroriste palestinien mais par un Juif fanatique.
    17 Fiasco à Amman « Papa ! Papa ! » s’écria une petite fille en sautant d’une Jeep noire et
    en se mettant à courir après l’homme qui se dirigeait vers un grand
    immeuble de bureaux dans le centre d’Amman, en Jordanie.
    « Papa ! » c’est par ce cri que commença l’un des pires fiascos de
    l’histoire du Mossad. * L’opération avait pourtant été parfaitement planifiée. Le plan était
    complexe et il avait toutes les chances de réussir. L’objectif : tuer Khaled
    Mashal, nouveau chef de la branche politique du Hamas. Cet
    informaticien, bel homme de quarante et un ans à la barbe bien fournie,
    était l’étoile montante du Hamas, nouvel ennemi numéro un de l’État
    hébreu. Depuis la signature des accords d’Oslo en septembre 1993, cette
    organisation terroriste nourrie par le fanatisme religieux avait en effet pris
    la place de l’OLP dans le grand combat contre Israël. Le nom de Mashal,
    lui, était sur la liste noire du Mossad depuis l’attentat suicide du 30 juillet
  5. Ce jour-là, deux terroristes s’étaient fait exploser sur le marché de
    Mahane Yehuda, tuant 16 Israéliens et faisant 169 blessés. Convoqué en
    urgence par le Premier ministre, Benjamin Netanyahu, le gouvernement
    israélien avait décidé d’éliminer un des chefs du Hamas. Le général
    Danny Yatom fut chargé par Netanyahu de désigner l’homme à abattre.
    D’allure athlétique, chauve et le sourire avenant, Danny Yatom avait été
    nommé chef du Mossad en 1996 et avait déjà une longue carrière derrière
    lui : ancien membre et commandant adjoint du Sayeret Matkal, il avait été
    officier dans les blindés avant de prendre la tête du Commandement centre
    avec le grade de général. Secrétaire militaire de Yitzhak Rabin, à qui il
    était entièrement dévoué, sa nomination à la tête du Mossad après
    l’assassinat du Premier ministre avait surpris tout le monde. Tous ceux qui
    l’avaient fréquenté reconnaissaient ses qualités et sa carrière militaire
    mais personne ne lui trouvait les compétences nécessaires pour diriger un
    service secret. Sa nomination ressemblait surtout à un hommage au
    Premier ministre défunt. Après avoir rencontré le Premier ministre
    Netanyahu au début du mois d’août, Yatom organisa une réunion d’urgence
    au siège du Mossad à Tel-Aviv. Les responsables des principales
    directions de l’organisation étaient présents : Aliza Magen, adjointe de
    Yatom ; « B », commandant de Césarée, le service des opérations
    spéciales ; Yitzhak Barzilai, chef du service Tevel chargé de la
    coopération avec les services secrets étrangers ; Ilan Mizhari, chef du
    Tsomet chargé du renseignement ; « D », chef du Neviot spécialisé dans
    l’infiltration des cibles ennemies ; ainsi que les responsables des
    directions de recherche et du contre-terrorisme (les personnes désignées
    par une simple initiale sont toujours en poste aujourd’hui).
    Le Mossad fut confronté à un premier problème : il ne possédait pas de
    liste complète des chefs du Hamas. Le plus connu, Mousa Abou Marzook,
    était un citoyen américain, et son élimination aurait pu créer des tensions
    avec les États-Unis. Le choix de Khaled Mashal faisait l’unanimité, mais
    son bureau se trouvait en Jordanie. Après avoir signé un accord de paix
    avec la Syrie en octobre 1994, le Premier ministre Rabin avait interdit
    toute opération du Mossad sur le territoire jordanien. En tant que
    secrétaire militaire de Rabin, Yatom s’était toujours conformé à ses
    instructions, mais une fois nommé à la tête du Mossad, il décida de passer
    outre les indications du défunt Premier ministre et suggéra d’éliminer
    Mashal. Sa proposition reçut le soutien du responsable des opérations
    spéciales et de son officier de renseignement, Mishka Ben David. Le
    Premier ministre Netanyahu accepta aussi mais, soucieux d’éviter toute
    crise avec la Jordanie, il exigea une opération « discrète », rien de
    spectaculaire. Yatom confia cette mission au Kidon, l’unité d’élite des
    opérations spéciales. Un spécialiste en biochimie du département de
    recherche du Mossad suggéra d’utiliser un poison mortel mis au point par
    l’institut biologique de Ness Ziona. Quelques gouttes sur la peau
    suffisaient à provoquer la mort. Le poison ne laissait aucune trace et était
    indétectable à l’autopsie. Il avait déjà servi à éliminer Wadia Haddad, le
    chef du FPLP, avec une boîte de chocolats empoisonnés (voir chapitre 16).
    « Cela ne vous gênait pas d’utiliser du poison ? demanda le journaliste
    Ronen Bergman à Mishka Ben David quelques années plus tard. C’est une
    façon tellement horrible de mourir…
    — Parce que vous trouvez qu’une balle dans la tête ou un missile sur
    une voiture sont des méthodes plus humaines ? lui répondit Ben David.
    Évidemment, ce serait mieux de n’avoir à tuer personne mais dans la
    guerre contre les terroristes, c’est impossible. Le Premier ministre avait
    raison de demander une opération discrète pour ne pas nuire à nos
    relations avec la Jordanie. » * Tel-Aviv, été 1997, deux jeunes gens s’amusent à secouer des cannettes
    de Coca-Cola avant de les ouvrir en pleine rue. Les passants leur lancent
    des regards réprobateurs avant de poursuivre leur chemin. Ils ne savent
    pas que les deux hommes sont en réalité des agents du Mossad et qu’ils ne
    font que répéter le scénario élaboré pour assassiner le terroriste Mashal :
    pendant que l’un créait une diversion en ouvrant sa cannette de soda,
    l’autre devait en profiter pour faire tomber quelques gouttes de poison sur
    la nuque de leur victime.
    Les premiers agents arrivèrent en Jordanie avec de faux passeports en
    août 1997, soit six semaines avant l’opération. Ils commencèrent par
    étudier les habitudes de Mashal : à quelle heure il partait de chez lui, qui
    l’accompagnait en voiture, quelles rues il empruntait, où il allait, quel
    était l’état du trafic à cette heure, etc. Les agents chronométrèrent le temps
    qu’il mettait entre sa voiture et son entrée dans tel ou tel bâtiment,
    vérifiant s’il s’arrêtait en chemin pour parler à d’autres gens. Ils
    rassemblèrent toutes les informations potentiellement utiles à l’exécution
    de leur mission.
    Ils envoyèrent ensuite un rapport au siège du Kidon indiquant que
    Mashal quittait son appartement tous les matins, sans garde du corps. Il
    prenait place à bord d’un 4 x 4 conduit par un chauffeur et se dirigeait vers
    le Palestinian Relief Bureau au Shamia Center. La voiture le déposait et
    repartait immédiatement pendant que Mashal se dirigeait à pied vers
    l’entrée du bâtiment. Le Palestinian Relief Bureau n’était qu’un nom
    servant de couverture au siège du Hamas dans la capitale jordanienne.
    Dans leur rapport, les agents signalaient également le moment qui leur
    paraissait le plus propice à l’opération : le matin, sur le trottoir, pendant
    que Mashal marchait entre sa voiture et l’entrée du bâtiment.
    Les préparatifs se poursuivirent durant tout l’été : surveillance continue,
    arrivée d’équipes auxiliaires à Amman, location de caches et de voitures.
    Puis, le 4 septembre, un nouvel attentat secoua la ville de Jérusalem : trois
    militants du Hamas s’étaient fait exploser sur la rue Ben Yehuda, tuant 5
    Israéliens et en blessant 181 autres. Il était temps de passer à l’action. * Le 24 septembre 1997, la veille de l’opération, un couple de touristes
    s’attardait au bord de la piscine d’un grand hôtel d’Amman. L’homme
    portait un peignoir blanc et avait expliqué aux employés de l’hôtel qu’il
    était venu se reposer après un infarctus. Sa démarche lente et peu assurée
    attestait de son état de santé précaire. La jeune femme qui l’accompagnait
    était médecin et prenait régulièrement son pouls ainsi que sa tension. Tous
    les deux passaient l’essentiel de leur temps sur les chaises longues au
    bord de la piscine. En réalité, l’homme s’appelait Mishka Ben David et
    était chargé de la communication avec le siège du Mossad et les agents en
    place à Amman. La femme travaillait également pour le Mossad en tant
    que médecin. Elle avait avec elle l’antidote du poison qui devait servir à
    éliminer Mashal au cas où un ou plusieurs agents seraient
    accidentellement exposés durant l’opération. Le cas échéant, seule une
    injection immédiate pourrait les sauver d’une mort certaine.
    Pendant que le faux patient et son médecin attendaient au bord de la
    piscine, les agents terminaient les derniers préparatifs. Plusieurs d’entre
    eux étaient arrivés à Amman au cours des derniers jours. Il s’agissait des
    chauffeurs et des rôles secondaires. Les autres étaient arrivés après : deux
    agents du Kidon se faisant passer pour des touristes canadiens, Shawn
    Kendall et Barry Beads. Les deux agents étaient descendus à l’hôtel
    Intercontinental. Rétrospective ment, le choix de ces deux hommes
    soulevait plusieurs questions : pourquoi avaient-ils été désignés alors
    qu’ils n’avaient jamais participé à aucune opération en pays arabe ?
    Pourquoi leur avait-on donné des passeports canadiens quand un
    interrogatoire même superficiel suffisait à montrer qu’ils n’étaient pas
    canadiens ? Leur anglais n’était pas naturel, ils parlaient avec un accent
    israélien, et leur couverture n’avait aucune chance de résister à un examen
    approfondi. Toutes ces erreurs n’étaient toutefois rien comparées à celles
    de l’équipe de surveillance dont l’incompétence n’apparut qu’après le
    lancement de la mission.
    L’opération devait se dérouler devant l’entrée du Shamia Center où se
    trouvait le bureau de Mashal. L’intervention des deux agents du Kidon
    devait être brève et efficace. « Shawn » et « Barry » devaient approcher
    leur cible, l’asperger de poison et s’enfuir à bord d’un véhicule stationné
    à proximité. Les deux faux Canadiens étaient fin prêts après leur
    entraînement dans les rues de Tel-Aviv. Shawn devait agiter sa cannette de
    Coca-Cola et l’ouvrir « accidentellement » en direction de Mashal. Mais
    ce n’était pas le plus important.
    C’est sur Barry que reposait la partie la plus cruciale de l’opération.
    C’est à lui qu’avait été confié l’aérosol de poison et il n’aurait que
    quelques secondes pour le vider sur la nuque de Mashal. Le Coca-Cola ne
    devait servir qu’à détourner l’attention de leur cible pendant que sa peau
    absorbait le poison qui le ferait succomber d’une « crise cardiaque ».
    Un autre couple de « touristes » devait également se trouver dans le hall
    d’entrée du bâtiment au cas où les assassins auraient besoin d’aide. Par
    exemple, si Mashal marchait trop vite et que les « Canadiens » n’avaient
    pas le temps de l’intercepter, l’autre couple devait sortir du bâtiment et lui
    bloquer l’accès jusqu’à ce que les deux agents puissent accomplir leur
    mission.
    Ce scénario, pensaient les responsables du Mossad, permettrait d’éviter
    toute difficulté avec les autorités jordaniennes.
    Le plus important était que tout se déroule dans les circonstances
    voulues : il ne fallait pas de garde du corps, pas de famille, pas d’amis,
    pas d’agent de police, pas de militant du Hamas ou toute autre personne
    susceptible de s’interposer entre les agents et leur cible. Les huit agents
    avaient reçu des instructions parfaitement claires à cet égard et ne
    devaient passer à l’action que si toutes ces conditions étaient réunies.
    Danny Yatom affirma leur avoir répété que « si toutes ces conditions
    [n’étaient] pas réunies, [ils pourraient] toujours procéder à l’attaque un
    autre jour ». Et, de fait, il semble que l’opération ait affectivement été
    repoussée plusieurs fois en raison d’imprévus (présence de policiers
    jordaniens ou de garde du corps, changement d’emploi du temps à la
    dernière minute). * 25 septembre 1997, jour J.
    Le chef de mission prit position en face du Shamia Center. Les agents
    étaient convenus de n’utiliser ni téléphone portable ni appareil
    électronique mais de communiquer par signes. En cas de problème, le chef
    de mission avertirait les agents que l’opération était annulée en retirant sa
    casquette.
    Une voiture attendait les deux assassins derrière le bâtiment. Shawn et
    Barry étaient en position, de même que le faux couple de touristes dans le
    hall d’entrée du bâtiment. Tout était prêt.
    De son côté, Mashal suivit sa routine matinale à la lettre. À l’exception
    d’un petit changement de dernière minute. Ce jour-là, sa femme lui
    demanda d’emmener les enfants à l’école alors que c’était d’habitude elle
    qui s’en chargeait. Les enfants montèrent à bord du véhicule avec leur
    père, mais les agents du Mossad chargés de la surveillance ne les virent
    pas. Ils annoncèrent au reste de l’équipe que Mashal était en chemin, seul
    avec le chauffeur. Les vitres teintées du 4 x 4 les empêchaient de voir les
    deux enfants sur la banquette arrière. Mashal arriva au Shamia Center,
    descendit de voiture, traversa le trottoir et commença à gravir les marches
    du perron. Les deux agents s’approchèrent de lui. Dix mètres, cinq mètres,
    trois mètres… quand soudain une petite fille sortit de la voiture et se mit à
    courir derrière Mashal en criant : « Papa ! Papa ! » Le chef de mission vit
    alors le chauffeur descendre à son tour pour rattraper la petite fille. Tout
    de suite, il enleva sa casquette pour indiquer aux agents d’annuler
    l’opération. Mais à cet instant précis, les deux hommes passaient derrière
    un pilier en béton et ne virent pas le signal de leur supérieur. Pis, ils ne
    virent pas non plus la petite fille et le chauffeur qui lui courait après.
    Les deux hommes suivaient le plan. Arrivé à hauteur de Mashal, Shawn
    secoua sa cannette de Coca et, là, premier imprévu : il tira sur la languette
    d’aluminium et pour la première fois celle-ci lui resta dans la main sans
    ouvrir la cannette. La manœuvre de diversion était à l’eau, alors que Barry
    tendait déjà le bras pour arroser la nuque de Mashal. À ce moment, le
    chauffeur qui essayait de rattraper l’enfant vit un inconnu le bras levé
    derrière Mashal. Il pensa que son chef était sur le point de se faire
    poignarder.
    Il se mit à hurler et fonça sur Barry qu’il frappa avec un journal. À ses
    cris, Mashal se retourna au moment précis où Barry appuyait sur
    l’aérosol. Le poison atterrit dans l’oreille de Mashal. Celui-ci ne sentit
    qu’une légère brûlure mais comprit immédiatement que quelque chose
    n’allait pas. Il s’enfuit à toute vitesse pendant que Shawn et Barry se
    précipitaient vers leur voiture.
    C’est alors que – troisième imprévu – un autre personnage fit son
    apparition : Mohammed Abou Seif, militant du Hamas qui venait apporter
    des documents à Mashal. Il avait entendu les cris et vit toute la scène entre
    Mashal et les deux agents israéliens. Alors que Mashal s’enfuyait, Abou
    Seif essaya d’empêcher les deux agents de monter à bord de leur voiture.
    Il lutta avec Shawn qui lui lança sa cannette récalcitrante. Shawn et Barry
    finirent par se débarrasser de leur assaillant et s’enfuirent en voiture.
    C’est alors que les agents commirent l’erreur la plus critique de cette
    opération. Le chauffeur ayant vu Abou Seif noter leur plaque
    d’immatriculation, les deux hommes décidèrent d’abandonner le véhicule.
    Ils craignaient que Seif n’alerte la police. S’ils rentraient à l’hôtel avec
    cette voiture, ils risquaient de se faire arrêter. Ils n’avaient toutefois ni
    adresse ni itinéraire de secours. Ils descendirent donc quelques pâtés de
    maisons plus loin et le chauffeur s’éloigna en vitesse pour se débarrasser
    du véhicule.
    Mal leur en prit car Abou Seif était un ancien moudjahidine qui avait
    combattu contre l’armée russe en Afghanistan. Autant dire qu’il n’était pas
    du genre à abandonner. Aussi agile qu’obstiné, le militant avait suivi leur
    voiture sur tout le trajet. Shawn et Barry, qui marchaient à présent chacun
    d’un côté de la rue, ne l’avaient pas remarqué. Abou Seif se jeta alors sur
    Barry, l’attrapa par la chemise et se mit à crier que cet homme venait
    d’attaquer Khaled Mashal. Shawn traversa la rue pour venir au secours de
    son camarade. Il frappa Abou Seif, le blessant légèrement à la tête, et
    l’envoya rouler dans un fossé. La lutte se poursuivit et un attroupement
    commença à se former autour de ces deux étrangers qui semblaient en
    avoir après un Arabe. Un agent de police arriva sur les lieux, dispersa la
    foule et interpella les deux étrangers ainsi que le militant blessé. Tous les
    quatre montèrent à bord d’un taxi, direction le poste de police.
    La phase opérationnelle de la mission était terminée. C’est alors que
    commença le véritable désastre.
    Au poste de police, les Jordaniens crurent d’abord que les deux
    étrangers avaient été agressés par Abou Seif. Toutefois ce dernier se remit
    rapidement de sa lutte avec les agents israéliens et les accusa d’avoir
    attaqué Mashal. Les policiers leur demandèrent alors leurs passeports.
    Voyant qu’ils étaient citoyens canadiens, ils décidèrent d’appeler le
    consulat. Le diplomate canadien discuta un moment avec Shawn et Barry,
    puis il déclara aux Jordaniens : « Je ne sais pas qui sont ces types, mais je
    peux vous dire une chose : ils ne sont pas canadiens ! »
    Ignorant toujours à qui ils avaient affaire, les Jordaniens décidèrent de
    placer les deux hommes en détention et les autorisèrent à passer un coup
    de téléphone. Les agents appelèrent le siège du Mossad en Europe pour
    signaler leur arrestation. Dans le même temps, une femme agent du
    Mossad qui avait assisté à la scène et compris la gravité de la situation
    avait décidé de prévenir le « convalescent » de l’hôtel, Mishka Ben
    David. En la voyant arriver, Ben David comprit immédiatement que
    quelque chose de grave s’était produit. Ordre avait été donné aux agents
    de ne l’approcher qu’au cas où l’opération avait échoué et qu’il faille
    rapatrier d’urgence tous les agents.
    Jetant son peignoir, Ben David s’habilla en toute hâte et se rendit à une
    adresse secrète. Le chef de mission l’y rejoignit peu après. Lui aussi était
    au courant de la situation. Aucun des deux ne pouvait toutefois imaginer
    l’ampleur de la catastrophe sur le point de se réaliser.
    Mishka informa immédiatement le siège du Mossad. Après discussion
    avec d’autres responsables, Danny Yatom ordonna à ses agents de ne pas
    s’enfuir par la voie initialement prévue mais de se réfugier à l’ambassade
    d’Israël à Amman. En quelques minutes, tous convergèrent vers
    l’ambassade. Seule la femme médecin demeura à l’hôtel.
    Pendant ce temps, dans un autre quartier de la ville, Mashal souffrait
    des premiers effets du poison et avait été admis d’urgence à l’hôpital. Les
    Israéliens savaient qu’il était condamné si on ne lui administrait pas
    l’antidote dans les prochaines heures. Netanyahu reçut la mauvaise
    nouvelle alors qu’il était en voiture et se rendait à une fête… au siège du
    Mossad. C’était une incroyable coïncidence. Yatom expliqua la situation
    au Premier ministre. Netanyahu, catastrophé, ordonna au chef du Mossad
    de partir sur-le-champ pour Amman, de rencontrer le roi Hussein et de
    tout lui dire. Il appela ensuite le roi de Jordanie depuis le siège du
    Mossad et lui dit qu’il envoyait le général à propos d’une affaire de
    première importance. Le roi accepta sans avoir la moindre idée de ce dont
    il s’agissait.
    D’après les conseillers de Netanyahu présents ce soir-là, le Premier
    ministre israélien était bouleversé et ordonna à Yatom d’accepter tout ce
    que le roi de Jordanie lui demanderait en échange du retour des agents
    israéliens. Il lui ordonna également d’offrir l’antidote aux Jordaniens pour
    sauver Mashal d’une mort certaine. « J’ai vu Netanyahu pendant l’affaire
    Mashal, se rappellera Sharon plus tard. Il a littéralement implosé sous la
    pression. Il était prêt à tout accepter. »
    Alarmé, le roi Hussein écouta le chef du Mossad et ordonna à ses
    hommes de s’enquérir de Mashal. Le verdict ne tarda pas : son état se
    détériorait rapidement. Le roi ordonna son transfert vers l’hôpital royal et
    accepta l’antidote offert par Yatom. Par une cruelle ironie du sort, les
    Israéliens et les Jordaniens se trouvaient à présent lancés dans une course
    contre la montre pour sauver la vie d’un de leurs pires ennemis.
    Mishka Ben David était retourné à son hôtel, l’antidote dans sa poche.
    « J’avais toujours l’antidote sur moi, même s’il n’était plus d’aucune
    utilité vu qu’aucun agent n’avait été exposé au poison, expliquera-t-il plus
    tard lors d’un entretien avec le journaliste Ronen Bergman. Seule notre
    cible avait été exposée. J’avais décidé de détruire l’antidote de crainte
    d’être arrêté en sa possession mais j’ai reçu un appel d’Israël me
    demandant si je l’avais toujours. J’ai répondu que oui et on m’a dit de me
    rendre dans le hall de l’hôtel et de le remettre à un capitaine de l’armée
    jordanienne puis de partir immédiatement pour l’hôpital. »
    C’est alors qu’un autre problème apparut : la femme médecin qui devait
    administrer l’antidote à Mashal refusa de s’exécuter, disant qu’elle ne
    ferait l’injection salvatrice que sur ordre personnel du chef du Mossad.
    Danny Yatom, qui avait quitté le palais royal et se dirigeait vers
    l’ambassade, lui ordonna alors de partir avec Mishka pour l’hôpital et
    d’administrer l’antidote à Mashal. Pour les Jordaniens toutefois, ce n’était
    pas une option envisageable. Pas question de laisser un médecin israélien
    procéder à l’injection. Ils craignaient peut-être qu’il ne fasse qu’achever
    le terroriste…
    Ce n’était pas tout. Le médecin du roi, qui fut finalement chargé
    d’administrer l’antidote, refusa à son tour. Il exigeait de connaître la
    composition du poison et de l’antidote. Il ne voulait pas répondre de la
    mort de Mashal au cas où les Israéliens auraient tenté d’achever son
    patient. Ce fut le début d’une nouvelle crise. Chacun campait sur ses
    positions : les Jordaniens exigeaient la composition du poison et de
    l’antidote, les Israéliens refusaient obstinément de la leur donner. Pendant
    ce temps, l’état de santé de Mashal se détériorait. Ses poumons cessèrent
    de fonctionner et il fallut le placer sous assistance respiratoire en salle de
    soins intensifs. Il était clair aux yeux de tous que, si Mashal venait à
    mourir, les relations – déjà tendues – entre les deux pays en pâtiraient
    lourdement. Se sentant profondément insulté par les Israéliens, le roi
    Hussein menaça de forcer les portes de l’ambassade et de capturer les
    quatre agents du Mossad qui s’y étaient réfugiés. Il déclara également
    qu’il mettrait fin à toute coopération politique et militaire avec Israël.
    Les heures passaient et la tension montait. Le roi annonça que, si
    Mashal mourait, ses tueurs – alors aux mains de la police jordanienne –
    seraient condamnés à mort. Puis il appela le président Bill Clinton.
    Les Américains firent pression sur les Israéliens et Netanyahu entama
    un marathon de réunions avec divers ministres et conseillers. Il finit par
    céder et les Israéliens livrèrent la formule aux Jordaniens.
    Le médecin jordanien administra l’antidote à Mashal. La réaction fut
    immédiate : Mashal ouvrit les yeux.
    En Israël, la nouvelle fut accueillie avec un soupir de soulagement.
    Netanyahu, Yatom et les ministres israéliens soupiraient comme si on
    venait de sauver leur propre frère.
    Mishka Ben David et la femme médecin furent autorisés à quitter la
    Jordanie mais il restait six agents : quatre à l’ambassade et deux détenus
    par les forces de police.
    A l’hôpital royal, l’état de santé de Mashal s’améliorait. Israël envoya
    une délégation de hauts représentants à Amman parmi lesquels le Premier
    ministre Netanyahu, le ministre des Affaires étrangères, Ariel Sharon, et le
    ministre de la Défense, Yitzhak Mordechai. Le roi Hussein refusa de les
    recevoir et envoya son frère Hassan à leur rencontre.
    Le gouvernement israélien fit alors appel à Ephraïm Halevy, ancien
    adjoint du chef du Mossad et ami personnel du roi Hussein. Alors
    ambassadeur d’Israël auprès de l’Union européenne à Bruxelles, Halevy
    se rendit immédiatement à Amman et fit une proposition au roi : la
    libération de cheikh Ahmed Yassine, leader charismatique et fondateur du
    Hamas, en échange des quatre agents israéliens réfugiés à l’ambassade. Le
    roi accepta et les quatre agents rentrèrent en Israël avec Halevy.
    Ariel Sharon fut chargé de la dernière phase des négociations pour la
    libération des deux agents du Kidon détenus par les forces de police. Les
    Jordaniens demandèrent la libération de vingt de leurs ressortissants
    prisonniers en Israël. Sharon accepta, mais les Jordaniens changèrent
    d’avis à la dernière minute et demandèrent de nouvelles concessions aux
    Israéliens. Sharon perdit patience en présence du roi. « Si vous continuez
    comme ça, nos hommes resteront chez vous mais nous vous couperons
    l’eau et nous tuerons Mashal une deuxième fois ! » s’exclama-t-il.
    Cette saute d’humeur de la part de Sharon, qui avait maintenu une
    relation étroite avec le roi, se révéla payante, et les Jordaniens
    acceptèrent la proposition initiale. Deux hélicoptères israéliens atterrirent
    donc en Jordanie : l’un emmena les deux agents du Mossad en Israël,
    l’autre ramenait le cheikh Yassine sorti de prison.
    Après cette opération, le Mossad fut la risée des journaux du monde
    entier. Netanyahu fut vivement critiqué pour sa gestion de la crise et n’eut
    pas d’autre choix que de nommer une commission d’enquête pour
    examiner « les erreurs au niveau opérationnel » de cette affaire.
    La commission blanchit complètement le Premier ministre mais
    reprocha au chef du Mossad d’avoir commis plusieurs « fautes » et
    d’avoir été l’artisan d’une opération vouée à l’échec. Ils n’exigèrent
    toutefois pas sa démission.
    À la suite de ce fiasco, les relations entre Israël et la Jordanie
    retombèrent au plus bas. Khaled Mashal, qui n’était encore qu’un
    personnage mineur au moment de l’opération, ressortit grandi de cette
    affaire et devint l’un des principaux chefs du Hamas. De son côté, l’image
    du Mossad avait gravement souffert, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.
    Danny Yatom était désormais publiquement critiqué par de nombreux
    personnages haut placés au sein du Mossad. Aliza Magen, son adjointe,
    déclara ouvertement qu’il n’avait pas les compétences nécessaires pour
    diriger le service.
    En dépit de toutes ces critiques, Yatom ne démissionna pas. Le seul à
    assumer la responsabilité de ce désastre fut le chef de l’unité Césarée, qui
    donna immédiatement sa démission. Ce n’est que cinq mois plus tard,
    après qu’un agent eut été arrêté en Suisse alors qu’il essayait de placer
    des écoutes sur le téléphone d’un membre du Hezbollah, que Yatom finit
    par démissionner. « J’assume mes responsabilités de commandant,
    déclara-t-il alors au journal Ha’aretz, et j’ai décidé de quitter mes
    fonctions à la suite des échecs en Jordanie et en Suisse. »
    Il fut remplacé par Ephraïm Halevy, l’ancien adjoint qui avait été
    envoyé négocier le retour des quatre agents israéliens auprès du roi
    Hussein.
    18 Bons baisers de Corée du Nord Londres, juillet 2007. Par une belle soirée d’été, un homme quitta sa
    chambre d’hôtel dans le quartier de Kensington et se dirigea vers
    l’ascenseur. Il traversa le hall de l’hôtel et monta à bord d’une voiture qui
    l’attendait à l’entrée. L’homme était un haut représentant du gouvernement
    syrien. Arrivé le jour même dans la capitale britannique, il se rendait
    alors à une réunion. Dès qu’il eut passé les portes tournantes, deux
    hommes quittèrent leur siège dans un coin isolé du hall de réception. Ils
    savaient exactement où ils allaient. Arrivés devant la porte de la chambre
    du Syrien, ils entrèrent grâce à un appareil électronique. Habitués à
    procéder à des fouilles méthodiques, leur tâche était facile cette fois-ci :
    un ordinateur portable trônait sur le bureau. Les deux hommes le
    retournèrent et, en quelques instants, installèrent une version sophistiquée
    d’un logiciel « cheval de Troie ». Grâce à ce programme, ils allaient
    pouvoir lire et copier à distance tous les documents installés dans la
    mémoire de cet ordinateur. Une fois leur tâche terminée, les deux hommes
    quittèrent l’hôtel sans que personne ne les remarque.
    À Tel-Aviv, l’analyse des données récupérées sur l’ordinateur stupéfia
    les experts du Mossad. Les responsables de différents services furent
    convoqués d’urgence pour être informés de ces précieuses données : il
    s’agissait de documents, de photos et d’illustrations révélant pour la
    première fois l’existence d’un programme nucléaire syrien. Ces documents
    étaient de la première importance et comprenaient les plans d’un futur
    réacteur nucléaire situé dans une zone désertique. Il y avait également des
    correspondances entre le gouvernement syrien et plusieurs hauts
    responsables du gouvernement nord-coréen ainsi que des photographies du
    réacteur dans un coffrage de béton. Sur d’autres photos, on voyait deux
    hommes qui furent rapidement identifiés : le premier était un haut
    représentant nord-coréen chargé du programme nucléaire de Pyongyang ;
    le second s’appelait Ibrahim Othman, responsable de la commission
    syrienne de l’énergie atomique.
    Ces documents confirmaient des informations parcellaires parvenues au
    Mossad en 2006 et 2007. Plusieurs rapports indiquaient en effet que le
    gouvernement syrien construisait dans le plus grand secret un réacteur
    nucléaire sur le site de Deir al-Zour, dans l’extrême nord-est du pays.
    Situé près de la frontière turque, l’endroit était isolé et se trouvait à
    quelques centaines de kilomètres du territoire irakien. Le plus étonnant
    dans cette affaire était probablement la présence de spécialistes nord-
    coréens chargés de superviser les opérations financées par l’Iran.
    La Syrie et la Corée du Nord travaillaient en étroite collaboration
    depuis la visite du président Kim Il-Sung à Damas en 1990. À l’initiative
    du président Hafez el-Assad, les deux pays avaient signé un accord de
    coopération technologique et militaire. Bien que la question du nucléaire
    ait alors été abordée entre les deux chefs d’État, Assad avait décidé de ne
    pas en faire une priorité à l’époque et s’intéressait surtout au
    développement d’armes chimiques et biologiques. Il annula également la
    construction de réacteurs nucléaires que devait lui livrer la Russie. En
    février 1991, pendant l’Opération Tempête du Désert, une première
    livraison de missiles Scud en provenance de Corée du Nord arriva en
    Syrie. L’information parvint jusqu’au ministère de la Défense israélien, et
    plusieurs généraux incitèrent Moshé Arens, alors ministre de la Défense, à
    lancer une frappe militaire afin de détruire ces missiles avant qu’ils ne
    soient opérationnels. Arens refusa, craignant des répercussions dans toute
    la région.
    Lors des funérailles d’Hafez el-Assad en juin 2000, son fils et
    successeur au pouvoir, Bachar el-Assad, rencontra une délégation nord-
    coréenne. En secret, Syriens et Nord-Coréens discutèrent de la
    construction d’une centrale nucléaire en Syrie, sous la supervision de
    l’agence de recherche scientifique syrienne. En juillet 2002, à Damas, une
    autre réunion secrète entre Syriens, Iraniens et Nord-Coréens déboucha
    sur la signature d’un accord tripartite : la Corée du Nord fut chargée de
    construire un réacteur nucléaire en Syrie avec l’argent des Iraniens. Le
    coût du projet était estimé à près de 2 milliards de dollars.
    Pendant les cinq années suivantes, en dépit de quelques informations
    filtrant ici et là, le projet syrien resta entouré de mystère, et ni la CIA ni le
    Mossad n’en connaissaient l’existence. Plusieurs indices auraient pu leur
    mettre la puce à l’oreille, mais ils avaient été négligés. Les services
    américains ne surent pas décrypter le sens des informations qui leur
    parvenaient et les Israéliens étaient trop certains que la Syrie n’avait ni les
    moyens ni le désir de se doter de l’arme nucléaire. Personne ne tenta de
    remettre en question cette certitude en dépit de certains signes : en 2005, l’
    Andorra , navire en provenance de Corée du Nord et à destination de la
    Syrie, sombra avec sa cargaison de ciment au large des côtes israéliennes
    près du port de Nahariya ; en 2006, un second navire nord-coréen, battant
    pavillon panaméen, fut retenu à Chypre avec à son bord une cargaison de
    ciment et une station radar. Dans les deux cas, le « ciment » était de toute
    évidence destiné à la construction de la centrale. Fin 2006, des experts
    iraniens du nucléaire se rendirent à Damas pour contrôler l’avancement
    des travaux sur place. Au courant de cette visite, les services de
    renseignements américains et israéliens ne firent toutefois pas le lien avec
    le site de Deir al-Zour. Les Syriens avaient maintenu le plus grand secret
    autour du projet. Tous les personnels présents sur le site étaient tenus au
    silence. Les téléphones portables et autres appareils satellitaires étaient
    strictement interdits. Toutes les communications se faisaient par échange
    de lettres portées par messagers et livrées en main propre. L’activité sur le
    site était passée inaperçue, y compris aux yeux des satellites américains et
    israéliens qui survolaient pourtant la zone.
    C’est alors qu’eut lieu un événement dramatique. Le 7 février 2007, un
    homme atterrit à l’aéroport de Damas. Il s’agissait d’Ali Reza Asgari,
    général iranien, ancien adjoint du ministre de la Défense et ancien chef des
    Gardiens de la Révolution (voir chapitre 2). Il resta à l’aéroport jusqu’à
    ce qu’il eut reçu confirmation que sa famille avait bien quitté l’Iran. Il se
    rendit ensuite en Turquie et, arrivé à Istanbul, disparut.
    Un mois plus tard, on apprenait qu’Asgari avait fait défection avec
    l’aide de la CIA et du Mossad. Interrogé sur une base américaine en
    Allemagne, il révéla l’existence du programme nucléaire syrien-iranien
    ainsi que l’accord entre la Corée du Nord, l’Iran et la Syrie. Il expliqua
    que l’Iran ne se contentait pas de financer le projet de Deir al-Zour mais
    faisait également pression sur la Syrie pour achever les travaux le plus
    vite possible. Il fournit à la CIA et au Mossad une mine d’informations
    détaillées sur l’avancement du projet et identifia les principaux
    responsables syriens et iraniens. * Le Mossad passa immédiatement à l’action. Meir Dagan avait remplacé
    Ephraïm Halevy (voir chapitre 1) à la tête du Mossad depuis 2002. Selon
    des sources étrangères, Dagan chargea plusieurs unités de vérifier les
    informations apportées par Asgari. Le Premier ministre, Ehud Olmert,
    convoqua les chefs d’état-major, le ministre de la Défense et les services
    de renseignements. Tous convinrent de la nécessité de lancer une opération
    de toute urgence afin d’obtenir des informations irréfutables concernant le
    site de Deir al-Zour. Israël ne pouvait pas accepter de voir la Syrie, son
    ennemi le plus implacable, devenir une puissance nucléaire.
    Tout juste cinq mois après la défection d’Asgari, les agents du Mossad
    parvinrent à accéder à l’ordinateur du responsable syrien à Londres. Les
    dirigeants du Mossad et d’AMAN pouvaient désormais offrir au Premier
    ministre israélien la preuve irréfutable dont son gouvernement avait
    besoin.
    Quelque temps plus tard, Meir Dagan réussit un nouveau tour de force.
    Un agent du Mossad, aussi téméraire qu’imaginatif, était parvenu à
    recruter l’un des scientifiques employé sur le site de Deir al-Zour. Celui-
    ci avait photographié l’installation en détail, de l’intérieur et de
    l’extérieur. Il était même parvenu à filmer les équipements et les structures
    internes. Il s’agissait des premières images que le Mossad recevait de la
    centrale. Prises sur les lieux mêmes, elles montraient une grande structure
    cylindrique aux murs fins mais solides et fortifiés. D’autres images
    révélaient la présence d’un échafaudage destiné à renforcer les murs
    extérieurs de la centrale. Il y avait également un autre bâtiment plus petit,
    équipé de pompes à pétrole, et autour duquel étaient garés plusieurs
    camions. Enfin, on voyait un troisième bâtiment ressemblant à une tour
    d’alimentation d’eau.
    Le Mossad tint les Américains informés à tout moment, leur transférant
    des copies de tous les documents, photographies, images satellites et
    retranscriptions de conversations téléphoniques entre responsables syriens
    et nord-coréens. Sous la pression persistante des Israéliens, les
    Américains acceptèrent enfin d’utiliser leurs satellites pour surveiller la
    zone. Les images et la surveillance électronique des échanges
    téléphoniques montraient que le projet avançait à grands pas.
    En juin 2007, le Premier ministre Ehud Olmert se rendit à Washington
    avec tous les documents recueillis par les services israéliens. Il rencontra
    le président Bush et lui dit qu’Israël avait décidé que ce réacteur devait
    être détruit. Olmert suggéra à son homologue de lancer une attaque
    aérienne contre le réacteur mais le président américain refusa. D’après
    des sources américaines, la Maison-Blanche répondit que « les États-Unis
    avaient décidé de ne pas attaquer le réacteur ». La secrétaire d’État,
    Condoleezza Rice, et le ministre de la Défense, Robert Gates, essayèrent
    de convaincre les Israéliens « de parler aux Syriens plutôt que
    d’attaquer ». Le président Bush et son conseiller à la sécurité nationale,
    Steve Hadley, étaient favorables au principe d’une intervention militaire,
    mais demandaient que la frappe soit repoussée dans l’attente
    d’informations plus précises.
    En juillet 2007, Israël effectua plusieurs survols en haute altitude et se
    servit de son satellite espion Ofek-7 pour prendre des photographies
    détaillées du site de Deir al-Zour. Analysées par les spécialistes
    américains et israéliens, ces clichés montraient clairement que la Syrie
    était en train de construire un réacteur similaire à celui de la centrale
    nord-coréenne de Yongbyon. Sur une vidéo israélienne transmise aux
    Américains, on voyait également que le cœur des deux réacteurs était
    identique jusque dans l’agencement des barres d’uranium. Sur d’autres
    vidéos, on pouvait voir des employés nord-coréens travaillant à l’intérieur
    du réacteur. Le service d’AMAN chargé de la surveillance des
    communications (l’unité 8200) fournit également les retranscriptions des
    nombreux échanges entre Damas et Pyongyang.
    Tous ces documents furent transmis à Washington, mais les Américains
    demandaient une preuve irréfutable que le site abritait vraiment un
    réacteur nucléaire et des matériaux radioactifs. Israël n’avait pas d’autre
    choix que de se procurer ces preuves.
    * En août 2007, les Israéliens obtinrent la preuve formelle que le site de
    Deir al-Zour abritait bien un réacteur nucléaire. Cette preuve fut apportée
    par le commando d’élite, Sayeret Maktal, au cours d’une opération mettant
    en péril la vie de nombreux soldats israéliens. Les hommes du commando
    entrèrent en Syrie pendant la nuit à bord de deux hélicoptères. Ils portaient
    l’uniforme de l’armée syrienne. Après avoir traversé des zones
    d’habitation, des bases militaires et plusieurs stations radars, ils
    arrivèrent près de Deir al-Zour, s’approchèrent du réacteur et collectèrent
    des échantillons de sol. De retour en Israël, ces échantillons se révélèrent
    hautement radioactifs. C’était la preuve irréfutable que des substances
    radioactives se trouvaient sur le site.
    Une fois qu’il eut connaissance de cette preuve, Steve Hadley se rendit
    à l’évidence : la situation était grave. Il convoqua ses plus proches
    conseillers et présenta leurs conclusions au président Bush lors de son
    briefing quotidien dans le Bureau Ovale. Hadley s’entretint ensuite avec
    Dagan, et les deux hommes convinrent que le réacteur syrien représentait
    une menace incontestable et immédiate. Reconnaissant la nécessité
    d’éliminer ce danger, les États-Unis montèrent l’opération nom de code
    « The Orchard » (« le Verger »). Dans ses mémoires, le président Bush
    note avoir envisagé un moment d’attaquer le réacteur. Une discussion avec
    son conseiller à la sécurité nationale l’en avait finalement dissuadé. Il
    estimait que « bombarder un pays souverain sans avertissement ni
    justification affichée pourrait avoir de graves conséquences ». Il écarta
    également l’idée d’une opération secrète menée par les forces
    américaines.
    Ehud Olmert appela néanmoins le président américain et lui demanda
    de détruire le réacteur. Lors de cette conversation téléphonique, Bush se
    trouvait dans le Bureau Ovale avec ses proches conseillers : la secrétaire
    d’État, Condoleezza Rice, le vice-président, Dick Cheney, Steve Hadley et
    son adjoint Elliott Abram ainsi que plusieurs autres personnes.
    Condoleezza Rice avait convaincu le président Bush de ne pas accéder à
    la demande des Israéliens.
    « George, je vous demande de bombarder ce site, dit Olmert.
    — Je ne peux pas justifier une attaque contre un pays souverain si mes
    services de renseignements ne me disent pas qu’il possède un programme
    d’armement, répondit Bush, avant de préconiser d’avoir “recours à la
    diplomatie”.
    — Je trouve votre stratégie très déroutante, attaqua brusquement
    Olmert. Je ferai ce que j’estime nécessaire pour protéger Israël. »
    « Ce type en a une paire, déclarera Bush par la suite. C’est ce que
    j’aime chez lui. » * D’après le Sunday Times londonien , le Premier ministre Olmert
    rencontra le ministre de la Défense, Ehud Barak, et son ministre des
    Affaires étrangères, Zippi Livni. Les trois hommes se joignirent aux
    responsables des services de la défense et du renseignement pour discuter
    des nouvelles preuves apportées par les agents du Mossad ainsi que des
    répercussions d’une éventuelle frappe militaire. Ils prirent finalement une
    décision : le réacteur syrien serait détruit. Le Premier ministre informa le
    chef de l’opposition, Benjamin Netanyahu, qui lui apporta son entier
    soutien.
    La date de l’attaque fut fixée à la nuit du 5 septembre 2007.
    Selon le Sunday Times, le commando d’élite de l’armée de l’air,
    Shaldag (martin-pêcheur), était arrivé sur place la veille. Ses membres
    avaient passé la journée cachés aux alentours du site. Leur mission :
    illuminer le réacteur avec des faisceaux laser afin de permettre aux avions
    israéliens de repérer leur cible la nuit suivante. À 11 heures du soir, le 5
    septembre, dix F-15 décollèrent de la base aérienne de Ramat David et
    mirent le cap à l’ouest, survolant la Méditerranée. Trente minutes plus
    tard, trois d’entre eux recevaient l’ordre de retourner à leur base, tandis
    que les sept autres avaient pour consigne de se diriger vers la frontière
    entre la Turquie et la Syrie avant de descendre au sud vers Deir al-Zour.
    En route, ils bombardèrent une station radar afin d’empêcher la défense
    aérienne syrienne d’identifier les avions étrangers en approche. Quelques
    minutes plus tard, ils se dirigeaient vers Deir al-Zour. Arrivés à un point
    précis, ils lancèrent leurs missiles air-sol Maverick et larguèrent des
    bombes chargées d’une demi-tonne d’explosifs exactement sur leur cible.
    Le réacteur syrien qui devait fabriquer des armes atomiques contre Israël
    fut rayé de la carte en quelques secondes.
    Soucieux de prévenir toute réaction syrienne, le Premier ministre
    israélien appela d’urgence le Premier ministre turc, Tayyip Erdogan, et lui
    demanda de transmettre un message au président Assad : Israël n’avait
    aucune intention d’entrer en guerre contre la Syrie, mais ne pouvait pas
    accepter la nucléarisation d’un de ses voisins. Les précautions du Premier
    ministre se révélèrent toutefois inutiles. Le lendemain matin, Damas ne
    donna aucun signe de réaction. Les porte-parole du gouvernement restèrent
    muets. Les autorités syriennes se contentèrent de publier une déclaration
    officielle à 3 heures de l’après-midi par le biais de l’agence de presse
    officielle. Celle-ci indiquait que des avions israéliens étaient entrés dans
    l’espace aérien syrien à 1 heure du matin. « Nos forces aériennes les ont
    contraints à se retirer après qu’ils eurent largué des bombes au-dessus
    d’une zone déserte. Ces bombardements n’ont fait aucune victime ou
    dégât. »
    Les médias du monde entier voulaient absolument savoir comment le
    Mossad avait réussi à obtenir des photos et même des vidéos de
    l’intérieur du réacteur syrien. La chaîne ABC déclara que les Israéliens
    avaient soit infiltré un agent à l’intérieur de la centrale, soit recruté un
    ingénieur interne pour leur fournir des photos des installations.
    En avril 2008, près de sept mois après l’opération, l’administration
    américaine reconnut enfin que le site de Deir al-Zour avait abrité un
    réacteur nucléaire conçu avec l’aide de la Corée du Nord et qu’il n’avait
    pas été construit « dans un but pacifique ». George W. Bush estima que
    « l’exécution de cette frappe » contre le réacteur syrien avait permis aux
    Israéliens de regagner sa confiance après la guerre du Liban de 2006 que
    le président américain jugeait bâclée. Des responsables du renseignement
    américain montrèrent à des parlementaires sidérés des images révélant
    clairement les similitudes entre le réacteur syrien et la centrale nord-
    coréenne de Yongbyon. Plusieurs images satellite, illustrations et plans
    ainsi que des vidéos établissaient la provenance de ces documents.
    Israël parvint à garder l’opération secrète pendant seulement deux
    semaines au cours desquelles les autorités nièrent toute interven tion. Puis
    le chef de l’opposition, Benjamin Netanyahu, finit par déclarer au cours
    d’une interview : « Lorsque le gouvernement décide de passer à l’action
    pour la sécurité d’Israël, il a mon plein et entier soutien. En l’occurrence,
    j’ai participé à cette décision et l’ai soutenue dès le début. » * Cette affaire se conclut définitivement onze mois plus tard, le 2 août
  6. Ce soir-là, on donnait un dîner sous la véranda d’une grande maison
    sur la plage de Rimal el-Zahabiya, au nord du port syrien de Tartous.
    Située au bord de l’eau, la maison jouissait d’une superbe vue sur la mer
    Méditerranée. Face aux flots sombres, la véranda offrait un refuge
    bienvenu contre l’humidité de la côte. Une douce brise marine atténuait la
    chaleur étouffante de l’été. Les hôtes, assis autour d’une grande table
    ovale, étaient de proches amis du propriétaire de la villa, le général
    Mohammed Suleiman, qui les avait conviés à un week-end de détente.
    Suleiman était le plus proche conseiller militaire du président Assad. Il
    avait supervisé la construction du réacteur et était chargé de sa sécurité.
    Dans les plus hautes sphères du pouvoir, il était considéré comme l’ombre
    fidèle d’Assad. Au palais, son bureau était voisin de celui du Président.
    L’homme était pourtant peu connu tant dans son pays qu’à l’étranger.
    Son nom n’apparaissait jamais dans les médias syriens, mais il était
    connu du Mossad qui surveillait ses activités de près. Âgé de quarante-
    sept ans, Suleiman avait fait des études d’ingénieur à l’université de
    Damas où il était devenu l’ami de Bassel el-Assad, le fils préféré du
    Président et son successeur désigné. Lorsque Bassel mourut en 1994 dans
    un accident de la route, Assad présenta Suleiman à son fils cadet, Bachar.
    Assad mourut d’un cancer en 2000 et Bachar prit sa place. Suleiman
    devint alors le confident et fidèle conseiller du nouveau président.
    Suleiman devint rapidement l’un des hommes les plus puissants de
    Syrie. Le Président lui confia la gestion de toutes les questions militaires
    sensibles. Il devint l’intermédiaire principal entre le président syrien et
    les services de renseignement iraniens, notamment dans le cadre de leur
    coopération secrète avec les organisations terroristes du Moyen-Orient. Il
    était également le principal contact du Hezbollah en Syrie et maintenait
    des liens étroits avec le chef militaire de cette organisation, Imad
    Mughniyeh. Après le retrait des forces israéliennes du Sud-Liban en 2000,
    Suleiman se chargea du trafic d’armes en provenance de Syrie et d’Iran à
    destination du Hezbollah, notamment des roquettes longue distance. Lors
    de la seconde guerre du Liban, en 2006, l’une de ces roquettes atterrit en
    plein sur les ateliers de la compagnie ferroviaire d’Haïfa, tuant huit
    employés. Par la suite, Suleiman fournit au Hezbollah des missiles sol-air
    fabriqués en Syrie, mettant ainsi en péril les opérations aériennes des
    forces israéliennes au-dessus du Liban.
    Mais Suleiman occupait également un autre poste ultrasecret : il faisait
    partie des principaux responsables du comité de recherche syrien chargé
    du développement de missiles longue distance, d’armes chimiques et
    biologiques et de la recherche nucléaire. Il avait été en charge des
    relations avec la Corée du Nord, avait coordonné les livraisons de pièces
    pour la construction du réacteur syrien et mis en place les mesures
    d’isolement des techniciens et des ingénieurs nord-coréens travaillant sur
    le site. La destruction du réacteur avait été un sérieux revers pour lui, mais
    il était toujours là. Après l’opération israélienne, Suleiman avait lancé la
    construction d’un second réacteur dont l’emplacement était encore à
    déterminer. Se sachant désormais recherché à la fois par les services
    secrets israéliens et américains, Suleiman était devenu plus prudent. Avant
    de se lancer dans cette nouvelle entreprise, il avait décidé de prendre
    quelques jours de repos dans sa villa de Rimal al-Zahabiya. Un week-end
    tranquille entre amis autour de bons repas lui semblait le meilleur moyen
    de se détendre. * Assis à sa grande table, Suleiman regardait les vagues déferlant sur la
    plage. Il ne vit toutefois pas les deux silhouettes immobiles accroupies
    dans l’eau à environ 130 mètres. Les deux hommes, des tireurs d’élite
    membres des commandos de la marine israélienne, avaient nagé depuis le
    bateau qui les avait largués à un peu plus d’un kilomètre de la côte.
    Arrivés là où ils avaient pied, les deux hommes avaient identifié la
    maison de Suleiman grâce aux informations précises qu’on leur avait
    transmises. Ils avaient observé la villa, la véranda ainsi que tous les
    convives, se concentrant sur leur cible : le général attablé au milieu de ses
    invités.
    À 9 heures du soir, les deux hommes ajustèrent leurs lunettes de visée et
    réglèrent leur tir. La véranda était pleine de monde et les deux tireurs
    voulaient s’assurer de ne toucher que le général sans blesser personne
    d’autre. Ils s’approchèrent et pointèrent leurs armes équipées de
    silencieux vers la tête de Suleiman. Un bip retentit dans leur oreillette et
    les deux hommes tirèrent en même temps. La tête de Suleiman fut projetée
    en arrière et le général s’effondra sur la table. Les invités ne comprirent
    pas immédiatement ce qui venait de se passer. Ce n’est qu’en voyant le
    filet de sang s’échapper de la tête du général qu’ils comprirent qu’il venait
    d’être abattu. Soudain, ce fut la panique dans la véranda, certains se
    précipitèrent au secours du blessé pendant que d’autres se jetaient à plat
    ventre sur le sol ou couraient dans tous les sens en criant. Les deux tireurs
    profitèrent de la confusion pour disparaître.
    Le Sunday Times publia une version légèrement différente de
    l’événement, disant que les tireurs appartenaient à la Flottille 13 de la
    marine et qu’ils étaient arrivés et repartis à bord du yacht d’un homme
    d’affaires israélien.
    À Damas, la nouvelle eut l’effet d’une bombe mais le gouvernement se
    refusa à tout commentaire. L’establishment militaire et sécuritaire était
    sens dessus dessous. Comment les tireurs étaient-ils parvenus jusqu’à
    Tartous qui se trouvait à plus de 220 kilomètres de Damas ? Comment
    s’étaient-ils échappés ? Les responsables syriens n’étaient-ils donc en
    sécurité nulle part dans leur propre pays ?
    Ce n’est qu’au bout de quelques jours que les autorités publièrent un
    communiqué laconique indiquant que « la Syrie allait ouvrir une enquête
    afin d’identifier les auteurs de ce crime ». Les journaux des autres pays
    arabes n’avaient toutefois pas attendu la réaction officielle de Damas. Dès
    l’annonce de la mort du général, de nombreux articles étaient parus avec
    force détails et spéculations quant à l’identité des assassins. Les journaux
    arabes se demandaient à qui profitait la disparition du général et
    pointaient un doigt accusateur en direction d’Israël. Pour eux, les
    Israéliens avaient assassiné le général en raison de son rôle dans la
    construction du réacteur de Deir al-Zour.
    La réaction des services de renseignements occidentaux fut différente et
    personne ne pleura la mort du général. En juin 2010, la Flottille 13 fut
    décorée par le commandant en chef de Tsahal pour « plusieurs faits
    d’armes » dont la nature ne fut pas révélée.
    On peut se demander si parmi ces hauts faits ne figurait pas la mort de
    Suleiman.
    19 Amour et mort dans l’après-midi Le 12 février 2008, un groupe d’hommes se déploya discrètement
    autour d’un immeuble d’un quartier chic de Damas. En fin d’après-midi,
    ils virent arriver un 4 × 4 gris de marque Mitsubishi et un homme en
    costume noir à la barbe bien taillée en sortir, sans garde du corps. Les
    agents postés tout autour murmurèrent dans leurs micros miniatures que
    « l’homme » était bien arrivé à Damas et entrait dans l’immeuble. Ils
    savaient qu’il allait retrouver sa maîtresse, Nihad Haidar, qui l’attendait
    dans un des appartements. Cette belle Syrienne fêtait ses trente ans cette
    semaine et le mystérieux visiteur était venu lui apporter un cadeau.
    Les deux amants passèrent plusieurs heures à l’intérieur du luxueux
    appartement mis à leur disposition par Rami Makhlouf, riche homme
    d’affaires et cousin du président syrien, Bachar el-Assad.
    Un peu avant 22 heures, l’homme ressortit et reprit sa voiture en
    direction d’une discrète maison du quartier de Kafar Soussé, où il avait
    coutume de rencontrer des représentants syriens, iraniens et palestiniens.
    Le Sunday Express de Londres raconte : les agents de surveillance
    réexaminèrent la dernière photo disponible de leur cible sur leur
    téléphone portable et la comparèrent à l’homme qu’ils suivaient. Ils
    étaient en contact permanent avec le poste de commandement du Mossad à
    qui ils transmettaient les moindres faits et gestes de l’homme en costume
    noir. Quand il sortit de l’immeuble où il avait retrouvé sa maîtresse, les
    agents israéliens purent voir son visage plus clairement et confirmèrent
    son identité à leurs collègues présents à Damas et au siège du Mossad à
    Tel-Aviv. La tension monta d’un cran. Les responsables du Mossad se
    réunirent dans le bureau de Meir Dagan où ils pouvaient suivre
    l’opération en temps réel. La voiture de l’homme au costume noir
    démarra.
    « Il est en route », murmura un des agents.
    L’homme qui conduisait le 4 × 4 s’appelait Imad Mughniyeh.
    La chronique de son passé meurtrier a fait couler beaucoup d’encre, tant
    dans la presse internationale que dans les services de renseignement
    occidentaux. * 15 novembre 2001.
    Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, le FBI publia les
    noms des « terroristes les plus recherchés » dans le monde. Cette liste
    portait le sceau du FBI, du Département d’État et du ministère de la
    Justice américains.
    Elle comportait 22 noms et 22 photos.
    En première place figurait le plus dangereux de tous. La récompense
    pour sa capture s’élevait à 5 millions de dollars.
    Jusqu’aux attentats du World Trade Center, cet homme était jugé
    responsable de la mort de plus de citoyens américains que n’importe quel
    autre terroriste toujours en vie.
    Son nom : Imad Mughniyeh.
    18 avril 1983 : attentat à la bombe contre l’ambassade des États-Unis à
    Beyrouth ; 63 morts.
    23 octobre 1983 : attentat à la bombe contre le siège des Marines
    américains à Beyrouth ; 241 morts.
    23 octobre 1983, même jour : attentat du Drakkar contre un
    cantonnement de parachutistes français à Beyrouth ; 58 morts.
    Sans oublier l’enlèvement et l’assassinat de l’agent de la CIA, William
    Buckley ; plusieurs attaques contre l’ambassade américaine au Koweït, le
    détournement d’un avion de la TWA et de deux appareils de la Kuwait
    Airline ; le meurtre du colonel W.R. Higgins, observateur des Nations
    unies au Sud-Liban et le massacre de 20 soldats américains en Arabie
    Saoudite.
    À cette liste, le Mossad ajouta ses propres informations :
    4 novembre 1983 : attentat à la bombe contre les forces armées
    israéliennes à Tyr, au Liban ; 60 morts.
    10 mars 1985 : attaque d’un convoi militaire israélien non loin de
    Metullah à la frontière israélo-libanaise ; 8 morts.
    17 mars 1992 : attentat à la bombe contre l’ambassade israélienne en
    Argentine ; 29 morts.
    18 juillet 1994 : attentat à la bombe contre le centre associatif juif de
    Buenos Aires ; 86 morts.
    Sans oublier l’enlèvement et l’exécution de trois soldats israéliens dans
    la zone frontalière de Har Dov ; l’enlèvement de l’homme d’affaires
    israélien Elhanan Tenenbaum ; le bombardement des environs du kibboutz
    de Matzuba, et enfin l’enlèvement et l’exécution des soldats Eldad Regev
    et Ehud Goldwasser sur la frontière libanaise, à l’origine de la seconde
    guerre du Liban. * L’auteur de tous ces crimes, Imad Mughniyeh, était un homme
    mystérieux qui voyageait sans cesse entre les capitales du Moyen-Orient.
    Il fuyait les photographes et refusait tout entretien avec les journalistes. Si
    les services de renseignements occidentaux en savaient long sur ses
    activités, ils ignoraient presque tout de son apparence physique, de ses
    habitudes et de ses caches. Ils savaient qu’il était né en 1962 dans un
    village du sud du Liban. Selon des informations fragmentaires, ses parents
    étaient de fervents chiites. Enfant, il aurait emménagé à Beyrouth où il
    aurait grandi dans un quartier pauvre essentiellement peuplé de
    Palestiniens militants de l’OLP. Il avait arrêté l’école et rejoint les rangs
    du Fatah, le bras armé de l’OLP. Il était ensuite devenu le garde du corps
    d’Abou Iyad, l’adjoint de Yasser Arafat, et était entré dans la Force 17,
    une unité spéciale du Fatah formée dans les années soixante-dix et
    commandée par Ali Hassan Salameh, « le Prince rouge » (voir chapitre
    12). En 1982, l’armée israélienne lança l’opération « Paix en Galilée » et
    envahit le Liban. Les militants de l’OLP furent écrasés. Sous la houlette de
    Yasser Arafat, les rescapés s’exilèrent en Tunisie. Mughniyeh, lui, décida
    de rester au Liban et rejoignit les fondateurs du Hezbollah.
    Le Hezbollah – littéralement « le parti de Dieu » – est une organisation
    terroriste chiite créée en 1982 en réaction à l’invasion israélienne du
    Liban. Inspiré par la doctrine de l’ayatollah Khomeiny, financé par l’Iran
    et entraîné par les Gardiens de la Révolution, le Hezbollah est devenu
    l’ennemi juré d’Israël. Son objectif ultime est « le départ définitif [des
    forces israéliennes] du Liban avant la destruction complète [de l’État
    hébreu] ». Dès sa création, le Hezbollah revendiquera le recours à la
    violence contre Israël. Mughniyeh était la recrue idéale pour la jeune
    organisation terroriste.
    Véritable homme de l’ombre, Mughniyeh opérait en secret et
    n’apparaissait presque jamais en public. Les informations circulant sur
    son compte étaient souvent fragmentaires et contradictoires. Certains le
    disaient garde du corps du cheikh Fadlullah, leader spirituel du Hezbollah,
    d’autres affirmaient qu’il était responsable des opérations de
    l’organisation et l’instigateur des plus terribles massacres commis par le
    Hezbollah. Contrairement à l’actuel chef du mouvement Hassan Nasrallah,
    Mughniyeh n’apparaissait jamais à la télévision et ne se répandait pas en
    invectives haineuses. Il était pourtant bien plus dangereux que l’impétueux
    Nasrallah. Il devint rapidement le terroriste le plus recherché au monde,
    comme Carlos en son temps, et comme son collègue Oussama Ben Laden,
    qui était un de ses grands admirateurs.
    Mughniyeh était un terroriste aussi cruel qu’imaginatif. Il se fit
    rapidement un nom en organisant plusieurs massacres au Liban à la fin de
    l’opération Paix en Galilée. Il n’avait que vingt et un ans ce jour d’octobre
    1983 quand il décida d’envoyer des camions bourrés d’explosifs et
    conduits par des kamikazes dans des cantonnements de Marines
    américains et de parachutistes français à Beyrouth. Quelques jours plus
    tard, il s’en prenait aux troupes de l’armée israélienne à Tyr en suivant le
    même scénario. À vingt-deux ans, il se trouvait à la tête du commando
    terroriste qui attaqua l’ambassade des États-Unis au Koweït, où il
    effectuera également son premier détournement d’avion. Après chaque
    opération, il semblait s’évanouir dans la nature. À vingt-trois ans, il
    détourna un avion de la TWA entre Athènes et Rome et obligea le pilote à
    atterrir à Beyrouth. Durant cette opération, il tua un plongeur de la marine
    américaine, Robert Dean Stethem, et jeta sa dépouille hors de l’appareil.
    Après ce détournement de dix-sept jours, Mughniyeh parvint encore à
    s’échapper mais, cette fois, il laissa une trace derrière lui : une empreinte
    digitale dans les toilettes de l’avion.
    On ne savait presque rien de sa vie privée à l’exception de son mariage
    avec une de ses cousines, qui lui avait donné un fils et une fille.
    Mughniyeh comprit très tôt qu’il était dans la ligne de mire de plusieurs
    services secrets occidentaux et s’efforçait de cacher son identité. Il subit
    une première opération de chirurgie esthétique en Libye, se fit pousser la
    barbe et resta dans l’ombre. Les services de renseignements occidentaux
    ne disposaient que d’une seule photo avérée de lui. On y voyait un homme
    gros, barbu, portant des lunettes et une casquette. Cette image ne
    correspondait toutefois guère à la description qu’on faisait de lui. Pour le
    FBI, il était « né au Liban, parlait arabe, avait les cheveux bruns et une
    barbe ; il mesurait 1,70 mètre et pesait près de 60 kilos ». Difficile
    d’imaginer comment l’homme corpulent de la photo ne pouvait faire que
    60 kilos. Toutes ces informations confirmaient toutefois une chose :
    Mughniyeh savait se protéger et tromper ses ennemis.
    Le jeune terroriste devint rapidement un héros du Hezbollah. Réputé
    pour son intelligence, son courage et ses qualités opérationnelles, il fit du
    Hezbollah une organisation redoutée par tous les services de
    renseignements. Au fil de son ascension, il devint une cible de plus en plus
    importante pour les services occidentaux et israéliens. Conscient de cela,
    Mughniyeh devint de plus en plus paranoïaque, fuyant sans cesse,
    soupçonnant tout le monde y compris ses fidèles les plus proches. Il
    changeait régulièrement de garde du corps et ne dormait jamais deux fois
    au même endroit. Ses voyages entre Beyrouth, Damas et Téhéran se
    déroulaient toujours dans le plus grand secret.
    D’après le profil établi par les service israéliens et occidentaux,
    Mughniyeh était un être solitaire, très charismatique, très impulsif et fin
    connaisseur des derniers gadgets électroniques. Il avait un talent naturel
    pour changer d’identité et d’apparence, ce qui lui permettait d’échapper à
    ses ennemis. Les agents israéliens l’avaient surnommé : « le terroriste aux
    neuf vies ».
    David Barkai, ancien membre de l’unité 504 chargée d’établir le profil
    de Mughniyeh, déclara dans un entretien avec le journal britannique
    Sunday Times : « Nous avons essayé plusieurs fois de l’éliminer à la fin
    des années quatre-vingt. Nous rassemblions des informations sur lui, mais
    plus on se rapprochait de lui moins on en savait : il n’avait pas de point
    faible, ni les femmes, ni l’argent, ni la drogue. Rien. »
    La traque de Mughniyeh se poursuivit durant de nombreuses années. En
    1988, il faillit être capturé par les autorités françaises lors d’une escale à
    Paris. La CIA avait transmis sa photographie ainsi que certains détails du
    faux passeport qu’il utilisait. Toutefois, craignant que les otages français
    au Liban ne fassent les frais de son arrestation, les services français
    avaient décidé d’ignorer sa présence et l’avaient laissé repartir librement.
    Les services américains tentèrent également de le capturer en Europe en
    1986 et en Arabie Saoudite en 1995. Chaque fois, il parvint à s’échapper.
    À cette époque, Mughniyeh était largement impliqué dans l’organisation et
    l’exécution d’attaques contre des Juifs et des citoyens israéliens en
    Argentine. En 1988, il organisa un attentat contre l’ambassade d’Israël à
    Buenos Aires à l’aide d’un camion piégé. L’attentat causa la mort de vingt-
    neuf personnes, ainsi que celle du chauffeur kamikaze. Pour certains
    responsables du Mossad, il s’agissait d’un acte de vengeance après la
    mort de cheikh Moussaoui tué par des hélicoptères israéliens dans le sud
    du Liban.
    Deux ans plus tard, un autre attentat faisait quatre-vingt-six morts à
    Buenos Aires. C’était le centre associatif juif qui avait été visé. Une fois
    encore, il se serait agi d’un acte de représailles après l’enlèvement d’un
    des chefs du Hezbollah, Mustafa Dirani, par les Israéliens.
    Les agents américains et israéliens envoyés à Buenos Aires pour
    enquêter sur les deux attentats conclurent qu’ils étaient liés. Le mode
    opératoire était identique : un camion chargé d’explosifs conduit par un
    chauffeur kamikaze fonçait droit sur sa cible. Mughniyeh avait utilisé la
    même méthode à Beyrouth et à Tyr au début de sa carrière. Les enquêteurs
    établirent également la complicité des services secrets iraniens et de leurs
    collaborateurs sur place. Le camion utilisé contre l’ambassade avait été
    vendu aux terroristes par un concessionnaire chiite de Buenos Aires,
    Carlos Alberto Taladin. La piste menait clairement à Imad Mughniyeh.
    À cette époque, Mughniyeh effectuait de longs séjours en Iran. Après
    l’assassinat de Moussaoui, il craignait d’être le prochain sur la liste des
    tueurs israéliens. À Téhéran, il avait formé un groupe composé de
    militants du Hezbollah et d’agents des services secrets iraniens. Il avait
    été assisté en cela par le commandant des Gardiens de la Révolution,
    Mohsen Rezai, et le ministre du Renseignement, Ali Fallahian. C’est ce
    groupe qui aurait été responsable des deux attentats de Buenos Aires. Ces
    attaques eurent pour résultat de faire de Mughniyeh l’homme le plus
    recherché par les services israéliens. Ses actes le condamnaient à mort. Il
    fallut toutefois attendre de longues années avant que la sentence ne soit
    exécutée.
    Repéré à Beyrouth en décembre 1994, il échappa à une tentative
    d’assassinat à la voiture piégée peu de temps après dans un quartier du
    sud de la ville. D’après le rapport d’enquête de la police libanaise, une
    charge explosive avait été placée sous la voiture garée non loin de la
    mosquée où cheikh Fadlullah faisait son sermon. L’explosion avait détruit
    le magasin du frère d’Imad, Fouad Mughniyeh, dont le corps fut retrouvé
    dans les débris de la voiture. Imad, qui était censé l’accompagner, avait
    changé d’avis au dernier moment et avait échappé à la mort. Le terroriste
    semblait bien avoir neuf vies.
    Quelques semaines plus tard – et avec la collaboration du Hezbollah –,
    les services de sécurité libanais arrêtèrent plusieurs civils soupçonnés
    d’avoir participé à l’attentat avec le Mossad. Le principal suspect
    s’appelait Ahmed Halek.
    D’après un rapport de police, « Halek et sa femme [avaient] garé leur
    voiture près du magasin de Fouad Mughniyeh. Halek [était] entré dans la
    boutique pour s’assurer de la présence de Fouad. Il lui [avait] serré la
    main, [était] retourné à sa voiture et [avait] activé la bombe ». Citant des
    sources fiables, le journal libanais As Safir écrivit que Halek avait
    rencontré plusieurs hauts responsables des services secrets israéliens à
    Chypre. Son agent de liaison avec le Mossad lui aurait expliqué comment
    utiliser la bombe et lui aurait donné 100 000 dollars. Halek fut exécuté.
    Mughniyeh s’en était encore tiré, mais les agents du Mossad
    n’abandonnèrent pas. Ils compilèrent minutieusement la moindre
    information concernant leur cible, accumulèrent les données d’autres
    services de renseignements et étudièrent son mode opératoire. En 2002, le
    Mossad reçut plusieurs informations incriminant Mughniyeh dans le cadre
    d’une livraison de 50 tonnes d’armes à des terroristes palestiniens.
    Toutefois, alors que la rumeur le disait nouveau commandant en chef du
    Hezbollah et probable successeur de Nasrallah, il échappait toujours aux
    services secrets. Il était surtout lié aux services de renseignements
    iraniens et aurait collaboré avec les brigades al-Quds des Gardiens de la
    Révolution chargés de la coopération entre communautés chiites dans le
    monde et les organisations terroristes contrôlées par les Iraniens.
    Mughniyeh était devenu un homme important et dut prendre des mesures de
    sécurité renforcées. Selon des rumeurs persistantes, il avait encore changé
    d’apparence physique et avait subi une nouvelle intervention de chirurgie
    plastique.
    D’après des sources européennes, à la fin de la seconde guerre du
    Liban, le Mossad avait recruté un nombre non négligeable de Palestiniens
    du Liban fermement opposés au Hezbollah. L’une de ces nouvelles recrues
    avait un cousin qui vivait dans le même village que Mughniyeh et apprit
    que le terroriste avait voyagé en Europe et en était revenu avec un visage
    complètement différent.
    Le Mossad avait une nouvelle mission : espionner les cliniques de
    chirurgie esthétique en Europe.
    C’est de Berlin qu’arrivèrent les premiers résultats. D’après l’écrivain
    britannique Gordon Thomas, le chef d’antenne du Mossad à Berlin,
    Reuven, avait rencontré un informateur allemand qui maintenait de discrets
    contacts dans l’ancien Berlin-Est. D’après cette source, Imad Mughniyeh
    avait récemment subi plusieurs opérations de chirurgie esthétique et avait
    complètement changé de visage. Il s’était rendu dans une clinique qui avait
    appartenu à la Stasi et que les services de renseignements est-allemands
    avaient utilisée pour offrir un nouveau visage à des agents ou à des
    terroristes envoyés en mission secrète en Occident.
    Après de difficiles négociations, Reuven accepta de verser une somme
    importante à son informateur qui lui remit un dossier contenant trente-
    quatre clichés du nouveau visage de Mughniyeh.
    L’analyse des photos montra qu’il avait subi plusieurs modifications au
    niveau de la mâchoire : la mâchoire inférieure avait été réduite pour
    affiner le menton. Mughniyeh paraissait maintenant maigre pour ne pas
    dire émacié. Plusieurs dents avaient été remplacées par des dents
    artificielles de forme différente. Les yeux avaient été liftés. Enfin,
    Mughniyeh avait teint ses cheveux en gris et remplacé ses lunettes par des
    lentilles de contact. Il ne ressemblait plus du tout à « l’original ». Toutes
    les photos collectées par les services occidentaux depuis les années
    quatre-vingt étaient devenues inutilisables.
    À en croire des sources étrangères, le Mossad aurait alors commencé à
    préparer son assassinat. Meir Dagan convoqua ses meilleurs hommes,
    dont le responsable de Césarée, le chef de l’unité Kidon et plusieurs
    autres hauts responsables concernés par le dossier Mughniyeh. Il leur
    apparut très vite qu’il ne serait pas possible d’éliminer le terroriste dans
    un pays non musulman. Mughniyeh voyageait peu et ne se sentait en
    sécurité qu’en Iran et en Syrie. Il était particulièrement dangereux de
    mener une opération sur le territoire d’un de ces deux grands ennemis
    d’Israël. Certes, le Mossad était déjà intervenu dans des pays arabes,
    notamment à Beyrouth, pendant la traque des chefs de Septembre noir ; des
    commandos avaient même été envoyés à Tunis où ils auraient tué le chef
    terroriste, Abou Jihad. Toutefois, Téhéran et Damas étaient des endroits
    beaucoup plus dangereux où les gens étaient à la fois plus armés et plus
    méfiants. D’un autre côté, frapper les terroristes dans une ville comme
    Damas aurait un impact psychologique considérable. C’était une façon de
    montrer que personne ne pouvait échapper au Mossad. L’assassinat du
    plus dangereux chef terroriste à Damas, refuge et forteresse des ennemis
    d’Israël, ne pouvait que créer la panique chez les terroristes.
    D’après le quotidien britannique The Independent , le plan du Mossad
    reposait sur la probabilité de voir Mughniyeh arriver à Damas le 12
    février, jour où il devait rencontrer des responsables syriens et iraniens
    pour participer aux célébrations de l’anniversaire de la révolution
    islamique.
    Après avoir étudié plusieurs possibilités, le Mossad décida de
    procéder à l’exécution en garant une voiture piégée juste à côté de celle de
    Mughniyeh.
    Les agents entrèrent alors dans une phase d’intense activité afin
    d’obtenir le maximum d’informations de leurs sources, y compris
    étrangères : Mughniyeh serait-il bien à Damas ? Si oui, sous quelle
    identité ? Quelle voiture conduirait-il ? Où logerait-il ? Qui
    l’accompagnerait ? À quelle heure irait-il retrouver les représentants
    syriens et iraniens ? Les autorités syriennes étaient-elles au courant de son
    arrivée ? Les chefs du Hezbollah avaient-ils été informés de son voyage ?
    Une source sûre confirma que Mughniyeh serait à Damas à la date
    prévue. Selon le journal libanais El Balad , cette information fut ensuite
    corroborée par des agents qui avaient placé des mouchards sur les
    voitures du Mughniyeh et d’autres chefs du Hezbollah.
    La machine bien huilée de l’unité Césarée entra en action. Les équipes
    du Mossad arrivèrent à Damas par des chemins détournés. S’ensuivit la
    phase de collecte de renseignements sur place, la location des voitures et
    des caches, la surveillance. Puis une équipe spéciale arriva à Damas avec
    les explosifs.
    Au dernier moment, un informateur de longue date des services
    israéliens envoya une information capitale : chaque fois qu’il se rendait à
    Damas, Mughniyeh allait voir sa maîtresse. Les espions israéliens
    découvrirent ainsi que leur cible avait une relation secrète. La belle Nihad
    Haidar attendrait Mughniyeh dans un discret appartement de la capitale.
    Nihad savait à l’avance quel jour son amant arrivait de Beyrouth ou de
    Téhéran. Il avait coutume d’aller la voir seul, sans chauffeur ni garde du
    corps.
    Des messages urgents furent envoyés aux agents sur place. Mughniyeh
    irait-il voir sa maîtresse cette fois aussi ? Le propriétaire de
    l’appartement était-il au courant de sa visite ?
    Les derniers membres du commando arrivèrent à Damas la veille de
    l’opération après être passés par plusieurs villes européennes. Selon le
    compte rendu de The Independent , cette équipe était composée de trois
    agents : le premier arriva de Paris par un vol Air France, le deuxième
    partit de Milan avec Alitalia et le troisième passa par la Jordanie avec
    Jordan Air. Leurs faux papiers indiquaient que deux d’entre eux étaient des
    hommes d’affaires travaillant dans le secteur automobile et que le
    troisième était un agent de voyages. À leur arrivée, ils déclarèrent être
    venus pour de courtes vacances en Syrie et passèrent les contrôles de
    l’immigration sans difficulté. Ils quittèrent l’aéroport séparément et ne se
    retrouvèrent qu’après s’être assurés de ne pas avoir été suivis. Ils furent
    ensuite rejoints par des agents auxiliaires installés à Beyrouth et furent
    conduits jusqu’à un garage camouflé où se trouvait une voiture de location
    et, à côté d’elle, un paquet d’explosifs composé de charges de plastic et
    de minuscules petites billes métalliques.
    Les trois tueurs s’enfermèrent dans le garage, préparèrent la charge
    explosive et la placèrent dans la voiture de location. Contrairement à ce
    qu’écriront certains journaux par la suite, l’explosif ne fut pas placé dans
    l’appuie-tête de la voiture de Mughniyeh mais dans le compartiment radio
    de la voiture de location.
    Une autre équipe de surveillance guettait l’arrivée de Mughniyeh après
    son départ de Beyrouth. Leur mission était de le suivre jusqu’à
    l’appartement où il rencontrait sa maîtresse et de signaler quand il
    repartait. Ils devaient ensuite le prendre en filature et s’assurer qu’il se
    rendait bien à Kafar Soussé où il devait rencontrer le nouvel ambassadeur
    iranien à Damas et l’homme le plus mystérieux de Syrie, le général
    Muhammad Suleiman. Ce dernier était notamment chargé du trafic d’armes
    entre l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, il était donc en contact étroit avec
    Imad Mughniyeh. (Impliqué dans le projet secret de réacteur nucléaire
    syrien, Suleiman n’avait plus que six mois à vivre. Il serait
    mystérieusement assassiné le 2 août lors d’un dîner entre amis dans sa
    maison au bord de la mer. (Voir chapitre 18).
    Ce soir-là, l’ambassade d’Iran avait prévu de célébrer l’anniversaire
    de la révolution dans le centre culturel iranien de Kafar Soussé, situé non
    loin de l’endroit où Mughniyeh devait rencontrer ses contacts syriens et
    iraniens. Mughniyeh avait toutefois décidé de ne pas se joindre aux
    festivités. Il devait uniquement s’entretenir avec ses partenaires, puis
    quitter Damas.
    Le matin du 12 février, les équipes du Mossad étaient en place. Les
    agents de surveillance se positionnèrent autour de l’immeuble où devait
    d’abord se rendre Mughniyeh. Ils signalèrent son arrivée en fin d’après-
    midi et son départ dans la soirée. Ils espéraient que Mughniyeh se rendait
    là à sa dernière destination. * Le 4 × 4 traversa la capitale syrienne et arriva à Kafar Soussé. Les
    Israéliens le suivaient à la trace, rapportant les moindres faits et gestes de
    leur cible. La voiture piégée avait été amenée près de l’endroit où
    Mughniyeh devait s’arrêter. La bombe serait activée grâce à une
    télécommande longue distance. Les agents qui avaient piégé la voiture
    étaient partis depuis longtemps et se dirigeaient à présent vers l’aéroport.
    Les capteurs électroniques indiquaient le chemin suivi par le 4 × 4. Le
    véhicule s’arrêta enfin et l’homme en sortit. Un agent auxiliaire du Mossad
    gara la voiture piégée juste à côté du 4 × 4. Peu avant 22 heures, une
    puissante explosion secoua le quartier de Kafar Soussé, non loin d’une
    école iranienne (vide à cette heure-là) et d’un parc. La voiture avait
    explosé juste au moment où Mughniyeh descendait du 4 × 4. Le terroriste
    était mort.
    Sa disparition frappait le Hezbollah en plein cœur. C’était également un
    rude coup pour le gouvernement syrien qui avait déjà vu son réacteur
    nucléaire secret pulvérisé par les services israéliens seulement quelques
    mois auparavant. Six mois plus tard, en novembre 2008, le quotidien
    libanais As Safir annonça la capture d’un réseau d’espions libanais. Parmi
    les suspects arrêtés figurait Ali Jarrah, cinquante ans, originaire de la
    vallée de la Bekaa et qui travaillait depuis vingt ans pour le Mossad pour
    un salaire de 7 000 dollars par mois. Il fut accusé d’avoir effectué de
    nombreux voyages en Syrie pour le compte du Mossad. En février 2008, il
    s’était rendu à Kafar Soussé quelques jours avant l’assassinat de
    Mughniyeh. Après son arrestation, les services de police libanais
    découvrirent dans sa voiture un matériel de photographie sophistiqué, une
    caméra vidéo et un GPS minutieusement dissimulés. Lors de son
    interrogatoire, Jarrah reconnut que ses employeurs du Mossad lui avaient
    demandé de surveiller, de photographier et de réunir des informations sur
    les endroits où Mughniyeh avait prévu de se rendre, y compris
    l’appartement de sa maîtresse.
    Israël nia toute implication dans l’assassinat de Mughniyeh mais les
    porte-parole du Hezbollah n’en cessèrent pas moins d’accuser « les
    sionistes israéliens » d’avoir assassiné « un héros du djihad mort en
    martyr ».
    Le porte-parole du département d’État américain, Sean McCormack, ne
    partageait pas cette opinion et présenta Mughniyeh comme « un tueur de
    sang-froid et un terroriste responsable de nombreuses morts ».
    « Le monde [est] plus sûr après sa mort », conclut-il.
    20 Les caméras tournaient Début janvier 2010, deux Audi A6 noires franchirent le portail sécurisé
    d’un bâtiment gris posé sur une colline du nord de Tel-Aviv. Surnommé
    « le Collège », ce bâtiment abritait en réalité le siège du Mossad. Le
    Premier ministre Netanyahu fut accueilli par Meir Dagan, chef du Mossad
    dont il venait de prolonger le mandat d’un an. Dagan et les responsables
    du Mossad étaient d’humeur joyeuse après les derniers succès de leurs
    agents : la destruction du réacteur syrien, l’assassinat de Mughniyeh et de
    Suleiman. Il leur restait à présent à faire sauter un dernier maillon de la
    chaîne reliant l’Iran et les terroristes : un certain Mahmoud Abdel Rauf al-
    Mabhouh.
    Dans la salle de réunion, Dagan et ses adjoints présentèrent leur plan au
    Premier ministre : Mabhouh, haut responsable du Hamas et pierre
    angulaire du trafic d’armes partant d’Iran et passant par le Soudan,
    l’Égypte et le Sinaï jusqu’à la Bande de Gaza, serait éliminé à Dubaï, petit
    émirat arabe situé dans le golfe Persique. D’après le journaliste Ronen
    Bergman, Mabhouh fut désigné sous le nom de code « Écran plasma ».
    Netanyahu donna son accord pour l’élimination d’« Écran plasma » et
    les préparatifs commencèrent. L’objectif était de tuer Mabhouh dans sa
    chambre d’hôtel à Dubaï. Selon le Sunday Times de Londres, les agents du
    Mossad s’étaient entraînés pour cette opération dans un hôtel de Tel-Aviv,
    sans en avertir la direction.
    Mahmoud al-Mabhouh, alias Abou Abed, était né en 1960 dans le camp
    de réfugiés de Jabalia, dans le nord de la Bande de Gaza. Très pieux, il
    avait rejoint les Frères musulmans à la fin des années soixante-dix et
    participé à plusieurs attaques contre des cafés où l’on pratiquait des jeux
    d’argent. En 1986, il fut arrêté par l’armée israélienne pour possession
    d’un fusil d’assaut AK-47. Libéré moins d’un an après, il rejoignit la
    brigade Izz al-Din al-Qassam, le bras armé du Hamas.
    Son chef, Salah Shehadeh, lui confia avec plusieurs autres militants une
    mission spéciale : l’enlèvement et l’exécution de soldats israéliens. Le 16
    février 1989, déguisés en juifs ultra-orthodoxes, Mabhouh et un acolyte du
    Hamas volèrent une voiture et firent monter un soldat, Avi Sasportas, qui
    faisait du stop pour rentrer chez lui. Alors qu’Avi s’installait à l’arrière de
    la voiture, Mabhouh se retourna et lui tira une balle dans la tête. Mabhouh
    et ses complices l’enterrèrent après s’être pris en photo avec sa dépouille.
    Trois mois plus tard, un autre soldat, Ilan Saadon, était enlevé sur le
    carrefour de Reem et assassiné de la même façon. Mabhouh révéla lui-
    même ces informations au cours d’un entretien sur la chaîne Al Jazeera.
    Mabhouh se réfugia ensuite en Égypte, puis en Jordanie, où il poursuivit
    ses activités terroristes, notamment en faisant passer des armes et des
    explosifs dans la Bande de Gaza. De retour au Caire, il fut arrêté par les
    Égyptiens, passa presque un an en prison (en 2003) et s’installa ensuite en
    Syrie. Il était désormais considéré comme un dangereux terroriste et était
    recherché par la police en Israël, en Égypte et en Jordanie. Ses talents
    d’organisation étaient hautement appréciés par ses supérieurs et il monta
    les échelons au sein du Hamas en se spécialisant dans le trafic d’armes en
    provenance d’Iran.
    Mabhouh avait compris qu’il était recherché par les services israéliens
    en raison de son rôle au sein du Hamas. Il savait également que les
    Israéliens ne pouvaient ni oublier ni pardonner l’assassinat de deux de
    leurs soldats. Il était extrêmement prudent, changeait régulièrement
    d’identité et se faisait passer pour un homme d’affaires voyageant au
    Moyen-Orient pour son travail. Il confia à un ami qu’il avait pris
    l’habitude, quand il dormait à l’hôtel, de barricader la porte de sa
    chambre avec des fauteuils « pour éviter de mauvaises surprises ».
    Lors d’une de ses rares interviews, il se présenta sur la chaîne Al
    Jazeera le visage recouvert d’un foulard noir. « Ils ont déjà essayé de
    m’éliminer trois fois et ils ont presque réussi, déclara-t-il. Une fois à
    Dubaï, une fois au Liban – il y a six mois – et une fois en Syrie, il y a deux
    mois, après l’assassinat d’Imad Mughniyeh. C’est le prix que doivent
    payer tous ceux qui luttent contre Israël. »
    En réalité, Mabhouh ne voulait pas faire cette interview. Il estimait qu’il
    s’agissait d’un risque inutile, mais il avait dû obéir aux ordres explicites
    de ses supérieurs du Hamas. Certains affirment que cette apparition aurait
    aidé le Mossad à le retrouver plus tard. Mabhouh avait en effet accepté
    d’apparaître sous les caméras à condition que son visage soit entièrement
    flouté. Après l’enregistrement, la cassette de l’interview avait été envoyée
    à Gaza pour contrôle mais il s’avéra que le floutage n’avait pas fonctionné
    et Mabhouh dut procéder à un second enregistrement. La diffusion de cette
    interview fut ensuite repoussée (elle ne serait diffusée qu’après la mort de
    Mabhouh). Mabhouh s’enquit alors de ce qu’il était advenu de la première
    cassette et on lui répondit qu’elle était désormais dans les archives du
    Hamas. Certains pensent qu’elle serait tombée dans les mains des agents
    israéliens qui le traquaient.
    Quelques semaines après l’enregistrement, un haut responsable du
    Hamas reçut un coup de téléphone d’un Arabe qui se disait le représentant
    d’un groupe spécialisé dans le trafic d’armes et le blanchiment d’argent.
    Les responsables du Hamas étant toujours à la recherche d’armes, il leur
    fit une offre qu’ils ne pouvaient pas refuser et demanda à rencontrer
    Mabhouh à Dubaï. Cette demande était étrange, car c’est là que Mabhouh
    devait rencontrer ses partenaires iraniens. Ce mystérieux appel
    téléphonique avait peut-être scellé le sort de Mabhouh. * C’est alors que se produisit un événement totalement inédit dans
    l’histoire des services secrets.
    L’élimination d’ « Écran plasma » fut filmée, enregistrée et
    immortalisée par des caméras de vidéosurveillance, omniprésentes à
    Dubaï. Ces images sont un témoignage exceptionnel du déroulement de
    l’opération. Elles ont permis à des centaines de millions de spectateurs,
    confortablement installés dans leur fauteuil, de suivre pas à pas le
    déroulement d’une opération clandestine et meurtrière.
    Lundi 18 janvier 2010.
    Plusieurs agents du Mossad atterrissent à Dubaï. Ils sont les premiers
    d’une équipe de vingt-sept personnes qui arriveront au fur et à mesure
    dans les vingt-quatre heures suivantes. Douze d’entre eux possèdent des
    passeports britanniques, quatre sont français, quatre autres australiens, un
    allemand et six irlandais.
    Les agents descendent dans plusieurs hôtels différents.
    Mardi 19 janvier.
    00 h 09. Deux agents du Mossad arrivent à Dubaï : le premier est un
    homme de quarante-trois ans au crâne dégarni, il s’appelle Michael
    Bodenheimer et possède un passeport allemand. Le second est James
    Leonard, il présente un passeport britannique. Les deux hommes sont
    chargés – selon le rapport de la police locale – de procéder aux
    préparatifs de l’assassinat.
    00 h 30. Un homme portant un bouc et des lunettes atterrit à l’aéroport
    de Dubaï, il vient directement de Paris. Il s’agit du responsable de
    l’opération, Kevin Daveron. Il est accompagné d’une femme rousse, Gail
    Folliard, son adjointe. Tous deux présentent des passeports irlandais.
    1 h 21. Gail Folliard descend à l’hôtel Jumeriah où elle prend une
    chambre au 11 e étage. Quand l’employé lui demande son adresse, elle
    répond sans ciller : 78, Memmier Road, Dublin, Irlande. On apprendra
    plus tard que cette adresse n’existe même pas.
    1 h 31. Kevin Daveron rejoint Folliard et descend à l’hôtel Jumeriah,
    chambre 3308.
    2 h 29. Peter Elvinger, responsable de la logistique, atterrit à Dubaï
    avec un passeport français. Mince, il porte une barbe et des lunettes
    élégantes. D’après la police, il transporte une valise « suspecte ».
    2 h 36. Peter rejoint un autre membre de l’équipe à l’aéroport et tous les
    deux partent pour un hôtel de la ville.
    10 h 15. Mabhouh embarque à Damas pour un vol direct à destination
    de Dubaï sur la compagnie Emirates Airlines. Là-bas, il doit rencontrer un
    représentant iranien pour organiser de nouvelles livraisons d’armes à
    destination de la Bande de Gaza.
    10 h 30. Peter quitte son hôtel et retrouve d’autres agents dans un grand
    centre commercial.
    10 h 50. Kevin et Gail rejoignent leurs affidés dans le centre
    commercial. Kevin ne porte plus ni lunettes ni moustache.
    12 h 18. Les agents se dispersent. Kevin retourne à l’hôtel Jumeriah et
    règle sa note. Sur une autre caméra de surveillance, on le voit ensuite se
    présenter à un autre hôtel avec une perruque, des lunettes et une fausse
    moustache.
    14 h 12. Deux agents habillés en joueurs de tennis entrent dans le
    luxueux hôtel Al Bustan Rotana. Leur mission : repérer et surveiller
    Mabhouh qui doit arriver dans l’heure.
    15 h 12. Gail quitte à son tour l’hôtel Jumeriah et règle sa note de 400
    dollars.
    15 h 15. Mahbouh atterrit à Dubaï. Au contrôle de l’immigration, il
    présente un faux passeport irakien et déclare travailler dans le textile.
    15 h 25. Gail change d’hôtel ainsi que d’apparence. Nouveaux
    vêtements, nouveau maquillage et perruque.
    15 h 28. Mabhouh arrive à l’hôtel Al Bustan Rotana. À la réception, il
    demande une chambre sans balcon et avec des fenêtres scellées. On lui
    tend la clé de la chambre 230 au deuxième étage. Il prend l’ascenseur sans
    prêter attention aux deux joueurs de tennis qui montent avec lui.
    15 h 30. Les agents de surveillance indiquent que Mabhouh est entré
    dans sa chambre qui se situe en face de la 237.
    15 h 53. Peter arrive à l’hôtel où est descendu Mabhouh et entre dans le
    centre d’affaires. Il appelle la réception et demande à réserver la chambre
    237.
    16 h 03. Relève de l’équipe de surveillance qui attend que Mabhouh
    quitte sa chambre.
    16 h 14. Tous les membres de l’équipe se trouvent à présent à
    l’intérieur de l’hôtel.
    16 h 23. Mabhouh quitte sa chambre, s’assure que le hall de l’hôtel est
    « sûr » et sort du bâtiment. L’équipe de surveillance le suit.
    16 h 24. Les agents donnent à leur chef de mission la description de la
    voiture qui conduit Mabhouh en centre-ville.
    16 h 27. Peter apparaît dans le hall de l’hôtel et donne une valise à
    Kevin Daveron. Celle-ci contient probablement tout le matériel nécessaire
    pour l’élimination de Mabhouh.
    16 h 33. Peter se rend à la réception de l’hôtel et reçoit la clé de sa
    chambre, la 237.
    16 h 40. Peter donne la clé de la chambre à Kevin et quitte l’hôtel pour
    une destination inconnue.
    16 h 44. Kevin entre dans la chambre 237. Il inspecte la fenêtre et le
    judas qui lui permettra de voir Mabhouh regagner sa chambre.
    17 h 06. Gail rejoint Kevin dans la chambre 237. Ensemble, ils revoient
    le déroulé de l’opération et se tiennent informés de ce que Mabhouh fait en
    ville.
    17 h 36. Un agent entre dans l’hôtel, coiffé d’une casquette. Dans un
    couloir désert, il remplace sa casquette par une perruque.
    18 h 21. Gail quitte la chambre 237 avec la valise que Kevin a reçue
    des mains de Peter. Elle se rend au parking de l’hôtel et la donne à un des
    assassins.
    18 h 32. Le premier membre de l’équipe d’assassins quitte le parking et
    entre dans le hall de l’hôtel.
    18 h 34. Le deuxième tueur entre dans l’hôtel et s’installe dans un
    fauteuil dans le hall de réception, le plus loin possible de son acolyte.
    18 h 43. Le premier agent de surveillance, habillé comme un joueur de
    tennis, quitte l’hôtel.
    19 h 30. Peter quitte Dubaï et s’envole pour Munich, en Allemagne.
    20 h 00. L’employé de l’hôtel chargé du ménage quitte le second étage.
    Un des assassins essaie d’entrer dans la chambre de Mabhouh.
    20 h 04. Posté près des ascenseurs, Kevin indique aux assassins de se
    dépêcher d’entrer dans la chambre, car un des ascenseurs vient de
    s’arrêter au deuxième étage. Le système de sécurité de l’hôtel détecte une
    tentative d’effraction dans la chambre 230.
    20 h 20. Mabhouh regagne son hôtel. L’équipe de surveillance informe
    Kevin qu’il se dirige vers les ascenseurs.
    20 h 27. Mabhouh entre dans sa chambre. Kevin et Gail montent la
    garde près des ascenseurs du deuxième étage. Dans la chambre 230,
    Mabhouh est exécuté.
    20 h 46. Les quatre assassins quittent l’hôtel.
    20 h 47. Gail et un autre agent quittent l’hôtel à leur tour.
    20 h 51. Kevin entre dans la chambre de Mabhouh et accroche le petit
    panneau « Ne pas déranger » sur la poignée de la porte.
    20 h 52. L’équipe de surveillance quitte l’hôtel.
    22 h 30. Kevin et Gail prennent un vol direct pour Paris. À peu près au
    même moment, tous les agents repartent pour d’autres destinations. Vers 22 heures, la femme de Mabhouh l’appelle sur son portable et
    tombe sur son répondeur. Elle rappelle plusieurs fois, en vain. Un ami de
    Mabhouh essaie à son tour de le joindre, sans plus de succès. Les
    messages SMS restent également sans réponse. Le temps passe et
    Mabhouh ne donne toujours pas signe de vie. Inquiète, sa femme avertit
    plusieurs responsables du Hamas qui décident d’envoyer quelqu’un à
    l’hôtel Al Bustan Rotana de Dubaï. Leur homme se présente à la réception
    et fait appeler la chambre 230. Pas de réponse.
    Après midi, les employés de l’hôtel décident enfin de monter voir dans
    la chambre de Mabhouh. Ils ouvrent la porte et découvrent son corps sans
    vie. On appelle un médecin d’urgence pour examiner la dépouille. Celui-
    ci conclut à une mort par arrêt cardiaque. * Le Hamas publia une déclaration officielle annonçant la mort de
    Mabhouh « liée à des problèmes de santé ». Mais sa famille récusait le
    diagnostic du médecin et était convaincue que Mabhouh avait été assassiné
    par le Mossad. Son corps fut autopsié à Dubaï et un prélèvement sanguin
    envoyé en France pour analyse. Les résultats tombèrent neuf jours plus
    tard. Le Hamas annonça alors que Mabhouh avait été assassiné par des
    agents du Mossad qui lui auraient d’abord infligé une forte décharge
    électrique avant de l’étouffer avec un oreiller.
    Dans le même temps, la police de Dubaï indiqua qu’aucune trace de
    poison n’avait été retrouvée dans le sang de Mabhouh. Elle n’en conclut
    pas moins que Mabhouh avait été tué par des agents du Mossad sur son
    territoire. Le 31 janvier, soit douze jours après la mort de Mabhouh, le
    Sunday Times de Londres publiait un article sur l’empoisonnement de
    Mahbouh par le Mossad. Le journal britannique affirmait que des agents
    israéliens étaient entrés dans la chambre de Mabhouh et lui avaient injecté
    un poison simulant un arrêt cardiaque. Ils auraient ensuite photographié
    tous les documents trouvés dans la chambre avant de quitter les lieux en
    prenant soin d’accrocher le panneau « Ne pas déranger » à l’extérieur de
    sa porte.
    Le 28 février, l’adjoint du chef de la police de Dubaï annonçait à la
    presse que le laboratoire français avait découvert des traces de
    chlorhydrate, un puissant anesthésiant utilisé avant les interventions
    chirurgicales. Cette substance provoquait une relaxation musculaire suivie
    d’une perte de conscience. Les assassins auraient injecté cette substance à
    leur victime avant de l’étouffer afin de faire croire à une mort naturelle.
    Le journaliste Gordon Thomas publia dans le London Telegraph un
    article sur « le permis de tuer du Mossad ». Selon lui, la mort de Mabhouh
    présentait les mêmes caractéristiques que plusieurs assassinats commis
    par le Mossad. En outre, les onze agents désignés pour cette opération –
    dont six femmes – faisaient tous partie des quarante-huit membres de
    l’unité Kidon. Yossi Melman, du quotidien Haaretz , souligna également
    que le déroulé de l’opération tel que le montraient les caméras de
    surveillance correspondait au mode opératoire du Mossad : arrivée sur
    des vols séparés en provenance de villes différentes ; répartition des
    agents dans plusieurs hôtels, appels téléphoniques par des opérateurs
    internationaux ; port de vêtements visant à empêcher l’identification,
    volonté de se faire passer pour des touristes ou des hommes d’affaires.
    D’autres spécialistes rejettent toutefois cette hypothèse, considérant au
    contraire que ces méthodes sont typiques de la plupart des services secrets
    occidentaux et qu’il était impossible d’établir sans ambiguïté qui avait
    effectivement commis cet assassinat.
    D’après l’hebdomadaire Der Spiegel , les services secrets allemands
    (BND) auraient déclaré aux parlementaires allemands que Mabhouh avait
    été tué par des agents du Mossad. Le journal précise que Michael
    Bodenheimer, dont les parents étaient nés en territoire allemand, avait fait
    une demande de passeport auprès des autorités allemandes. Le 8
    novembre 2009, doté de son nouveau passeport, il s’était envolé de
    Francfort pour Dubaï puis Hongkong, soit exactement le même itinéraire
    que celui qu’il effectuera avant l’assassinat de Mabhouh. D’après le
    Spiegel , neuf autres agents seraient partis ce même 8 novembre de
    différentes villes européennes, tous à destina tion de Dubaï. Cela
    ressemblait fort à une ultime répétition avant l’opération de janvier 2010.
    Au cours d’un entretien avec le journal Al-Arabiya , le chef de la police
    de Dubaï, Dhahi Khalfan Tamim, expliqua pourquoi il était convaincu que
    Mabhouh avait été assassiné par les Israéliens : « Tout d’abord, nous
    avons des empreintes et des échantillons d’ADN. Ensuite, il y a l’équipe
    des assassins, tous possédaient de faux passeports établis au nom de
    vraies personnes. Or, plusieurs de ces personnes étaient des citoyens
    israéliens. Qu’est-ce que vous croyez ? Que les militants de Peace Now
    ont assassiné Mabhouh ? C’est signé le Mossad. »
    Le chef de la police de Dubaï devint rapidement une vedette passant des
    heures devant les caméras des chaînes de télévision et donnant des
    interviews à qui voulait. Il devint notamment le chouchou des médias en
    révélant un montage vidéo de plusieurs caméras de vidéosurveillance.
    Tamim expliqua très habilement comment les agents s’étaient déplacés à
    travers l’émirat, entrant et sortant des hôtels, des centres commerciaux et
    de l’aéroport et changeant régulièrement d’apparence afin de ne pas se
    faire repérer par Mabhouh.
    D’après lui, le noyau de l’équipe se composait de onze agents : trois
    Irlandais, six Anglais, un Français et un Allemand. Ils étaient arrivés à
    Dubaï par des vols différents en provenance de villes européennes,
    certains durant la nuit précédant l’opération, d’autres en même temps que
    Mabhouh et d’autres encore seulement quelques heures avant l’assassinat.
    La police était parvenue à remonter le fil des événements grâce à 648
    heures d’enregistrement de caméras de vidéosurveillance.
    Les registres et les photos des services de l’immigration permirent à la
    police de Dubaï de conclure que d’autres agents avaient participé à
    l’opération, en plus des onze déjà mentionnés. Le compte final se montait
    à vingt-sept personnes auxquelles Tamim ajoutera encore quelques noms
    suspects par la suite.
    Ces conclusions soulevaient toutefois plusieurs questions : le Mossad
    ignorait-il vraiment la présence de ce réseau de caméras de
    vidéosurveillance ? D’après Tamim, les agents israéliens s’étaient rendus
    plusieurs fois à Dubaï pour préparer l’opération. N’avaient-ils pas
    remarqué les caméras ? Si oui, une bonne partie de leurs vaet-vient entre
    différents hôtels, les changements de vêtements, les perruques et les
    moustaches n’étaient-ils pas précisément destinés aux caméras ? Certains
    agents n’étaient peut-être là que pour faire diversion et brouiller les pistes
    fournies par les bandes vidéo.
    Autre point : le chef de la police se flattait d’avoir maintenant une
    photographie de tous les agents passés par les services d’immigration (où
    cette formalité était désormais requise). Mais le Mossad ignorait-il que
    Dubaï avait mis en place une telle procédure ? Les agents n’avaient-ils
    pas veillé à se présenter grimés ou déguisés de manière à être
    méconnaissables ?
    Enfin, troisième question : comment se faisait-il que les caméras aient
    enregistré chaque minute de l’opération à l’exception de deux moments
    clés : l’entrée et la sortie des assassins de la chambre de Mabhouh.
    Tamim expliqua également à la presse que les agents avaient utilisé un
    numéro de téléphone en Autriche pour passer plusieurs de leurs
    communications. Une simple vérification des registres des opérateurs lui
    avait permis d’identifier les personnes ayant utilisé ce numéro. Il
    s’agissait apparemment de membres du Mossad. Enfin, il ajouta que
    plusieurs agents avaient réglé leurs dépenses à Dubaï en utilisant des
    cartes bancaires rechargeables Payoneer-MasterCard, un système mis au
    point par une entreprise de l’Iowa qui possédait un centre de recherche et
    développement en Israël.
    Le plus intrigant dans cette affaire était que la plupart des agents avaient
    utilisé les passeports de véritables citoyens israéliens possédant la double
    nationalité. Peu d’entre eux avaient eu recours à de faux passeports. Cela
    était peut-être lié au fait qu’ils opéraient dans un pays arabe considéré
    comme territoire ennemi. Si des agents étaient capturés, ils pourraient
    demander la protection des consulats britannique, français, allemand ou
    australien. Si les consulats décidaient de procéder à des vérifications, ils
    découvriraient que ces personnes existaient véritablement et qu’il fallait
    les aider. Si les agents avaient utilisé de faux passeports, les consulats
    n’auraient pas été dupes et les agents n’auraient pas pu compter sur leur
    protection. * Quand l’affaire éclata au grand jour, Israël fut vivement critiqué par les
    autorités des pays dont des passeports avaient été utilisés. Le Royaume-
    Uni, l’Australie et l’Irlande décidèrent d’expulser les repré sentants du
    Mossad dans leur pays. Un certain Uri Brodsky fut arrêté à l’aéroport de
    Varsovie et extradé vers l’Allemagne. Il était soupçonné d’avoir aidé
    Michael Bodenheimer à se procurer un passeport allemand sous des
    prétextes fallacieux (Brodksy fut finalement libéré après avoir payé une
    amende de 60 000 euros. On ne retrouva jamais Bodenheimer). D’autres
    pays exprimèrent également leur indignation. Ces réactions étaient
    particulièrement hypocrites car l’utilisation de faux papiers est à la base
    même du travail des services secrets. En réalité, les nations qui accusaient
    Israël étaient elles-mêmes coupables (et aujourd’hui encore) du crime
    qu’elles reprochaient à l’État hébreu. Pourtant, quand un réseau d’espions
    russes fut démantelé aux États-Unis à la fin de l’année 2010, personne
    n’accusa ses membres d’avoir utilisé de faux passeports britanniques ou
    américains.
    Les répercussions de l’affaire dans la presse internationale donnèrent
    l’impression que, si l’opération en elle-même avait été un succès, le
    Mossad avait commis une grave erreur en sous-estimant à la fois la
    réaction des autorités de Dubaï et des pays occidentaux. L’affaire nuisit
    gravement à l’image d’Israël, mais pas à la poursuite de ses activités
    secrètes. Les représentants du Mossad expulsés furent bientôt remplacés et
    les promesses du chef de la police de Dubaï – certain que les assassins
    seraient bientôt appréhendés maintenant que leur identité était connue du
    monde entier – tardèrent à se réaliser. Pas un seul agent présent à Dubaï au
    cours de cette opération ne fut arrêté.
    L’affaire devint toutefois le symbole des nouvelles difficultés
    auxquelles étaient confrontés les services secrets dans le monde moderne.
    Les temps avaient changé. À l’époque des caméras de vidéosurveillance,
    des contrôles d’immigration avec photo et relevé d’empreintes, des
    vérifications express de passeports et des prélèvements d’ADN, les
    espions avaient besoin de recourir à des méthodes de plus en plus
    sophistiquées pour accomplir leurs missions secrètes. * Le 7 avril 2011, un appareil non identifié tira un missile sur une voiture
    à une quinzaine de kilomètres au sud de Port-Soudan, au Soudan. D’après
    des sources israéliennes, le missile aurait été tiré par un drone Shoval,
    capable de transporter jusqu’à une tonne de chargement sur 4 000
    kilomètres de distance sans ravitaillement en carburant. Le Shoval fait
    partie d’une nouvelle génération de drones qu’Israël déploie désormais
    lors de missions risquées loin de ses frontières, se substituant à des
    appareils pilotés par des hommes. Les drones israéliens, qui comptent
    parmi les meilleurs du monde, se chargent de missions de renseignement et
    d’attaque dans tout le Moyen-Orient. Parmi les deux occupants de la
    voiture se trouvait un dirigeant du Hamas, Abdul Latif al-Ashqar.
    Le Hamas se servait du Soudan comme point de transit pour son trafic
    d’armes d’Iran vers la Bande de Gaza. Les armes arrivaient par bateau à
    Port-Soudan et étaient ensuite convoyées par camions à travers l’Égypte,
    le Sinaï et la Bande de Gaza, les militants achetant leur passage aux postes
    frontières et aux barrages tenus par des soldats corrompus.
    Le gouvernement soudanais accusa immédiatement Israël. L’État hébreu
    avait déjà été désigné responsable d’une mystérieuse attaque sur un convoi
    d’armes en janvier 2009. Plusieurs camions transportant des armes, des
    missiles et des explosifs avaient été détruits et quarante personnes tuées.
    Abdul Latif al-Ashqar, qui figurait parmi les victimes, était le
    successeur de Mabhouh au sein du Hamas.
    21 Du pays de la reine de Saba Leurs vêtements blancs contrastant avec leur peau noire, un groupe de
    jeunes enfants éthiopiens s’avance sur la scène d’un immense théâtre de
    Jérusalem. Ils possèdent une grâce unique et regardent le public avec leurs
    grands yeux noirs, débordant de fierté et de curiosité. Le célèbre
    compositeur israélien Shlomo Gronich commence à jouer quelques notes
    de piano tandis que s’élève du chœur des enfants une mélodie qui donne
    des frissons à toute l’assemblée.
    « La lune regarde d’en haut / sur mon dos un petit sac de vivres / le
    désert devant nous est infini / et ma mère qui promet à mes petits
    frères / “encore un peu, juste un petit peu / un pas de plus, un
    dernier / vers Jérusalem”. »
    Ce sont les mots du poète Haim Idissis, auteur du Chant du voyage
    racontant le périple des Juifs d’Éthiopie vers la Terre promise. Le public
    applaudit. Peut-être n’était-ce pas l’intention du poète, peut-être la foule
    enthousiaste n’a-t-elle pas remarqué mais cette chanson reprend le
    chapitre le plus émouvant, et le plus terrible, de l’ aliya « immigration »
    des Juifs d’Éthiopie vers la terre de leurs ancêtres.
    « La lune tenait bon / le sac de vivres était vide / la nuit les bandits
    attaquaient / armés de couteaux et de lames aiguisées / dans le désert,
    le sang de ma mère / la lune comme témoin / et moi qui promets à mes
    petits frères / “encore un peu, juste un petit peu / le rêve se
    réalisera / bientôt nous serons sur la terre d’Israël ”. »
    Aucune autre communauté juive n’a autant souffert que les Juifs
    d’Éthiopie pendant leur immigration. Leur histoire est devenue légende.
    L’existence même de cette tribu juive, coupée du reste du monde, nichée
    au cœur de l’Afrique, semble tout droit sortie d’un conte. Installés dans
    les montagnes et les vallées d’Éthiopie, dans le royaume de la reine de
    Saba, les Juifs d’Éthiopie se sont obstinément accrochés pendant des
    milliers d’années à leur religion, une foi biblique pure et innocente.
    Le mystère flotte autour de cette paisible communauté dirigée par des
    kessim , vieillards vénérables habillés de blanc, guidant leur troupeau
    suivant les règles millénaires du judaïsme et les traditions essentielles de
    la vie moderne. Une communauté qui vivait tantôt en paix et en harmonie,
    tantôt sous le joug de chefs cruels qui la persécutaient. Une communauté
    humiliée par les rabbins et les théologiens juifs du monde extérieur qui
    avaient décidé que les Juifs d’Éthiopie, ceux qu’on appelle les falasha ,
    n’étaient pas des vrais Juifs.
    Mais ils n’avaient pas renoncé. Génération après génération, de père en
    fils et de mère en fille, ils avaient rêvé du jour où ils partiraient pour la
    Terre promise. Très peu de Juifs d’Éthiopie vinrent s’installer en Israël
    pendant les trente premières années d’existence de l’État hébreu. Même
    durant le règne de l’empereur Hailé Sélassié, le « lion de Judée », allié
    fidèle d’Israël, le gouvernement éthiopien ne fit pas d’effort réel pour
    envoyer des Juifs d’Éthiopie en Israël. Les choses commencèrent à
    changer en 1973, lorsque le Grand Rabbin Ovadia Yosef publia une
    halacha (loi juive) établissant clairement que les Juifs d’Éthiopie – qui se
    surnomment les « Beta Israël » – étaient des juifs de plein droit. Deux ans
    plus tard, l’État hébreu décida de faire appliquer la loi du retour aux Juifs
    d’Éthiopie. Lorsque Menahem Begin devint Premier ministre en 1977, il
    appela le chef du Mossad, le général Yitzhak (Haka) Hofi et lui dit :
    « Ramenez-moi les Juifs d’Éthiopie ! »
    Au sein du Mossad, l’unité spéciale Bitzur était chargée de la défense
    des Juifs installés en pays ennemi et de leur immigration vers Israël.
    Suivant l’ordre du Premier ministre, l’unité Bitzur – plus tard rebaptisée
    Tzafririm – se mit à l’œuvre immédiatement. Ramener des immigrés juifs
    en Israël faisait partie des premières missions du Mossad depuis sa
    création en 1951. À la fin des années cinquante, le Mossad avait fait venir
    des centaines de milliers de Juifs du Maroc au cours d’une vaste opération
    secrète.
    Dès que Haka eut reçut l’ordre de Begin, David Kimhi, chef adjoint du
    Mossad et responsable du Tevel (chargé des relations internationales), se
    rendit à Addis-Abeba et rencontra Mengistu Hailé Mariam (alors dirigeant
    de l’Éthiopie). À l’époque, les Juifs d’Éthiopie n’avaient pas le droit de
    sortir du territoire. Le pays était ravagé par la guerre civile et Mengistu
    avait demandé l’aide d’Israël contre les rebelles. Kimhi refusa de lutter
    contre les rebelles aux côtés de Mengistu mais promit de lui fournir des
    armes si les Juifs d’Éthiopie étaient autorisés à quitter le pays. Les termes
    du marché étaient les suivants : chaque avion de transport Hercules
    atterrissant avec une livraison d’armes devrait repartir avec des Juifs à
    son bord. Mengistu accepta et l’exode des Juifs d’Éthiopie commença.
    Les échanges se poursuivirent ainsi pendant six mois jusqu’en février
    1978 quand le ministre des Affaires étrangères, Moshé Dayan, commit la
    « maladresse » de déclarer à un journal suisse qu’Israël fournissait des
    armes aux soldats de Mengistu. Pour certains, il ne s’agissait pas d’un
    accident, car Dayan était en réalité opposé au marché conclu avec le
    régime marxiste et prosoviétique de Mengistu.
    Mengistu était furieux. Ne pouvant admettre en public qu’il entretenait
    des relations secrètes avec l’État d’Israël, il mit fin à l’accord avec le
    Mossad immédiatement. La porte de sortie pour les Juifs d’Éthiopie était
    de nouveau fermée. Toutefois, le Premier ministre Begin voulait toujours
    qu’on lui ramène les Juifs d’Éthiopie.
    Les portes de l’Éthiopie s’étaient donc refermées, mais une lettre
    envoyée de Khartoum, la capitale du Soudan, voisin de l’Éthiopie, parvint
    au Mossad, offrant une autre issue.
    La lettre était signée de Freda Aklum, professeur juif éthiopien qui avait
    réussi à passer la frontière soudanaise. Du point de vue israélien, le
    Soudan était un pays ennemi ravagé par la famine, la sécheresse et les
    guerres tribales et religieuses. Des milliers de réfugiés venus de tous les
    coins du pays – ainsi que d’Éthiopie – se massaient déjà dans des camps
    miséreux. Aklum envoya plusieurs lettres aux autorités israéliennes ainsi
    qu’à des organisations humanitaires afin d’aider les Juifs d’Éthiopie à
    quitter le pays. L’une de ses lettres atterrit au siège du Mossad et retint
    l’attention d’un haut responsable. « Je suis au Soudan, écrivait Aklum,
    envoyez-moi un billet d’avion. » À défaut de billet d’avion, le Mossad lui
    envoya un de ses hommes, Danny Limor.
    Lors de leur rencontre, Limor et Aklum décidèrent qu’Aklum se
    chargerait de rassembler les Juifs des camps de réfugiés et de tenir Danny
    informé de la situation. En quelques mois, il localisa trente Juifs, et les
    agents du Mossad organisèrent discrètement leur évacuation vers Israël.
    Un mois plus tard, le Mossad chargeait Aklum de rechercher les Juifs de
    Khartoum. Il n’en trouva toutefois pas et le représentant du Mossad
    retourna en Israël. Avant de partir, Limor ordonna à Aklum de quitter
    également le pays, mais celui-ci voulait rester et continuer à rechercher
    des Juifs dans d’autres régions du Soudan. Limor se montra inflexible et
    dit à Aklum de mettre fin à ses activités et de rentrer en Israël sous
    huitaine.
    Aklum désobéit et commença à voyager dans le pays, passant d’un camp
    à l’autre dans l’espoir d’y trouver des Juifs. Il n’en trouva pas, mais il
    savait que s’il rentrait à présent en Israël, ce serait la fin de l’immigration
    pour tous les Juifs d’Éthiopie. Il rédigea alors un faux rapport, citant le
    nom de nombreux Juifs qu’il aurait découverts au Soudan, et l’envoya au
    Mossad en précisant qu’il restait au Soudan « pour s’occuper d’eux ».
    Les Juifs d’Aklum existaient bel et bien, mais ils n’étaient pas au
    Soudan. Ils étaient toujours dans leurs villages, en Éthiopie. Aklum
    commença alors à explorer le pays. Il se rendit dans des villages et essaya
    de convaincre les Juifs d’aller en Israël. La rumeur se répandit comme une
    traînée de poudre : il y avait un moyen de sortir d’Éthiopie. Quelques
    hommes d’abord, puis des familles et enfin des villages entiers
    commencèrent à plier bagage. Des milliers de personnes, hommes, femmes
    et enfants quittèrent l’Éthiopie clandestinement. Ils croyaient à la
    promesse de la Bible qui parlait d’un retour dans un pays où coulent le lait
    et le miel.
    Ils préparèrent des vivres, traversèrent la frontière et entamèrent un
    long et dangereux périple à travers le désert. Ils marchaient la nuit et se
    cachaient dans des grottes durant le jour. Beaucoup tombèrent malades.
    Les bébés mouraient de soif dans les bras de leur mère. Un père perdit ses
    quatre enfants pendant ce terrible voyage. Certains furent mordus par des
    serpents et des scorpions, d’autres succombèrent à des maladies
    infectieuses. Les vivres qu’ils avaient emportés ne suffisaient pas.
    Plusieurs groupes furent attaqués par des bandits qui leur dérobèrent
    toutes leurs possessions et laissèrent plusieurs cadavres derrière eux. Des
    années plus tard, l’actrice Maharata Baruch se souviendrait de cette
    traversée et du terrible tribut payé par les Juifs d’Éthiopie. Chaque matin,
    raconte-t-elle, ils se levaient et faisaient le compte de leurs amis morts
    pendant la nuit. Ils laissaient parfois dix dépouilles enterrées dans le
    sable, des fois quinze. Pas une famille ne perdit au moins un enfant. À
    l’été 1981, Danny Limor et ses hommes étaient de retour au Soudan. Ils se
    faisaient appeler « les Hafis », version abrégée de « Haka’s force in
    Sudan ». Leur objectif était de prendre contact avec les Juifs d’Éthiopie en
    passant par le Soudan.
    Les survivants furent toutefois confrontés à d’autres problèmes. Même
    dans les camps de réfugiés près de Khartoum, ils étaient persécutés. Ils
    devaient cacher leur religion et ne prenaient pas les colis alimentaires non
    casher des organisations humanitaires. Les femmes étaient violées et les
    jeunes filles kidnappées par les voyous et les criminels qui tenaient les
    camps en coupe réglée. Une centaine de jeunes filles disparurent ainsi.
    Leurs proches apprirent qu’elles avaient été vendues en Arabie Saoudite
    où près de 120 000 femmes vivaient dans des conditions d’esclavage.
    Plusieurs Juifs furent dénoncés par leurs voisins de camp. Ils furent arrêtés
    et torturés par la police soudanaise. Bon nombre restèrent dans les camps
    de réfugiés pendant des mois, voire des années, avant de pouvoir partir
    pour Israël.
    Les Juifs d’Éthiopie avaient payé un lourd tribut pour arriver à
    Jérusalem. Plus de 4 000 Juifs moururent au cours de cette émigration.
    Henry Gold, Juif canadien employé comme bénévole dans des camps au
    Soudan et en Éthiopie, était bouleversé par la situation des Juifs dans ces
    camps et critiqua vivement les représentants israéliens.
    Le Mossad pourtant cherchait un moyen sûr de faire venir ces Juifs en
    Israël. L’exode commença depuis le Soudan à bord de vols commerciaux
    et avec de faux passeports. Puis, il fut décidé de transporter les réfugiés
    par bateau à travers la mer Rouge et le détroit de Tiran jusqu’au port
    d’Eilat.
    En guise de couverture, le Mossad fonda une agence de voyage en
    Europe. « Pour pouvoir opérer dans cette région, il faut une bonne
    couverture, explique Yonatan Shefa, ancien agent du Mossad et l’un des
    responsables de cette opération. Sans cela, au bout d’une semaine on vous
    demande : Qu’est-ce que vous faites là ? Vous faites du tourisme ? Qu’est-
    ce qu’il y a à voir ici ? » La société s’installa donc à Arous, ancienne
    station balnéaire située non loin de Port-Soudan, et signa un accord avec
    le gouvernement soudanais dans le cadre du développement des sports
    nautiques en mer Rouge. Toutes ces formalités administratives furent
    confiées à Yehuda Gil, alors considéré comme l’un des meilleurs agents
    du Mossad. Gil se rendit à Khartoum et rencontra des représentants du
    régime. À force d’explications, de persuasion et de corruption, il finit par
    obtenir toutes les autorisations nécessaires pour exploiter la station
    balnéaire d’Arous. Yonatan Shefa, qui avait participé à de nombreuses
    opérations du Mossad, fut chargé de l’organisation et de la gestion de la
    station. À l’origine, Arous était un village constitué de bungalows et de
    quelques bâtiments publics. Dotés de faux passeports, plusieurs agents du
    Mossad furent envoyés d’Israël pour y jouer le rôle d’employés et de
    moniteurs. Ils remplirent les lieux de divers équipements de plongée,
    masques, tubas et palmes. Dans la boutique du village se trouvait un
    émetteur-récepteur qui leur permettait de rester en contact permanent avec
    le siège du Mossad. Emanuel Allon, qui avait participé à de nombreuses
    opérations avec Yonatan Shefa (dont le sauvetage des jeunes Juives de
    Syrie), reçut un appel de son ancien camarade. « J’ai besoin de toi pour
    une opération spéciale, pas d’assassinat cette fois, une opération
    humanitaire. Je te parle et voilà que je deviens sentimental. Je veux
    installer un village de vacances au Soudan », lui dit Yonatan. Le village ne
    tarda pas à s’ouvrir au public et ses affiches envahirent les murs des
    agences de voyage européennes.
    De nombreux touristes vinrent passer leurs vacances à Arous. De leur
    point de vue, le village était une réussite. Durant la journée, ils pouvaient
    plonger, nager et profiter de la plage au bord de la mer Rouge. Ce qu’ils
    ne savaient pas, c’est que presque chaque soir les agents du Mossad
    quittaient le village pour aller chercher des Juifs dans les camps de
    réfugiés. Les « moniteurs de plongée » inventèrent une histoire pour les
    employés soudanais du village et leur dirent qu’ils allaient retrouver des
    infirmières suédoises de l’hôpital de la Croix-Rouge à Kassala. Lorsque
    ces joyeuses équipées devinrent un peu trop régulières, les employés
    locaux commencèrent à soupçonner quelque chose mais, tant qu’ils
    recevaient leur salaire, ils étaient disposés à fermer les yeux. Ces voyages
    nocturnes se faisaient à bord de quatre vieux camions. Dirigés par Danny
    Limor, les agents israéliens se garaient à proximité des camps où les
    membres d’une organisation éthiopienne secrète – le Comité –
    rassemblaient les Juifs qu’ils trouvaient et les conduisaient jusqu’aux
    véhicules.
    Ce n’était pas une mission facile et les agents couraient de grands
    risques. Pour David Ben-Uziel, l’arrivée près des camps représentait « la
    partie la plus dangereuse de la mission. Nous étions très près des camps,
    se souvient-il. Nous risquions à tout moment de nous faire prendre et
    devions faire au plus vite ». Les membres du Comité essayaient de
    rassembler les Juifs des camps mais bon nombre d’entre eux se cachaient
    par crainte de la police soudanaise. Certains venaient de villages nichés
    dans les montagnes éthiopiennes et n’avaient jamais vu d’homme blanc
    auparavant. Ils refusaient de croire que les agents israéliens étaient des
    Juifs venus les sauver, car ils ne savaient même pas qu’il existait des Juifs
    blancs. Ce n’est qu’après que Danny Limor fut venu prier avec eux qu’ils
    commencèrent à accepter l’idée qu’il était juif ; un Juif curieux, priant de
    façon étrange, mais un Juif tout de même.
    Craignant les fuites, les agents ne prévenaient pas les réfugiés à
    l’avance. Les membres du Comité leur disaient d’être prêts à partir à tout
    moment et de tout abandonner derrière eux s’ils étaient contactés. Ainsi,
    nuit après nuit, de petits groupes de Juifs se faufilaient discrètement à
    l’extérieur du camp et retrouvaient les agents du Mossad près d’un petit
    ravin.
    Les quatre camions parcouraient des centaines de kilomètres jusqu’à la
    mer Rouge. Leur chemin était semé de barrages policiers et militaires.
    Danny achetait leur passage auprès des soldats et les camions
    poursuivaient leur route. Sur la côte, un navire israélien patientait au large
    tandis que des commandos de la marine rejoignaient la plage à bord de
    canots pneumatiques et ramenaient les Juifs avec eux. Le navire qui venait
    chaque semaine mouiller au large des côtes soudanaises s’appelait le Bat
    Galim . Aucun agent ou soldat n’oublierait l’émouvant sauvetage des Juifs
    d’Éthiopie et les conditions dramatiques de leur départ pour Israël. David
    Ben-Uziel a immortalisé un de ces moments grâce à un magnétophone :
    « La mer est mauvaise, nous portons chacun un de nos frères dans nos bras
    pour que personne ne se noie. Les hommes sont bouleversés. Certains
    disent que ce moment leur rappelle l’arrivée de leurs parents en Israël en
    tant qu’immigrés clandestins. Ils avaient les larmes aux yeux en voyant nos
    frères monter à bord. »
    « Ils sont arrivés dans le plus grand silence, ajoute Gadi Kroll,
    commandant de la marine. Vieillards, femmes, enfants. Nous sommes
    immédiatement partis sur la mer agitée. Ils se sont assis et n’ont pas dit un
    mot. » Le bateau les conduisait à Eilat.
    Un jour, le bénévole canadien Henry Gold se rendit au village de
    vacances d’Arous. Son travail dans les camps de réfugiés l’avait épuisé et
    des amis lui avaient conseillé de prendre quelques jours de repos là-bas.
    Il ignorait tout des activités secrètes se déroulant à Arous. En se
    promenant dans le village, il eut l’étrange impression d’être entouré
    d’agents du Mossad. Le personnel se comportait de façon très curieuse.
    « Ils avaient un drôle d’accent. Une femme qui se disait suisse n’avait
    pas du tout l’accent suisse et le prétendu Iranien n’avait pas du tout
    l’accent iranien. Au repas, ils proposaient une sorte de salade finement
    coupée. J’ai voyagé dans beaucoup de pays et je sais que ce genre de
    salade n’est servi qu’en Israël. » Le lendemain matin, Gold n’hésita pas :
    se tournant vers son instructeur de plongée, il lui demanda directement en
    hébreu : « Qu’est-ce que vous faites ici ? » Stupéfait, l’homme rougit et
    tomba sur sa chaise. Puis il demanda à Gold, en hébreu également : « Qui
    êtes-vous ? »
    Le jour même, un haut responsable du Mossad arriva dans le village et
    prit Gold à part. Celui-ci lui parla avec feu de la situation des Juifs
    d’Éthiopie dans les camps de réfugiés. Au cours d’un transfert, en mars
    1982, un canot pneumatique naviguant dans le noir avait échoué sur des
    rochers avec quatre agents du Mossad à son bord. À ce moment, des
    soldats soudanais étaient arrivés sur la plage et avaient commencé à tirer
    au fusil d’assaut en direction du petit canot.
    Danny Limor s’était alors jeté sur les soldats en criant en anglais :
    « Vous êtes fous ? Vous voulez tirer sur des touristes ? » Ne cessant de
    hurler que ces personnes étaient des touristes venus se reposer dans le
    village d’Arous qui participait à l’économie du Soudan, il avait ensuite
    menacé de déposer une plainte auprès du commandant à Khartoum.
    Confus, l’officier s’excusa et expliqua qu’il les avait pris pour des
    trafiquants. Il ordonna à ses hommes de se retirer sur-le-champ.
    Les agents étaient saufs, mais il n’était visiblement plus possible de
    faire passer les réfugiés par la mer. Il fallait trouver un autre moyen de les
    emmener en Israël. Un matin, les pensionnaires du « village » d’Arous se
    réveillèrent et découvrirent que tous les employés étrangers avaient
    disparu. Seuls restaient les locaux qui leur préparaient le petit déjeuner.
    Les agents n’avaient laissé qu’une lettre d’excuse expliquant que le village
    devait fermer pour raison budgétaire. Les vacanciers seraient remboursés
    à leur retour dans leur pays, ce qui fut fait dans les semaines suivantes.
    Après de longues discussions, le chef du Mossad décida que les
    prochains convois se feraient par la voie des airs avec des avions de
    transport militaires Rhinos Hercules C 130. Le pari était risqué, car il
    signifiait que les soldats israéliens devraient pénétrer l’espace aérien et
    atterrir plusieurs fois en territoire ennemi. Mais Israël n’avait pas le
    choix : il fallait sauver les Juifs d’Éthiopie.
    En mai 1982, les agents du Mossad retournèrent au Soudan. Leur
    premier objectif consistait à repérer de possibles zones d’atterrissage au
    sud de Port-Soudan. Ils dénichèrent un vieil aérodrome britannique
    abandonné et réparèrent la piste pour accueillir les lourds appareils de
    transport. Le premier groupe de réfugiés fut conduit sur l’aérodrome. La
    piste était éclairée à l’aide de torches. Lorsque le gigantesque avion
    atterrit, les réfugiés prirent peur. L’énorme oiseau de métal – quelque
    chose qu’ils n’avaient jamais vu de leur vie – arrivait droit sur eux,
    moteur rugissant, dans un nuage de poussière. Bon nombre prirent leurs
    jambes à leur cou et se laissèrent difficilement convaincre de revenir par
    les agents du Mossad. D’autres refusèrent obstinément d’entrer dans le
    ventre de l’oiseau de métal. L’appareil, qui devait redécoller
    immédiatement, ne partit qu’au bout d’une heure avec 213 Juifs à son
    bord.
    Les agents reçurent un télégramme de remerciement de la part du QG
    mais ils avaient appris une importante leçon. À l’avenir, les camions
    attendraient que les appareils aient atterri et ouvert leur trappe de
    chargement, de manière que les réfugiés passent directement du camion à
    l’avion. Ce système fonctionna bien mais ne dura pas longtemps. Les
    autorités soudanaises découvrirent l’étrange activité de l’aérodrome et les
    agents durent dénicher une autre zone d’atterrissage. Ils trouvèrent un autre
    endroit à 46 kilomètres au sud-ouest de Port-Soudan. Cette fois-ci, il fut
    décidé d’organiser une vaste opération de rapatriement avec sept
    appareils Hercules, capables de transporter chacun près de 200 passagers.
    L’opération « Frères » fut placée sous le commandement personnel du
    chef du Mossad, Haka, et du commandant d’une division parachutiste, le
    général Amos Yaron. Entre 1982 et 1984, près de 1 500 Juifs d’Éthiopie
    purent ainsi être amenés en Israël.
    L’opération faillit toutefois s’achever sur un désastre. Un informateur
    des forces de sécurité soudanaises avait repéré le contact du Mossad dans
    les camps de réfugiés. Addis Solomon, Juif d’Éthiopie, fut arrêté et torturé
    pendant quarante-deux jours par les Soudanais. Ils voulaient le nom de ses
    employeurs et le lieu des points de rendez-vous. Mais Solomon tint bon et
    ne révéla aucune de ces informations.
    À la fin de l’année 1984, la situation dans les camps s’aggrava. La
    famine et les maladies firent de nombreuses victimes parmi les Éthiopiens.
    La guerre civile qui faisait rage au Soudan menaçait le régime du dictateur
    Gaafar Nimeiry. Sa survie dépendait désormais de l’envoi d’aide
    financière et humanitaire de la part des États-Unis.
    Les Israélien demandèrent alors à Washington de soutenir le régime
    soudanais, si celui-ci autorisait la poursuite du transfert des Juifs
    d’Éthiopie. Le gouvernement accepta et l’ambassadeur américain reçu
    l’ordre de négocier un compromis. Résultat : les Juifs n’iraient pas
    directement en Israël mais passeraient par un pays tiers ; les services
    israéliens ne participeraient pas à l’opération, en échange, le Soudan
    recevrait des livraisons de carburant et de nourriture.
    L’ambassade américaine à Khartoum informa Washington que les Juifs
    pourraient être évacués du Soudan dans les cinq ou six semaines à venir.
    L’opération « Moïse » était prête à commencer.
    Entre-temps, le chef du Mossad, Haka, avait été remplacé par son
    ancien adjoint, Nahum Admoni, que sa détermination à sauver les Juifs
    d’Éthiopie avait déjà fait remarquer au cours des années précédentes.
    Admoni autorisa ses hommes à faire venir les Juifs en Israël après une
    escale en Belgique. Un homme d’affaires juif, propriétaire d’une petite
    compagnie charter, accepta de prêter ses avions Boeing pour ces
    transports.
    Le 18 novembre 1984 à 1 h 20 du matin, le premier appareil belge
    atterrit au Soudan. Deux cent cinquante réfugiés affamés, épuisés et
    terrorisés montèrent à bord. C’est alors que le pilote belge refusa de
    décoller au motif que son appareil ne disposait que de 210 masques à
    oxygène et pas 250. Un agent du Mossad le prit à part et lui dit
    tranquillement mais fermement : « Allez-y, je vous en prie, faites le choix
    vous-même, décidez qui vivra et qui mourra ! » Puis il ajouta, un ton plus
    haut : « Si vous ne faites pas décoller cet appareil immédiatement, je vous
    jette de cet avion et vous remplace par quelqu’un d’autre ! »
    L’argument fit mouche et le pilote rentra dans le cockpit. À 2 h 40, le
    premier vol de l’opération Moïse partit pour la Belgique, puis Israël. Au
    cours des 47 jours suivants, ces avions effectuèrent 36 vols secrets,
    ramenant plus de 7 800 Juifs d’Éthiopie.
    En Israël, la censure militaire faisait son possible pour empêcher toute
    fuite concernant l’opération. Elle y parvint jusqu’à ce que le président de
    l’Agence juive, Arie Dulzin, déclare : « Une de nos tribus juives est sur le
    point de rentrer chez elle. » Après cette déclaration, le New York Jewish
    Press publia les détails de l’opération, qui furent ensuite repris par le Los
    Angeles Times .
    Trois jours plus tard, le Premier ministre Shimon Peres déclara devant
    la Knesset : « Le gouvernement d’Israël agit et continuera d’agir dans la
    limite de ses moyens et au-delà pour poursuivre cette opération jusqu’à ce
    que tous les Juifs d’Éthiopie soient rentrés en Israël. » Le même jour, le
    gouvernement soudanais annula l’accord avec Israël et les vols furent
    suspendus. Ce n’était pas les articles de presse qui avaient irrité les
    Soudanais, mais la déclaration du Premier ministre qui en confirmait la
    teneur. « Si les Israéliens s’étaient tus pendant encore un mois, on aurait pu
    sauver tous les Juifs d’Éthiopie », confia un représentant américain à
    Washington. Le vice-président américain, George Bush, fut profondément
    impressionné par l’opération Moïse et la détermination des Israéliens à
    ramener les Juifs d’Éthiopie. Il décida de faire quelque chose. Quelques
    semaines après l’interruption de l’opération Moïse, sept appareils
    Hercules des forces américaines atterrissaient à Al Qadarif, au Soudan. À
    leur bord se trouvaient plusieurs agents de la CIA. L’opération « Reine de
    Saba » avait commencé. Elle permit d’évacuer les 500 derniers Juifs
    d’Éthiopie directement vers la base militaire israélienne de Mitzpeh
    Ramon dans le désert du Neguev.
    Deux mois plus tard, Gaafar Nimeiry était déposé par les militaires. Les
    services secrets libyens se précipitèrent au Soudan pour chercher les
    agents du Mossad encore à Khartoum. Découverts, les trois derniers
    agents du Mossad trouvèrent refuge au domicile d’un agent de la CIA.
    L’Américain les cacha chez lui puis les aida à partir, dissimulés dans des
    coffres, pour Nairobi, capitale du Kenya. Parmi eux se trouvait David
    Molad, un des principaux agents du Mossad au Soudan, qui sortit ainsi
    discrètement du pays. Le sauvetage des Juifs d’Éthiopie serait l’une de ses
    dernières grandes opérations avant son départ à la retraite.
    Au cours des opérations Moïse et « Reine de Saba », la coopération
    entre les services israéliens et américains avait fonctionné à merveille.
    Malheureusement, l’affaire Pollard éclata peu de temps après : un
    employé juif des services de renseignements américains fut pris sur le fait
    en train d’espionner pour le compte d’Israël, et arrêté. Les Américains
    étaient furieux et se sentaient trahis par un allié qu’ils venaient d’aider et
    les espionnait en retour. Le gouvernement israélien présenta ses excuses et
    rendit les documents dérobés par l’espion. Mais les relations entre les
    deux pays s’étaient nettement dégradées. L’un des personnages clés de
    l’affaire Pollard n’était autre que Rafi Eitan, célèbre agent du Mossad, qui
    présidait désormais une obscure officine de renseignements au sein du
    ministère de la Défense. L’organisation, baptisée Lakam (« Bureau des
    relations scientifiques »), fut dissoute sur-le-champ, et des poursuites
    furent engagées à Washington contre Rafi Eitan. Aujourd’hui encore, il ne
    peut se rendre aux États-Unis sous peine d’être arrêté. * L’opération Moïse fut sévèrement critiquée par bon nombre de Juifs
    d’Éthiopie. Elle avait fait près de 4 000 victimes. Au sein du Mossad
    également, les responsables de l’unité Césarée – dirigée à l’époque par
    Shabtai Shavit – n’approuvaient pas la façon dont le service Bitzur avait
    mené cette mission. Shavit et ses partisans affirmèrent que le Bitzur était
    un service de second plan qui n’avait pas les moyens d’accomplir une
    mission d’une telle ampleur. Les employés du Bitzur répliquèrent qu’ils
    avaient précisément réussi parce que leur organisation avait été spontanée
    et improvisée. Ils soulignèrent également qu’ils avaient fait appel aux
    meilleurs agents du Mossad et que ceux-ci avaient été présents à plusieurs
    étapes de l’opération.
    Ces querelles ne changeaient toutefois rien au fait que des milliers de
    Juifs avaient pu rentrer en Israël. Et pourtant, même après la fin des
    opérations Moïse et Reine de Saba, des milliers de Juifs demeuraient en
    Éthiopie. Eux aussi voulaient aller en Israël, mais les frontières s’étaient
    refermées. Israël ne pouvait pas les laisser là-bas, tant pour des
    considérations idéologiques que pour des raisons humanitaires : de
    nombreuses familles avaient été séparées, des enfants arrivaient en Israël
    sans leurs parents, des maris sans leur femme… Ces séparations
    compliquaient l’intégration des nouveaux arrivants et étaient à l’origine de
    nombreuses tragédies personnelles, certains préférant se suicider,
    incapables de s’adapter à leur nouveau foyer sans le soutien de leur
    famille. L’Agence juive fit transférer des milliers de Juifs vers les camps
    de réfugiés autour de la capitale, Addis-Abeba. Les Éthiopiens
    continuaient de prier pour qu’un miracle s’accomplisse et les emmène en
    Terre promise.
    Et le miracle s’accomplit.
    Six ans après l’opération Moïse, en mai 1991, l’Opération « Salomon »
    fut lancée. Elle se déroula en pleine guerre civile alors que les rebelles
    opposés à la junte militaire s’approchaient d’Addis-Abeba. L’opération
    fut rendue possible après la conclusion d’un accord passé à la dernière
    minute grâce à l’intervention des États-Unis entre le gouvernement
    israélien et le régime de Mengistu, quelques jours avant sa chute.
    Cet accord fut notamment négocié par Uri Lubrani, un des « hommes
    mystères » d’Israël déjà envoyé en Iran et au Liban. Il était parti sur ordre
    du Premier ministre, Yitzhak Shamir. Israël avait accepté de verser 35
    millions de dollars à l’Éthiopie pour l’émigration des Juifs, tandis que les
    Américains promettaient l’asile politique à certains hauts dignitaires du
    régime de Mengistu. Dans le même temps, un accord fut conclu avec les
    chefs rebelles qui acceptèrent une trêve temporaire, le temps pour Israël
    de mener à bien cette opération. Celle-ci fut bouclée en trente-six heures.
    C’est l’armée israélienne qui fut chargée de l’accomplir sous le
    commandement du général Amnon Lipkin-Shahak. Celui-ci donna l’ordre
    d’envoyer « tout ce qui pouvait voler » sur Addis-Abeba. La compagnie
    El Al prêta trente de ses appareils, tandis que les forces aériennes
    envoyaient la quasi-totalité de leurs avions. Des commandos d’élite
    Shaldag furent dépêchés sur place avec des centaines de soldats de
    l’infanterie et des parachutistes d’origine éthiopienne. Ces derniers
    avaient quitté l’Éthiopie enfants, quelques années plus tôt. Ils se
    déployèrent sur l’aéroport et firent monter les Juifs dans les avions. En
    trente-quatre heures, 14 400 Juifs furent conduits à l’aéroport. Ils étaient
    embarqués à une vitesse impressionnante. Un record fut battu au cours de
    cette opération : un Boeing 747 de la compagnie El Al embarqua avec
    1 087 passagers à son bord et atterrit avec 1 088 : un bébé était né en
    plein vol.
    À la vue des jeunes soldats éthiopiens venus d’Israël pour sauver leurs
    frères, les réfugiés étaient saisis d’émotion. Même les rudes parachutistes
    dans leurs uniformes verts et leurs bérets rouges fondaient en larmes.
    Aujourd’hui, plus de vingt ans après l’Opération Salomon, il reste
    encore de nombreux Juifs en Éthiopie et le gouvernement israélien
    s’efforce toujours de les rapatrier. Leur intégration dans la société
    israélienne n’a toutefois pas toujours été facile, souvent à cause des
    différences entre leur mode de vie communautaire africain et la réalité
    d’une nation occidentale moderne, mais aussi à cause d’une pure et simple
    discrimination de la part de certains chefs religieux pour qui les Juifs
    d’Éthiopie ne sont pas de vrais Juifs. Ainsi que le dit le dernier couplet du poème d’Idissis : « Sous la
    lune / l’image de ma mère me regarde / Mère, ne t’en va pas ! / Si
    seulement elle était là / Elle pourrait leur dire / que je suis juif. »
    Épilogue Guerre contre l’Iran ? Aéroport d’Entebbe, Ouganda, 4 juillet 1976. Dans les ténèbres, quatre avions de transport Hercules israéliens se
    posent discrètement sur l’aéroport d’Entebbe sans avoir été détectés par
    les radars ougandais. Ils viennent de parcourir les quatre mille kilomètres
    qui les séparent de leur base en Israël, avec à leur bord le commando
    Sayeret Matkal et plusieurs autres unités d’élite de l’armée. Une semaine
    plus tôt, des terroristes arabes et allemands ont détourné un avion de ligne
    d’Air France qui reliait Tel-Aviv à Paris, et l’ont obligé à se poser à
    Entebbe. Protégés et soutenus par le dictateur ougandais, le général Idi
    Amin Dada, les terroristes retiennent quatre-vingt-quinze civils israéliens
    en otages. Pour les sauver, Israël a décidé de lancer une opération
    audacieuse en plein cœur de l’Afrique.
    Quelques minutes après l’atterrissage, les commandos israéliens se
    déploient dans l’aéroport. Yoni Netanyahu, commandant de Sayeret
    Matkal, emmène ses hommes à l’assaut du terminal où sont retenus les
    otages. De violents échanges de tirs éclatent, et Yoni s’effondre, atteint par
    une balle. Un autre officier de Sayeret, le capitaine Tamir Pardo, se
    penche sur son supérieur qui gît au sol, enclenche son micro et appelle ses
    camarades. Yoni a été touché, annonce-t-il. « Muki, prends le
    commandement ! » Muki Betzer, l’adjoint de Yoni, poursuit donc la
    mission. En quelques minutes, la bataille est terminée. Les terroristes sont
    morts, les otages sauvés, et les lourds Hercules décollent, en route pour
    Israël.
    Cette mission effectuée si loin du pays va devenir légendaire. Mais elle
    a coûté cher : trois des otages ont été tués dans les combats. Ainsi qu’un
    militaire, le lieutenant-colonel Yoni Netanyahu, frère du futur Premier
    ministre Benjamin Netanyahu. Toute la nation israélienne est en deuil.
    Cette nuit-là, Tamir Pardo, l’officier de transmission de Sayeret, frappe à
    la porte de la maison des Netanyahu à Jérusalem. Il a été envoyé les
    informer des circonstances du décès de Yoni. Tamir, qui a assisté aux
    derniers instants de Yoni, et la famille Netanyahu seront dès lors liés par
    une chaleureuse amitié.
    Trente-cinq ans plus tard, à cinquante-sept ans, Tamir Pardo est nommé
    Ramsad à la place de Meir Dagan. Né à Tel-Aviv dans une famille juive d’origine turque et serbe, Tamir a
    dix-huit ans quand il se porte volontaire pour les parachutistes. Sorti
    diplômé de l’école d’officiers, il sert dans les unités de commandos
    Sayeret Matkal et Shaldag (martin-pêcheur). Quatre ans après Entebbe, il
    entre au Mossad, où il prend part à plusieurs opérations secrètes. Il se voit
    décerné à trois reprises la médaille israélienne de la Sécurité. En 1998, il
    est nommé président de la commission d’enquête du Mossad sur la
    tentative d’assassinat ratée contre Khaled Mashal à Amman. Peu après, il
    devient le chef de « Nevioth », le département du Mossad chargé du
    renseignement électronique dans d’autres pays. Il se spécialise dans les
    nouvelles technologies et la planification créative. En 2002, quand Dagan
    est nommé chef du Mossad, Pardo devient l’un de ses deux adjoints.
    Pendant les quatre années suivantes, il dirige les Opérations du Mossad.
    En 2006, il passe un an auprès de Tsahal en tant que général, et conseille
    l’état-major général dans le domaine des opérations spéciales. Il aurait
    planifié plusieurs missions audacieuses pendant la seconde guerre du
    Liban. Il est rappelé aux côtés de Dagan en 2007. Il s’attend à être nommé
    à sa place en 2009, mais le gouvernement, impressionné par les
    accomplissements de Dagan, le maintient à son poste un an de plus.
    Dépité, Pardo démissionne et se lance dans les affaires avec une société
    de services médicaux. Ce qui ne dure guère. Le 29 novembre 2010, le
    Premier ministre Netanyahu le nomme Ramsad, et il prend officiellement
    ses fonctions en janvier 2011.
    De bien des façons, Pardo suivit les traces de son prédécesseur. La
    guerre clandestine sans merci contre l’Iran continua. En novembre et
    décembre 2011, plusieurs explosions ébranlèrent une base militaire où
    étaient testés des missiles Shehab, ainsi qu’un faubourg d’Ispahan où le
    gaz d’uranium, séparé dans les cascades de centrifugeuses, était reconverti
    en matière solide. Puis, un autre scientifique, le docteur Mostafa Ahmadi-
    Roshan, le directeur adjoint du site souterrain de Natanz, fut tué au volant
    de sa voiture dans les rues de Téhéran. Le mode opératoire était le même
    que celui utilisé lors de plusieurs assassinats précédents.
    L’Iran accusa Israël de ces actes et jura de se venger. Pour la première
    fois, les services secrets iraniens tentèrent de lancer plusieurs actions
    contre des cibles israéliennes en Asie : un attentat à la bombe contre une
    voiture à New Delhi blessa l’épouse d’un diplomate israélien ; une
    opération du même ordre échoua à Tbilissi, en Géorgie ; plusieurs
    explosions se produisirent à Bangkok, en Thaïlande, dont une blessa son
    auteur, un ressortissant iranien. Les services secrets égyptiens éventèrent
    un complot ourdi par des agents iraniens qui voulaient faire sauter un
    navire israélien dans le canal de Suez. La guerre secrète entre Israël et
    l’Iran était de moins en moins discrète. À New Delhi, Bangkok et au
    Caire, les enquêtes de police désignaient les services secrets iraniens. La
    presse internationale décrivit en détail les tentatives plutôt maladroites
    des espions iraniens contre des objectifs israéliens à l’étranger.
    De nouvelles informations filtraient également sur les opérations
    israéliennes en Iran. Des sources occidentales affirmèrent que le Mossad
    avait établi des bases opérationnelles en Azerbaïdjan et au Kurdistan, à la
    frontière avec l’Iran. Elles servaient de terrains d’entraînement et de
    points de départ pour des agents s’infiltrant en territoire iranien. Les
    mêmes sources soutenaient que beaucoup des agents du Mossad
    intervenant en Iran étaient en fait des membres du MEK, le mouvement
    d’opposition iranien, des musulmans capables de se fondre dans la
    population locale mieux que n’importe quel officier israélien. Bon nombre
    de militants du MEK avaient été entraînés sur des sites secrets en Israël, et
    avaient même répété certaines des opérations sur des maquettes fabriquées
    à cet effet – comme la reproduction d’une rue de Téhéran –, où ils
    devaient prendre en embuscade la voiture d’un scientifique iranien ou
    poser une bombe près de son domicile.
    Dans d’autres cas, des dissidents iraniens étaient approchés par
    d’autres moyens. Plusieurs mémorandums de la CIA assurent même que
    des officiers du Mossad auraient mené des missions de recrutement
    « factices ». Les Israéliens, se faisant apparemment passer pour des agents
    de la CIA, auraient recruté des militants de l’organisation terroriste
    pakistanaise Jundallah, et les auraient envoyés en mission de sabotage et
    d’assassinat en Iran. D’après ces documents de la CIA, les Israéliens se
    seraient présentés comme des agents du renseignement américain, sachant
    que ces fervents musulmans auraient refusé de servir l’État hébreu.
    Au printemps 2012, des observateurs internationaux, inquiets,
    annoncèrent que le projet nucléaire iranien était sur le point d’aboutir. Des
    sources proches de l’Agence internationale de l’énergie atomique allèrent
    même jusqu’à déclarer que l’Iran avait produit 109 kilos d’uranium
    enrichi, assez pour construire quatre bombes nucléaires. Si Israël décidait
    de frapper un coup décisif contre le programme iranien en lançant une
    attaque de grande envergure contre ses installations nucléaires, la guerre
    n’aurait plus rien de clandestin.
    Selon les médias internationaux et plus d’un porte-parole, Israël n’était
    pas le seul pays à envisager l’option militaire. À Jérusalem et Washington,
    des sources officielles confirmèrent qu’Israël et les États-Unis agissaient
    de concert, mais ne s’entendaient pas sur un point essentiel : à quel
    moment faudrait-il user de tous les moyens nécessaires, militaires ou
    autres, pour arrêter l’Iran. Pour les services américains, il faudrait agir
    quand l’enrichissement de l’uranium par l’Iran aurait atteint les 80 %, une
    étape cruciale dans le développement de leurs capacités nucléaires.
    Enrichi à ce niveau, l’uranium peut rapidement passer à 97 %, le degré
    nécessaire pour la mise au point d’une bombe nucléaire.
    Se fondant sur des rapports sur le terrain et la détection par satellite, les
    Israéliens n’étaient pas de cet avis. Le Mossad avait découvert que l’Iran
    s’était lancé dans une course chaotique contre la montre, construisant un
    grand nombre d’installations enterrées à plusieurs centaines de mètres en
    sous-sol. Les Iraniens étaient en train d’y transférer tous leurs matériaux
    fissiles et tous leurs laboratoires secrets. Des rapports de renseignements
    obtenus par le Mossad avec l’aide de l’organisation de résistance du
    MEK prétendaient que l’Iran avait développé un nouveau site souterrain
    près de Fordo. Dans les immenses salles de ces nouvelles installations,
    les Iraniens prévoyaient de déployer trois mille nouvelles centrifugeuses,
    beaucoup plus rapides et modernes que l’équipement actuellement en
    service. Sur ce site, les Iraniens pourraient alimenter les centrifugeuses en
    uranium enrichi à 3,5 % et pourraient continuer à l’enrichir jusqu’à ce
    qu’il leur soit utile. Israël était convaincu qu’il fallait détruire ces bunkers
    apocalyptiques, ainsi que bien d’autres bases et laboratoires, avant que les
    centrifugeuses ne soient installées et ne soient totalement protégées contre
    une attaque aérienne. « Quand elles atteindront le stade critique de
    l’enrichissement, expliquèrent les émissaires israéliens aux Américains, il
    sera trop tard pour les frapper. [Les Iraniens] se trouveront dans une
    “ zone sûre ” où aucun bombardement ne pourra plus détruire leur
    programme. C’est maintenant qu’il faut agir, au printemps 2012. »
    Washington n’était pas convaincu, et voulut d’abord en passer par une
    campagne de sanctions sévères. Ce qui, selon Israël, ne suffirait pas à
    dissuader les Iraniens. Lors d’une rencontre au sommet à Washington au
    début du printemps 2012, le président Obama et le Premier ministre
    Netanyahu vantèrent la solidité de l’alliance stratégique entre leurs deux
    pays, mais ils ne parvinrent pas à s’entendre sur les moyens d’avancer
    face au projet nucléaire iranien. Les rapports du Mossad continuaient de
    signaler que Téhéran poursuivait ses efforts sans relâche. Dans le même
    temps, les dirigeants iraniens ne cessaient de menacer Israël d’une
    annihilation totale. À la seule idée du danger que représentait un Iran
    fanatique et nucléarisé pour Israël et le reste du monde, les Israéliens ne
    pouvaient que se souvenir de ce vieil adage du Talmud, qui dit que : « Si
    quelqu’un vient pour te tuer, lève-toi et frappe-le le premier. »
    Une fois de plus, l’État hébreu a le sentiment d’être seul face au danger.
    Comme en 1948, l’année de sa création, comme en 1967, à la veille de la
    guerre des Six Jours, Israël est de nouveau confronté à la décision la plus
    capitale de son histoire.
    Remerciements Une première version du Mossad a paru en 2010 en Israël où elle est
    restée dans la liste des meilleures ventes pendant soixante-dix semaines et
    a battu plusieurs records de ventes. Nous tenons tout d’abord à remercier
    notre éditeur israélien, Dov Eichenwald, directeur général des éditions
    Yedioth Ahronoth, qui est à l’origine de ce projet et nous a soutenus et
    encouragés sur toute sa durée.
    Nous adressons nos remerciements les plus sincères aux anciens
    directeurs et agents du renseignement – nous n’avons pu en nommer que
    quelques-uns – pour leurs témoignages et leurs conseils.
    Nos assistants de recherche, Oriana Almassi et Nilly Ovnat, ont
    immensément contribué à réaliser ce projet. Nilly Ovnat nous a aussi été
    d’une aide précieuse pour préparer la version anglaise récrite et
    actualisée.
    Nous avons été heureux de travailler aux États-Unis avec notre éditeur,
    Dan Halpern, responsable d’Ecco chez Harper Collins, et nos chères
    Abigail Holstein et Karen Maine. Nous remercions également notre
    réviseuse, Olga Gardner Galvin, pour son œil affûté et sa plume
    inquisitrice.
    Ce livre est publié presque simultanément dans plus de vingt pays et
    nous apprécions infiniment les efforts de nos agents, la Writers’ House de
    New York, notamment Al Zuckerman, et notre infatigable responsable des
    droits pour l’étranger, Maja Nikolic.
    Enfin, nous remercions nos épouses, Galila Bar-Zohar et Amy Korman,
    pour leurs conseils, leurs relectures, leurs corrections, leurs suggestions,
    leurs désaccords. Merci de ne nous avoir apparemment toujours pas
    abandonnés.
    Michel B AR -Z OHAR
    Nissim M ISHAL
    Bibliographie et sources Mossad, les grandes opérations s’appuie sur de nombreuses sources,
    livres, documents, articles de presse et entretiens. Étant donné la nature
    confidentielle des affaires abordées, il était crucial de disposer de sources
    fiables. La plupart des sources en hébreu proviennent de documents
    secrets et d’entretiens approfondis avec de nombreux acteurs importants
    des milieux du renseignement. Nous avons également utilisé un grand
    nombre de sources en anglais après avoir tenté de séparer les informations
    fiables des fantasmes nés d’imaginations fertiles. Nous espérons y être
    parvenus.
    Les titres des livres et des articles en hébreu ont été traduits en anglais.
    Les sources suivies de la lettre (H) sont en hébreu. Parmi les nombreuses sources utilisées pour cet ouvrage, l’auteur s’est
    notamment appuyé sur les publications suivantes de Ronen Bergman : 1 « In his Majesty’s Service », Yedioth Ahronoth , 5.2.2010 (H)
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rédigé pour l’ouvrage Spies in the Promised Land
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Livres en anglais
POSNER Steve, Israel Undercover : Secret Warfare and Hidden
Diplomacy in the Middle East , Syracuse, Syracuse University Press,
1987
RAVIV Dan, MELMAN Yossi, Every Spy a Prince : The Complete
History of the Israeli Intelligence Community , Houghton Mifflin, 1990
LANDAU Eli, DAN Uri, EISENBERG Dennis, The Mossad , New
York, Paddington Press, 1978
BAR-ZOHAR Michael, Spies in the Promised Land, Houghton Mifflin,
Boston, 197

Livres en français
DAN Uri, Mossad : 50 ans de guerre secrète , Paris, Presses de la
Cité, 1995
BAR-ZOHAR Michel, Les Vengeurs , Paris, Fayard, 1968

Entretiens
Isser Harel, Yaa’cov Caroz, Izzi Dorot, Yitzhak Shamir, Amos Manor,
Meir Amit, Anton Kunzle, Menahem Barabash, Victor Grayevski, Yitzhak
Rabin, Ezer Weizman, Haim Israeli, docteur Pinhas (Siko) Zusman, Uri
Lubrani, Wernher von Braun, Rafi Eitan, Raphi Medan, Yitzhak Sarid, Eli
Landau, Hanoch Saar, Avraham (Zabu) Ben-Zeev, Emanuel Allon, Amnon
Gonen, la famille d’Eli Cohen, la famille d’Alexander Israel, Ze’ev Avni,
et bien d’autres qui ont préféré garder l’anonymat.

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Les explosifs et leur fabrication

par Rodolfo Molina; traduit sur la 2e édition italienne, par J.-A. Montpellier. 1909.


Rodolfo MOLINA
MEMBRE DE LA COMMISSION CONSULTATIVE DES EXPLOSIFS DU MINISTÈRE DE l’iNTERIEUR ET ANCIEN DE LA POUDRERIE DE TERDOBBIATE
TRADUIT SUR LA DEUXIÈME ÉDITION ITALIENNE PAR J.-A. MONTPELLIER PARIS
II. DUNOD et E. PINAT, ÉDITEURS
49, QUAI DES grands-augustins, 49
1909

Ce livre écrit à un point de vue essentiellement pratique, a eu en Italie un succès parfaitement justifié.
Nous avons cru utile d’en publier une édition française, afin de mettre à la portée des industriels et des militaires un travail leur donnant des indications précises sur les explosifs modernes et leurs nombreuses applications.
Paris, septembre 1908.
Le Traducteur.

Invention de la poudre

La poudre à canon, cette merveilleuse découverte qui révolutionna le monde, ce puissant outil de guerre qui dompte la force brutale et rend égales les chances des combattants en donnant la supériorité à la valeur morale et au savoir, n’est pas une invention sortie d’un jet d’un cerveau de génie ; ce n’est pas, non plus, l’œuvre du hasard. Comme toutes les grandes découvertes qui caractérisent le génie de l’homme, l’invention de la poudre n’est que le résultat des travaux de nombreux savants qui, pendant plusieurs siècles, ont dirigé leurs efforts vers un même but.
Heureux celui qui trouve la solution d’un problème qui, pendant plusieurs générations, a été l’objet des études et des travaux de nombreux et patients chercheurs ; heureux celui qui trouve le détail insignifiant, mais suffisant, pour résumer les travaux de ses devanciers et donner un corps à 1 œuvre péniblement élaborée et peu à peu perfectionnée par ses devanciers ; heureux enfin, celui qui récolte les avantages produits par tant de fatigues, tant d’essais et d’angoissantes recherches et qui, le plus souvent, donne son nom à une nouvelle et remarquable invention.
C’est ce qui s’est produit pour l’invention de la poudre à canon, et c’est au moine franciscain Berthold Schwartz qu’a été réserve l’honneur d’en être déclaré l’inventeur, gloire qui a été consacrée par un monument édifié à Fribourg, sa ville natale.
Il est absolument impossible de préciser à quel pays et à qui on doit attribuer la première idée de la découverte de la poudre. Plusieurs pays se disputent la priorité de celte invention que les légendes les plus étranges, mises en circulation dans le passé, ont attribuée les unes aux Chinois, d’autres aux Indiens, d’autres, enfin, à différents peuples.
Aussi loin qu’il est possible de remonter dans l’histoire ancienne, à l’époque où les rivalités de famille à famille, de tribu à tribu donnaient lieu quotidiennement à des luttes sanglantes corps à corps, il était naturellement venu à l’idée de l’homme de recourir à des moyens physiques auxiliaires pour l’aider à attaquer et à vaincre plus facilement son ennemi. Après avoir employé des procédés et des armes entièrement mécaniques, on eut recours à l’usage de pièces de bois et de torches imprégnées de substances inflammables, telles que le soufre fondu, la poix, la résine qui, préalablement enflammées, étaient lancées au milieu des troupes ennemies et y portaient l’incendie et la destruction.
Ce n’est qu’au vu® siècle après Jésus-Christ que les mélanges incendiaires furent introduits en Europe par Callinique, architecte syrien, qui enseigna leur préparation aux Grecs du Bas-Empire. Grâce à leur emploi, ils repoussèrent la flotte des Arabes qui avaient mis le siège devant Constantinople. C’est de cette époque que le nom de feu grégeois ou feu de Cullinique fut donné à ce mélange incendiaire.
Le feu grégeois était un mélange d’huile grasse végétale, d’huile de naphle, de résine, de goudron et de substances minérales combustibles pulvérisées. Ce feu grégeois était employé de différentes manières : on le plaçait dans un vase de terre ou de fer et, après l’avoir enflammé,on le lançait sur
l’ennemi à l’aide de puissantes arbalètes ; quelquefois, on l’utilisait dans les combats corps à corps, en le plaçant à l’extrémité d’une lance ou d’un limon de chariot ; enfin, on l’employait sous forme de fusées ou de tubes volants qui, envoyés dans les rangs des ennemis, y semaient la terreur et la mort.
Les composés incendiaires de guerre ou feux d’artifice, désignés sous les noms de pyroholides, de flèches enflammées, de phalariques de tourteaux goudronnés, de brûlots, etc., etc., avaient un caractère identique à celui du feu grégeois.
L’emploi des fusées était d’ailleurs connu des Chinois, car il en est question dans les écrits de Marco Polo qui les caractérise d’inventions infernales dues aux nécromanciens. Il est certain que ces fusées ou feux d’artifice devaient produire des effets bien plus surprenants que ceux que l’on obtenait avec le feu grégeois, car le salpêtre était sûrement connu des Chinois, celte substance se trouvant dans leur pays sous forme d’abondantes efflorescences. Ils furent certainement les premiers qui employèrent le mélange de salpêtre, de soufre et de charbon pour faire les fusées. Toutefois, les Chinois ne peuvent être considérés comme les inventeurs de la poudre à canon, car ils ignoraient les propriétés balistiques de ce mélange, dont ils se servaient uniquement comme moyen incendiaire ; comme les Grecs, ils remplissaient des projectiles de ce mélange et les lançaient sur l’ennemi à l’aide de dispositifs purement mécaniques.
Les Grecs, eux aussi, ne tardèrent pas à connaître le salpêtre qu’ils introduisirent dans la composition du feu grégeois afin de le rendre plus dangereux ; mais, comme les Chinois, ils ignorèrent les propriétés balistiques du mélange de salpêtre, de soufre et de charbon et ne l’utilisèrent, non comme moyen de propulsion, mais uniquement comme matière incendiaire.

  1. Sorte de javelot.
    En effet, l’empereur Léon VI le Philosophe, qui régna a Byzance et succéda à son père Basile 1 en 886, décrit dans son livre Traité de Indique et exposé sommaire de l’art militaire, les tubes qui servaient à lancer le feu grégeois et ajoute qu’ils projetaient des feux artificiels en produisant un bruit analogue à celui du tonnerre.
    Marcus Græchus qui a écrit, à une époque qui n’est pas bien précisée et que les uns placent vers l’an 1000, un ouvrage célèbre intitulé:Livre des’feux pour brûler les ennemis,indique une sorte de recette pour fabriquer la poudre servant de matière incendiaire à employer contre les assiégeants, mais qui n’avait pas d’autre usage ainsi que l’indique le titre même de son livre.
    Ce furent les Arabes qui,par suite de leurs rapports faciles avec les Chinois, apprirent de ces derniers,au commencement du xnie siècle, la composition du mélange de salpêtre, de soufre et de charbon ; ils l’employèrent pour la fabrication des fusées et, ayant étudié attentivement le phénomène de la combustion, ils découvrirent les propriétés balistiques que possédait ce mélange. Ils ne tardèrent pas à appliquer cette découverte en fabriquant des fusils rudimentaires qui. grâce à l’explosion d’un mélange formé de :
    Salpêtre 10 drachmes,
    Soufre 1,5 —
    Charbon 2 —
    pouvaient lancer à grande distance de véritables projectiles, en forme de flèches. Les Arabes furent également les premiers qui réussirent à purifier, quoique^imparfaitement, le salpêtre en le traitant avec des cendres, opération qui a conduit au raffinage du salpêtre par le carbonate de potassium.
    \ ers la même époque, on étudiait sérieusement en Europe les propriétés du feu grégeois et, au commencement du xive siècle, on connut les premières poudres. Cette découverte est-elle duc au hasard ? Est-elle le résultat des recherches d’un véritable inventeur ? Ni l’une ni I autre de ces deux hypothèses n’est admissible, car la succession des faits soigneusement examinés démontre le contraire. L’imagination humaine,toujours éprise de merveilleux, aurait tendance à attribuer à un seul homme le résultat des travaux effectués pendant plusieurs siècles ; c’est au point que l’on est arrivé à supposer que l’invention de la poudre est l’œuvre d’Archimède, parce que Vitruve a raconté que ce grand mathématicien avait défendu Syracuse, contre le consul romain Marcellus qui l’assiégeait, à l’aide de puissantes machines qui lançaient avec grand bruit des projectiles sur les Romains. Quelle que fût la cause qui produisait le bruit, il est certain que, si Archimède avait connu les propriétés balistiques de la poudre et les avait utilisées pour lancer des projectiles, sa découverte était morte avec lui, demeurant ignorée pendant plusieurs siècles.
    D’autres faits analogues à ce dernier ont été cités : par l’historien Almacin qui attribue à Agiogène Arelas l’emploi de la poudre nitrée au siège de la Mecque en 690 ; par Dionius Cassius qui raconte que Caligula possédait un appareil avec lequel il produisait le bruit du tonnerre et des éclairs ; par Apollonius Tianeus qui décrit comment les brahmanes de l’Inde lançaient sur leurs ennemis la foudre et le tonnerre ; par Vossius, Philostrate et d’autres auteurs anciens qui ont raconté, toujours d’une manière plus ou moins exagérée, les effets produits par le feu grégeois, le seul qui fût réellement connu à cette époque.
    D’autres historiens indiquent comme inventeur de la poudre le célèbre Roger Bacon, et cela parce que,dans son livre Opus niâjus, i\ décrit des feux de guerre qui répandaient une grande terreur et les compare à des jeux d entant bien connus qui n’étaient autres que de minuscules pétards. Comme onle voit, on était loin de connaître à celle époque les propriétés balistiques de la poudre et l’on n’en avait encore découvert que les effets explosifs.
    On arrive enfin à Berthold Schwartz, le légendaire moine noir de Fribourg. Mais ici on pénètre presque dans le domaine de la fantaisie historique. En effet, la plupart des chroniques du moyen âge qui ont trait à l’invention de la poudre se contredisent l’une l’autre : tandis que l’une attribue à Berthold Schwartz l’invention de la poudre,une autre raconte que l’inventeur est le moine Severinus,une troisième dit que l’invention est due au juif Tibseles, une quatrième, une cinquième et d’autres encore mentionnent comme inventeurs différentes personnes.
    Au sujet de Berthold Schwartz, on raconte qu’après avoir découvert la poudre à canon, il vendit le secret de la fabrication aux Vénitiens et qu’alors Wenceslas IV,roi de Bohême et empereur d’Allemagne, pour le punir d’avoir livré sa découverte, le fît attacher sur un baril de poudre auquel on mit le feu. Quand on pense que ce fait se serait passé en 1381, et qu’il y avait déjà près d’un siècle que l’on utilisait la poudre dans les armes à feu pour lancer des projectiles, il est facile de conclure que cette légende est absurde.
    On peut toutefois considérer comme avéré qu’ayant eu ou non connaissance de la découverte des Arabes, l’Allemagne fut le pays dans lequel on prépara les premières poudres à feu et d’où le secret de cette préparation se répandit rapidement dans tous les pays civilisés.
    Comme on l’a déjà dit, l’usage de la poudre dans l’art de la guerre date du xnie siècle. Il est parfaitement exact que, dans les chroniques de la ville de Forli, rédigées par Léon Cobelli et recueillies par les soins de G. Carducci, il est dit qu’en 1281, Guido de Montefeltro, seigneur et capitaine du peuple à Forli, lors du licenciement des mercenaires français du pape Martin IV, avait à son service des fusiliers.
    Il paraît donc qu’à cette époque on se servait déjà de véri-tables armes a feu ; toutefois, dans les chroniques de Cobelli, il n’est fait aucune mention du rôle attribué à ces soldats et c’est pourquoi on peut douter qu’ils aient été de véritables fusiliers.
    En 1310, on vit apparaître les premiers canons, très rudimentaires il est vrai et de très petites dimensions, ainsi que le relate un contemporain, continuateur des annales de Caf- faro. C’est en 1311 que l’empereur allemand Henri utilisa pour la première fois des bombardes lors du siège de Brescia. Ces bombardes furent aussi employées à Forli en 1326; et. en 1346, à la bataille de Crécy, où les Anglais commandés par le roi Edouard III mirent en déroute les Français conduits par le roi Philippe IV de Valois, il est fait mention de dix gros canons installés en rase campagne.
    Il existe à la Bibliothèque nationale de Paris, daté du 11 juillet 1338, un manuscrit curieux cl intéressant, dans lequel Guillaume Moulin de Boulogne accuse réception à un certain Thomas Fouques, employé dans la maison pénitentiaire de Rouen, d’un récipient en fer pour le tir de flèches enflamméesjde quarante-huit flèches garnies de fer avec leurs plumes, d’une livre de nitre et d’une demi-livre de soufre pour fabriquer la poudre nécessaire au tir des susdites flèches.
    Dans un autre intéressant manuscrit,écrit en 1326 et attribué à Walter de Millemelle, portant pour titre : De officu* regum et qui se trouve à la bibliothèque Chrislchurch à Oxford (Angleterre), il y a une image représentant une bouche à leu pour le tir des projectiles. La découverte de celle miniature est due au chimiste allemand Oscar Cultman.
    Machiavel, dans ses Histoires Florentines, dilqu«en 13Si> « les Génois,lesquels avaient vécu sous la domination de A is- « conti, se révoltèrent ; au sujet de la propriété de I île de « Tenedos, la guerre fut déclarée entre les Génois et les \ e- « nitiens, guerre importante qui divisa toute l’Italie. Dans « cette guerre, on vit apparaître, pour la première fois, h s « artilleries, armes nouvelles inventées par les Allemands. >>
    Dans son ouvrage sur l’Ar/ de la Guerre, le même auteur, Machiavel, écrivait : « …Ils ont parmi eux des fusiliers qui, « à l’aide du feu obtiennent les mêmes résultats que ceux « qu’obtenaient anciennement les frondeurs et les arbalétriers. « Ce système d’armement a été imaginé par les Allemands. »
    Quoique Sébastien Munster, traitant de la poudre de tir, ait écrit, en 155i, que:« … le vilain qui apporta sur la terre « une chose aussi affreuse, n’est certes pas digne d’avoir son « nom inscrit dans les mémoires des hommes », il n’en est pas moins vrai que l’application de la poudre à l’art de la guerre constituait un progrès indiscutable au point de vue de la civilisation. Grâce à l’emploi delà poudre, on put opposer une barrière infranchissable aux invasions des barbares et, aussi, commencer à abattre la terrible puissance de la féodalité.
    De plus, la poudre à canon, terrible instrument au point de vue des guerres, fut le plus puissant facteur du progrès en temps de paix, puisqu’elle a permis, sous forme de poudre de mine, d’explorer le sein de la terre où se trouvent de nouveaux et très utiles minerais ; elle a permis aussi d’ouvrit de nouvelles voies de communication, de percer les montagnes, établissant ainsi des liens d’amitié entre les divers pays, dans l’intérêt commun de leurs habitants, en portant les bienfaits de la civilisation dans les endroits les plus lointains, au delà des barrières élevées par la nature.
    CHAPITRE 11
    Découverte de nouveaux explosifs
    Sauf quelques modifications apportées au dosage primitif et de légers perfectionnements dans les procédés de fabrication, la poudre noire, formée d’un mélange de salpêtre, de charbon et de soufre, a été le seul explosif utilisé pendant cinq siècles.
    Ainsi que l’a fait judicieusement remarquer Berthelot : « L’étude des matières explosives a quelque chose qui séduit « l’imagination et cela à un double point de vue : en raison « de la puissance qu’elle met entre les mains de l’homme, et « en raison des notions plus profondes qu’elle nous permet « d’acquérir sur le jeu des forces naturelles, amenées à leur « plus haut degré d’intensité. »
    Dans son empressement à trouver de nouveaux moyens d’attaque et de défense, imposés par la nouvelle tactique des guerres, l’homme ne pouvait se contenter de la simple poudre noire et, d’autre part, les exigences nouvelles de l’industrie et de la science avaient fait naître le besoin d’avoir recours à des explosifs plus efficaces que la poudre pour améliorer l’exploitation des mines et pour construire des routes servant à favoriser les relations entre les différents pays.
    Le chimiste français Berthollet, ayant en 1785 découvert le chlorate de potassium, essaya de l’utiliser dans la prépa
    ration des poudres de guerre en le substituant au salpêtre dans le mélange bien connu. Une terrible explosion, qui fil plusieurs victimes, explosion due à la grande instabilité du chlorate de potassium, fut la cause de l’abandon momentané de ces essais.
    En 1799, l’Anglais Howard, en traitant l’azotate de mercure par l’alcool et par l’acide azotique, obtint une substance explosive, extrêmement sensible au choc et, par suite, considérée comme ne pouvant recevoir aucune application pratique. Les recherches et les essais, effectués successivement par Gay- Lussac, Berzélius, Chandelon et Liebig, rendirent possible l’emploi de celte substance qui, connue sous le nom de fulminate de mercure, est utilisée dans la fabrication des capsules et des amorces, alors qu’autrefois, la mise à feu de la poudre était obtenue par l’intermédiaire de mèches.
    En même temps, de nouveaux progrès, toujours croissants, étaient apportés à la fabrication des armes à feu et à celle des projectiles ; il en résultait l’obligation d’améliorer la préparation de la poudre pour pouvoir l’utiliser avec les nouvelles armes, c’est-à-dire d’augmenter sa puissance balistique, d’obtenir la sécurité et la continuité du tir et enfin d’accroître la portée.
    La poudre noire avait déjà été l’objet de presque tous les perfectionnements dont elle était susceptible. C’est alors que la chimie organique ouvrit de nouveaux et immenses horizons aux chercheurs et les entraîna à découvrir des matières explosives de grande puissance, pouvant être l’objet de nombreuses et différentes applications.
    Ce fut le français Braconnot, de Nancy, qui,en 1832, trouva le premier de nouveaux explosifs. En traitant l’amidon, les fibres ligneuses et d’autres substances analogues par l’acide azotique concentré, il obtint un produit blanc, léger, très facile à enflammer, auquel il donna le nom de xyloïdine.
    Pelouze, en 1838, au cours d’essais sur le produit découvert par Braconnot, constata qu’en immergeant, pendant seulement quelques instants, une cellulose quelconque dans l’acide azotique monohydraté, puis la lavant abondamment et la mettant ensuite à séclrer, on obtenait une substance très inflammable pouvant être utilisée dans les compositions pyrotechniques.
    En 1845, Dumas obtint une substance explosive en nitrifiant le papier, substance à laquelle il donna le nom de nitntmi- dine ; l’inventeur en proposa l’emploi pour la confection des gargousses d’artillerie.
    Mais, à cette époque, les nouvelles substances explosives qui venaient d’être découvertes ne donnèrent aucun résultat vraiment pratique par suite de leur instabilité et du manque de régularité des préparations ainsi obtenues.
    En 1816, le suisse Scbœnbein de Bâle annonça la découverte du /’ulnü-coton ou coton-poudre, obtenu en immergeant du colon bien cardé dans un mélange,à parties égales, d’acide azotique et d’acide sulfurique concentrés. Après celle opération, le colon est soumis à des lavages énergiques, abondants et plusieurs fois répétés, afin de lui enlever toute trace d’acides; puis, on procède au séchage, dans une étuve fermée, à une température ne dépassant pas 80°.
    Malgré l’extrême facilité avec laquelle la substance explosive découverte par Scbœnbein se décomposait et explosait, elle excita toutefois l’enthousiasme général et presque tous les Etats d’Europe se livrèrent à des études et à des recherches sur ce nouveau produit, dans le but de l’utiliser pour le service de l’artillerie. Ces expériences ne tardèrent pas a être abandonnées, tant à cause de la grande instabilité du produit ainsi préparé, que par suite des accidents désastreux qui se produisirent en différents endroits.
    Malgré cela, les études et les essais du colon-poudre lurent poursuivis avec la plus grande persévérance en Autriche, où le baron von Lenk, en perfectionnant le procédé de fabrication, obtint un coton-poudre plus stable, plus maniable e, produisant des effets plus réguliers. En présence de ces résul-tats, le gouvernement autrichien installa des usines pour la fabrication de ce produit et fit construire trente batteries d’artillerie qui, pour leurs exercices à leu, devaient faire usage exclusivement de fulmi-coton.
    Peu de temps après, deux terribles explosions se produisirent en Autriche, à Simmering en 1862 et à Steinfeld en 1865, explosions dues à la décomposition spontanée du coton-poudre et qui discréditèrent totalement son emploi, si bien que l’on renonça à l’utiliser et à le fabriquer.
    11 était réservé au savant chimiste anglais Abel l’honneur de rendre l’emploi du lulmi-coton presque indispensable pour effectuer la charge des projectiles explosifs, principalement des torpilles, et aussi de rendre possible son emploi dans les travaux de mine. Abel fit breveter son procédé en 1865; ce procédé consiste à réduire, avant toute autre opération, le coton en fil très fins pour enlever tout grumeau susceptible de donner lieu à une réaction par suite de sa nitrification. Après avoir soumis le produit ainsi préparé à tous les lavages nécessaires, on le soumet, encore à l’état humide, à une très forte compression ; on empêche ainsi l’altération du coton- poudre pendant longtemps et il ne présente plus aucun danger. Pour l’employer plus tard, il suffit de le dessécher convenablement et il reprend alors toute sa puissance explosive. On peut également l’utiliser à l’état humide en provoquant son explosion à l’aide d’une capsule de fulminate de mercure, o’est-à-dire en provoquant l’explosion d’une charge initiale de coton-poudre sec mise en contact avec la masse humide. Dans ces conditions, la déflagration est encore plus violente que celle que l’on obtient avec le fulmi-coton sec, car l’eau, à cause de sa faible élasticité, favorise le choc initial dans toute la masse.
    Ce procédé ayant rendu possibles, l’emploi et la conservation du fulmi-coton, on entreprit sa fabrication dans les principaux pays d’Europe et, actuellement, le coton-poudre entre dans la composition de presque tous les engins explosifs les plus puissants, utilisés principalement pour l’art de la guerre et pour les mines sous-marines.
    Presque à la même époque, le chimiste italien Sobrero trouva la nitroglycérine, qu’il obtint pour la première fois dans son laboratoire particulier, à Turin,en 1817. Cette importante découverte, qui était appelée, à bref délai,à bouleverser l’industrie minérale et à aider à son rapide développement ; en lui fournissant des matières explosives d’une puissance inconnue jusqu’alors, resta néanmoins, pendant quelques années, sans applications pratiques, à cause de l’extrême facilité avec laquelle la nouvelle substance explosait au moindre choc. Toutefois, la nitroglycérine fut utilisée en Amérique, en solution très étendue,comme médicament, sous le nom de glonoïne.
    Ce n’est que dans la période de 1860 à 1863 que l’ingénieur suédois Nobel parvint à faire accepter ce produit pour les travaux de mine, en le préparant par des procédés rapides et peu dangereux dans ses usines de Stockholm et de Hambourg. 11 rendit cet explosif moins sensible au choc en le dissolvant dans l’alcool méthylique, d’où il le séparait ensuite peu à peu par une simple addition d’eau. Ce nouveau produit reçut le nom d’huile explosive ; de nombreux accidents survenus peu après sa découverte et les graves inconvénients que présentait l’emploi de l’alcool méthylique en firent proscrire l’emploi.
    Cet insuccès ne découragea pas Nobel qui parvint finalement à surmonter toutes les difficultés et à atténuer l’extrême sensibilité de la nitroglycérine en la faisant absorber par un corps inerte et poreux duquel on ne pouvait la séparer, ni par l’action d’une pression énergique, ni par le vieillissement du produit, ni enfin par aucune cause étrangère. La dynamite était trouvée ; par la suite, cet explosif a été l’objet de nombreuses modifications et de perfectionnements.
    Quand on eut obtenu une stabilité suffisante pour le fulmi- coton et rendu possible l’emploi de la nitroglycérine dans la préparation des explosifs, une véritable fièvre d’invention
    s’empara des chimistes et de tous ceux qui s’occupaient de la question.
    Comme toutes les substances organiques peuvent être soumises à la nitrification, il en est résulte la découverte d’une variété infinie de nouvelles poudres connues sous le nom générique de nilrocomposés. *■
    Ces nouvelles poudres furent utilisées dans les armes à feu de toute espèce, y compris la grosse artillerie. Avec la suppression de la fumée, qui constitue une des plus importantes qualités de ces poudres,les principes de la tactique militaire ont été entièrement bouleversés, à tel point qu’on a éprouvé le besoin d’employer parfois dans les tirs de guerre, en même temps que les poudres nitrocomposées,des poudres spéciales, dites fumigènes, produisant dans l’air de grands nuages de fumées épaisses, afin de cacher à l’ennemi les mouvements de troupes s’effectuant dans un endroit découvert.
    Indépendamment de la suppression presque complète de la fumée, les nitrocomposés possèdent une puissance d’explosion extraordinaire et impriment au projectile une grande vitesse initiale permettant d’effectuer des tirs à de très longues distances, auxquelles la poudre noire n’aurait jamais permis d’atteindre ; aussi cette dernière est-elle peu à peu abandonnée et remplacée par les nouveaux explosifs.
    CHAPITRE III
    Légendes sur Sainte Barbe
    Après avoir exposé les légendes qui ont trait à l’invention de la poudre, on ne peut passer sous silence la légende, plus ou moins fantaisiste, qui a associé le nom de sainte Barbe aux explosifs.
    Personne n’ignore que cette sainte est considérée comme la patronne des poudriers, des mineurs, des artilleurs, des sapeurs du génie et des marins, en un mot de toutes les armes qui font un emploi spécial des explosifs, telles que l’artillerie avec ses canons et ses obus et le arénie avec ses travaux de O
    mine. Quant aux marins, on suppose que la protection de sainte Barbe s’étend non seulement aux artilleurs de marine, mais aussi à tous ceux qui font partie de l’équipage d’un navire en raison des dangers auxquels ils sont exposés, tant à cause de la foudre que de la grande quantité d’explosifs qui se trouvent à bord d’un navire de guerre, aussi bien qu’au- trefois à bord des navires faisant la navigation au long cours, explosifs emmagasinés dans’ un réduit spécial de la cale désigné précisément sous le nom de Sainte-Barbe.
    Il serait impossible de dire comment et depuis quand cette sainte a commencé à être vénérée comme patronne de ceux qui manipulentles explosifs.Tous les renseignements que l’on a sur la naissance, la vie et le martyre de sainte Barbe sont confus et contradictoires.
    M. Tullio Marchesi, savant officier de l’artillerie italienne, a publié en 1895, à Turin, une intéressante brochure sous
    le titre : Santa Barbara, protectrice dci cannonieri. Ce chercheur méticuleux, après avoir examiné de nombreux documents, nous a fait connaître, au moins en partie, l’histoire de sainte Barbe et les motifs spéciaux qui lui avaient valu de devenir la patronne des artilleurs. A tous ceux qui auront le désir d’avoir à ce sujet des renseignements étendus et détaillés, nous conseillerons de lire l’intéressant opuscule de M. Marchesi.
    Nous nous bornerons ici à résumer brièvement la légende de cette sainte et à exposer les raisons probables qui lui ont fait attribuer le patronage de tous ceux qui manient les explosifs.
    On raconte que, vers l’année 210 après Jésus-Christ, Barbe naquit à Nicomédie, capitale de la Bythinie. Son père, Dioscore, était le chef d’une riche et noble famille.
    La jeune fille grandit dans l’aisance auprès de ses parents qui l’adoraient à cause de sa vive intelligence et de sa grande beauté. Par une inclination naturelle, Barbe se tenait à l’écart de toutes les fêtes etde tous les plaisirs, car elle n’aimait pas les divertissements, son caractère la portant à la méditation. Ses goûts, tout l’opposé de ceux du monde dans lequel elle vivait, créèrent pour la jeune fille une sorte d’isolement ; son cœur sensible l’amena à accueillir la religion du Christ, religion qui précisément condamnait le luxe et les injustices du paganisme professé par ses parents.
    Instruite en secret des dogmes et des mystères de la doctrine du Christ, elle se fit chrétienne et forma le vœu de rester vierge, pour ne pas unir sa destinée à celle d’un homme professant une autre religion que la sienne.
    Dioscore avait disposé autrement de l’avenir de sa fille et vint le jour où Barbe fut mise dans l’alternative de prendre un époux ou d’avouer la vérité. Barbe déclara alors hardiment à ses parents qu’elle était chrétienne.
    Aveuglé par la colère, Dioscore s’élança sur sa fille pour la tuer ; mais Barbe, en fuyant, s’appuya contre une roche quimiraculeusement s’ouvrit, laissant passer la jeune fille, et se referma devant le père qui la poursuivait.
    Il paraît que le miracle de la roche ouverte ne suffit pas à arrêter la colère de Dioscore, car, ayant rejoint sa fille par un autre chemin, il l’entraîna devant le préfet Marcianus et l’accusa.
    Ni promesses, ni menaces, ni caresses n’eurent d’action sur Barbe qui conserva entièrement sa foi. Soumise aux plus cruelles tortures,chaque soir elle rentrait blessée, meurtrie et sanglante dans son triste cachot. Mais, pendant la nuit, le Rédemp- e e e • leur lui apparaissait et la ranimait en louchant du doigt ses blessures qui se cicatrisaient, à la grande stupéfaction des geôliers qui, dès le matin, venaient chercher Barbe pour la conduire à de nouveaux supplices. La malheureuse,ayant persisté à confesser sa religion, fut finalement condamnée à mort.
    Dioscore, soit par féroce vengeance, soit pour être agréable à ses dieux, demanda et obtint d’être l’exécuteur de la terrible sentence. Il traîna sur le haut d’une colline sa malheureuse victime et, arrivé en cet endroit, il lui trancha la tête.
    Saisi d’épouvante aussitôt après avoir commis son infâme crime, Dioscore s’élança en bas de la colline. Mais à ce moment un éclair jeta une vive lueur dans le ciel et Dioscore fut frappé de la foudre et réduit en cendres, à tel point qu’on ne put trouver trace de son corps.
    La dépouille mortelle de Barbe tut inhumée à Nicomédie. Lorsque, plusieurs siècles après, elle fut canonisée, ses reliques furent exhumées et transportées à Constantinople sur l’ordre ■de l’empereur Justinien. Une église y fut bâtie pour abriter ses restes. En 991, l’empereur Basile fil don des reliques de sainte Barbe aux Vénitiens qui les placèrent dans la basilique de Saint-Marc.
    On prétend qu’actuellement, ces reliques se trouvent dans l’église des Jésuites à Venise ‘.
  2. A cc sujet, Marchesi rapporte que, d’après certains témoignages, les
    Il est vraisemblable que les deux événements qui ont marqué la vie de sainte Barbe : l’ouverture du rocher pour lui donner le moyen de fuir et, d’autre part, la foudre vengeresse qui réduisit son.père en cendres, l’ont fait désigner comme protectrice des mineurs, des artilleurs et des marins.
    En effet, l’ouverture du rocher est un travail de mineur qui, dans l’armée, est effectué par le génie. Par analogie, on y a ajouté l’artillerie parce que, dans les premiers siècles oii il fut fait usage de la poudre, soldats du génie et bombardiers faisaient partie du même corps de troupe.
    D’autre part, il est évident que la foudre constitue un danger permanent pour tous ceux qui emmagasinent ou font usage de la poudre; étant donné que la foudre éclata pour venger la mort de sainte Barbe, il était naturel que l’on invoquât cette sainte pour éloigner les dangers que la foudre peut occasionner. C’est probablement pour le même motif que les marins l’ont choisie comme patronne, puisque, autrefois, tous les navires étaient munis de bouches à feu et de munilions.
    La vie et les miracles de sainte Barbe ont été l’objet d’autres versions, plus ou moins vraisemblables.
    Nous nous contenterons de rapporter la légende qui est répandue dans le peuple de Rome et qui nous a été communiquée parmi jeune homme de nos amis, ErancisAcquaviva, savant bibliophile ; nous allons la reproduire presque textuellement comme elle nous a été racontée.
    Cette version n’est peut-être pas la véritable, mais c’est celle qui trouve le plus de créance, parce que le peuple de Rome a toujours été porté, comme l’a fait justement remarquer Belli, à confondre dans ses légendes les époques mythologiques et historiques, à réunir des faits qui se sont produits
    reliques de sainte Barbe se trouveraient, au contraire, dans l’église de Saint-Jean l’évangéliste, du diocèse de Torcello, où elles auraient été transportées en l’année J009.
    à des époques très différentes et à séparer, au contraire, les faits datant d’une même époque.
    Sainte Barbe, d’après la légende populaire, était une jeune vierge vivant dans une ville d’Afrique, au temps du Bas-Empire. Elle était la fille d’un excellent chimiste qui avait trouvé une matière explosive et qui tenait secrète sa découverte.
    La ville qu’il habitait ayant été assiégée par les Vandales, le père de Barbe trouva la mort dans un des nombreux combats qui se livrèrent, laissant la jeune fille maîtresse de son secret et de l’explosif qu’il avait découvert.
    La ville étant tombée an pouvoir des barbares, la vierge se réfugia dans un temple avec un grand nombre de ses compagnes et, lorsque les barbares tentèrent d’y entrer pour s’emparer d’elles, Barbe mit le feu à l’explosif que lui avait donné son père et trouva la mort, ainsi que ses compagnes, sous les ruines de l’édifice.
    Cette légende ressemble à celle que l’on raconte touchant les jeunes filles de Lesbos qui, pour ne pas tomber au pouvoir des Turcs déjà maîtres de la citadelle, mirent le feu aux poudres et se firent sauter en l’air.
    Il est probable que, sauf la désignation de l’époque où ces faits se sont passés, il s’est produit soit en Afrique, soit à Lesbos, soit en tout autre endroit, un épisode semblable à celui qui fait le fond de la légende, probablement exagérée en ce qui concerne le saut dans les airs.
    Parmi les jeunes filles qui périrent à Lesbos, il est possible qu’une d’entre elles portât le nom de Barbe, comme il est également admissible qu’aucune d’entre elles ne se nommât ainsi. A cause de la confusion, signalée par Belli, des époques auxquelles se sont produits les événements, on aura probablement attribué cet épisode à sainte Barbe et, pour sanctifier cet événement, ainsi que le fanatisme religieux de l’époque avait coutume de le faire, on choisit sainte Barbe pour protectrice des canons, des canonniers et autres.
    11 esteertain que,depuis l’année 1520 environ, jusqu’à notreépoque,dans les pays catholiques de l’Europe, les règlements militaires ainsi que les instructions adressées aux mineurs du génie, aux artilleurs,etc.; contenaient des prescriptions relatives à l’obligation de vénérer sainte Barbe et d’invoquer sa protection toutes les fois qu’il s’agissait de procéder à une opération dangereuse, telle que celle qui consiste à introduire la charge dans une pièce de canon, dans un trou de mine ou toute autre opération analogue.
    Actuellement, on ne croit presque plus au pouvoir des saints, aussi les prescriptions relatives à l’obligation d’invoquer sainte Barbe n’existent plus dans les règlements militaires de l’artillerie moderne.
    Toutefois on a conservé le nom de sainte-barbe au maga-
    O sin renfermant les poudres à bord d’un navire.
    Mais si le culte de sainte Barbe a cessé d’exister, la vénération de cette sainte subsiste toujours, et elle est aujourd’hui encore considérée comme la protectrice des explosifs et de tous ceux qui les manient.
    Le 4 décembre de chaque année, anniversaire de la Sainte, est un jour de fêle dans les fabriques d’explosifs, dans les mines, dans les casernes d’artillerie et du génie et à bord des vaisseaux. A celle occasion, il se distribue des gratifications et des récompenses extraordinaires.des banquets ont lieu, on lève les punitions, maîtres et ouvriers, officiers et soldats fraternisent et les cœurs vibrent à l’unisson en pensant au travail entrepris dans un but noble et élevé et au devoir accompli.
    LIVRE PREMIER
    LES POUDRES NOIRES
    PREMIÈRE PARTIE
    Matières premières
    PREMIÈRE SECTION
    Le Salpêtre.
    CHAPITRE PREMIER
    Propriétés générales du salpêtre.
    Le salpêtre ou nitre, ou plus exactement l’azotate ou nitrate de potassium, est un sel qui, aujourd’hui, s’emploie dans la préparation des poudres à feu. II n’était pas connu des anciens, car il est certain que la substance que ceux-ci désignaient sous le nom de natron ou nitrum s’appliquait à toutes efflorescences salines naturelles ; on a eu la preuve, cependant, que ce nom servait particulièrement à désigner le carbonate de sodium naturel, le seul dont les propriétés fussent connues à l’époque, propriétés bien différentes de celles du nitrate de potassium.
    Comment et à quelle époque a été découvert le nitrate de potassium? est un fait qui n’est guère bien connu.On estime, toutefois, que c’est au hasard et à l’empirisme que l’on doit la connaissance des applications pratiques du salpêtre. Il y a une dizaine de siècles qu’il a été employé dans l’art de la guerre, et les œuvres de Geber et de Marcus Græcus citent justement un sal pelrosum ou sal petræ ayant absolument les mêmes propriétés que le salpêtre.
    Jusqu’à la tin du siècle qui vient de se terminer, comme encore actuellement, le salpêtre a constitué un des éléments de fabrication de la poudre noire, mais, autrefois, son emploi n’était fondé que sur des données empiriques. Les travaux de Lavoisier sur le rôle de l’oxygènè dans la combustion le •/ Cz
    conduisirent à établir la théorie de l’action exercée par le nitrate de potassium dans la combustion de la poudre à feu. En eflet, le salpêtre renferme,sous un très faible volume,une grande quantité d’oxygène ; par suite de son mélange avec des corps combustibles, tels que le soufre et le charbon, il se produit instantanément, au moment de la combustion, une quantité considérable de gaz qui, par suite de leur extraordinaire force d’expansion, chassent, brisent et détruisent tout ce qu’ils rencontrent.
    Toutefois, celle explication est incomplète, puisque tous les corps,riches en oxygène et susceptibles d’en fournir en grande quantité aux substances oxydables, ne conviennent point à la préparation des explosifs et, il y a seulement quelques années, ou ne pouvait expliquer cette différence d’action. Les éludes de plusieurs savants chimistes et les laborieuses recherches de l’illustre Berthelol ont permis de déterminer exactement que la réaction des gaz explosifs développés par la combustion de la poudre noire était due, non seulement au mélange rationnel d’un corps comburant avec des corps combustibles, mais principalement au nombre de calories développées par l’oxydation des corps combustibles au moment de la combustion. Les expériences effectuées par Berthelot
    1 ont amené a cette conclusion que « 101 grammes de nitrate « de potassium cristallisé formé par la combinaison de :
    « Az 4- Oa 4- K – Az 0° K
    « développent 4- 118,7 calories; par approximation, on trouve « que l’oxydation de 2t grammes de carbone par 101 gram- « mes de nitrate de potassium, réaction qui s’effectue avec « production de carbonate de potassium et d’oxyde de car- « bone
    « Az OB K 4- 4 C = CO3 K 4- 3 CO 4- Az,
    « développe 4- 64,9 calories. »
    1) un autre côté, ayant également démontré que, par exemple, 101 grammes de sulfate de potassium, pour oxyder 2i grammes de carbone, au lieu de développer de la chaleur, absorbent, au contraire, 72,4 calories, il est évident que l’azote et ses composés sont les seuls qui possèdent l’énergie nécessaire pour produire des explosions.
    Le nom de salpêtre s’applique généralement aussi aux autres composés que l’acide azotique forme avec différentes bases. Les principaux azotates utilisés dans la préparation des produits explosifs sont le nitrate ou azotate de potassium, désigné également sous le nom de salpêtre ou de nitre, et le nitrate de sodium, plus connu sous le nom de salpêtre du Chili.
    Le nitrate de potassium ou salpêtre est un sel blanc, de saveur fraîche, salée, un peu amère et piquante. 11 cristallise très facilement en prismes rhomboïdaux droits et aussi en rhomboèdres peu stables qui se transforment facilement en prismes ; c’est donc un sel dimorphe. Sous ces deux formes, les cristaux sont toujours agglomérés et ne contiennent pas d’eau de cristallisation.
    Le nitrate de potassium se rencontre tout formé dans la nature à l’état d’efflorescences, formées de très petits cristaux. sur le sol et sur les vieux murs humides. Leur saveur permet de les distinguer facilement d’efflorescences analogues que l’on rencontre parfois et qui sont formées de sulfate et decarbonate de sodium.
    Son poids atomique est 101 ; sa densité à 0° est comprise entre 2,09 et 2,10 et sa chaleur spécifique 0,239.
    Il fond à la température de 338^340° et forme alors un liquide clair et limpide. En reprenant l’état solide, sa structure se modifie et il forme une masse opaque, blanche, fibreuse, élastique et difficile à triturer, à laquelle on a donné le nom de cristal minéral.
    Une dissolution saturée de nitrate de potassium bout à 118°.
    La propriété caractéristique du salpêtre est de fuser et de scintiller vivement lorsqu’on le projette sur des charbons incandescents ; dans ces conditions, il se décompose à la température du rouge vif en azote et en oxygène, en laissant un résidu de potasse pure. En brûlant, il produit une très vive lumière blanche.
    Un mélange de deux parties de salpêtre et d’une partie de soufre, placé sur un fer rouge, brûle en produisant une lumière tellement vive que l’œil peut à peine la supporter. Le même mélange, placé dans un creuset fermé et soumis à une haute température, détone violemment lorsqu’on atteint 432°. Un mélange intime de salpêtre et de charbon pulvérisés, constitue un véritable explosif, presque aussi énergique que la poudre noire qui, comme on le sait, est un mélange de salpêtre, de soufre et de charbon.
    Le nitrate de potassium parfaitement pur n’est point déliquescent au contact de l’air. Il est insoluble dans l’alcool, mais très soluble dans l’eau ; sa solubilité augmente considérablement avec l’élévation de la température. En. effet, 100 parties d’eau dissolvent :
    13,33 de salpêtre.
    15,00 —
    16,60 —
    20,60 —
    25,49 —
    25,64 —
    28,65 —
    31,75 —
    74,00 —
    97,70 —
    170,80 —
    238,00 —
    256,00 —
    335,00 –
    La présence d’un sel n’ayant aucun de ses éléments semblable à ceux du nitrate de potassium (par exemple, le chlorure de sodium ou le chlorure de magnésium) augmente sensiblement la solubilité du salpêtre dans l’eau, par suite de la double décomposition qui se produit entre les deux sels en contact. Au contraire, la présence d’un sel ayant un de ses éléments commun avec ceux du salpêtre, (par exemple, le chlorure de potassium, le nitrate de sodium, etc.), diminue la solubilité de ce dernier en produisant, au moment de la dissolution dans l’eau, un notable abaissement de température.
    L’acide azotique et les azotates sont généralement des produits naturels. Ces produits se forment par suite de réactions survenant entre les éléments du sol et ceux de 1 air, réactions que l’on explique de différentes manières, en ajant recours à des théories ingénieuses ; mais l’ensemble de ces réactions n’est pas encore connu dans tous ses détails.
    Toutefois, on admet aujourd’hui comme théorie générale de la nitrification, les deux causes naturelles suivantes :
    1° L’oxydation de l’azote de l’air, sous l’influence de l’électricité atmosphérique ou de l’ozone ;
    2° La décomposition de l’ammoniaque résultant de la décomposition des matières organiques et qui s’oxyde au contact de l’air.
    Depuis longtemps, de nombreux expérimentateurs ont constaté la présence de l’acide nitrique dans l’air, mais la cause de la production de cet acide a donné lieu à des théories très différentes les unes des autres et sur lesquelles on est loin d’être d’accord. Il est certain que les pluies d’orage et la grêle contiennent de l’acide nitrique qui est produit par la combinaison de l’azote et de l’oxygène de l’air sous l’action de l’électricité atmosphérique, soit que cette dernière se dégage du sol ou des nuages pendant les orages, soit qu’elle résulte de la faible tension (pie présente généralement l’électricité atmosphérique.
    On peut se demander si c’est là la seule cause qui produise de l’acide azotique au sein de l’atmosphère.
    Mayou en 1669, Lemery en 1675, Longchamp en 1825 et plusieurs autres ont cherché la solution de ce problème. Les uns ont admis que l’azote de l’air se transformait directement en acide azotique et se combinait ensuite avec les bases alcalines que contient le sol; d’autres estiment que l’azote se combine avec l’oxygène en présence des alcalis et des substances poreuses, sous l’influence de l’humidité ; mais ces théories sont actuellement complètement abandonnées.
    Dans tous les phénomènes d’oxydation lente, il se produit de très faibles quantités d’acide nitrique; mais ce phénomène n’est point suffisant pour donner une solution du problème. Schœnbein a admis comme un fait prouvé que l’acide nitrique se produisait d’une manière continue dans la nature par l’action de rozonc, obtenu par suite de l’oxydation du phosphore, sur l’azote libre, action favorisée par des phénomènes généraux se produisant en tous lieux; ainsi, par exemple, l’évaporation de l’eau en présence de l’azote suffirait pour déterrai-
    ner la combinaison de l’azote et de l’oxygène et la formation •de l’azotite d’ammoniaque.
    Jusqu’à ces derniers temps, celte théorie a été considérée comme exacte, mais les recherches de Carius et de Berthelot ont démontré qu’elle était erronée.
    C’est à Berthelot que l’on doit peut-être la solution de cet important problème. En effet, laissant de côté les théories de la chimie pure, il dit :
    « C’est l’électricité qui détermine la fixation de l’azote libre à la température ordinaire et sous la faible tension que possède l’électricité à la surface du sol et cela en tout lieu, en tout temps et même dans les régions où le temps est toujours serein ,
    Dans une longue série d’expériences et de faits que l’on ne saurait reproduire dans le présent ouvrage, car cela nous entraînerait trop loin, Berthelot démontre l’exactitude de sa théorie en prouvant que l’électricité, duc aux phénomènes orageux et principalement celle qui existe à l’état permanent à la surface du sol, est la cause de la production continuelle de l’acide azotique contenu dans l’air.
    De nombreuses constatations et des expériences répétées ont démontré que la nitrification naturelle est due principalement à l’oxydation lente des matières organiques azoffes sous l’action de l’oxygène de l’air dans certaines conditions •/ O
    particulières, telles que l’humidité, la température, la presence de bases alcalines ou terreuses, l’humus en decomposition et quelquefois aussi la présence de corps poreux.
    L’ammoniaque, composée d’azote et d’hydrogène, se produit par suite delà putréfaction des matières organiques végétales ou animales répandues dans toute la nature; cette ammoniaque est constamment soumise à des actions oxydan-
  3. Sur la force des matières explosives d’après la thermochimie, par M. Berthelot.
    tes, et ce travail de décomposition est une source inépuisable d’acide nitrique.
    L’acide nitrique peul également être obtenu sous Faction de l’oxygène naissant, par exemple, ainsi que l’indiquent Upmann et von Mayer « en faisant passer du gaz ammoniac sur du peroxyde de manganèse chauffé ou bien en traitant le sulfate d’ammoniaque avec un mélange d’acide sulfurique et de bichromate de potassium », c’est-à-dire en utilisant l’un des nombreux procédés bien connus qui peuvent provoquer l’oxydation de l’ammoniaque.
    Les conditions particulières et différentes qui permettent de faciliter, de limiter et même d’empêcher le phénomène de la nitrification par la décomposition de l’ammoniaque ont donné lieu à des hypothèses et à des théories diverses ; mais toutes n’ont indiqué que les effets produits et non la cause à laquelle ils étaient dus. Il y a à peine quelques années que MM. Schlœsing et Muntz ont démontré que la nitrification de l’ammoniaque et des matières organiques azotées est due à l’influence d’organismes microscopiques, punctiformes, arrondis ou légèrement allongés, ferments appartenant au groupe des bactériacées. Ces corpuscules se rencontrent dans toutes les terres arables et dans les eaux courantes ainsi que dans les eaux stagnantes que ces organismes concourent à purifier; ils provoquent la fixation de l’oxygène sur l’ammoniaque et sur les matières azotéesqu’elleseonliennent,donnant ainsi naissance à des nitrates. Pour que ces organismes produisent la nitrification, il est indispensable qu’ils se trouvent dans un milieu humide ; une lumière trop vive entrave leur action, alors qu’ils peuvent agir même dans l’obscurité ; ils ne résistent pas à la privation prolongée d’oxygène ; un milieu légèrement alcalin favorise la nitrification, tandis que s’il l’était trop il l’entraverait. Enfin la nitrification ne se produit que dans des limites déterminées de température, variant depuis 12° jusqu’à 45°. A une température au-dessous de 5° ou supérieure à 50°, l’action des ferments nitriques cesse complètement ; ces ferments sont détruits lorsqu’on les soumet à une température de 100° ou bien à l’action du chloroforme ou d’autres antiseptiques.
    Ces organismes microscopiques, appelés ferment nitrique, et que l’on peut comparer au ferment acétique bien connu, ne doivent pas être confondus avec les moisissures et avec les mycodermes ou champignons qui, au contraire, sont nuisibles à l’action de ce ferment.
    On explique ainsi les conditions spéciales qui facilitent la nitrification naturelle par décomposition de l’ammoniaque, conditions qui avaient été observées par les premiers expérimentateurs, sans que ceux-ci pussent en connaître la cause, donnant lieu ainsi aux nombreuses théories aujourd’hui reconnues inexactes.
    Les machinesdynamo-électriques.qui permettent d’obtenir des étincelles analogues aux décharges atmosphériques, onf amené le Dr Adolph Frank de Charlottembourg à utiliser ces machines pour fixer industriellement l’azote contenu dans l’air, résultat qu’il a obtenu en 1895 en traitant les carbures de calcium et de baryum et ensuite, en 1900, en traitant les cyanamides et les dicyanamides, dérivés des carbures qui viennent d’être cités.
    CHAPITRE II
    Extraction du salpêtre.
    Le salpêtre brut se trouve tout formé à l’état naturel ou bien est produit artificiellement en plaçant le sol dans des conditions spéciales qui favorisent la production naturelle des nitrates.
    Autrefois, le salpêtre était extrait principalement des efflorescences qui se produisent sur les vieux murs, du sol des écuries, des étables, des fosses à fumier, des vieilles masures dépourvues de plancher, ainsi que des plâtras provenant des démolitions, etc.
    L’industrie de l’extraction du salpêtre était réglementée par des lois spéciales et jouissait de privilèges spéciaux. Chaque état, chaque région avait un procédé spécial de production du salpêtre, et l’installation de nitrières artificielles s’était considérablement développée. Mais, la découverte d’immenses gisements naturels de nitrates aux Indes, dans l’île de Cevlan et dans l’Amérique du Sud ont, peu à peu, fait abandonner l’emploi des nitrières artificielles.
    Le salpêtre prend naissance naturellement et progressivement, par suite de réactions qui se produisent entre les éléments du sol et ceux de l’air, dans les endroits bas et humides, habités par des hommes ou par des animaux, sur les vieux murs, etc., et quelquefois aussi dans certaines cavités naturelles dont le sol contient de la potasse.
    Dans les pays chauds, la production du salpêtre est plus abondante et plus rapide. Dans les pays à climat tempéré.
    les nitiales sont le plus souvent des sels de bases terreuses tandis <|ue, dans les pa^s chauds, ils sont formés dm qu’il se forme, on l’enlève avec une écumoire et on le verse dans un panier en osier que l’on a eu soin de disposer au- dessus de la chaudière pour l’égouttage. Dès que les cristaux de sel marin apparaissent, on modère le feu afin que ces cristaux se séparent et sèchent plus facilement ; mais il faut prolonger le plus possible l’évaporation, afin de débarrasser le liquide d’une plus grande quantité de chlorure.
    Lorsque la dissolution marque 80° à l’aréomètre de Baumé, on éteint le feu et on la laisse reposer pendant environ dix- huit heures pour la clarifier complètement; après quoi on la verse dans de grands vases de cuivre où elle cristallise en se refroidissant lentement.
    La cristallisation terminée, on recueille les eaux mères, on détache les cristaux en les laissant s’égoutter et on obtient ainsi le salpêtre qui est brut, car il se trouve encore mélangé avec de petites quantités de chlorure de sodium et de matières organiques.
    Le chlorure de sodium recueilli pendant l’évaporation contient encore de 15 à ‘20 0/0 de salpêtre ; on le traite par une solution saturée de sel marin pur et portée jusqu’à l’ébullition, de manière qu’il n’y reste, dissous, que le seul nitrate de potassium, la solution ne pouvant, en raison de sa saturation, dissoudre du chlorure de sodium. Une fois celle opération terminée, on traite la susdite solution comme la lessive pour en retirer le nitrate.
    Les résidus de chlorure de sodium peuvent être utilisés en agriculture ; on peut encore les purifier pour en retirer du sel de cuisine. On porte généralement aux nilrières les résidus des terres lessivées, pour en faire de nouveaux tas destinés à être nitrifiés.
    CHAPITRE III
    Fabrication du salpêtre.
    Les procédés jusqu’ici décrits concernent l’extraction du salpêtre dans les nilrières naturelles ou artificielles. Mais cette source de salpêtre n’est pas la seule disponible. En effet, depuis la découverte des immenses dépôts de nitrate de sodium brut qui se rencontrent en Amérique, dans les régions méridionales du Pérou, et auxquels on a donné, à tort, le nom de salpêtre du Chili, on fabrique industriellement le salpêtre en faisant réagir un sel de potassium sur le nitrate de sodium. Généralement on emploie, pour obtenir celte réaction, le chlorure de potassium, mais quelquefois aussi on utilise, le carbonate de potassium ou la potasse caustique.
    Le nitrate de sodium ou salpêtre du Chili, tel qu on le rencontre dans le commerce, a la forme de menus cristaux rhom- boédriques tronqués ; il a une couleur gris-sale et est toujours humide. Son équivalent chimique est 85, et sa1 chaleur spécifique est représentée par 0,278. Sa densité varie entre 2,10 et 2,30.
    Exposé à l’air, le nitrate de sodium absorbe 1 humidité et est, jusqu’à un certain point, déliquescent. Il est très soluble dans l’eau et sa solubilité augmente avec la température. I ne solution saturée de nitrate de sodium entre en ébullition a la température de 122° ; la même solution, a la températuie d< 18°,75, aune densité de 1,3769. Le nitrate de sodium est moins soluble dans 1 eau salée qut dans l’eau pure. Il entre en fusion à une température variant entre 310° et 313°. Sa composition moyenne, après dessiccation à la température de 100°, est la suivante : Nitrate de sodium ⦁ de potassium ⦁ de magnésium Chlorure de sodium Sulfate de potassium Eau Matières insolubles (avec traces d’iodures, de bromures, de nitrate de calcium et de sulfate de calcium) Total Le salpêtre brut du Chili est retiré des matières nitrifiées dans le voisinage des points mêmes d’extraction par un système rationnel, fondé sur la solubilité de ce sel dans l’eau bouillante et sur la cristallisation par refroidissement qui s’ensuit. Le nitrate de sodium du commerce est recherché à cause de l’acide azotique qu’il renferme dans une proportion d’environ 58 0/0. On détermine cette proportion en recherchant les poids de l’humidité, des matières insolubles,des chlorures et des sulfates qu’il contient. On a recours à la dessiccation pour doser l’humidité ; à la dissolution des matières solubles pour en déduire la quantité des matières insolubles ; à une solution titrée de nitrate d’argent pour déterminer la teneur en chlorures et enfin au chlorure de barium pour doser les sulfates. . On peut encore doser la quantité d’acide azotique qu’il contient, et cela d’une manière plus exacte, en décomposant le nitrate à essayer par le protochlorure de fer dans l’appareil bien connu de Schlœsing. On pourrait aussi préparer le nitrate de sodium en mettant du sulfate de sodium en présence de nitrate de calcium. Il se produit alors une double décomposition et on obtient du nitrate de sodium d’une part et du sulfate de calcium d’autre part. Mais ce procédé de fabrication est absolument théorique, car il est beaucoup plus commode d’extraire le nitrate de sodium des gisements d’Amérique, tant que ces derniers ne seront pas épuisés. Le chlorure de potassium pur est un corps blanc qui cristallise en cubes et en prismes rectangulaires toujours anhydres. Il fond àla température du rouge-brun,puisse volatilise.Insoluble dans l’alcool, il est très soluble dans l’eau et sa solubilité augmente à mesure que la température s’élève. Le chlorure de potassium est tiré soit des cendres de certaines plantes marines, soit desrésidusde lamélasse de betterave. Mais la source principale du chlorure de potassium employ pour la fabrication du salpêtre se rencontre dans les importants gisements découverts en 1839 à Stassfurt (Prusse). Lu dernier moyen d’obtenir du chlorure de potassium consiste dans la concentration méthodique de l’eau de mer, laquélle contient, en proportions diverses, des chlorures de sodium, de potassium et de magnésium,du bromure de sodium et du sulfate de magnésium. Pour la fabrication du salpêtre, on emploie une chaudière contenant de l’eau portée à la température de 90° et en quantité telle que le salpêtre, provenant du traitement du nil rate de sodium par le chlorure de potassium,s’y dissolve entièrement, alors que le chlorure de sodium, beaucoup moins soluble à chaud, se précipite. On décante la solution chaude dans des vases appropriés en cuivre où le salpêtre cristallise par refroidissement. Les eaux mères contiennent encore, en dissolution à froid, du chlorure de sodium et un peu de salpêtre. Comme les premiers cristaux obtenus renferment enc oh une quantité considérable de chlorure de sodium, de nitrate de sodium et de chlorure de potassium non décomposés, on les soumet à un premier lessivage avec une dissolution de salpêtre et de chlorure de sodium à 39° Baumé, puis, vingt- quatre heures plus tard, à un second lessivage avec de l’eau iroide et pure ; cela fait, on laisse égoutter les cristaux, puis on les envoie à la raffinerie. Le traitement du nitrate de sodium par le carbonate de potassium, pour la fabrication du salpêtre, a le grave défaut d’être toujours incomplet. Pourtant, on l’applique quelquefois parce qu’il donne, comme produit accessoire, du carbonate de sodium qui est très recherché. On a aussi essayé de traiter le nitrate de sodium par la potasse caustique pour obtenir, indépendamment du salpêtre, de la soude caustique qui est utilisée dans la fabrication du savon. Toutefois le système le plus avantageux et le plus répandu pour la préparation du salpêtre consiste dans le traitement, plus haut indiqué, du nitrate de sodium par le chlorure de potassium. CHAPITRE IV Raffinage du salpêtre Le salpêtre brut, qu’il provienne de la décomposition du nitrate de sodium, des gisements d’Amérique ou des nitrières naturelles ou artificielles d’Europe, contient 10 à 150/0 d’impuretés, c’est-à-dire de substances terreuses, de l’eau et dif- rents sels dont il faut le débarrasser, car, tel qu’il est, on ne saurait l’employer pour la fabrication de la poudre. 11 existe, à cet effet, des établissements spéciaux : les raffineries de salpêtre. Avant de le soumettre au raffinage, on analyse le salpêtre brut pour déterminer la quantité de salpêtre pur qu’il contient, c’est-à-dire la valeur effective qu’il présente. 11 existe différents procédés d’analyse du salpêtre brut, employés dans les raffineries ; mais on se bornera à indique ici celui de Bottée et Riffault, connu sous le nom de système de clarification, car c’est le plus simple, le plus fréquemment appliqué et le plus précis. Ce système est fondé sur la propriété que possède une solution saturée de salpêtre de ne pouvoir pas dissoudre du salpêtre, tout en conservant la propriété de dissoudre d autres sels. . Ou prépare donc une certaine quantité d’eau et on y dissout à chaud du salpêtre très pur en quantité suffisante non seulement pour que le liquide se trouve être complètement saturé, mais encore pour que le salpêtre en excès se dépose au fond du vase. On ne saurait prendre trop de soin pour rendre celte saturation parfaite, car l’exactitude de l’analyse dépend entièrement de celte préparation. Comme il est nécessaire qu’au moment de l’analyse l’eau saturée contienne autant de salpêtre qu’elle peut en dissoudre à la température constante du local dans lequel on opère, il faut amener à cette température celle de l’eau et s’assurer que la saturation est complète au moyen du nitromètre de Gay-Lussac. Cet instrument, établi spécialement pour cet usage,indique, quand la solution est parfaitement saturée, autant de degrés qu’en enregistre le thermomètre plongé dans la même dissolution. Cela fait, sur la masse du salpêtre brut qu’il s’agit d’analyser, on prélève, en divers points, de petits échantillons et on en forme une petite masse du poids de Î00 grammes, que l’on dispose dans un vase cylindrique en verre ou en cuivre. Sur cet échantillon de Î00 grammes, logé dans le vase cylindrique précité, on verse un 1/2 litre de la solution saturée, en agitant le tout, environ un quart d’heure durant, avec une spatule, puis on laisse reposer. Quand le liquide est clarifié, on le filtre au papier, mais en ayant soin de ne pas verser le salpêtre déposé au fond du vase, et on recueille le liquide filtré dans un autre vase en verre. On arrose encore le résidu du premier vase avec un quart de litre de dissolution saturée en agitant de nouveau pendant un quart d’heure, après quoi on verse le tout, salpêtre et eau, sur le premier filtre et on laisse égoutter pendant quelques heures jusqu’il ce que le salpêtre resté sur le filtre ne contienne plus de liquide. On soulève ensuite le filtre et son contenu avec précaution, on l’ouvre en le plaçant sur une autre feuille de papier; on étend en même temps le salpêtre sur toute la surface du filtre, et l’on porte le tout sur un lit de cendres où on le laisse durant au moins vingt-quatre heures. On recueille ensuite tout le salpêtre déposé sur le filtre, on le met dans un vase en verre ou en cuivre que l’on plonge en partie dans un bain de sable porté à la température d’environ 100 ; l’on agite continuellement le salpêtre jusqu’à ce qu’il se trouve être parfaitement desséché. On le retireenlin du vase et on le pèse ; la différence en moins, sur le poids primitif de 100 grammes, donne la proportion des autres sels contenus dans le salpêtre brut. Si ce dernier renferme en outre des matières terreuses insolubles, il faut procéder ensuite à une analyse en dissolvant à chaud le salpêtre pur et en recueillant les substances insolubles dont on prend le poids. Le raffinage proprement dit du salpêtre comprend les opérations suivantes : 1° Lessivage du salpêtre brut : 2° Dissolution du salpêtre lessivé ou raffinage ; 3° Cristallisation ; 4’ Lessivage du salpêtre raffiné ; 5° Séchage et refroidissement. Quand, à la suite de l’analyse du salpêtre brut, on c< salpêtre raffiné et on le laisse s’égoutter pendant qm k – heures. On fait passer par les robinets convenables h s tauxrésultant de cet égouttage et, une fois ces robinets refermés, on versesur les cristaux entassés de l’eau saturée de salpêtre; on laisse cette solution en contact avec les cristaux pendant deux heures, afin qu’elle puisse se charger du sel marin provenant des eaux mères. En ouvrant les robinets pour faire écouler le liquide, ce dernier entraîne le sel marin; ce liquide est recueilli dans des vases spéciaux. On effectue ensuite un second lessivage à l’eau pure, celte fois-ci versée en petite (juantité, jusqu’à ce que les cristaux ne contiennent plus,dans leurs interstices, que des eaux saturées seulement do salpêtre pur. Ces dernières eaux, que l’on laisse d’abord écouler pendant quelques jours, sont ensuite évaporées à siccité et l’on obtient une masse de salpêtre ne contenant plus d’impuretés, sauf quelques très petites traces, ce qui ne présente aucune importance.
    On emploie, dans les raffineries de salpêtre, des systèmes différents d’évaporation des dissolutions, car les fabricants s’appliquent à obtenir l’évaporation la plus parfaite possible avec une dépense minimum de temps et de combustible.
    Certains raffineurs placent, à côté de la chaudière d’évaporation et soutenus par une maçonnerie spéciale, des vases plats en cuivre, mesurant 3 à f mètresde longueur sur 1,50 m à 2 mètres de largeur et n’ayant que 15 centimètres de profondeur ; ils disposent dans ces récipients le salpêtre cristallisé que sèche l’air chaud provenant des fourneaux de la chaudière. ,
    D’autres emploient un système plus rationnel. Ils ont un local spécial dans lequel courent de grands rayons pourvus de châssis qui sont disposés les uns sur les autres, mais de manière que l’air chaud circule librement entre ces châssis. On étend avec soin le salpêtre, en couches minces, sur ce< châssis ; on ferme le local et on le chauffe soit directement au moyen d’un fourneau spécial, soit par de la vapeur empruntée a la chaudière d’évaporation. Quand le salpêtre ne contient plus que 1 2 0 0 d’humidité, ce qui se reconnaît
    même au simple loucher, on l’enlève des châssis, on brisket concasse, avec un marteau en bois, les morceaux trop gros et trop durs et on fait passer le tout dans une sorte de blutoir automatique pourvu d’une toile métallique en laiton à tissu très tin, de manière que le salpêtre sorte, par les Irons de cette toile, en menus cristaux.
    On étend le salpêtre ainsi bluté sur de larges tailles en forme de huches et on le remue continuellement avec des râteaux en bois pour qu’il refroidisse. On le pèse enfin et on le loge dans des sacs, dans des caisses ou dans des barils, selon le mode d’emballage adopté.
    On fait cvaporer les eaux provenant du lessivage du salpêtre brut dans une chaudière spéciale, de dimensions moindres que celles qui sont utilisées pour le lessivage, afin d’en retirer le salpêtre brut qu’elles contiennent encore.A mesure que les eaux s’évaporent, on en ajoute de nouvelles, jusqu’à épuisement de la provision qui en a été faite. Ce travail d’évaporation dure de huit à dix jours ; pendant ce temps, on alimente chaque jour le feu sous la chaudière afin de maintenir, même pendant la nuit, une température qui ne doit jamais être inférieure à 110°.
    Le chlorure de sodium se précipite complètement et les eaux traitées qui, outre le nitrate de potassium, contiennenl encore du nitrate de sodium et du chlorure de potassium, sont décantées dans des cristalliseurs spéciaux, quand elles ont atteint une concentration de 55° à l’aréomètre Baiimé, Au bout de trois ou quatre jours, on extrait de ces cristalliseurs les cristaux de salpêtre brut qui sont ensuite soumis au raffinage.
    Quant aux eaux provenant du lessivage du salpêtre ralfïné, on les emploie, comme il a été dit ci-dessus, pour effectuer le premier lessivage du salpêtre brut.
    Les écumes recueillies dans les précédentes operations, étant très riches en salpêtre pur mélangé avec une petite quantité d’impuretés, sont également soumises a 1 ébullition, de manière à obtenir la précipitation de ces substances et à en retirer, d’après le procédé ordinaire, les cristaux de salpêtre pur.
    On traite de même les balayures de la chambre de séchage et des ateliers où on travaille le salpêtre raffiné.
    Analyse du salpêtre raffiné. — Le parfait raffinage du salpêtre a une importance très grande dans la fabrication des poudres à feu,car si le salpêtre employé contenait encore, en quantité notable, des chlorures de sodium et de potassium, ces corps altéreraient grandement la qualité des poudres, attendu qu’ils sont éminemment déliquescents au contact de l’air dont ils absorbent avidement l’humidité.
    On tolère pourtant, dans le salpêtre raffiné, 1/3000 de chlorures ; mais il faut l’analyser pour s’assurer que cette tolérance ne se trouve pas dépassée.
    Gomme il est très difficile de déterminer la quantité de chacun des deux chlorures d« sodium et de potassium encore contenus dans le salpêtre raffiné, on simplifie d’ordinaire l’analyse en dosant ensemble les deux chlorures avec une solution titrée de nitrate d’argent, c’est-à-dire que, par exemple, dans 1 gramme d’eau distillée on dissoudra 0,000678 de nitrate d’argent fondu, soit exactement la quantité nécessaire pour décomposer 1/3000 de sel marin.
    On fait dissoudre ensuite 10 grammes de salpêtre raffiné dans très peu d’eau distillée tiède ; on y verse la quantité déterminée de la liqueur d’essai et on filtre aussitôt. Le liquide filtré, qui doit être très limpide, est séparé en deux parties, de manière qu’on puisse faire une contre-épreuve ; dans la première partie,on verse quelques gouttes de la solution titrée ; si le liquide reste limpide, on est certain que le salpêtre ne contient pas plus de 1/3000 de chlorures et qu’il est, par suite, acceptable ; si le même liquide se trouble et produit un léger précipité, le salpêtre doit être rejeté comme impropre à la fabrication des poudres. On fait une contre-1 épreuve avec la seconde partie du liquide en y versant quel-1
    tjiics gouttes cl une solution de sel ma nu cjm le trouble immé* ■diatement.
    Desessais exacts, pour déterminer les quantités des différents •corps hétérogènes dont le salpêtre pur contient des traces, peuvent se faire soit par l’analyse spectrale,soit par des analyses quantitatives minutieuses. Mais de pareilles analyses, qui sont à leur place dans les laboratoires scientifiques, n’offrent pas grande importance dansles poudrières militaires et industrielles qui n’ont besoin que de procéder à l’essai qui vient d’être indiqué et de s’assurer de la complète dessiccation du salpêtre employé pour la fabrication des poudres.
    Cependant, depuis quelques années, on a reconnu la nécessité de doser la quantité de perchlorate de potassium que le salpêtre contient parfois, afin d’éviter les inconvénients auxquels sa présence peut donner lieu dans la fabrication des poudres, car il provoque facilement une lente mais certaine ■décomposition de ces dernières.
    Le chimiste allemand Hæussermann estime que le chlorate de sodium se rencontre normalement dans le nitrate de sodium du Chili et il en déduit que ce premier corps, dans le raffinage du salpêtre proprement dit, se transformerait en perchlorate de potassium.
    La présence de ce dernier sel dans le salpêtre raffiné a été constatée en 1893 par le major Hellich, qui a expliqué pourquoi le perchlorate a toujours échappé aux essais d analyse effectués pour déterminer les chlorures, par ce lait que le nitrate d’argent,alors qu’il décompose les chlorures, n’exerce aucune action sur les perchlorates.
    Le major Hellich propose donc de soumettre un échantillon du salpêtre qu’il s’agit d’examiner à un traitement préalable par le bioxyde de manganèse, afin de décomposer le perchlorate et de le transformer en chlorure par une addition d’acide sulfurique étendu. On déterminerait ensuite, par le procédé ordinaire, le pourcentage des chlorures contenus Mans l’échantillon ainsi traité. Si ce pourcentage, compare a celui d’un autre échantillon du même salpêtre soumis seulement au titrage des chlorures par la solution de nitrate d’argent est plus grand, on a la preuve que le salpêtre contient du perchlorate.
    Dans ce cas, il faut soumettre le salpêtre à une nouvelle cristallisation avant de l’employer dans la fabrication des explosifs.
    DEUXIÈME SECTION
    Le Soufre.
    CHAPITRE PREMIER
    Propriétés générales du soufre.
    Le soufre est connu depuis la plus haute antiquité, mais c’est seulement vers la fin du xvnie siècle que l’on a constaté que c’est un corps simple.
    A la température ordinaire, le soufre est solide, d’une couleur jaune claire particulière. Il est insipide et il semble être même inodore ; mais quand on le frotte légèrement, il répand une odeur caractéristique. Il est mauvais conducteur de la chaleur et de l’électricité.
    A des températures et dans des circonstances diverses, le soufre prend des états allotropiques différents : il cristallise tantôt en prismes obliques à base rhomboïdale, tantôt en octaèdres à base également rhomboïdale.
    Soumis à l’action de la chaleur, il présente des phénomènes particuliers qu’il convient de noter.
    Ainsi, à IIP, il commence à entrer en fusion ; à 120° il se transforme en un liquide transparent, fluide et d un beau jaune clair ; si on le coule alors dans un moule, il s y solidifie en se refroidissant et prend l’empreinte des plus fins détails du moule.
    A 180°, il devient visqueux, pâteux, il perd sa fluidité et prend une couleur rouge foncé. Plongé alors brusquement dans l’eau froide, il conserve sa viscosité, devient malléable, ductile, peut s’étirer en fils et ne reprend sa couleur naturelle et sa dureté qu’au bout d’un laps de temps prolongé.
    A 250°, il devient pâteux au point de ne plus couler. A 440°, il entre en ébullition et, à 460°, il produit des vapeurs jaunâtres qui, par le refroidissement, se condensent en poudre très fine appelée Heur de soufre.
    Chauffé à l’air libre jusqu’à 250°, le soufre se combine avec l’oxygène de l’air ; il prend feu et brûle en produisant une flamme d’un bleu sombre et en dégageant des vapeurs blanches et âcres qui, en se condensant, donnent Vanhydride sulfureux. .
    Le poids atomique du soufre est 32 ; sa densité, à 0’\ est de 2,087 et, à l’état de vapeur, de 6,617. Sa température de fusion est de 113°,6et celle de volatilisation de 460°; sa chaleur spécifique est représentée par 0,203 quand il est solide, et par 0,234 quand il est liquide.
    Le soufre est insoluble dans l’eau, très peu soluble dans l’alcool et dans l’éther ; il se dissout facilement dans la benzine et dans les huiles essentielles et enfin, quand il est cristallisé en octaèdres, il se dissout très facilement dans le sulfure de carbone. En cristaux prismatiques, il ne se dissout qu’en partie seulement dans le sulfure de carbone et il laisse un résidu insoluble, d’une couleur jaune assez sombre qui n’est autre chose que du soufre amorphe. La chaleur favorise la dissolution du soufre dans le sulfure de carbone. Cette solution, en s’évaporant lentement, dépose des cristaux octaédriques à base rhomboïdale, volumineux et transparents.
    Dans la composition de la poudre noire, le soufre ne joue pas, par la quantité de gaz et de chaleur qu’il développe, un rôle aussi important que celui qu’il remplit dans la propagation de la combustion de la masse en augmentant la rapidité des réactions.
    Il contribue donc à accroître la puissance explosive des poudres et il assure leur consistance et leur conservation en bon état.
    Un excès de salpêtre dans la poudre lui donne plus de puissance quand il s’agit d’un emploi immédiat ; par contre, un excès de soufre rend la poudre plus apte à se conserver pendant longtemps. Toutefois, le soufre diminue, lors de l’explosion, la quantité de chaleur développée et par suite la puissance : il en résulte que, si de petites différences de dosage du soufre dans la fabrication de la poudre noire ne peuvent compromettre les qualités explosives de cette dernière, il faut pourtant établir des proportions rationnelles qui permettent de la conserver sans pourtant atténuer sa puissance. C’est ce qui sera démontré ci-après.
    Dans les poudres à base de chlorates, le soufre n’augmente pas la sensibilité au choc ou au frottement.
    Le soufre se rencontre dans la nature à l’état de sulfates et de sulfures métalliques et aussi à l’état natif.
    Il est rare qu’on emploie les sulfates pour la production du soufre. Quant aux sulfures, on les utilise à cet effet dans quelques localités de l’Allemagne et on les traite en grand en Suède où ils constituent presque l’unique source du soufre employé pour la fabrication des poudres. Enfin, le soufre à l’état natif, qui se rencontre en très grandes quantités en Sicile, en Romagne, en Toscane et aussi en assez fortes quantités en Croatie, en Pologne, en Silésie, en Espagne, en g
    Egypte, en Chine, au Japon, etc., etc., constitue la source la plus importante pour les besoins de l’industrie.
    CHAPITRE 11
    Extraction du soufre brut.
    Les gisements naturels de soufre sont de deux sortes : les uns sont d’origine géologique et occupent les couches inférieures des terrains tertiaires, comme par exemple les dépôts de la Sicile, de la Romagne, etc. ; les autres se sont formés ou sont encore en voie de formation dans le voisinage et par suite de l’action des volcans souterrains. Ces derniers dépôts constituent les solfatares de Naples, celles d’Islande et celles, récemment découvertes, de la Nouvelle-Zélande.
    Les dépôts d’origine géologique, les plus importants que l’on connaisse, sont ceux de la Sicile qui s’étendent sur presque toute la largeur de Tile et qui sont très riches en soufre. Les minerais contenant ce corps sont tantôt calcaires, tantôt marneux ; le soufre qu’ils contiennent, irrégulièrement réparti dans la masse, est souvent mélangé avec des carbonates de calcium et avec des bitumes.
    Les dépôts siciliens, exploités depuis des siècles, peuvent être considérés comme inépuisables ; malheureusement, soit en raison de leur richesse considérable, soit par suite du manque de capitaux, soit enfin à cause du peu d’initiative industrielle des habitants, l’extraction se fait d’une manière absolument primitive et sans aucun souci de l’avenir.
    Le soufre des solfatares est produit par la décomposition réciproque de l’hydrogène sulfuré et de l’acide sulfureux qu’apportent à la surface du sol les gaz dégagés par les vol » cans récemment éteints ou en voie d’extinction.
    Les minerais sulfureux extraits des carrières sont soumis, sur le lieu même d’extraction, à un premier traitement qui a pour objet d’éliminer une bonne partie des terres, des pyrites et des substances étrangères avec lesquelles le soufre se trouve mélangé.
    On emploie à cet effet des systèmes qui diffèrent selon les lieux d’extraction ; mais ces systèmes sont tous fondés sur l’action de la chaleur qui, en faisant fondre le soufre, le sépare des autres substances solides qui y sont mélangées.
    Le traitement le plus rationnel et le plus convenable auquel on puisse soumettre le minerai sulfureux est celui de la distillation ou, pour mieux dire, de la sublimation. Il s’effectue dans un four allongé construit en maçonnerie et dénommé four à galère. On y dispose, sur une double rangée, de grands vases en terre réfractaire, fermés dans leur partie supérieure par un couvercle convenable et contenant le minerai qu’il s’agit de distiller. Ces vases communiquent, par des tubes spéciaux, fixés dans leur partie supérieure, avec d’autres vases identiques installés en dehors du four. Quand le four a été rempli de bois et allumé, sous l’action de la chaleur le soufre du minerai contenu dans les vases placés à l’intérieur du four, distille et il se rend, à l’état de vapeur, dans les vases extérieurs où il se condense à l’état liquide ; de là, il s’écoule, par des robinets, dans des baquets en bois contenant de l’eau froide et s’y solidifie. On obtient ainsi le soufre brut, renfermant encore de 3 à 10 0 0 d’impuretés; ce soufre brut est ensuite raffiné.
    Toutefois en Sicile, où l’on trouve le soufre à l’étal natif, et pour les motifs déjà indiqués à propos de l’extraction dans les carrières ou encore à cause de l’absence de combustible et de communications faciles et commodes ainsi que de moyens de transport entre les lieux d’exploitation et la côte, le traitement du soufre brut est effectué par un procédé absolument rudimentaire, à tel point que la chaleur nécessaire pour séparer le soufre de sa gangue est fourni parlacombus- lion d’une partie du soufre lui-même <jue l’on brûle pour produire la fusion du soufre restant.
    Le procédé appliqué est fort simple. Dans une excavation circulaire dont le fond présente une double inclinaison de manière à former une rigole pour l’écoulement du soufre liquide — excavation entourée d’une maçonnerie haute de cinq mètres qui est elle-même renforcée par un second mur d’appui — on forme une grande meule de minerai sulfureux dite calcarone. Le calcarone est disposé de manière que les morceaux de minerai les plus gros et les plus résistants se trouvent à la base et que les fragments du même minerai deviennent de plus en plus petits à mesure que le tas s’élève. En formant celle meule, on a soin d’y ménager des cheminées presque tubulaires, s’élevant de bas en haut dans le sens vertical, qui servent lors de l’allumage du minerai.
    Au-dessus du mur d’enceinte, on arrondit la meule et on la recouvre d’une couche de résidus pulvérisés, mais en ayant soin de laisser découverts, au début de l’opération, les orifices des cheminées verticales. On introduit ensuite, par le haut de ces cheminées, de la paille imprégnée de substances résineuses et allumée. Le feu se communique au minerai voisin et est activé par l’air qui pénètre par des évents. z\u bout de douze heures environ, l’on ferme avec soin les évents et la combustion se propage alors lentement de haut en bas. Les espaces vides intérieurs servent à la distillation des produits de la combustion et l’on rend alors la couverture pulvérulente supérieure du calcarone plus épaisse ou plus mince, afin de maintenir constamment la température de fusion du soufre (de 11 lu à 11 f ») : on diminue l’épaisseur de la couverture si la température s’élève de trop et on la rend plus mince si la chaleur développée est trop faible, afin d’éviter que le soufre liquéfié se solidifie et cesse de couler. Le soufre échappant à la combustion entre en fusion et s’écoule sur les couches inférieures encore froides du minerai,où il se solidifie. A mesure que la combustion se propage, le même phénomène se répète
    I jusqu’à ce que le soufre passe à l’état liquide et se maintienne I en cet état sur le fond ou sole de la meule qui a fini par I prendre, lui aussi, la température convenable. Au bout d’un I certain temps, quand on suppose que le soufre liquide ras- I semblé au fond de la meule est en quantité suffisante,on pra- I tique en cet endroit une ouverture convenable par laquelle I on fait écouler lentement le soufre liquide que l’on recueille I dans les récipients de solidification.
    I Le soufre brut ainsi obtenu est fort impur. D’autre part, on I conçoit qu’un pareil système ne peut être appliqué que dans I les pays fort riches en minerais sulfureux, tels que la Sicile et I l’Espagne. Si l’on voulait extraire du minerai la majeure parI tie du soufre qu’il contient, il faudrait abandonner un sys- I tème aussi primitif, car la combustion détruit une partie du I soufre contenu dans le minerai ; d’autre part la liquéfaction I n’est pas complète et la gangue retient encore une bonne parI fie du soufre qu’il s’agit de recueillir. De plus, la combustion I d’une partie du soufre que contient le calcarone dégage dans I l’atmosphère des gaz sulfureux, éminemment nuisibles pour I la végétation du voisinage.
    O O
    I Lorsque la matière à épurer est très riche en soufre et I qu’elle constitue, à proprement parler, un véritable soufre I impur (connu sous le nom de lalamoni), l’opération consiste I simplement en la fusion du minerai dans une grande chau- I dière en fer forgé, chauffée par un foyer. Quand le point de I fusion est atteint, on brasse la masse avec une pelle, en I ayant soin de ne point dépasser la température de 150°, afin I d’éviter l’inflammation spontanée du soufre, car on opère, I dans ce cas, à l’air libre.
    I On enlève, avec une écumoire, les impuretés et les pierres I qui tombent au fond de la chaudière et on ajoute du nouveau I minerai. Quand on a répété plusieurs fois cette opération,on • I ralentit le feu en maintenant le liquide à une température I suffisante et, quand les impuretés y contenues se sont bien I déposées au fond de la chaudière,on décante le soufre liquide
    et pur qui se trouve dans la partie supérieure de la même chaudière et on le recueille dans les vases de solidification.
    Quant aux résidus terreux delà chaudière,comme ils contiennent encore une quantité assez forte de soufre, on les réserve pour les faire entrer dans la composition d’un calca- rone.
    Le soufre brut est plus ou moins impur,il a un aspect plus ou moins beau selon les minerais desquels il a été extrait, selon les systèmes d’extraction appliqués et aussi selon le degré de température auquel il a été soumis. Les matières les plus riches donnent le soufre le plus beau ; la sublimation donne le plus pur ; les minerais les plus pauvres donnent un produit brun et impur ; la présence de substances bitumineuses donne un soufre fibreux et d’une couleur gris-jaunâtre.
    Dans le commerce, on trouve diverses qualités de soufre brut qui, comme on l’a dit, se différencient par la couleur et par leur teneur en impuretés. On peut déterminer ces impuretés en traitant un échantillon de soufre brut pulvérisé avec du sulfure de carbone ou de l’essence de térébenthine, ces deux corps possédant la propriété de dissoudre le soufre et de laisser les substances étrangères comme résidu.
    Un autre moyen d’essai pour évaluer le degré de pureté du soufre brut consiste à faire brûler une quantité déterminée de ce soufre dans un petit creuset en grès porté au rouge. Quand la combustion est terminée et qu’on a laissé refroidir le creuset, le résidu, formé uniquement des matières étrangères contenues dans le soufre brut examiné, est pesé.
    Pour le dosage de l’humidité, on la détermine par la dessiccation à l’étuve. En ce qui concerne la présence d’acides, on la reconnaît en faisant bouillir,dans de l’eau distillée,du soufre brut pulvérisé et en plongeant,dans le liquide ainsi obtenu, du papier bleu de tournesol : ce papier, si le soufre ne renferme aucun acide, ne doit pas se colorer en rouge.
    Enfin la présence de l’arsenic, qui se manifeste à la vuepar la couleur orange légèrement roussâtre qu’il donne au soufre et qui rend ce dernier absolument impropre à la fabrication de la poudre, peut se déterminer en soumettant le soufre, très finement pulvérisé, à une ébullition prolongée en présence de l’acide nitrique ou de l’acide sulfurique ; cela fait, on décante le liquide et on le neutralise avec du carbonate d’ammonium. On ajoute ensuite au liquide du nitrate d’argent et, si le soufre contient de l’arsenic, on obtient alors le précipité jaune caractéristique d’arséniate d’argent. On peut encore déceler la présence de l’arsenic en traitant le soufre avec une solution ammoniacale, puis avec de l’acide chlorhydrique,ce qui donne un précipité de sulfure d’arsenic.
    Les mêmes essais peuvent encore servir à déterminer la qualité du soufre raffiné qui doit brûler complètement sans laisser aucun résidu et ne pas présenter la plus minime trace d’acides ou de substances arsenicales.
    CHAPITRE HI
    Raffinage du soufre.
    Le raffinage a pour objet d’extraire du soufre brut toutes les substances étrangères qu’il contient et de donner un produit pur se prêtant aux usages industriels en général et, particulièrement, à la fabrication de la poudre.
    Dans les siècles passés, on raffinait le soufre, en Europe (et c’est encore ainsi qu’on procède dans l’Inde), en le faisant londre lentement dans une chaudière en bronze chauffée à feu doux. Avant que la fusion du soufre fût complète, on enlevait la chaudière du feu et on laissait reposer le liquide jusqu’au moment où les substances étrangères, se séparant du soufre liquide, s’étaient déposées au fond de la chaudière si elles étaient lourdes ou surnageaient à la surface sous forme d’écumes si, elles étaient moins denses. On enlevait avec soin l’écume jusqu’à ce que la surface devint limpide, puis on décantait le soufre liquide en le faisant couler dans des barils prêts à le recevoir.
    On comprend qu’un système aussi grossier et primitif devait donner des produits imparfaits, aveedes résultats peu «avantageux au point de vue du prix de revient et de la quantité de la production.
    Depuis plus d’un demi-siècle, on a adopté le raffinage du soufre brut par volatilisation ou distillation, et on a imaginé des appareils qui, successivement perfectionnés, donnent aujourd’hui des produits irréprochables. |
    Ce système repose sur ce principe que le soufre, soumis à
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    une température élevée, se volatilise, tandis que les substan- cesterreuses ou métalliques mélangées avec lui restentà l’état solide : c’est pourquoi, si l’on condense dans un récipient spécial les vapeurs obtenues par volatilisation du soufre, ces dernières se précipitent, sous forme de liquide ou en poudre selon la température du milieu, tandis que les corps étrangers restent au fond de la chaudière.
    A cette lin, on installe une chaudière en bronze de forte épaisseur, fixe, enveloppée d’un revêtement en maçonnerie et fermée au moyen d’un solide couvercle ; cette chaudière communique, par un tube fixe, avec deux cylindres également eu bronze, disposés horizontalement au-dessous d’elle. Le foyer est placé au-dessous des cylindres ; ces derniers, clos dans leur partie antérieure par une solide fermeture qui livre seulement passage au tube de communication allant à la chaudière supérieure, communiquent de l’autre côté, par un tube ayant un diamètre égal à celui des cylindres et recourbé vers le haut, avec une chambre de condensation. Cette dernière, de forme rectangulaire, a d’ordinaire un volume de 80 à 100 mètres cubes. Elle est tout entière en maçonnerie et est munie d’une ouverture pratiquée dans sa voûte : son dallage, légèrement incliné vers le côté opposé à celui qui communique avec la chaudière, est formé de pierres de taille. Au sommet de la voûte est pratiquée une petite ouverture fermée par une soupape à contrepoids, qui permet l’échappement de l’acide sulfureux et de la vapeur d’eau lorsque ces vapeurs se produisent en excès lors de la volatilisation du soufre. A la base de la chambre, dans la partie la plus basse du dallage, se trouve une ouverture pourvue d’un robinet pour l’écoulement du soufre liquide condensé, ainsi qu’une petite porte permettant d’extraire la (leur de soulre condensée sur le pavé, au cas où l’on voudrait obtenir, par le raffinage, un produit en poudre. La chambre est chaufTée au moyen d’un foyer spécial, de manière que l’on puisse régler facilement sa température.
    L’appareil étant ainsi disposé, on place dans la chaudière le soufre qu’il s’agit de raffiner et l’on allume le foyer. La flamme enveloppe les deux cylindres placés au-dessous de la chaudière et les chauffe, tandis que les gaz chauds du foyer, en s’élevant, chauffent la chaudière et déterminent la fusion du soufre. Ce dernier abandonne alors, dans le fond de la chaudière, les substances solides avec lesquelles il était com- binéet il s’écoule, par le tube déjà mentionné, dans lescylin- dres placés en dessous. Là, sous l’action de la haute température à laquelle sont portés les cylindres par les flammes du foyer qui les enveloppe, le soufre se volatilise et la vapeur de soufre, passant par le tube recourbé, se condense dans la chambre. Cette chambre doit avoir sa température maintenue entre 115° et 120°, afin que le soufre se condense en un liquide limpide, d’un beau rouge foncé. D’autre part, quand on veut obtenir de la fleur de soufre, il est indispensable de ne pas dépasser la température de 110°; dans ce dernier cas, les vapeurs sulfureuses se solidifient, sous forme d’aiguilles très fines et très petites, et se déposent sur les parois de la chambre ou sur le dallage. Il faut en outre que le foyer chauffant les cylindres pour provoquer la volatilisation du soufre soit doux et modéré, si l’on veut obtenir une poudre line et douce au toucher, car, si peu que le feu soit trop vif. les vapeurs de soufre deviennent jaunes et épaisses, ce (pii donne une poudre rude au toucher et granulée comme du sable.
    L’exposé sommaire ci-dessus de ce système de raffinage suffit pour donner une idée de l’ensemble des opérations. Cependant l’outillage n’a pas la simplicité que l’on pourrait lui supposer à première vue, car il faut y ajouter des appareils et accessoires destinés à faciliter la charge, la décharge elles fréquents nettoyages qui sont indispensables, ainsi qu’à éviter l’écoulement par les ouvertures et les joints imparfaitement clos, à empêcher les pertes de chaleur ou la consommation improductive des matières traitées, enfin à rendre aux
    ouvriers le travail possible sans que des vapeurs sulfureuses délétères puissent l’entraver et le retarder et en même temps porter atteinte à leur santé.
    On maintient à une température de 115° le soufre fondu pour qu’il coule très limpide et qu’en se solidifiant ensuite par refroidissement il prenne une belle couleur jaune clair. •On le recueille dans des barils en bois où on le laisse se refroidir pendant vingt-quatre heures, enayant soin d’entourer ■d’eau leur surface extérieure, après les avoir soigneusement fermés. Pendant le refroidissement, on entend, venant de l’intérieur des barils, de légers craquements dus à la transformation du soufre prismatique en soufre octaédrique, transformation qui se réalise très lentement et qui n’est jamais terminée.
    La production de la fleur de soufre est beaucoup plus coûteuse que celle du soufre en pains ou en canons, car elle exige •une température de condensation moins élevée. Elle s’opère beaucoup plus lentement et le rendement quotidien est seulement un sixième de celui que l’on obtient dans la production du soufre liquide, tandis que les dépenses de l’opération restent les mêmes. Dans ces conditions, on conçoit facilement que la fleur de soufre du commerce soit d’un prix plus élevé que le soufre en pains. D’autre part, la fleur de soufre, bien qu’elle s’enflamme plus facilement et qu’elle se prête plus commodément à tous les mélanges, est moins pure que le soufre, en pains, car elle conserve toujours quelques traces d’acide sulfurique, d’humidité, etc. C’est pourquoi, quand il s’agit de fabriquer une bonne poudre à feu. il y a lieu de s’en tenir à l’emploi du soufre en pains parfaitement raffiné et finement pulvérisé.
    TROISIÈME SECTION
    1
    Le Charbon,
    CHAPITRE PREMIER
    Propriétés générales du charbon.
    1) — Observations générales.
    La qualité du charbon, dans la fabrication de la poudre noire, est d’une très grande importance et réclame, de la part du fabricant, l’attention la plus soutenue, car de ses qualités dépendent celles de la poudre.
    La production du charbon, en apparence si simple et si facile, exige les soins les plus minutieux quand il s’agit de le produire pour le faire entrer dans la composition de la poudre. C’est qu’en effet sa pureté, son homogénéité, son inflammabilité présentent de grandes différences selon la température développée durant la carbonisation et selon la durée de cette opération : la constance, dans les qualités de la poudre, dépend en grande partie du soin exact apporté à la préparation du charbon.
    Si l’on tient compte de ce fait que la combustion delà poudre est d’autant plus facile que la combustibilité du charbon
    est plus grande cLplus rapide, on comprend l’importance considérable qui s’attache non seulement au système de carbonisation, mais encore à la qualité du bois qui doit servir à fabriquer le charbon.
    En général, plus le bois à carboniser est riche en cellulose — c’est la cellulose qui constitue la partie solide et fibreuse du bois associée à de petites quantités d’oxygène, d’hydrogène, d’azote, de soufre et d autres corps — plus est inflammable et de bonne qualité le charbon que l’on en tire. 11 faut donc avoir soin de choisir un bois tendre et léger.
    En outre, comme le charbon destiné à la fabrication de la poudre droit brûler complètement sans laisser de cendres, il faut choisir pour sa préparation non seulement le végétal le plus convenable, mais même la partie de ce végétal qui a la plus grande teneur en carbone pur.
    Des expériences de la plus rigoureuse exactitude ont démontré que les feuilles et les racines sont les parties de l’arbre qui contiennent le moins de carbone et la plus grande quantité d’eau et de matières incombustibles. D’autre part, les grosses branches de l’arbre donnent un charbon plus léger et plus inflammable que celui tire du tronc. Enfin, l’écorce contient moins de carbone que la partie ligneuse, en même temps qu’elle donne un plus fort résidu en cendres, parce que les matières étrangères s’y rencontrent en plus grande quantité. On doit donc éliminer complètement les feuilles et les racines, en choisissant de préférence, pour la carbonisation, les grosses branches comptant au moins trois années d’existence, afin que la partie ligneuse soit bien constituée, en ayant soin de les écorcer pour éviter les résidus. On peut se dispenser de faire cet écorçage pour la préparation des charbons destinés à la fabrication des poudres de mine, mais il est absolument indispensable de l’effectuer, quand il s’agit des poudres de chasse, car le charbon produit par l’écorce contribuerait à augmenter l’encrassement des canons de fusil.
    1) — Qualités et espèces des bois à carboniser.
    Pour la fabrication du charbon devant entrer dans la composition de la poudre, on emploie, dans les divers pays d’Europe, des qualités différentes d’un bois tendre et léger, selon la facilité plus ou moins grande que l’on trouve à se procurer ce bois. En général, on préfère, pour les poudres de chasse et de guerre, la chènevotte, la bourdaine, le noyer ; pour les poudres de mine et celles à canon, l’on recherche le saule blanc, l’aune, le peuplier, l’if, le cornouiller, etc.
    La chènevotte que l’on renconlre en Italie, en très grandes quantités et d’excellente qualité dans l’Emilie et dans la région de Ferraro, quand elle est dépouillée de tout filament, ainsi que de ses racines et qu’elle no contient pas de terre, donne le charbon le meilleur et le plus rapidement inflammable que l’on puisse désirer pour les poudres de chasse et de guerre. Son rendement en charbon est plus grand que celui du noyer, ainsi que le démontrent les expériences faites par l’ingénieur français AI. Violette, qui a obtenu de la chènevotte 39,22 0 0 de charbon, tandis que le noyer n’en donne que 32,79 0 0. Les recherches de M. Proust ont, d’autre part, établi que le charbon de chènevotte brûle plus facilement que celui du noyer: en effet, un mélange de 0,775 gramme de charbon de chènevotte avec i grammes de salpêtre, incinéré dans une capsule de cuivre, brûle en dix secondes, en laissant un résidu de 0,775 gramme; tandis qu’un mélange semblable, fait avec du charbon de noyer et soumis à des conditions identiques, brûle en vingt-trois secondes, en laissant un résidu de 1,936 gramme.
    Les ceps et les sarments de vigne donnent également, pour les poudres de chasse, un assez bon charbon,cependant inférieur, en rendement et en combustibilité, à celui de la chènevotte. Cedernier est donc le plus convenable pour produire de bonnes poudres de chasse et de guerre, à la condition, nalu-
    Tellement, que l’on observe, pour effectuer la carbonisation, des précautions spéciales, ainsi qu’on l’indiquera plus loin.
    Pour les poudres de mine et à canon, comme la chène- votte revient à un prix trop élevé, le bois auquel on doit donner la préférence, en raison de sa combustibilité et de son rendement en charbon, ainsi qu’à cause de son prix de revient peu élevé, car il se rencontre dans tous les terrains irrigués d’Italie, est le saule (salix alba). M. Violette a tiré du saule 33,71 0 0 d’un charbon ayant une combustibilité supérieure à celle du charbon de l’aune, du peuplier, etc.
    On fait les approvisionnements de bois de saule en hiver, au moment où les arbres sont taillés ou écimés. On choisit les branches les plus saines, les plus grosses, les plus droites et les moins noueuses, provenant de sujets vivaces et robustes et on en forme un tas à l’air libre.
    Aux premiers jours du printemps, alors que la sève se produit en grande abondance dans les arbres et, par suite, dans les branches récemment détachées de leurs troncs, on écorce ces branches, afin de faciliter la dessiccation du bois et de diminuer la teneur en cendres du charbon produit avec ces bois. L’écorçage se fait très facilement dans ces conditions, car l’abondance des sucs permet de séparer sans peine l’écorce de la partie ligneuse. Les branches ainsi mises à nu sont ensuite sciées en bouts d’une longueur égale à celle des cylindres de carbonisation, puis fendues de manière que chaque morceau de bois n’ait pas un diamètre de plus de 3 à 4 centimètres, alin de faciliter leur dessiccation et leur carbonisation ultérieure.
    En effet, le bois se compose d’éléments solides, tels que le carbone et des matières minérales, d’éléments liquides qui sont l’eau et la sève et enfin d’éléments gazeux divers qui circulent avec l’air dans sa partie interne. De plus, la sève contient en dissolution, diverses substances : gommes, résines, sels et matières colorantes.
    Les quantités d’eau et de sève contenues dans le bois varient selon la nature de celui-ci, selon l’âge et la partie de l’arbre de laquelle il a été détaché. En général, le bois vert contient de 40 à 50 0 0 de son propre poids de substances liquides, selon sa compacité plus ou moins grande. Coupé, fendu et exposé au grand air et au soleil, il conserve encore, au bout d’une année, de 20 à 25 0 0 d’eau. Une plus longue exposition au grand air diminue encore son degré d’humidité; mais comme le bois retient fortement l’eau, pour le dessécher complètement il faudrait le soumettre à une température de 160°. Toutefois l’exposition au grand air pendant deux ou trois ans est très suffisante pour le priver d’une grande partie de l’eau qu’il contient et pour faire disparaître presque complètement la sève ; le peu d’humidité qu’il conserve encore est inhérent à sa nature, car le bois même desséché parfaitement dans un four à la température de 160u et exposé de nouveau à l’air dans une chambre close mais sans feu, absorbe rapidement de nouveau de 10 à 12 0/0 d’humidité qu’il emprunte à l’atmosphère ambiante.
    Le bois ainsi desséché et privé de sa sève peut être considéré comme un composé de carbone, d’eau et de matières minérales ; l’objet de la carbonisation est d’obtenir le charbon exempt de toute eau pure ou tenant en dissolution d’autres substances: or, comme l’eau est éliminée par la chaleur, on comprend quelle importance présente la dessiccation préalable du bois, car cette opération permet de réduire d’autant la durée de la carbonisation ainsi que la quantité de combustible à employer pour cette opération.
    Dans le bois exposé simultanément à l’action de la chaleur et au contact de l’air, à mesure que la température s’élève, tous les éléments constitutifs : carbone, eau, sucs et gaz, se combinent ou entre eux on avec l’oxjgène de l’atmosphère ; en se combinant, ils dégagent d’abord de la fumée, puis ils s’enflamment en brûlant avec dégagement de lumièreet enfin, quand la combustion est complète, ils ne laissent qu’un résidu de cendres.
    Mais, si l’on soumet le bois à l’action de la chaleur dans un milieu mis à l’abri de l’air, l’eau, les sucs et les gaz se volatilisent; ces éléments se condensent en partie à l’état liquide et s’échappent en partie à l’état de vapeur, en même temps que le bois noircit sans brûler et se transforme en charbon.
    On comprend donc que le degré de carbonisation du bois dépend entièrement de la température et de la méthode de traitement employée : aussi ce sont là les conditions qui réclament une attention spéciale et soutenue lorsqu’il s’agit de préparer du charbon destiné à la fabrication des poudres à feu, les propriétés de ce charbon dépendant, en grande partie, du mode de carbonisation appliqué.
    §3. — Propriétés du charbon.
    Le charbon est noir ou brunâtre, dur ou friable, opaque ou brillant.
    Le charbon noir, dur, compact, fortement calciné, est bon conducteur de la chaleur et de l’électricité ; il s’enflamme et brûle lentement. Le charbon brun, friable, peu calciné, est au contraire mauvais conducteur de la chaleur et de l’électricité; mais il est plus léger, plus inflammable que le charbon noir et, en outre, éminemment combustible. Par suite, le charbon brun, c’est-à-dire peu cuit, est celui qui convient le mieux pour la préparation de la poudre, car, dans la combustion de celte dernière, il augmente considérablement la quantité de chaleur développée et rend la poudre plus puissante.
    Il importe donc de bien déterminer la température à laquelle doit s’elTectuer la carbonisation du bois destiné à produire le charbon brun le plus convenable. Les expériences de M. l’ingénieur Violette, confirmées par la pratique adoptée dans les poudrières les plus importantes, établissent d’une manière presque absolue que le meilleur charbon brun, pour les poudres de chasse et de guerre, s’obtient à une température de 280° à 300°, tandis que, pour les poudres de mine et à canon,l’on peut porter la température jusqu’à 340° M. Violette a en outre démontré que,dans les limites de ces températures, le rendement en charbon de bois atteint son maximum et que ce rendement va en décroissant à mesure que la température de carbonisation augmente, car, sous l’action d’une plus forte chaleur, une partie du carbone se combine avec les gaz qui se dégagent et s’échappe en même temps que ces derniers.
    Indépendamment de l’influence delà température, dans une carbonisation lente, le rendement en charbon est plus grand qu’avec une carbonisation rapide; mais, par contre, cette dernière donne un charbon beaucoup plus friable et très léger.
    La densité du charbon varie selon la température de carbonisation ; le minimum de densité s’obtient à 290; c’est-à- dire que le charbon brun est le plus léger. A mesure que la température augmente, la densité s’accroît au point de devenir le double de celle de l’eau.
    D’autre part, l’hygrométricitédu charbon diminue d’autant plus que la carbonisation a été effectuée à une température plus élevée; le charbon pulvérisé est deux fois plus hygrométrique que le charbon en morceaux, car il présente, par rapport au charbon en morceaux, une surface plus grande à l’action de l’humidité. Il faut donc avoir soin de ne pulvériser le charbon qu’au moment où on doit l’employer pour faire les mélanges avec les autres corps constituant la poudre.
    Cette précaution est rendue également nécessaire en raison de la grande inflammabilité du charbon en poudre qui a été carbonisé à la température de 300° à 350°, inflammabilité si grande qu’il suffit d’accumuler ce charbon en petit tas de 70 à 80 centimèlrès de hauteur pour qu’il prenne feu spontanément. Ce phénomène est dû à la grande quantité d’air que le charbon absorbe dans de pareilles conditions ; celte absorp-
  4. Dans tout le cours du présent ouvrage, les degrés de chaleur indiqués sont des degrés centigrades.
    lion se produit avec une intensité telle que la masse se trouve si fortement échauffée qu’il en résulte l’inflammation spontanée du charbon.
    D’autre part, le charbon léger, fabriqué à la température constante de 300° et conservé en morceaux, ne s’enflamme spontanément que s’il est exposé, à l’air libre, à la température de 360° : il ne présente donc pas les mêmes risques que le charbon en poudre.
    Cependant, comme le charbon, en général, absorbe très facilement les gaz et l’humidité, on a la sage habitude, dans les poudreries bien administrées, de fabriquer le charbon seulement au fur et à mesure de son emploi et en quantité limitée aux besoins immédiats. On a la précaution de faire refroidir rapidement et complètement le charbon qui vient d’être préparé en le plaçant dans des récipients parfaitement clos et, par conséquent, entièrement à l’abri de l’action de l’air. Ce mode de procéder, adopté d’une manière absolue dans de nombreuses poudreries, est abandonné dans d’autres [jour un système absolument contraire, qui est fondé sur la lente et complète saturation du charbon par l’oxygène de l’air. A cet effet, on triture le charbon et on l’expose à l’air, pendant quelques jours, en couches larges et minces, dans une chambre en maçonnerie dont la voûte comporte une soupente. On éviterait de cette manière, assure-t-on, une absorption ultérieure et dangereuse d’oxygène durant la manipulation du mélange de charbon et de salpêtre.
    Le poids atomique du charbon est 12 et sa chaleur spécifique varie de 0,202 à 0,241. Sa conductivité pour la chaleur s’accroît avec la température de carbonisation, d’abord lentement et proportionnellement dans les charbons obtenus entre 150° et 300’, ainsi que le démontrent les expériences de M. Violette, puis de plus en plus rapidement.
    Sa puissance de décomposition est d’autant plus rapide que lecharbon est plus léger et plus inflammable ; cette puissance de décomposition ne se produit qu’à une haute température
    71 quand le charbon est dur et fortement calciné. En effet, M. Violette, avec un morceau de charbon de bourdaine très inflammable, a décomposé le salpêtre à 100°, tandis qu’avec des charbons produits à des températures de 1000° et plus il n’a obtenu une pareille décomposition qu’en portantces charbons au rouge vif.
    Le charbon est insoluble dans l’eau. Carbonisé à une température de 270% il est presque entièrement soluble dans une solution de potasse ou de soude, mais il l’est beaucoup moins à des températures supérieures ; enfin il cesse tout à fait de l’être au-dessus de 330°.
    Pour la fabrication de la poudre noire, le charbon doit être dosé de telle sorte que l’on obtienne une combustion complète de l’oxygène dégagé par le salpêtre. L’insuffisance de charbon réduit la puissance de la poudre, car la totalité de l’oxygène ne se trouve pas utilisée ; d’autre part, une quantité trop forte de charbon diminue la quantité des calories développées et même, en produisant en abondance de l’oxyde de carbone, peut réduire les propriétés balistiques de la poudre. On trouvera, plus loin les dosages rationnels pour les diverses qualités de poudres.
    CHAPITRE H
    Carbonisation.
    La carbonisation du bois s’obtient, dans l’industrie,, par des procédés divers qui peuvent se classer en deux catégories : les systèmes par com bastion et les systèmes par distillation.
    1) — Carbonisation par combustion.
    La carbonisation par combustion s’effectue par deux procédés principaux bien connus : celui des meules et celui des fosses ou des chaudières. Tous les deux sont fondés sur la carbonisation d’une partie du bois au moyen de la combustion, en présence de l’air, de l’autre partie.
    Le procédé des meules se pratique généralement dans les forêts pour fournir le charbon nécessaire aux besoins industriels et domestiques. Il a l’avantage de porter sur d’importantes masses de bois, avantage qui est d’autant plus appréciable que les masses à carboniser sont plus volumineuses, car alors le rendement en charbon est plus grand.
    Au milieu d’un terrain plat et parfaitement nivelé, on installe un pieu de grande hauteur autour duquel on dispose horizontalement, comme autant de rayons se détachant d’un centre commun, des rondins de bois, droits autant que possible, en remplissant les interstices avec des copeaux de la même essence ; l’on superpose le nombre de couches qui est nécessaire pour que la totalité du bois à carboniser se trouve ainsi entassée. En établissant cette meule, on a soin delais-
    ser au centre, autour du pieu, un vide destiné à jouer le rôle de cheminée et l’on dispose les rondins entourant ce vide de manière que l’ensemble forme un cône tronqué que l’on recouvre hermétiquement, de l’extérieur, de terre argileuse ou, mieux encore, de mottes de gazon, afin d’empêcher l’accès de l’air. On allume la pile de bois par l’ouverture supérieure de la cheminée, en y introduisant des copeaux résineux enflammés ; puis, quand la cheminée laisse échapper une grande quantité de fumée noire et épaisse, on pratique, à la base du bûcher et à des distances égales,des évents pour amener l’air nécessaire pour alimenter la combustion. L’on doit veiller avec soin à ce que cet afflux d’air se fasse régulièrement, ni trop vite, ni trop lentement ; à cet effet, on ferme les évents là où la combustion est complète et on en ouvre d’autres aux endroits où la même combustion pourrait être défectueuse. Quand toute la masse est incandescente et que la carbonisation a pris fin, on ferme la cheminée et les évents au moyen d’une forte couche de terre, afin de supprimer tout accès d’air et de provoquer l’extinction et le refroidissement du charbon ainsi produit.
    Ce système n’est pas à recommander pour les produits destinés aux poudrières, car il n’est pas possible de régler la température de carbonisation et le charbon obtenu n’est pas uniforme ; de plus, la nécessité d’opérer sur grandes masses ne permet pas de préparer le charbon en une quantité limitée aux besoins du moment. Enfin, l’emploi du charbon ainsi obtenu comporte de nombreux dangers dans la fabrication de la poudre, car sous l’action de la meule on introduit dans le charbon des matières étrangères telles que terre, sable, etc. Aussi ce seul inconvénient suffit il pour faire rejeter absolument le procédé.
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    La carbonisation du bois dans les fosses s’effectue presque d’après le même procédé que celui qui vient d’être décrit pour
    les meules, à cette exception près que le bois qu’il s’agit de carboniser, au lieu d’être entassé sur le sol, est disposé dans des fosses quadrangulaires ou hémisphériques, profondes d’un mètre et suffisamment larges, fosses que l’on revêt intérieurement d’une maçonnerie en briques réfractaires. On met le feu à la masse du bois disposée dans la fosse et on la laisse brûler ; quand la flamme cesse de se produire, la combustion étant terminée, la fosse se trouve remplie de charbons incandescents qui ne tarderaient pas à se convertir en cendres au contact de l’air. On couvre alors avec le plus grand soin la surface incandescente avec des couvertures de laine mouillées et l’on étend sur ces couvertures une forte couche d’argile que l’on bat énergiquement afin de ne laisser, entre le charbon et l’enveloppe ainsi formée, aucun espace vide par où l’air puisse arriver jusqu’aux charbons. On laisse ensuite refroidir le tout pendant quelques jours, après quoi on relire le charbon. Mais comme l’argile peut facilement se mélanger avec le charbon, l’on a perfectionné le système en substituant à la fosse une chaudière hémisphérique en fonte, mesurant 1,20 m de diamètre sur 0,85 m de hauteur. On enfonce et on encastre celte chaudière dans la terre en l’entourant de maçonnerie, de manière que son rebord supérieur affleure le niveau du sol. Au fond de celte chaudière, on place une couche de paille ou de copeaux allumés, puis une couche de bois à carboniser formée de rondins d’environ 30 centimètres de longueur. Quand ce bois s’enflamme, on ajoute de nouveaux rondins en les disposant régulièrement les uns à côté des autres et de manière àétouffer les flammes et à diminuer leur activité. On continue à procéder ainsi jusqu’à ce que la chaudière se trouve complètement remplie de bois incandescent. Aussitôt que la surface du bois se recouvre d’une fine poussière blanche, on ferme hermétiquement la chaudière, pour empêcher tout accès d’air, avec un couvercle convenable en tôle. Ce couvercle porte deux évents circulaires pour l’évacuation des produits gazeux de la combustion qui s’échap-
    pent en une fumée épaisse et abondante. Quand cette fumée cesse de se produire, on ferme avec soin les évents et on laisse refroidir, pendant trois ou quatre jours, le charbon ainsi obtenu-
    Le rendement obtenu avec ce procédé est d’environ 20 0 0, et le charbon est d’autant meilleur que la carbonisation a été faite avec plus de soin. Cependant, il n’est pas possible de régler la température de carbonisation pour produire un beau charbon uniforme se prêtant à la fabrication d’une bonne poudre de guerre ou de chasse : le système des chaudières ne convient donc que pour les petites fabriques de poudres de mine ordinaires, ces poudres admettant une certaine tolérance quant à la qualité du charbon.
    1) — Carbonisation par distillation.
    Le charbon à employer pour la préparation d’une bonne poudre de guerre ou de chasse doit être fabriqué par le procédé de la distillation. C’est là une méthode bien meilleure que celles déjà décrites et permettant de produire du charbon à des températures déterminées de carbonisation, car, avec un appareil convenablement construit et dirigé par un habile ouvrier, on peut obtenir à volonté du charbon brun ou du charbon noir.
    Le bois, comme on l’a déjà rappelé précédemment, se compose de substances solides, liquides et gazeuses. Dans la carbonisation au contact de l’air, les liquides et les gaz se dégagent sous l’action de la chaleur, et s’évaporent en partie sous forme de fumée, l’autre partie passant dans la flamme, qui n’est autre que la combustion des matières volatiles du bois.
    Le bois, exposé à la chaleur et à l’abri de l’air, dans un récipient bien clos, abandonne peu à peu ses liquides et ses gaz ; il ne reste donc plus que la partie solide, c’est-à-dire le charbon, lequel sera parfaitement pur s’il se trouve exempt de toute trace de « az, comme dans le cas du charbon noir,
    O / 1
    ou qui contiendra encore des carbures d’hydrogène si on a
    modéré l’action de la chaleur afin d’obtenir du charbon brun, propre à la fabrication de la poudre.
    Le système de carbonisation par distillation est encore dénommé système des cylindres ; il se subdivise en deux méthodes; celle des cylindres fixes et celle des cylindres mobiles,
    Ce procédé fut imaginé, vers la fin du xvine siècle, par l’évêque anglais Landloff ; il a été l’objet de perfectionnements successifs grâce auxquels on peut aujourd’hui obtenir une excellente qualité de charbon.
    Dans un vaste local rectangulaire, à plafond élevé, muni de vastes fenêtres pour le renouvellement de l’air, on dispose une série de cylindres en fonte encastrés horizontalement dans une construction en maçonnerie, de manière que ce bâti supporte les deux extrémités de chaque cylindre et les maintienne à une hauteur d’environ 0,80 m au-dessus du sol. Les cylindres sont accouplés deux à deux et les deux cylindres de chaque couple sont séparés l’un de l’autre par un intervalle de 0,25 m. Chaque paire de cylindres est chauffée par un foyer unique, disposé au-dessous et au centre de chaque paire et s’étendant sur toute la longueur des deux cylindres. La partie supérieure du foyer consiste en une légère voûte en briques dans laquelle on a pratiqué de longs soupiraux pour livrer passage à la flamme et à la fumée ; tout est disposé pour que les cylindres se trouvent à l’abri des coups de feu. Les cylindres sont à leur partie supérieure et sur toute leur longueur, recouverts par une voûte concentrique en tonte ou en maçonnerie, séparée de leur surface extérieure par un espace d’environ 5 centimètres, afin que les gaz se dégageant du combustible du foyer et passant par les soupiraux de la petite voûte, montent entre le cylindre et celte voûte, puis redescendent du côté opposé en l’échauffant pour aboutir enfin à un long carneau qui traverse toute la salle sous la série des loyers et débouche dans la cheminée. Cette dernière,pour exercer un tirage convenable, ne doit pas mesurer moins de 18 à 20 mètres de hauteur. Le carneau communiquant avec lacheminée est pourvu, à chaque foyer, d’une clé qui sert à régler le feu.
    Les cylindres ont 0,65 m de diamètre et de 1,30 ni à 1,50 m. de longueur. Ils ont 4 centimètres d’épaisseur sur tout leur développement, mais celte épaisseur s’accroît jusqu’à 5 centimètres sur le bord de l’ouverture qui s’avance en dehors du mur de soutènement.
    Cette ouverture est munie d’un lourd couvercle en fonte, monté sur deux gonds fixés sur le rebord du cylindre. Ce couvercle, afin de fermer hermétiquement le four quand on active la carbonisation, porte intérieurement une garniture circulaire en laiton qui vient appuyer sur le rebord du cylindre; il est fortement serré contre ce rebord au moyen de quatre boulons en fer se vissant dans le cylindre.
    Le fond du cylindre est massif, mais il porte au centre de son axe une ouverture circulaire d’environ 10 centimètres de diamètre pour laisser échapper les produits de la distillation. Sur la face extérieure du fond est fixé un tube coudé en fonte dont l’ouverture intérieure correspond à l’ouverture d’égal diamètre pratiquée dans le fond lui-même. Le tube se replie vers le centre de l’espace intermédiaire séparant le point d’accouplement des cylindres et il a une légère inclinaison afin de permettre l’écoulement des liquides. L’extrémité inférieure de chacun des deux tubes est fixée sur une petite caisse en fonte, munie d’ouvertures ayant exactement le diamètre des tubes. Il n’y a, pour chaque paire de cylindres, qu’une seule caisse qui reçoit naturellement les produits s’écoulant par les deux tubes. Dans cette caisse, les liquides et les gaz se séparent et alors que les premiers sont conduits, par des tubes verticaux en cuivre, dans des cuvettes placées en dessous, les gaz passent dans des tubes horizontaux en fonte fixéscontre les parois de la caisse et se prolongent dans le four entre les deux cylindres, parallèlement à ces derniers, mais un peu au-dessous de leur axe. Ces tubes sont coulés d’une seule venue et portent latéralement de longues fentes par lesquelles s’échappent les
    gaz qui s’enflamment; ils sont ainsi utilisés comme combustibles pour amener la complète carbonisation du bois enfermé dans les cylindres. Les tubes eux-mêmes se prolongent sur toute la longueur du four; en d’autres termes, leur paroi antérieure ou tête s’appuie sur la maçonnerie antérieure au- dessus de l’embouchure du foyer entre les ouvertures des t/
    deux cylindres accouplés; chaque tube porte une petite ouverture cylindrique ou regard qui permet de vérifier la couleur des gaz et le degré d’avancement de la carbonisation. Une petite lame de laiton, tournant sur un gond,sert à clore ou à ouvrir le regard.
    L’appareil ainsi disposé, on procédait autrefois à la carbonisation en insérant dans les cylindres fixes le bois lié en fagots, jusqu’à ce que ces cylindres fussent remplis,en ayant soin qu’entre le combustible et les deux têtes du cylindre il restât un espace libre, afin que les produits de la distillation ne rencontrassent point d’obstacle.
    Quand la charge était achevée, on lutait avec soin le couvercle en appliquant de la terre glaise ou tout autre enduit réfractaire afin d’empêcher l’accès de l’air et on allumait le feu. Mais un pareil procédé offrait le grave inconvénient de rendre pénible, pour l’ouvrier chargé des opérations, la charge entre deux cuissons, car les cylindres se trouvaient être surchauffés; en outre, l’enlèvement du charbon obtenu, bien qu’effectué avec soin, donnait souvent lieu à l’incinération du produit qui, encore chaud, s’allumait et brûlait rapidement au contact de l’air. Enfin la carbonisation n’était pas uniforme,car les parois des cylindres, frappées par la flamme, s’échauffaient plus que les autres parties et le bois qui était en contact avec ces parois éprouvait une carbonisation excessive.
    Pour remédier à ces inconvénients, dans les poudreries bien installées, on fait usage de cylindres en tôle de fer, épaisse de 3 millimètres. Ces cylindres, de 1 mètre de longueur et de 60 centimètres de diamètre, ont leur base massive et sont ouverts à l’autre extrémité par laquelle on introduit le bois, coupé à la longueur de 1 mètre ou préparé en baguettes, s’il s’agit de chènevotte, ou encore en copeaux s’il s’agit de bois de saule ou d’une autre essence. On dispose les cylindres sur des chevalets en bois pour elTectuer la charge qui se fait avec soin afin que les morceaux de bois à carboniser soient disposés les uns à côté des autres,sans laisser de vides entre eux. Au moyen d’un chariot pourvu de crochets qui saisissent le rebord de la base des cylindres et les soulèvent du chevalet comme le ferait un levier, ces cylindres sont apportés dans le four et introduits dans les cylindres fixes déjà décrits, de manière que la partie ouverte du cylindre mobile, dans laquelle se présente la surface du bois y introduit, corresponde au fond du cylindre fixe, mais sans loucher ce dernier, et de manière que le fond massif du cylindre mobile se trouve dans la partie antérieure du four, c’est-à-dire à l’ouverture du cylindre fixe. Au centre du couvercle fermant le cylindre fixe, est pratiquée une ouverture qui permet d’y introduire une clé carrée applicable à une emboîture convenable fixée à la base du cylindre mobile, de manière que l’on puisse faire tourner ce dernier pendant la carbonisation,de manière à rendre celte dernière plus uniforme et plus régulière dans chaque partie de la charge.
    Enfin, pour régler la température de carbonisation, l’on place dans chaque cylindre un pyromètre destiné à indiquer les degrés de la température développée à l’intérieur.
    Quand les fours sont chargés et qu’ils ont leurs couvercles parfaitement clos, on allume le feu dans les foyers, mais en alimentant modérément ce feu afin que les flammes ne viennent point à s’allonger et à frapper les cylindres. Comme la réussite de l’opération dépend surtout du réglage du feu, ce dernier exige la plus grande attention de la part de l’ouvrier qui doit avoir le soin de le maintenir toujours à la même intensité.
    Deux ou trois heures environ après l’allumage, la décom-
    position du bois ou distillation proprement dite commence à se produire ; la fumée, blanche d’abord, devient jaunâtre et épaisse et répand une odeur empyreumatique caractéristique. Les produits delà distillation s’échappent en abondance, tandis que la vapeur d’eau et l’acide pyroligneux se condensent et s’écoulent dans le récipient qui leur est destiné; les gaz sont amenés dans le four par les tubes déjà décrits; là, ils s’allument en enveloppant les cylindres de leur flamme. De temps à autre, on fait tourner ces derniers sur eux-mêmes, au moyen de la clé carrée destinée à cet usage, afin que chaque partie du cylindre subisse à son tour l’action directe du foyer. Dès que la combustion des gaz a commencé, on laisse éteindre le feu du foyer et la carbonisation se poursuit et s’achève aux dépens de la carbonisation elle-même. Par les ouvertures pratiquées dans les tubes et déjà mentionnées, l’ouvrier surveille la combustion des gaz qui se manifeste au début par une flamme rougeet vive et, peu à peu, se transforme en une flamme d’une belle couleur bleue qui finit enfin par s’éteindre tout à fait, la production des gaz étant terminée. Dans la préparation du charbonbrun,servant à la fabrication des poudres de guerre et de chasse, on doit arrêter la carbonisation au moment où la flamme devient bleue, parce que, comme on l’a déjà dit, il est nécessaire que le charbon renferme encore des carbures d’hydrogène. On ouvre alors le couvercle du premier four et l’on fait passer devant l’ouverture un chariot dont la surface supérieure est composée de rouleaux tournant sur leurs axes ; un ouvrier saisit avec un long crochet le fond du cylindre mobile en tôle ou étouffeur ; ce dernier, quand on tire le. crochet, sort du four et glisse sur les rouleaux jusqu’à ce qu’il vienne tomber verticalement sur le sol. Un second ouvrier ferme immédiatement, avec un solide couvercle en tôle, l’ouverture de ce cylindre afin de supprimer tout contact du charbon avec l’air et il le fait glisser ensuite jusqu’au local disposé pour le refroidissement. Dans le four vide, on introduit alors un

    nouveau cylindre plein de bois à carboniser et on répète successivement la même opération dans les autres fours, au fur et à mesure que, pour chacun d’eux, la carbonisation a atteint le degré voulu. L’ensemble de l’opération destinée à fournir du charbon brun de bonne qualité a une durée de dix à douze heures ; elle est plus ou moins rapide selon la qualité du’bois traité et son degré de préparation ou de dessiccation.
    On laisse refroidir le charbon dans les cylindres mobiles ou étouffoirs pendant trois ou quatre jours au plus, puis on l’extrait morceaux par morceaux pour en (aire le tri et écarter les morceaux qui, insuffisamment cuits, ont encore une consistance ligneuse. On place ces derniers morceaux au centre de la masse de bois dont on remplit un nouveau cylindre afin de terminer leur carbonisation dans une opération ultérieure destinée à donner du charbon devant entrer dans la composition des poudres de mine. La quantité de morceaux incomplètement carbonisés est minime quand la distillation est dirigée par un habile ouvrier.
    Le charbon obtenu par le système que l’on vientde décrire est retiré des étouffoirs en baguettes entières, ayant la longueur et la forme primitives du bois, mais un peu contractées. Les morceaux sont lisses, sans incrustations de goudron, sans fentes, d’une belle couleur noir-café, recouverts à leur surface d’une mince poudre grise ; ils sont très légers et relativement élastiques, au point de plier dans une certaine mesure sans se rompre ; quand on les casse, ils émettent un son sec et la surface de la brisure est d’un beau noir café velouté.
    Le charbon extrait des étouffoirs, choisi et cassé en gros morceau, doit être, autant que possible, employé dans la journée. Si l’on devait retarder son utilisation, il conviendrait de le conserver dans des récipients parfaitement clos, afin d’éviter qu’il absorbe l’humidité de l’air dont il est très avide.
    La carbonisation dans les cylindres fixes, bien que perfectionnée et rendue presque absolument uniforme par l’emploi
    des cylindres mobiles, offre toutefois cet inconvénient que la partie postérieure du four est soumis à une plus haute température due au dégagement des gaz, car ces derniers, en s’échappant par l’unique oritice pratiqué dans le fond du cylindre fixe, donnent lieu à un plus fort échauffement de cette extrémité, attendu que leur température est supérieure à celle de la charge. ‘
    L’habileté de l’ouvrier qui, à un certain moment de la carbonisation, doit maintenir le feu seulement à l’ouverture du foyer, en évitant de chauffer l’autre extrémité, remédie à un pareil inconvénient et permet d’obtenir un produit final uniforme.
    *
  • ¥
    Un perfectionnement plus important, permettant d’obtenir une carbonisation absolument uniforme, a été réalisé par la suppression des cylindres fixes. On a substitué entièrement à ces derniers des cylindres mobiles, que portent des supports courant sur des roues et disposés de manière à pouvoir tourner facilement dans tous les sens, ainsi qu’à pouvoir être retirés du four quand la carbonisation est terminée. Chaque cylindre, dans ce nouveau système, est échauffé par un foyer spécial. Les produits de la distillation sortent, en quantités égales, par les deux extrémités du cylindre, grâce à un tube semi-cylindrique intérieur qui les reçoit et les distribue également aux deux extrémités, en les faisant s’écouler par des ouvertures exactement calculées. On applique contre ces ouvertures une tubulure en forme de tronc de cône qui s’adapte • parfaitement à un orifice pratiqué dans le fond du four et qui verse les produits dans un appareil de distribution en cuivre. Cet appareil de distribution permet de conduire les produits en question, à volonté, dans chacun des foyers et de répartir les gaz qui ne se condensent point, au moyen de canalisations spéciales, entre les divers fours où s’opère leur combustion,dans des tubes horizontaux en fonte placés à environ 10 centimètres au-dessous des cylindres et parallèlement à leur axe ; les mêmes tubes portent, dans leur partie supérieure, deux longues fentes longitudinales. Chaque cylindre est muni d’un pyromètre permettant de constater,à tout moment, le degré de température intérieure.
    Ce système, s’il donne des produits d’une homogénéité absolue et permet de régler exactement l’opération dans ses plus minimes détails, de manière à maintenir constamment la température de carbonisation désirée, exige par contre, une installation fort compliquée et coûteuse; il faut en outre, pour son bon fonctionnement, l’observation de détails éminemment minutieux. Le premier procédé de distillation est donc préférable, d’autant plus que, avec le concours d’un ouvrier expérimenté, il peut donner des produits aussi parfaits que ceux obtenus par le second.
    Le rendement en charbon du bois soumis à la distillation est bien supérieur à celui donné par le procédé des meules ou des chaudières, car il atteint jusqu’à 40 0 0 selon la qualité et le degré de préparation de la matière première traitée.
    Du bois de saule pelé et emmagasiné depuis deux ans sous de vastes hangars exposés au midi, a donné, au cours d’essais réitérés, 35 0 0 de charbon, tandis que du bois de même espèce, conservé sous des hangars exposés au nord, n’a fourni que 31 0 0 de charbon par suite de la plus grande quantité d’humidité que ce dernier avait absorbée.
    En général, le rendement moyen en charbon du saule pelé sec est de 33 0 0, et celui des chènevottes de 37 0 0 environ.
    Comme le rendement de la carbonisation effectuée dans les chaudières, même quand il s’agit des meilleures qualités de bois traitées dans les conditions les plus avantageuses, n’atteint jamais 25 0 0, on voit que, même abstraction faite de cette circonstance que les charbons obtenus par distillation sont de meilleure qualité, le système de la distillation est toujours préférable à celui des chaudières, car le plus grandrendement fourni par la distillation compense les frais plus élevés que comporte ce système.
    Le meilleur combustible que l’on puisse utiliser dans les foyers des fours de distillation est la tourbe, qui ne donne en effet que très peu de flammes, en même temps qu’elle dégage une chaleur rayonnante considérable. En outre, une fois qu’elle est allumée, on n’a plus besoin de l’attiser. Dans le commerce, on trouve la tourbe en pains et, sous cette forme, elle se prête fort bien au réglage du feu lorsque, au cours de l’opération, l’on doit limiter ce dernier à un seul point quelconque du foyer.
    En l’absence de tourbe, il convient d’employer du bois tendre, tel que celui de peuplier par exemple, car il est ainsi plus facile de maintenir un feu modéré qu’en faisant usage de bois dur. En outre, le bois tendre ne facilite pas seulement une carbonisation plus régulière ; il est encore sensiblement plus économique.
    Les produits liquides de la distillation recueillis dans les récipients, ne sont que de l’eau et de l’acide pyroligneux dans lequel se condense du goudron impur qui se précipite au fond; les appareils de carbonisation utilisés dans les poudreries ne donnent pas, d’ordinaire, du goudron dont la quantité et la qualité justifiant un travail ultérieur de purification ; l’on se borne à recueillir ce goudron et à le mélanger avec de la sciure de bois ou avec de la balle de céréales pour en former des pains très inflammables qui se substituent très avantageusement au combustible ordinaire dans les foyers.
    Quant à l’acide pyroligneux clarifié, on peut en tirer parti. En effet, on le traite avec des fragments et des copeaux de fer provenant du tour afin de le transformer en un pyrolignite de fer qui, dûment concentré, est recherché et apprécié par les fabriques de couleur; on peut aussi le soumettre à une distillation spéciale pour en extraire l’acide acétique qu’il contient à raison de 12 à 15 0/0 environ.
    Indépendamment des systèmes de carbonisation que nous avons décrits plus haut en les divisant en deux catégories, l’ingénieur Violette a imaginé et installé, dans la poudrerie d’Esquerdes (France) qu’il dirigeait, un système spécial de carbonisation par la décomposition du bois dans un courant de vapeur d’eau que l’on élève à la température du charbon roux en lo faisant passer par un serpentin en fer presque porté au rouge.
    Son appareil est constitué par deux cylindres concentriques en tôle, dont l’un sert d’enveloppe à l’autre qui contient le bois à carboniser. Au-dessous, un serpentin en fer communique d’un côté avec une chaudière à vapeur et, de l’autre, avec le cylindre extérieur servant d’enveloppe. Dans ce système, le serpentin est réchauffé, par un foyer disposé au- dessous, jusqu’au degré correspondant à la température de carbonisation. La vapeur d’eau, en circulant dans le serpentin, prend la température de ce dernier; elle passe dans le cylindre extérieur par l’intervalle le séparant du cylindre intérieur ; enfin, elle arrive dans le cylindre intérieur, par la partie antérieure qui est ouverte ; elle pénètre ensuite peu à peu dans la masse du bois, en portant ce dernier à la température qu’elle possède. Le bois s’échauffe alors jusqu’au point où la carbonisation se produit ; la vapeur, se mélangeant aux produits volatils de la distillation, entraîne ces derniers avec elle et s’échappe par un tube spécial qui la conduit dans un appareil de condensation.
    Le charbon ainsi produit est très beau,absolument exempt de toute trace de goudron et parfaitement homogène ; mais les frais élevés d’installation, de main-d’œuvre, de combustible et de manipulation ont rendu presque impossible l’application de ce système ; c’est au point que les quelques poudreries qui l’avaient adopté ont dû bien vite l’abandonner.
    Gossart a modifié plus tard le système Violette et a installé en 1855, dans la même poudrerie d’Esquerdes, un nouvel appareil à circulation continue de chaleur ; mais les mêmes
    motifs, qui lirent abandonner le système Violette mirent également un terme aux essais du système Gossart; aussi ces deux systèmes, bien que rationnels et très efficaces, sont restés dans le domaine de la théorie.
    Enfin, en Allemagne, en 1889, II. Giïtler a imaginé un système de carbonisation rapide et efficace en faisant traverser par un courant d’acide carbonique chaud, la masse du bois enfermée dans des cylindres de tôle chauffés. Quand la carbonisation est terminée, on active le refroidissement du charbon par un nouveau courant d’acide carbonique qui, cette fois, est froid.

DEUXIÈME PARTIE
Fabrication de la poudre
PREMIÈRE SECTION
Dosages
CHAPITRE PREMIER
Considérations générales.
La poudre noire est un mélange, rendu aussi intime que possible, de salpêtre, de soufre et de charbon. En d’autres termes, c’est le mélange de corps combustibles (soufre et charbon) avec un corps comburant (salpêtre), capable de produire l’explosion grâce à l’action réciproque de ses parties composantes. Cette action est plus ou moins intense, plus ou moins efficace, selon les proportions dans lesquelles chacune des parties composantes entre dans le mélange. La détermination rationnelle de ces proportions est ce qu’on appelle le dosage.
Le dosage varie avec les effets que l’on veut obtenir pour chaque qualité déterminée de poudre; aussi convient-il d’apprécier les usages spéciaux auxquels chaque sorte est destinée afin d’établir un dosage efficace et rationnel.

explosive réalisable ; la poudre de chasse exige une grande rapidité d’inflammation et de combustion; enfin il importe que la poudre de mine fournisse un volume abondant de gaz, afin d’augmenter les effets balistiques et brisants.
Le dosage influe grandement sur la force et la puissance de la poudre, car ces propriétés dépendent essentiellement du volume des gaz produits et des calories développées au moment de la combustion.
Les petites variations dans les dosages n’exercent pas une
action appréciable sur l’inflammabilité de la ses propriétés balistiques ; mais il faut tenir fait qu’un excédent de charbon accélère la combustion aux dépens de la quantité de chaleur développée; qu’un excès de salpêtre ralentit la combustion en augmentant, d’une part, la chaleur produite et ne développant, d’autre part, qu’une plus
petite quantité de gaz ; enfin, tandis que la présence du sou

composantes et abaisse leur température initiale, un excès d( soufre réduit la sensibilité de la poudre, mais favorise sa con servalion.
A ces considérations théoriques, confirmées par l’expé rience, il faut ajouter les suivantes qui, bien que purement mécaniques, ne laissent pas d’avoir leur importance dans la détermination des dosages, savoir :

bien que fabriqué depuis peu de temps et tenu à l’abri de

en quantité variable ;
2° Le mélange des trois éléments de la poudre, qu’il soit, ne produit jamais un produit ayant une homogé
néité parfaite ; I
3° Les proportions des corps composant le mélange subissent des modifications continuelles lors du passage de l’une des diverses phases de la fabrication à la phase suivante, car a charbon très finement pulvérisé et sec est d’une légèreté xtraordinaire; nécessairement, il se sépare du mélange pour ’unir aux menues poussières atmosphériques dans des proortions beaucoup plus grandes que ne le font les autres paries composantes, le salpêtre et le soufre, qui sont des corps tien plus lourds.
Le dosage d’une poudre donnée doit donc être fait dans les proportions convenables afin d’éliminer ou de compenser es inconvénients signalés, et cela de manière à obtenir une tondre ayant les propriétés voulues.
A l’origine, on mélangeait le salpêtre, le soufre et le charton par parles égales ; mais on ne tarda point à modifier un tareil dosage, car l’expérience et les études approfondies, dont ut l’objet la poudre à feu à toutes les époques, indiquèrent tien vite les propriétés de chaque élément et la nécessité d’en nodifier les proportions. »
CHAPITRE H
Dosage des poudres de guerre, de chasse et de mine.
Poudres de guerre. — La poudre de guerre a été naturellement la plus étudiée. Dès 1568, on fit à Bruxelles des expériences qui établirent que la meilleure poudre de guerre étaif celle qui présentait la composition suivante :
75,000 parties de salpêtre
15,625 — charbon
9,375 — soufre
Dans chaque Etat, on adopta, pour les poudres de guerre, des dosages particuliers qui se modifièrent peu à peu avec le temps. Certains pays établirent une distinction entre le dosage des poudres de guerre à fusil et celui des poudres à canon, en augmentant la quantité de salpêtre dans les premières pour leur donner une plus grande puissance balistique et en élevant par contre la proportion du soufre dans les poudres à canon pour les rendre plus stables.
Aujourd’hui, les dosages des poudres de guerre des divers Etals se rapprochent de celui expérimenté en Belgique en 1568 ; on ne fait pas grande distinction entre les poudres à fusil et celles à canon. C’est ainsi que l’on constate : . j
Salpêtre Charbon Soufre
En Italie parlies 75
En France (pour les canons). — 75
En France (pour les fusils). . • — 77
En Angleterre — 75
Aux États-Unis — 76
En Perse — 75
avec à peu près les mêmes proportions presque partout ailleurs. ‘
Seule la Chine, lente en toutes choses, a fait fort peu de progrès sur ce point également : encore, au cours de ces dernières années, ses poudres de guerre se composaient de 61,50 parties de salpêtre, 23 de charbon et 15,50 de soufre. Mais aujourd’hui les Chinois, eux aussi, se préoccupent de réaliser autant de progrès que les puissances européennes en matière d’explosifs.
Poudres de chasse.— Il ne serait pas possible de déterminer les différents dosages des poudres de chasse, car les ouvrages anciens ne s’occupent que des poudres de guerre.
Aujourd’hui que l’industrie est libre, la concurrence, le désir du lucre et cette circonstance que, dans bon nombre de poudreries peu importantes, la fabrication de la poudre de chasse est absolument empirique et uniquement subordonnée à la question des bénéfices réalisables, — tout cela fait que l’on emploie les dosages les plus disparates, qui n’ont aucun rapport avec les sages enseignements de la théorie, corrobo-
I rés par la pratique, et que l’on rencontre dans le commerce • I . . 1 • •
I des produits défectueux à tous les points de vue, produits I qui font le désespoir des chasseurs habiles.
I Une bonne poudre de chasse se distingue spécialement des I poudres de guerre par une augmentation de la proportion de I salpêtre qu’elle contient ; les meilleures poudres de chasse I qui se fabriquent aujourd’hui sont préparées en appliquant les trois dosages suivants :

  1. Salpêtre 78,500 ; Charbon 11,500 ; Soufre 10.
  2. — 78 —12 _ io.
  3. — /5 — 13 — 12.
    Le premier de ces dosages est adopté en Allemagne ; le deuxième et le troisième sont d’un usage général en Italie et en France quand il s’agit, naturellement, des qualités supérieures de poudres de chasse, lesquelles, pour mériter celte appellation, exigent encore des soins et des traitements spéciaux que l’on indiquera plus loin.
    Poudres de mine. — Dans la fabrication des poudres de mine, il faut se proposer, avant tout, d’augmenter le volume des gaz et de diminuer autant que possible le prix de revient. On atteint ce double but en diminuant, dans une juste mesure, la quantité de salpêtre que contiennent les poudres de guerre et de chasse et en augmentant d’autant les proportions de charbon et de soufre.
    Les dosages aujourd’hui adoptés dans les divers pays pour la préparation des poudres de mine diffèrent les uns des autres ; d’autre part, les divers usages auxquels est destinée la poudre imposent parfois l’obligation d’en fabriquer de qualités différentes ayant chacune un dosage particulier. C’est qu’en effet, si les mines creusées dans les roches très dures exigent une poudre explosant très vite et produisant des gaz en abondance, par contre, les mines pratiquées dans les carrières de marbre, dans le tuf, etc. réclament une poudre exigeant une action plus lente et, pour ainsi dire, plus uniforme.
    Bien que l’échelle des dosages, pour les poudres de mine, puisse varier d’un minimum de 62 parties de salpêtre jusqu’à un maximum de 72 parties, le dosage le plus rationnel pour la fabrication d’une bonne poudre de mine comporte les proportions suivantes : •
    Salpêtre de 66 à 70 parties
    Charbon de 16 à 14 —
    Soufre de 18 à 16 —
    C’est qu’en effet un excès de salpêtre, s’il augmente la puissance de la poudre, en ce qui concerne le tir des projectiles dans les bouches à feu, ralentit par contre la combustion de la matière au point de paralyser en partie ses qualités propulsives et que, d’autre part, un excès de charbon développe une grande quantité d’oxyde de carbone défavorable aux effets de rupture.
    A mesure que se généralise l’emploi de la dynamite, la production des poudres de mine a diminué sensiblement ; pourtant ces poudres ne laissent pas encore de rendre de très grands services aux mineurs qui, les utilisant d’une manière intelligente, savent, grâce à elles, tirer des carrières les plus beaux morceaux de marbre, de granit, etc. ayant les dimensions désirées — ce qu’ils ne pourraient guère obtenir avec la dynamite, car cette dernière substance, en raison de la violence excessive de ses explosions, est plutôt apte à fendre, i déchiqueter et à détruire les roches, môme les plus dures, air lesquelles elle exerce son action.

DEUXIÈME SECTION 1
Trituralion, mélange el galelage des |
matières premières. ]

CHAPITRE PREMIER
Trituration et mélange
§ 1. — Considérations générales. I
Autrefois on mélangeait dans un mortier en bois ou en pierre les matières premières (salpêtre, soufre et charbon) entrant dans la composition de la poudre, on les humectait avec del l’eau pure ou du vinaigre ou même des urines, puis on les | triturait et on les pilait simultanément au moyen d’un lourd 1 pilon de bois très dur, manœuvré ou à la main ou au moyen 1 d’un levier automatique. Un système aussi primitif ne don- 1 nait pas seulement des produits imparfaits, mais il exigeait ! encore un nombreux personnel pour une production minime ;| on ne tarda donc point à le perfectionner et à installer des 1 pilons mécaniques qui ont grandement accéléré el amélioré! la fabrication.
Mais les progrès ne s’arrêtèrent pas à ce point et, en même! temps que l’on perfectionnait les pilons,l’on imagina de nou-| [‘
veaux systèmes pour triturer et mélanger les matières premières, afin de rendre le mélange toujours plus intime et
I plus homogène, la main-d’œuvre plus sûre et plus efficace et I le produit plus régulier et plus puissant.
I Aujourd’hui on applique trois systèmes différents de tritu- u ration et de mélange qui mérilefit une description détaillée, I car chacun d’eux constitue une méthode spéciale de fabrica- I lion ayant ses qualités et ses défauts. La connaissance par- | faite de chaque méthode permettra de faire apprécier quelle I est la meilleure, selon le but poursuivi.
I La trituration, le mélange et le galetage se font ou en une I seule opération ou en trois opérations distinctes. Parfois | encore, les trois substances composantes sont triturées chaI cune isolément, puis mélangées et galetées soit en une seule | fois, soit en deux opérations distinctes.
| Les appareils adoptés pour ces opérations diverses donnent | leurs noms respectifs aux trois méthodes différentes sus-men- | tionnées. On distingue donc :
⦁ 1° Le système des pilons ;
⦁ 2* — meules :
13° — tonnes de trituration et de galetage à la
I presse hydraulique.
‘ll
I La tendance à séparer les trois opérations de trituration, I de mélange et de galetage, qui est presque générale, et aussi la nécessité de perfectionner toujours les produits ont amené à combiner,pour ainsi dire, les deuxième et troisième | systèmes ; aussi, après avoir décrit les trois méthodes sus- | dites, on exposera les motifs qui militent en faveur de cette | dernière méthode.
I § 2. — Les pilons.
I L’appareil, à l’origine, se composait d’un fort tronc de I chêne, ayant 0,60m d’épaisseur et 5 à 6 mètres de longueur, I solidement fixé dans le sol. Dans ce tronc on pratiquaitdes cavités (d’abord sphériques et plus lard presque sphériques) qui constituaieut de véritables mortiers mesurant 50 cm. de profondeur sur 40 cm. de largeur.
D’une cavité à l’autre, on laissait un intervalle solide d’environ 30 cm., capable de résister aux secousses imprimées par les pilons. Plus tard, on remplaça le bois par du métal et on installa dans les poudreries des séries de véritables mortiers en fonte ou en bronze à cavité presque sphérique, ayant des dimensions à peu près égales à celles des mortiers en bois. Mais, en raison de la rapide usure des métaux employés pour la construction des mortiers,on revint au bois, en ayant soin de choisir ce dernier de qualité très dure. Le mortier a son ouverture élargie, dans la partie supérieure, en forme d’entonnoir ; il porte en outre,encastré dans le fond, un cylindre en bois très dur disposé dans le sens longitudinal de ses fibres.
La série des mortiers est disposée en une rangée; ils sont scellés solidement dans le plancher et chacun d’eux est muni de son pilon spécial.
Les pilons proprement dits sont de longues tiges en chêne ayant la forme de parallélipipèdes de 8 à 10 centimètres d’épaisseur, terminés par une calotte, de forme arrondie, en bronze très dur. Dans la moitié supérieure de chaque tige et le long de la surface tournée vers les arbres de transmission, on a encastré à angle droit une came destinée à recevoir le mouvement.
La force motrice est transmise par un arbre horizontal tournant sur son axe et pourvu de cames qui correspondent avec celles des pilons, de manière que, pendant la rotation de l’arbre,les pilons se soulèventet s’abaissent alternativement,exactement comme cela se produit sur les pistes de riz, si communes dans certaines régions d’Italie.
L’arbre horizontal reçoit le mouvement de rotation soit d’un manège commandé par la transmission de force motrice de l’établissement, soit d’une roue hydraulique installée dansl’atelier des pilons et reliée à l’arbre au moyen d’engrenages convenables.
L’ensemble doit être très robuste et il faut donner aux assemblages entre les tiges, la calotte en bronze et les cames une grande solidité, car les fortes secousses communiquées par les pilons à tout ce dispcÆHtif ne tarderaient pas à briser ce dernier si ses organes étaient trop faibles.
‘ Les pilons ont une hauteur de course d’environ 40 cm. et leur poids varie ordinairement de 30 à 50 kilogrammes. Mais, dans ces derniers temps, peut-être avec l’espoir d’accélérer le travail de trituration et d’augmenter la production, certaines poudreries ont accru extraordinairement le poids des pilons en le portant jusqu’à 140 kilogrammes; toutefois, l’expérience n’a pas encore démontré que de pareillesexagérations aientapporté de sensibles améliorations aux qualités des poudres.
Au début, les trois substances constituant la poudre étaient introduites simultanément dans les mortiers et, après avoir été suffisamment humectées, elles subissaient le battage destiné à les triturer, à les mélanger et à les galeter en une seule fois. La charge, pour chaque pilon, s’élevait à 8 kilogrammes et le battage durait dix heures pour les poudres à canon et vingt heures pour les poudres de guerre à fusil. Ce système rendait fort imparfait le mélange, car le charbon et le soufre étaient insuffisamment triturés et, en outre, il se produisait de fréquents accidents, soit par suite de la présence de substances étrangères dans les matières premières, soit par suite de l’inflammation spontanée du charbon qui ne parvenait point à faire corps avec le reste du mélange.
On perfectionna ensuite le procédé de préparation du mélange en triturant préalablement et séparément chacune des matières premières ; enfin on a adopté le système actuel dont la description suit.
On triture le soufre et le charbon avec des broyeurs spéciaux et on les réduit à un degré de finesse suffisant pour qu’on puisse les passer au tamis et en séparer les substances
étrangères qu’ils pourraient contenir. Le salpêtre, parfaitement raffiné, subit également le même tamisage. On pèse séparément les trois corps, selon les dosages établis pour la qualité de poudre que l’on veut produire et proportionnellement à la contenance de chaque mortier. Ainsi, par exemple, dans un mortier de la contenance^ormale, on introduit, pour la préparation de la poudre de guerre, une charge de 6 kilogrammes composée comme il suit :
Salpêtre 4,500 kg
Charbon 0,900 »
Soufre 0,600 »
Total …. 6,000 »
En tenant compte des pertes successives éprouvées par le charbon au cours des diverses manipulations et de l’humidité qu’il absorbe au contact de l’air, on augmente le poids indiqué ci-dessus, soit 0,900 kg. de 2 0 0 environ, afin d’obtenir le dosage réglementaire de la poudre, une fois la préparation de cette dernière terminée.
Toutes choses ainsi disposées, on introduit d’abord dans le mortier le charbon et on l’arrose avec environ 1 litre 1 /4 d’eau, en ayant soin de remuer avec un bâton jusqu’à ce que toute la masse se trouve entièrement humectée. On règle ensuite la marche du moteur afin qu’il actionne le pilon de manière à lui faire frapper d’abord de 25 à 30 coups par minute et enfin 50 coups ; en outre, pendant cette opération, on a le soin de détacher constamment le charbon qui s’attache aux parois du mortier et de le faire retomber sous le pilon, de manière à obtenir enfin une masse pâteuse et homogène. Au bout d’une demi-heure de fonctionnement, on arrête le pilon et on le soulève en le maintenant suspendu à un crochet convenable, puis on ajoute au charbon, qui vient d’être ainsi trituré, le soufre et le salpêtre déjà passés au tamis et pesés dans les proportions voulues. On mélange la niasse des trois substances avec une spatule en bois ou, mieux encore, avec les mains, afin quele mélange soit plus régulier. On ferme alors le mortier avec uu couvercle portant une ouverture centrale pour livrer passage à la tige du pilon ; l’on détache ce dernier du crochet qui le maintenait suspendu et on le laisse tomber sur le mélange.
Puis on remet l’appareil en mouvement de manière que le pilon frappe de 55 à 60 coups par minute et on surveille l’opération, afin que la matière frappée par le pilon et rejetée par ce dernier contre les parois du mortier retombe continuellement sous le pilon lui-même et que ce dernier ne frappe jamais à vide sur le fond du mortier. Le degré d’humidité du U • O
mélange influe grandement sur la marche de l’opération, car, s’il était trop humide, le mélange adhérerait fortement aux parois et ne pourrait retomber sous le pilon; tandis que, d’autre part, s’il était trop sec, il se soulèverait et s’échapperait du mortier sous forme de poussière menue, ce qui aurait pour résultat de ne laisser au fond du mortier qu’une légère couche du mélange. Par suite, la quantité d’eau à employer, fixée normalement à environ 1,250 litre, peut varier selon le climat et les saisons et aussi suivant l’étal hygrométrique de 1 atmosphère ; il est en effet naturel que la plus ou moins grande facilité d’évaporation oblige à modifier les quantités d’eau employées au cours du pilonage et l’expérience peut seule renseigner à ce sujet.
Même en utilisant les appareils les plus perfectionnés et en dosant exactement le degré d’humidité adonner au mélange, il arrive, dès que l’on prolonge un peu trop le pilonage, qu’il se forme, au-dessous du pilon et sur le fond du mortier, une double couche de matière durcie et adhérente, matière qui, par suite de ce durcissement progressif, pourrait finir par pro duire une explosion. En outre, en même temps qu’une partie du mélange s’amasse et durcit au fond du mortier, l’autre partie, repoussée contre les parois, monte et redescend continuellement sans subir davantage l’action du pilon; dans ces conditions, une partie du mélange se trouve trop battue et l’autre l’est insuffisamment.
Pour éviter ces inconvénients, il est nécessaire d’efiectuer le transvasement du mélange d’un mortier dans l’autre. A cet effet, on arrête le mouvement et on fixe le pilon au crochet, puis on enlève toute la matière du mortier et on la place dans le mortier voisin, en ayant soin de détacher et de pulvériser à la main toute la partie durcie qui adhère soit au fond du mortier, soit au pilon et de la mélanger ensuite avec la matière moins pilonnée qui reste. On opère ainsi sur toute la série des mortiers, puis on reprend l’opération du pilonage. Il se forme encore de nouvelles couches de matière durcie, alors que les premières couches ont disparu dans la substance chassée contre les parois. On comprend que, si l’on répète un nombre convenable de fois les changements de mortier, toute la masse du mélange finit par acquérir une consistance homogène, avec la dureté nécessaire pour produire de bons grains de poudre.
Les changements de mortier se font d’heure en heure. Il O
faut avoir soin d’humecter de temps à autre le mélange avec de petites quantités d’eau, pour qu’il conserve une humidité constante de 8 à 10 0/0 environ. D’ordinaire, on humecte légèrement le mélange entre les cinquième et sixième changements de mortier, puis entre les neuvième et dixième; mais, comme on l’a déjà expliqué précédemment, l’addition d’eau est subordonnée aux conditions locales et à l’état hvgrométri- a/ KJ
que de l’atmosphère.
La durée du pilonage, pour les poudres de guerre, ne doit pas être inférieure à douze heures et il faut opérer les changements de mortier d’heure en heure jusqu’à la dixième ; cela fait, on laisse le mélange dans le dixième et dernier mortier, en le laissant soumis à l’action du pilon pendant deux heures sans interruption, afin qu’il puisse prendre une consistance homogène et former de petites galettes compactes et résistantes, d une épaisseur d’environ 5 centimètres.
Le pilonage terminé, on vide les mortiers et on transporte les matières préparées dans un magasin convenable pour les
soumettre ensuite à l’opération du grenage qui va être décrite plus loin.
Le pilonage ou compression destiné à donner une bonne poudre de chasse doit être prolongé pendant vingt-quatre heures, tandis que, pour la poudre de mine, on peut le limiter de huit à douze heures. Les changements de mortier doivent se faire d’heure en heure en ce qui concerne la poudre de mine, sauf durant les deux dernières heures où le pilonage ne doit pas être interrompu pour les motifs déjà mentionnés à propos de la poudre de guerre. Ainsi donc, le dernier changement de mortier doit se faire à la vingt-deuxième heure dans la préparation des poudres de chasse et à la sixième ou dixième heure dans la préparation des poudres de mine.
Les durées de pilonage jusqu’ici énoncées se rapportent à la fabrication de bonnes poudres de chasse et de mine. Mais toutes les poudreries ne travaillent pas aussi exactement les matières premières et, dans certaines, on est arrivé à réduire même à moins d’une heure, la durée du pilonage pour les poudres de mine. On comprend facilement que les produits ainsi obtenus soient défectueux sous tous les rapports ; le mélange se fait si imparfaitement que l’on ne peut même pas produire de galettes suffisamment compactes, d’où une perte dans la densité et la puissance des poudres ainsi fabriquées.
Les ouvriers chargés de la conduite des pilons et, en même temps, de la manipulation des mélanges que comportent les changements de mortier, doivent, afin d’éviter une perle trop grande de matière première, se laver les mains dans un seau spécial après chaque opération et utiliser la même eau dans les arrosages successifs des mélanges. Ils doivent en outre, à chaque changement, nettoyer scrupuleusement la calotte en bronze du pilon et la cavité du mortier, tant que les matières y adhérentes sont humides, et cela afin d’éviter les incrustations possibles, qu’il serait ensuite difficile d’enlever.
3) —Les meules.
On ne sait à quelle époque ni par qui furent inventées les meules. Un fait certain, cependant, c’est qu’elles étaient connues et même employées dans certaines localités dès la moitié du xvi® siècle ; mais leur usage ne se généralisa que lentement, en raison du peu de sécurité qu’elles offraient. Mais aujourd’hui, on les emploie exclusivement presque partout, ou tout au moins on les utilise concurremment avec d’autres systèmes, comme on le verra plus loin.
Les meules adoptées dans les principaux Etats d’Europe diffèrent peu entre elles et seulement par quelques menus détails de construction. La différence la plus importante réside dans le poids, lequel varie, selon les pays, entre 2000 et 5500 kilos.
En général, les meules sont constituées par deux cylindres verticaux très lourds qui effectuent un double mouvement de rotation sur une piste horizontale de forme circulaire. Celte piste, que l’on peut appeler avec plus d’exactitude un bassin car ellea ses rebords relevés et présente une inclinaison de 15°, est rarement en cuivre ; on la construit le plus souvent en une fonte grise spéciale fort dure et très résistante,afin que le frottement des cylindres ne l’use pas d une manière excessive.
Ce bassin, supporté par un massif en maçonnerie, a une épaisseur d’environ 10 centimètres ; son diamètre intérieur est d’environ 1,80 m. Il est relevé en son centre, dans lequel est pratiquée une ouverture livrant passage à un arbre vertical qui tourne sur son axe grâce à un train d’engrenages d’angle fixé à sa base et actionné par la transmission de l’usine ou encore par un moteur spécial, selon le système d’installation adopté. L’arbre, en fer, a une longueur d’environ 5 mètres. Les deux meules sont en fonte compacte et très dure ; elles ne doivent pas, pour donner de bons résultats, présenter unpoids inférieur à 5000 kilos. Elles ont une forme cylindrique ; elles sont disposées de manière que les bases des cylindrés soient verticales au bassin ou piste. On donne aux bases un diamètre d’environ 1,60 m et aux cylindres une épaisseur d’à peu près 40 centimètres. Les deux meules sont traversées, dans leurs centres, par un arbre horizontal en fer qui va s’emboîter dans une ouverture spéciale que porte l’arbre vertical sus-mentionné. C’est de ce dernier que les meules reçoivent nécessairement leur mouvement circulaire autour du bassin, en même temps qu’elles exécutent un mouvement de rotation autour de l’arbre qui les traverse. A cet effet, au centre de chaque cylindre et sur chacune de ses faces se ren%
contre une saillie,en forme de moyeu de roue, qui sert d’appui à l’arbre. Sur ce dernier, on a fixé des anneaux de pression légèrement adhérents aux moyeux précités, afin d’empêcher l’écartement des cylindres durant le mouvement. Les deux meules se trouvent placées à des distances inégales de l’arbre vertical,afin que les matières que viendrait à être repoussées vers l’intérieur delà meule la pluséloignée soieul triturées par la plus rapprochée et vice versa. De plus, les meules se trouvent disposées de manière que, sur leur parcours,la piste présente une courbe prononcée et, pour ainsi dire, inclinée au point qu’elles sont animées non seulement d’un mouvement de rotation, mais aussi d’un mouvement de glissement. Ce mouvement de glissement offre de très grands avantages, car les matières sont ainsi parfaitement écrasées, divisées et triturées.
Afin d’éviter le durcissement de la matière sur le fond du bassin ainsi que sur la surface latérale des meules, on ajoute, au dispositif qui vient d’être décrit, des grattoirs automatiques en bronze. Ces derniers détachent les matières qui s atla- ’ chent aux cylindres et les ramènent sous les mêmes cylindres, afin que la trituration et le mélange de toute la masse donnent un produit homogène et aussi parfait que possible. Les grattoirs sont ordinairement au nombre de quatre dont deux, suspendus, se présentent en regard des faces latérales de chaque cylindre ; c’est une sorte de lame en bronze qui remplit véritablement l’office de grattoir, car elle détache de la meule les matières qui s’y sont accumulées par suite de leur durcissement ; les deux autres remplissent une double fonction : ils nettoient en elîetle fond du bassin et repoussent les matières qui s’échappent, pendant le travail, vers le rebord ou vers le centre du bassin lui-même. Les bras de suspension des grattoirs se raccordent à l’arbre central transmettant la force motrice ; en outre, ils sont disposés de manière que l’on puisse les enlever de leur position normale, afin de faciliter à l’ouvrier la charge et l’enlèvement des matières, ainsi que le nettoyage de l’appareil.
Au même appareil est généralement ajouté, sans en faire partie intégrante, un arrosoir. Cet arrosoir se compose d’un petit seau suspendu en l’air et terminé par un long tube en caoutchouc à l’extrémité inférieure duquel on a fixé une pomme creuse et perforée en cuivre ; celle pomme est munie d’un robinet convenable qui permet d’interrompre, à toul moment, l’arrosage des matières soumises à l’action de la meule.
La vitesse normale des meules est de 10 à 11 tours par minute ; mais la transmission de mouvement a été disposée pour que l’on puisse ralentir la vitesse au point de la réduire à un seul tour par plusieurs minutes, lorsque la meule doit fonctionner comme laminoir.
A l’origine, les cvlindres constituant les meules étaient en O 7 v
granit, en marbre ou en pierre très dure. Les meules ainsi constituées ont l’avantage, par rapport aux meules métalliques,de s’user plus régulièrement. D’autre part, elles ont l’inconvénient d’absorber facilement, par les temps secs, l’eau d’arrosage et de laisser suinter la même eau par les temps humides; de plus, on ne peut leur donner un poids supérieur à 2500 kilogrammes, car elles deviendraient alors trop volumineuses ; enfin elles sont extrêmement dangereuses, car un choc, une percussion quelconque peut amener leur rupture et alors des fragments de granit ou de marbre, se mélangeant
: I avec la matière travaillée, donnent facilement lieu à une I explosion. On a donc presque partout abandonné les meules I en pierre et, aujourd’hui, on fait généralement usage des I meules métalliques plus haut décrites.
I La transmission du mouvement, sur ces meules, se fait par I la partie supérieure, plutôt que par la partie inférieure de I l’arbre central ; cependant le deuxième système de transI mission est préférable, car la transmission par le haut peut . I faire tomber sur la piste des matières étrangères qui, néces- . I sairement, viennent se mélanger avec les matières soumises
I à la trituration et, par suite, altèrent leur composition. Afin I d’éliminer un pareil inconvénient, on complète d’ordinaire I les transmissions par le haut par des revêtements et dispo- I sitifs accessoires qui empêchent l’écoulement de l’huile ou I des autres matières de graissage, d’où, naturellement, une I complication de l’ensemble de l’outillage.
I Depuis quelques années on a, dans quelques poudreries, I apporté des modifications aux meules qui viennent d’être I décrites, en diminuant le diamètre des cylindres, en élargis- I sant leurs surfaces latérales et en diminuant l’écartement qui I les sépare de l’axe vertical de rotation. En outre, les cylin- I dres, au lieu de glisser effectivement sur le bassin, sont aujour- I d’hui suspendus à une légère distance de sa surface et sont I disposés de manière à pouvoir même être soulevés lorsque, I dans leur mouvement de rotation, ils rencontrent un corps I trop dur.Ces modifications sont destinées à obtenir un gale- I tage et un mélange plus parfaits et, en même temps, à renI dre la main-d’œuvre moins dangereuse.
I Jusque vers la fin du siècle dernier, les matières premières I constituant la poudre: soufre, salpêtre et charbon, étaientéta- I lées, dans les proportions convenables, sur le fond du bassin I et d’abord triturées à sec. Ensuite on les humectait légère- …I ment et d’une manière uniforme avec de l’eau pure, et l’on
I renouvelait l’arrosage chaque fois que le mélange s’était des- ■ 1
I séché au point de devenir poudreux. La quantité d’eau cm- ployée pour chaque opération variait non seulement suivant l’état hygrométrique de l’atmosphère, mais encore suivant la matière dont étaient formées les meules, car, selon que ces dernières étaient en granit, en marbre ou en pierre spéciale, elles absorbaient, non seulement, plus ou moins l’eau, mais parfois même rejetaient sur le mélange une partie de l’eau préalablement absorbée; par suite,la pratique seule peut permettre de déterminer la quantité d’eau nécessaire pour humecter le mélange convenablement.
Une fois les matières bien triturées et suffisamment mélangées entre elles, on diminuait la vitesse pour que les meules tournassent lentement sur le mélange qui acquiérait alors de la consistance et durcissait en prenant la forme de galettes. On enlevait alors ces galettes pour les soumettre à l’opération du grenage.
Ce système offrait des dangers par suite de la facilité avec laquelle le charbon s’enflamme ; en outre le galetage, aussi bien que le mélange, étaient imparfaits et cela aux dépens des qualités de la poudre. Aussi vers la fin du xvni® siècle, adopta-t-on presque partout la méthode, aujourd’hui d’un usage général, qui consiste à triturer préalablement et séparément chacune des trois matières premières, lesquelles sont ensuite mélangées et comprimées par les meules dans les proportions voulues. La charge se fait généralement à raison de 20 kilogrammes ; pour les poudres de guerre, elle est répartie comme il suit : •
Salpêtre 15 kilogrammes
Charbon 3 —
Soufre 2 —
On humecte les trois substances, bien triturées, au moyen d’environ 1 litre et demi d’eau pure et on les mélange avec une spatule en bois ; puis on laisse le tout reposer pendant quelque temps, afin que l’humidité pénètre uniformément dans toute la niasse.Le degré d’humidité a une grande importance
pour la manipulation sous les meules,;car, s’il était trop faible, la masse se soulèverait en fine poussière; d’autre part, si la masse était trop humectée, elle glisserait sous les meules et échapperait à l’action de ces dernières. En outre, l’arrosage régulier du mélange favorise l’incorporation de ses parties composantes, car l’eau, comme l’ont démontré Upmann et Von Mayer, dissout en partie le salpêtre et le dépose peu à peu par évaporation sous forme de parcelles ténues qui se mélangent aux autres substances.
Le mélange, parfaitement humecté, est étalé en une couche régulière sur le fond du bassin, après quoi on met en mouvement les meules, lentement d’abord, puis, au bout de quelques instants, à la vitesse de 10 à 11 tourspar minute. La vitesse imprimée aux meules et leur poids influent grandement sur la qualité des produits : il a été démontré qu’une rotation rapide, quoique de courte durée, produit une trituration et un mélange beaucoup plus complets que celui que l’on obtient à marche lente, bien que plus prolongée. Cependant, en imprimant aux meules une vitesse de marche maximum de 11 tours par minute, il importe de donnera l’opération de la trituration et de mélange une durée raisonnable, car on obtiendra ainsi une poudre plus dense et plus puissante. Il fait noter enfin que le mouvement de rotation des meules, porté à son maximum et prolongé, échauffe le bassin et les matières qu’il contient, ce qui a pour résultat d’augmenter l’intimité du mélange.
La durée de l’opération, en ce qui concerne la trituration elle mélange,si l’on veut obtenir une bonne poudre de guerre est normalement de trois heures, tandis que, pour les poudres de chasse les plus fines, la durée de l’opération atteint jusqu’à cinq heures. Quand il s’agit de Lune ou de l’autre des deux poudres précitées, on renouvelle l’arrosage, au bout d’une heure, avec environ 1 litre d’eau pure et on continue ainsi d’heure en heure, en augmentant ou en diminuant la quantité d’eau selon le degré d’humidité de la masse, degré
qui dépend de l’état hygrométrique de l’air ambiant et de la température, conditions variant suivant les localités et les saisons. En général, il faut avoir le soin de maintenir la quantité d’eau dans le mélange à 2 0/0 au minimum, ce qu’il est facile de vérifier, avec un peu de pratique, d’après l’aspect et la nuance de la masse traitée. 11 faut aussi avoir la précaution de cesser au moment convenable les arrosages, afin que, une fois l’opération terminée, la masse soit plutôt sèche, tout en conservant une consistance appréciable et en nese pulvérisant pas lors de l’opération ultérieure de grenage.
Une fois l’opération de la trituration et du mélange terminée, les matières contenues dans le bassin sont pâteuses mais friables, car elles manquent encore de consistance. On obtient cette consistance en en formant des galettes que l’on prépare dans le même appareil en faisant marcher les meules très lentement, c’est-à-dire à une vitesse d’un demi-tour en dix minutes. A cette allure de marche, les meules agissent de tout leur poids sur chaque partie du mélange qui devient dur et compact ; on augmente ainsi sensiblement la densité de la poudre.
Les galettes ainsi préparées sont portées dans un local spécial; quant aux résidus de matière non durcis,onles humecte, ainsi que ceux provenant des opérations ultérieures, et on les soumet de nouveau durant une demi-heure à l’action des meules, pour en tirer de nouvelles galettes.
On nettoie les meules et le bassin en en détachant, avec un outil de bois, les résidus du mélange qui ont pu rester adhérents ; pour cela, on les humecte un peu pour faciliter l’opération et éviter un choc quelconque, toujours dangereux, quand il s’agit d’appareils fabriqués en fonte très dure et par suite, produisant facilement des étincelles.
Le système des meules est de beaucoup supérieur à celui des pilons, car la pression exercée par les meules donne aux poudres une densité presque uniforme et plus grande que celle obtenue avec les pilons. Mais les meules ont le désa-
vantage d’être plus dangereuses que les pilons ; en outre, elles exigent des frais de premier établissement élevés qui ne les rendent accessibles qu’aux poudrières importantes qui veulent combiner ce système avec celui des tonnes de trituration pour obtenir des produits spéciaux, ainsi qu’on l’expliquera plus loin. * • •
3) — Tonnes de trituration.
Le système des tonnes de trituration, le dernier et le plus utile perfectionnement introduit dans l’opération de trituration et de mélange des matières premières qui constituent la poudre noire, fut imaginé en France, en 1791, par Carny, pour augmenter la production des poudres qui étaient constamment nécessaires par ces temps de révolutions et de guerres et que les pilons et meules ne parvenaient point à fournir dans la mesure des besoins.
Mais — c’est là le sort de toute innovation — le système de tonnes employées à celte époque était absolument primitif. Ce n’est que trente années plus tard, qu’il fut l’objet de perfectionnements (fui le firent apprécier et adopter par les principales poudreries d’Italie, de France, d’Allemagne, de Russie, etc.
Ce système, connu sous le nom générique de système des tonnes de trituration, comprend trois espèces différentes d’appareils, savoir :
a) Les tonnes binaires qui servent à triturer des matières premières combinées deux à deux, c’est-à-dire le salpêtre et le charbon qui constituent le premier composé binaire, et le soufre et le charbon qui forment le second.
b) Les tonnes ternaires destinées à mélanger ensemble, dans les proportions convenables, lesdeux composé binaires, c’est- à-dire à former le véritable mélange des trois corps constituant la poudre noire.
c) La presse hydraulique qui sert à comprimer le mélange pour en former des galettes et donner aux poudres la densité et la consistance voulues.
Broyeurs. — Comme accessoires, on utilise, dans ce système de fabrication, deux broyeurs affectés au broyage préalable du charbon et du soufre et deux tamis automatiques dits de sûreté qui servent à tamiser, le premier les produits de la tonne binaire avant leur passage dans la tonne ternaire, le second les produits de la tonne ternaire avant de les amener sous la presse hydraulique.
Le broyeur de charbon consiste en une trémie en fonte au fond de laquelle tourne sur lui-même un cylindre de bronze portant des saillies de forme hélicoïdale. Le charbon en morceaux, dont on remplit la trémie, est entraîné par le mouvement du cylindre et broyé entre ce cylindre et les parois de la trémie : il tombe ensuite, réduit en très menus morceaux, dans un récipient placé au-dessous de l’appareil. 11 faut avoir soin de ne broyer le charbon qu’au moment où l’on va charger les tonnes binaires, et seulement en quantité strictement nécessaire d’après les dosages, afin d’éviter que ce charbon absorbe l’humidité et qu’il s’allume spontanément.
Le broyeur de soufre est absolument identique à celui du charbon, à cette exception près qu’on lui adjoint une meule formée de deux cylindres lisses horizontaux du même diamè-1 tre, cylindres qui sont appliqués l’un contre l’autre au moyen d’un contrepoids et qui tournent sur leurs axes en sens contraires l’un de l’autre. Ces cylindres sont enfermés dans une caisse en bois dont la partie supérieure est occupée par la trémie, qui reçoit le soufre grossièrement concassé par le premier broyeur et le laisse ensuite tomber lentement entre les cylindres ; le soufre passe au milieu de ces cylindres et sel pulvérise. Un tamis mécanique, placé en dessous, sépare le| soufre finement pulvérisé de celui qui ne l’est pas suffisam-i
ment, puis les deux sortes de poudre de soufre se rendent respectivement dans des tiroirs spéciaux disposés au bas d’une caisse, fermant hermétiquement l’ensemble de l’appareil, afin d’empêcher toute perte de poussière de soufre.
Enfin le salpêtre, venant des raffineries finement pulvérisé, est, par mesure de précaution, tamisé avec soin avant d’être introduit dans les tonnes.
Tonnes binaires. — La tonne binaire est un cylindre en tôle monté sur un arbre horizontal qui constitue son axe central. Cet arbre repose sur deux supports en fonte, fixés solidement au sol et munis, à leur partie supérieure, de paliers avec coussinets destinés à recevoir l’arbre. L’arbre se prolonge, d’un côté, au delà du palier et porte la poulie le reliant à la transmission. Le diamètre du cylindre est généralement de 1,10 m et sa longueur varie entre 65 centimètres et 1,25 m, selon la capacité que l’on veut donner à la tonne.
L’épaisseur de la tôle est d’environ 3 millimètres.
La surface courbe intérieure de la tonne porte, dans toute sa longueur, huit nervures en tôle repliée sur elle-même de manière à présenter une épaisseur d’au moins 6 millimètres «
avec saillie de 4 centimètres. Ces nervures, disposées à égale distance l’une de l’autre, sont fixées solidement à la paroi intérieure de la tonne par de gros boulons rivés ; on fixe également les fonds du cylindre à l’aide de rivets ; les feuilles de tôle constituant le cylindre sont assemblées de la même manière. Ces précautions de détail présentent une très grande importance,car elles ont pour objet de supprimer toute ouverture, siminime qu’ellesoit, par laquelle pourrait s’échapper le mélange qui est pulvérisé dans la tonne au point de devenir impalpable.
Le chargement et le déchargement des matières se font par une ouverture pratiquée le long de la surface latérale de la tonne. Cette ouverture est naturellement proportionnée aux dimensions du cylindre; il convient dans tousles cas de la faire très grande pour que l’on y puisse faire passer rapi-
dement les matières à traiter. Celle ouverture est fermée par un couvercle en tôle monté sur un cadre en laiton doublé, sur sa face intérieure, de bandes de peau de mouton tannée garni de sa laine, afin de rendre la fermeture étanche. Le couvercle porte des anneaux en fer qui permettent de le manœuvrer et il ferme l’ouverture quand on applique son cadre sur la tonne à laquelle il est solidement fixé par des clavettes en bronze disposées sur la tonne même.
La trituration des matières premières s’effectue, dans la tonne binaire, à l’aide de gobilles en bronze très dur composé de 77partiesde cuivre, 8 de phosphore et 15 d’étain ; ces gobilles ont un diamètre de 20 millimètres et leur poids total doit être proportionné au poids des matières qu’il s’agit de triturer et qui représentent une quantité plus ou moins grande, selon la capacité de la tonne. C’est ainsi que, dans une tonne binaire ayant une capacité de 1 mètre cube par exemple, on doit introduire de 250 à 300 kilogrammes de gobilles, tandis que, dans une cuve de 500 mètres cubes de capacité on ne met que de 125 à 150 kilogrammes de gobilles. Pour empêcher les gobilles de sortir de la cuve en même temps que les matières triturées, au moment du déchargement, l’on substitue au couvercle plein, désigné sous le nom de pelite porte, une autre petite porte identique qui a sa surface percée de trous d’un diamètre ne dépassant pas 2 millimètres.
Les deux fonds du cylindre sont maintenus solidement par des croisillons en fonte. Ces croisillons, aux points d’intersection, affectent la forme de moyeux de roue pour embrasser solidement l’arbre qui, en tournant sur lui-même, entraîne la tonne qu’il supporte.
L’appareil que l’on vient de décrire est entouré d’un revêtement en bois ayant la forme d’une armoire divisée en deux parties; le compartiment supérieur renferme la tonne binaire proprement dite elle compartiment inférieur une caisse montée sur quatre roulettes et destinée à recevoir les matières sortant de la tonne. L’intérieur de l’armoire, entre les corn-
I partiments supérieur et inférieur, a la forme d une trémie, ce I qui force la matière à tomber dans la caisse ; enfin l’armoire g porte, en dessus et en dessous, des impostes qui la ferment | hermétiquement quand on retire la charge de la tonne, afin I d’éviter la déperdition de fine poussière qui s’élève néces- I sairement en l’air par suite de son extrême légèreté.
I Ces tonnes sont appelées tonnes binaires, parce que l’on y I triture ce que l’on appelle le premier et le second composé I binaire. Durant de longues années, elles furent employées I à triturer séparément chacun des trois corps composants qui I étaient ensuite mélangés ensemble soit sous les pilons, soit I sous les meules ; mais l’expérience a démontré que le pre- I mier système est préférable parce qu’il donne un mélange I plus homogène : aussi est-il aujourd’hui adopté presque parI tout. Ce n’est qu’en Allemagne qu’on triture encore à part I le charbon, alors qu’on y triture ensemble le soufre et le I salpêtre. Une pareille méthode est d’une utilité discutable I quand on soumet ensuite le mélange complet à l’action des I meules comme on le fait en Allemagne ; mais il est absolu- I ment inadmissible, quand on veut opérer le mélange dans I les tonnes ternaires qui vont être décrites plus loin, car le I charbon extraordinairement volumineux et léger, échappe I à l’action des gobilles qui doivent favoriser et produire le mé- I lange, de sorte que ce dernier est imparfait ou défectueux. I En règle générale et afin d’éviter des mélanges dangereux i-l de résidus dans les tonnes binaires, une poudrerie bien orga-
I nisée emploie des séries composées chacune de trois tonnes I binaires : deux de ces tonnes sont destinées à triturer exclu- I sivement le premier mélange binaire et la troisième tonne est -I réservée pour la trituration du second mélange.
I Le premier mélange binaire est formé de salpêtre et- de I charbon ; le second de soufre et de charbon.
I Le charbon entre dans la composition des deux mélanges J binaires parce que, étant moins dense que les deux autres -I corps, il occupe un volume plus grand, ce qui rend sa tritu
ration plus difficile que celle du salpêtre et du soufre : on le répartit donc entre ces deux mélanges et, dans ces conditions, il se triture à la perfection, s’incorpore aux autres matières et l’on obtient un produit présentant une grande homogénéité. Il faut remarquer en outre que le charbon, par suite de la facilité avec laquelle il s’enflamme spontanément, ne peut être trituré en trop grande quantité avec le salpêtre, car on provoquerait une explosion et que, d’autre part, si la quantité de charbon était trop minime, il ne se triturerait pas suffisamment. A défaut de règle absolue déterminant les proportions convenables, l’expérience a fait connaître que le meilleur résultat était obtenuen réparlissant la quantité de charbon en deux parties presque égales, dont l’une forme avec le soufre le deuxième mélange binaire, tandis que l’autre partie se joint au salpêtre pour constituer le premier mélange.
La quantité de matières premières insérées dans une tonne binaire donnée doit être telle que les gobilles, entraînées par le mouvement de rotation en même temps que les matières premières, puissent agir avec force sur ces matières en les pressant contre les parois intérieures de la tonne, afin de les triturer très finement. Les nervures intérieures de la tonne, dont il a été question plus haut, sont justement destinées à favoriser le travail de trituration, car elles forcent les matières et les gobilles à se détacher des parois de la tonne et à tomber continuellement au fond de cette dernière.
Naturellement, par suite, plus est faible la quantité des matières premières renfermées dans une tonne par rapport à sa capacité, plus est efficace l’action des gobilles. 11 résulte de cette particularité que la bonne qualité des produits est en raison inverse du poids des matières travaillées et en raison directe du nombre d’heures de travail et de la vitesse de rotation de la tonne.
En conséquence, dans une série de trois tonnes ayant chacune une capacité au moins de 1 mètre cube et renfermant chacune 250 kilogrammesde gobilles de bronze, pour fabriquerune bonne poudre de guerre aux dosages déjà indiqués de :
75 parties
15 —
10 –
On devra effectuer les charges suivantes :
O

Total général d’une charge.
Avant de procéderai! pesage, on pulvérise grossièrement le charbon à l’aide d’un concasseur convenable ; on réduit le soufre en poudre au moyen des meules spéciales déjà décrites et enfin on tamise le salpêtre avec soin.
Pour la poudre à fusil de guerre, on emploie du charbon produit par la chènevotte ; pour la poudre à canon, du charbon provenant du bois de saule.
Non seulement on pèse à part chacun des trois corps composants, mais on effectue encore pour chaque substance plusieurs pesées successives, afin qu’elle puisse être placée dans plusieurs récipients maniables et pourvus de poignées qui facilitent la charge dans les tonnes.
Ces opérations préliminaires terminées, on introduit dans les trois tonnes le charbon destiné à chacune d’elles et on les met en marche. La vitesse de rotation doit être de 20 à 22 tours par minute; au bout d’une demi-heure, on arrête la marche et on ajoute, dans celles affectées au premier mélange binaire, les quantités convenables de salpêtre ; dans la troisième, affectée au second mélange binaire, on ajoute la quantité voulue de soufre. On met alors en mouvement les trois tonnes binaires, à la vitesse de 20 à 22 tours par minute, et

on les laisse tourner sans interruption pendant douze heures.
Le nombre d’heures de trituration ininterrompue a une certaine limite au delà de laquelle les poudres ne perdent et n’ac- (juièrent plus rien en fait de qualité. Mais il est certainqu’une bonne poudre de guerre, de chasse ou demine doit subir une longue manipulation dans les tonnes binaires, car alors la trituration devient parfaite et le salpêtre et le soufre se mélangent intimement avec le charbon, au point que le mélange qui en résulte est absolument homogène et parfaitement préparé pour subir les opérations ultérieures.
Dans certaines poudreries, le deuxième mélange binaireest trituré pendant un nombre d’heures double de celui qui est nécessaire à la trituration du premier ; mais l’avantage que l’on relire de celte manière d’opérer est très relatif, tandis que la simultanéité de la préparation des deux mélanges favorise la régularité de la fabrication.
Une bonne poudre de chasse, dosée à raison de :
Salpêtre 78 parties
Charbon 12 —
Soufre 10 —
et trituré dans des tonnes n’ayant pas une capacité inférieure
à 1 mètre cube, se subdivise, en ce qui concerne ses charges, comme il suit :

Total complet d’une charge.
Avec du charbon de chènevotte et à une vitesse de rotation de 20 à 22 tourspar minute, on doit donner à la trituration une durée d’au moins quatorze heures.
Pour les poudres de mine, on abrège considérablement la trituration dans les tonnes binaires ; pourtant cette opération doit se prolonger pendant au moins six heures, si l’on veut obtenir un bon produit. Les charges de poudre de mine composée de : –

Quand la trituration est terminée, on arrête la rotation des tonnes et aux petites portes pleines on substitue les portes perforées; après quoi on remet en mouvement tous les appareils. Les mélanges binaires réduits en poudre impalpable passent au travers des perforations de la petite porte et vont se déposer dans le récipient spécial, tandis que les gobbles restent dans les tonnes. Après avoir chargé de nouveau les ton » nés, les produits déjà recueillis dans les récipients et dénommés farines binaires sont versés dans des cuvettes convenables et transportés dans des magasins spéciaux.
Ces magasins sont au nombre de deux : l’un pour les farines des premiers mélanges binaires et l’autre pour le second mélange. Ils sont éloignés l’un de l’autre ou, s’ils se trouvent situés dans le même corps de bâtiment, on les sépare l’un de l’autre par une paroi incombustible afin d’empêcher les tari, nés du second mélange, qui peuvent s’enflammer facilement,de communiquer le feu aux farines du premier mélange qui sont déjà, parleur nature, explosibles.il y a lieu,en outre,de loger les farines du second mélange binaire dans desétouf- (oirs à fermeture hermétique pour prévenir tout risque d’inflammation au contact de l’air.
Après avoir, pendant quelques jours, laissé les farines se refroidir dans les magasins, on les pèse dans les proportions convenables pour leur faire ensuite subir l’opération du mélange dans les tonnes ternaires.
Tonnes ternaires. — Les tonnes ternaires sont identiques, quant à la forme et à la capacité, aux tonnes binaires ci-dessus décrites, à cette différence près que, si les tonnes binaires sont construites entièrement en tôle, les tonnes ternaires, ont leurs fonds en bois de noyer ou de chêne et que leur surface cylindrique est formée d’un cuir monté sur un châssis du même bois que les fonds. Les nervures intérieures sont également en bois ; elles mesurent 7 centimètres de largeur sur 4,5 cm. de hauteur. Quant à l’arbre en fer qui traverse la tonne et lui sert d’axe, il est recouvert, sur toute sa longueur, d’un revêtement en bois. A noter enfin que chaque tonne ternaire est partagée en deux compartiments égaux par une lame en bois de noyer ayant 4 centimètres d’épaisseur et parallèle aux deux fonds. Les petites portes pleines sont formées, elles aussi, de cuir avec cadre en bois revêtu d’une peau de mouton le long de son cadre intérieur. Ces petites portes, au moment du déchargement, sont remplacées par d’autres petites portes identiques, mais en tôle de laiton perforée comme celles qui sont utilises avec les tonnes binaires.
La tonne ternaire est destinée à mélanger intimement à sec les trois corps composants qui ont déjà été triturés et mélangés à sec, comme on l’a expliqué plus haut, dans les tonnes binaires. A cet effet on introduit, dans chaque tonne ternaire, 120 kilogrammes de gobilles de bronze de 7 à 10 millimètres d’épaisseur que l’on répartit, en quantités égales, entre les deux compartiments. Depuis quelques années, pourdiminuer les risques que comporte l’opération, l’on a substitué aux gobilles de bronze des gobbles en bois de gaïac très dur, d’un diamètre de 60 à 80 millimètres. Sans doute les gobilles en bronze étaient très précieuses pour opérer, en outre du mélange, la trituration, lorsque celle-ci n’avait pas été etTectuées assez longuement dans les tonnes binaires ; mais les gobilles en bois, outre qu’elles offrent plus de sûreté, ont l’avantage de mieux parfaire le mélange des ma-tières déjà finement triturées dans les tonnes binaires, car elles forcent toutes les parcelles de matière à se mélanger intimement. On pèse les farines binaires, suffisamment refroidies, pour leur donner les proportions convenables et on les mélange ensuite dans les tonnes ternaires.
La charge normale d’une tonne ternaire ayant une capacité d’au moins 1 mètre cube est de 125 kilogrammes de farines binaires qui se décomposent comme il suit :
Pour la poudre de guerre présentant la composition suivante :
75 parties
15 —
10 —
On emploie les quantités ci-après :
Farines du premier mélange binaire. . 103 kilogrammes. — du second — 22 —
Total. . . 125 kilogrammes.
Pour la poudre de chasse ainsi composée :
Salpêtre 78 parties.
Charbon 12 —
Soufre 10 —
On emploie :
Farines du premier mélange binaire. . 106 kilogrammes. — du second — 19 —
Total. . . 125 kilogrammes
O
Pour la poudre de mine contenant :
Salpêtre 68 parties.
Charbon … i …. 15 —
Soufre 17 —
On emploie :
Farines du premier mélange binaire 91,500 kg.
— du second — 30,500 —
lotal. . . 125,000 —
Les farines des deux mélanges binaires, une fois pesées, mélangées et placées dans des cuvettes convenables qui facilitent leur transport, passent sur un tamis automatique de sûreté en laiton et à mailles très lines pour être séparées de toute substance étrangère qu’elles pourraient contenir, telle que fragments de gobilles de bronze, morceaux de bois imparfaitement carbonisés, etc.
Le tamisage terminé, on introduit les farines dans lésion- O 7
nés ternaires qui, une fois leurs portes respectives hermétiquement closes, sont mises en mouvement à la vitesse de 12 à 14 tours par minute.
Le mouvement de rotation doit se continuer sans interruption pendant six heures quand il s’agit de poudres de guerre ou de chasse très fines; on le limite à quatre heures seulement quand il s’agit de poudres de mine.
Une fois le mélange opéré, les matières, qui prennent alors la dénomination de farines ternaires, sont retirées des tonnes d’après les procédés employés pour les farines binaires, puis on les transporte dans le local d’humectage pour y subir successivement les manipulations ultérieures.
CHAPITRE 11
Compression.
1) — Humectage.
T Avant de les humecter, par mesure de précaution, on tamise automatiquement les farines ternaires, de même que l’on a tamisé les farines binaires avant de les soumettre à l’opération du mélange.
Dans le local destiné à l’humectage se trouve une table en noyer ou en chêne longue de 3,50 m et large de 1 mètre.
Cette table est munie de rebords, hauts de 20 centimètres, qui lui donnent l’aspect d’une vaste maie et permettent d’étaler, pour être arrosée, une épaisse couche de farines. A la hauteur du plafond et au-dessus du centre de la table est suspendu un seau cylindrique en fer blanc vernissé, dont le fondest en forme d’entonnoir. De l’extrémité inférieure de cet entonnoir part un long tube en caoutchouc se terminant par une pomme d’arrosoir en cuivre à trous très tins ; celte pomme est pourvue d’un robinet qui permet de régler l’arrosage des farines. Le seau est mobile en son point de suspension et il peut, grâce à un dispositif très simple, être abaissé à volonté chaque fois qu’on veut le remplir d’eau, puis être ramené à sa position primitive.
La farine provenant de la charge d une tonne ternaire, c’est-à-dire une quantité d’environ 125 kilogrammes, sauf une petite déduction résultant des pertes dues aux différentes
manipulations et au transport, est convenablement tamisée, puis régulièrement étalée’sur toute la surface de la table où elle est maintenue par les rebords.
Le seau suspendu ne doit contenir que la seule quantité d’eau nécessaire pour humecter la couche de farine étalée sur la table : aussi le remplit-on seulement une fois pour chaque opération.
L’arrosage se fait avec de l’eau distillée et en quantité variant d’après la température et l’état hygrométrique de l’air ; pour déterminer celte quantité, on consulte chaque fois le psychromètre d’August.Cet appareil est formé de deux thermomètres dont l’un a son réservoir enveloppé d’un tampon de coton communiquant avec un vase rempli d’eau. Naturellement les degrés marqués par les deux thermomètres présentent presque toujours des différences ; il n’y aura identité que si l’air extérieur est saturé de vapeur d’eau. Ayant établi la différence des degrés entre les deux thermomètres, l’ouvrier chargé de l’opération du bain trouve indiquée,dans un tableau dressé à cet effet, la quantité d’eau nécessaire pour l’arrosage. Cette quantité, d’après les expériences du colonel Bosani, est la suivante pour 100 kilogrammes de farine :
DIFFÉRENCE DES DEGRES 0 1 2 3 4 0 6 7 3 9 10
Litres d’eau î Élé… 2,10 2,30 2,50 2,65 2,75 2,85 2,95 3,05 3,15 3,25 3,3. )
par ‘
100 kg de fa ri nef Hiver. 1,80 2,00 2,20 2,35 2,45 2,55 2,65 2,:? 2,85 2,95 3,05

Quand l’eau a été répartie, au moyen de l’arrosoir, sur toute la masse, on remue celte dernière en long et en large, pendant quelque temps, avec un outil en bois ayant à peu près la forme d’une main ; cela fait on amoncelle toute la farine dans le moindre espace possible et on la laisse en cet état durant une demi-heure,afin que chaque molécule prenne le degré voulu d’humidité. L’ouvrier écarte ensuite exactement et peu à peu toute la farine en l’aplatissant sous une large spatule recourbée en bois, de manière que tout grumeau, si petit soit-il, disparaisse ; ensuite il la transporte, dans des récipients convenables, jusqu’au local où se trouve la presse hydraulique, pour en former des galettes.
1) — Presse hydraulique.
L’appareil le plus répandu, le plus commode pour la compression des farines — ce qui fait qu’il est aujourd’hui employé dans les grandes poudreries — est la presse hydraulique.
Le local abritant celte presse est divisé en deux parties séparées l’une de l’autre par une solide paroi incombustible en maçonnerie. La première partie du local renferme la pompe destinée à fournir la pression hydraulique. La conduite d’eau part de la pompe, suit un passage souterrain, passe au-dessous de la paroi incombustible et va communiquer avec la base d’un lourd piston cylindrique en fonte, disposé verticalement dans un cylindre en fer placé sous terre. Ce cylindre mesure environ 1,10 m de hauteur et de 10 centimètres à 50 centimètres de diamètre. Son extrémité supérieure, qui sort du plancher dans la deuxième partie du local, porte une très Fourde plateforme en fonte de 1 mètre de longueur sur environ 45 centimètres de largeur.
L’eau injectée par la pompe exerce une forte pression sur le piston qui se soulève lentement en faisant monter la plateforme.
Sur chacun des deux plus petits côtés de la plate-forme se trouve une sorte de vis en fer servant d’axe à une roue en bronze d’un diamètre d’environ 30 centimètres ; cette roue tourne lentement entre deux colonnes verticales à mesure que la plate-forme s’élève, lui servant ainsi de guide. Les colonnes, au nombre de quatre, c’est-à-dire disposées deux par deux,
sont en fer et ont un diamètre de 10 centimètres avec une hauteur de 2,60 m. Elles sont fixées sur un solide socle en fonte enfoncé dans le sol et elles soutiennent, par leurs quatre extrémités supérieures auxquelles elle est fortement fixée, une très lourde plaque de fonte, dont la surface inférieure, parfaitement dressée, se trouve parallèle à la plate-forme et égale en dimensions à cette dernière.
Enfin sur la plate-forme est fixé un parallélipède rectangulaire en bois de noyer mesurant/O centimètres de longueur, 50 centimètres de largeur et 5 centimètres de hauteur.
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¥ ¥
Pour comprimer les farines provenant de l’atelier d’humectage, on commence par disposer, sur la surface en bois précitée de la plate-forme, une lame de cuivre parfaitement plate et polie qui mesure 66 centimètres de longueur sur 46 centimètres de largeur et 3 millimètres d’épaisseur.Sur celle lame, on étale une couche de farine, puis on applique une autre lame recouverte d’une autre couche de farine et on fait ainsi alterner les lames et les couches de farine, jusqu’à ce que toute la quantité de cette dernière se trouve chargée sur la presse ; cet ensemble forme ainsi une haute pile rectangulaire. L’espace libre entre la dernière lame supérieure de cuivre qui recouvre la masse de farine et la surface inférieure de la plaque supérieure de la presse est rempli par de grosses pièces de bois de noyer ; enfin, on ajuste la pile de manière qu’elle soit parfaitement perpendiculaire à sa base. Le laps de temps employé pour effectuer celle installation est d’environ une heure. On met ensuite en mouvement la pompe ; le piston et la plateforme se soulèvent lentement et la pile de farine, disposée entre la plate-forme et le plateau, diminue d’épaisseur à mesure qu’on la comprime. Chaque centimètre carré de galette subit une pression de 100 kilogrammes. On arrête la compression quand un manomètre, installé sur l’appareil.
indique que la pression voulue a été atteinte; au bout de quelques instants, on diminue un peu la pression, puis on la rétablit pendant cinq autres minutes, après quoi on la supprime tout à fait. Chaque galette est ensuite étendue sur une table et alors, au moyen d’un large couteau en cuivre, on ébarbe de chaque côté environ 1 centimètre du rebord, cetle partie de la galette n’ayant naturellement pu acquérir la même densité que le reste de la masse. Les rebords ainsi coupés sont recueillis dans des récipients convenables pour être travaillés à nouveau.
Les matières comprimées comme il vient d’être dit prennent une densité variant entre 1,700 et 1,720.
Aux feuilles de cuivre on a substitué, depuis quelques années, dans de nombreuses poudreries, des lames d’ébonite d’une épaisseur de 10 millimètres. Cette dernière substance donne des galettes d’une qualité supérieure, car les lames d’ébonite prennent un poli plus parfait tout en n’étant pas exposées à se gondoler comme les feuilles métalliques.
Indépendamment du système de compression qui vient d’être décrit et avec lequel on obtient des galettes d’une épaisseur de 5 millimètres, on a adopté, pour la préparation des poudres à grains très gros, des appareils à peu près identiques à celui déjà indiqué, mais qui toutefois en diffèrent par le mode de chargement des farines qui s’effectue de la manière suivante: les farines sont placées dans une caisse rectangulaire en bois munie de solides cercles en laiton; dans le fond de celte caisse on dispose une plaque en cuivre sur laquelle on étend une épaisse couche de farine que l’on recouvre d’une nouvelle plaque, et ainsi de suite comme dans le premier système. Les plaques de bois que l’on place sur le tout ont les mêmes dimensions que les feuilles de cuivre et les couches de matière : par suite, quand la plate-forme de lapresse hydraulique se soulève, les plaques de bois pénètrent dans la caisse et compriment les matières qu’elles contiennent.
¥ ¥
En Russie, au lieu d’humecter la matière, on la comprime en la faisant traverser, pendant la compression, par un courant de vapeur à 120°. On a ainsi essayé d’obtenir une meilleure conservation des poudres qui s’altèrent rapidement sous l’influence du climat humide de ce pays.
D’autres systèmes de compression ont été enfin adoptés dans divers pays d’Europe, comme par exemple en France, où l’on utilise des laminoirs dans lequel on fait passer les matières humectées, au moyen d’une toile sans lin, entre deux cylindres parallèles et tournant sur eux-mêmes, de manière qu’elles sortent comprimées et durcies. 11 convient de remarquer que tous ces systèmes ont la même valeur et tendent au même objet, sans présenter des avantages supérieurs.
Les galettes obtenues par le procédé décrit en premier lieu contiennent encore à peu près 3,5 0 0 d’humidité ; on les laisse donc séjourner dans un magasin spécial où l’on installe de grandes armoires à plusieurs rayons, ouverts de tous côtés, de manière que l’air y puisse circuler librement ; c’est sur ces rayons que l’on dépose les galettes.
CHAPITRE 111
Système mixte
Le procédé des tonnes de trituration, avec compression ultérieure des matières ainsi obtenues, est incontestablement préférable à celui des mortiers et à celui des meules, car l’on obtient des mélanges plus homogènes ; il s’ensuit que les poudres ont une plus grande densité et produisent des effets plus constants, ce qui favorise la régularité du tir, particulièrement en ce qui concerne les pièces de grosse artillerie.
Mais, depuis quelques années, la tendance à combiner les deux procédés des tonneset des meules, afin d’améliorer les produits, va se généralisant. En effet, des expériences réitérées ont démontré que les meules peuvent très avantageusement remplacer les tonnes ternaires, car les mélanges binaires s’effectuent beaucoup mieux, sous les meules, que dans les tonnes et l’on obtient ainsi un mélange plus intime. En outre, on supprime ainsi l’opération de l’humectage, car les matières mélangées au moyen des meules sont humectées à plusieurs reprises pendant l’opération.
Le système actuel consiste donc à préparer à sec les mélanges binaires dans les tonnes, à les mélanger ensuite, en les humectant, au moyen des meules, et enfin à faire passer le mélange sous la presse hydraulique.
Ce mode de fabrication rend de très grands services dans la fabrication des poudres à canon et peut satisfaire à toutes les exigences de l’artillerie. Mais l’avantage est bien moin
dre quand il s’agit de la production des poudres de chasse et de mine, qui n’ont point besoin d’une aussi grande puissance balistique ni d’une aussi grande rapidité de combustion pour la production des gaz ; dans ce dernier cas, la méthode complexe des tonnes de trituration est plus que suffisante et efficace.
TROISIÈME SECTION
Manipulations ultérieures de la poudre noire.

  • CHAPITRE PREMIER
    Grenage
    1) — Considérations générales.
    Jusque vers la moitié du xv° siècle, les poudres, que l’on préparait uniquement à l’aide de pilons, s’employaient à l’état de poussière ; on s’attachait simplement à triturer les matières premières et à les mélanger ensemble le plus intimement possible. On ne sait pas de façon précise à quelle époque et par qui fut imaginé le premier système de grenage connu ; mais on sait pertinemment que, dès 1445, on grenail les poudres de l’artillerie, car un manuscrit de l’époque, après avoir expliqué que les poudres étaient pilonnées, puis confectionnées en forme de billes, constate que ces poudres avaient une puissance plus grande que les poudres ordinaires employées à l’état de poussière.
    On obtenait le grenage, au début, en rompant avec un maillet en bois les galettes sortant, encore humides, de sous les O 7
    pilons et en faisant passer les menus fragments à travers les trous d’un tamis dont le fond était formé d une toile

métallique à larges mailles. Le tamis était retenu par trois cordes réunies et fixées, en haut, à une solive du plafond. On plaçait dans le crible les fragments de galette contenant encore environ 3 0/0 d’humidité et on plaçait par-dessus un lourd disque en bois. Au-dessous du tamis on disposait une large caisse ouverte. L’ouvrier, après avoir chargé régulièrement le tamis, imprimait à ce dernier un fort mouvement de rotation. Le disque et les fragments de galette se trouvaient alors entraînés par ce mouvement, mais le premier, étant plus lourd, tournait plus lentement et écrasait peu à peu les fragments, les rendant plus petits. Naturellement, les menus morceaux passaient au travers des trous du tamis et allaient tomber dans la caisse déposée au-dessous ; l’opération ne prenait fin que quand le dernier fragment de galette était passé dans la caisse de laquelle on retirait les poudres ainsi grenées.
On ne tarda pas à apprécier toute l’importance d’un parfait grenage qui facilite l’emploi de la poudre et garantit sa conservation. On perfectionna donc peu à peu le système, d’abord ‘ en substituant aux tamis à larges mailles des tamis à mailles plus serrées, afin d’obtenir des poudres à grain fin, puis en imprimant aux tamis un mouvement automatique et, enfin, en modifiant leur construction et en les réunissant par groupes de 5,6, 10 ou plus, afin d’obtenir un meilleur travail et une production rémunératrice. On arriva ainsi au grenoir mécanique actuel de Lefèvre, plus connu sous le nom de grenoir français, parce qu’il s’emploie surtout en France.
1) — Le Grenoir français.
Le grenoir français est formé d’un châssis en bois sur lequel sont montés de dix à douze tamis Un arbre central coudé, disposé verticalement et recevant le mouvement de rotation sur lui-même, soit d’en haut, soit d’en bas, selon lesystème d’installation, imprime aux tamis un mouvement circulaire ayant pour rayon l’excentricité du coude.
Chaque tamis se compose de trois cribles distincts et superposés Le premier, en haut, a son fond en bois percé de trous tronconiques d’un diamètre de plus de 3 millimètres et le crible inférieur a son fond percé de trous de 2 millimètres. C’est sur le crible supérieur que l’on place les fragments de galette et le disque concasseur. En deux points opposés et tous les deux voisins de la ciconférence, on a pratiqué, dans le fond du tamis, deux ouvertures sur lesquelles viennent s’appliquer deux plans inclinés en cuivre; ces plans, orientés en sens inverse du mouvement de l’appareil, touchent par leur extrémité inférieure le fond du deuxième crible.
Ce deuxième fond, distant d’environ 3 centimètres du premier, est en toile métallique et à tissu plus ou moins fin, selon la grosseur du grain que l’on veut obtenir.
Enfin, à environ 3 centimètres plus bas se trouve le troisième crible, également en toile métallique, mais d’un tissu si épais qu’il ne livre passage qu’au poussier. Dans le centre du troisième crible est ménagée une ouverture munie d’un
O
tube extérieur en toile pour l’écoulement des grains. Durant le travail, cette ouverture reste hermétiquement fermée.
Les poussiers traversant le troisième crible vont tomber dans une large caisse disposée au-dessous de l’appareil. Enfin, pour introduire les galettes dans les divers tamis, on a suspendu au plafond autant de trémies que de cribles ; chacune de ces trémies est mise en communication avec le tamis correspondant au moyen de tubes en toile.
Quand l’appareil se trouve actionné, les morceaux de galette placés dans le crible supérieur sont brisés par le mouvement circulaire du disque en bois et passent à travers les trous en tombant sur le deuxième crible. Là, le grain qui a pris la finesse voulue passe par les ouvertures de la toile métallique et tombe dans le crible inférieur, tandis que les morceaux trop gros, entraînés par la force centrifuge,sont lancés contre les petits plans inclinés en cuivre, le long desquels ils remontent pour gagner le crible supérieur et être de nouveau et plus finement concassés par le disque. Durant cette opération, le fin poussier qui se forme successivement tombe dans le récipient convenable, en passant par l’épaisse toile métallique du troisième crible, sur lequel il ne reste que le grain poli, qui est ensuite recueilli par l’ouverture latérale déjà mentionnée.
Le grcnoir français s’emploie presque uniquement pour écraser les galettes obtenues au moyen des pilons ; il est appelé à disparaître avec ces derniers.
1) — Tonne-grenoir.
Un autre système assez primitif est celui de la tonne-grenoir qui tourne sur elle-même comme les tonnes de trituration, mais dont la surface latérale est constituée par une toile métallique, à mailles plus ou moins grandes, montée sur une carcasse en bois. Les fragments de galette sont introduits dans la tonne en même temps qu’une certaine quantité de billes en bois très dur qui les brisent pendant le mouvement de rotation de la tonne. Les grains et les poussiers ainsi obtenus passent à travers les mailles de la toile métallique et vont tomber sur un tamis métallique, placé en dessous, qui a pour objet de séparer les grains des poussiers, en versant les grains dansjune caisse spéciale et les poussiers dans une autre.
On n’a pas tardé à perfectionner le type primitif de la tonne- grenoir qui vient d’être décrite en augmentant l’épaisseur de sa paroi circulaire ; à cet effet, on a ajouté à celte paroi, en les disposant à une certaine distance l’une de l’autre,deux toiles métalliques dont l’intérieure est à larges mailles tandis que l’extérieure est à mailles plus serrées. Les matières insuffisamment grenées, qui ne peuvent passer par les trous de laseconde toile, sont ramenées, sous l’action de la force centrifuge et au moyen d’un plan incliné disposé entre les deux toiles, dans l’intérieur de la tonne où ils sont concassés plus finement, exactement comme dans le grenoir français précédemment décrit.
1) — Grenoir à cylindres.
Les poudres préparées par le procédé des meules et des tonnes binaires, puis soumises à l’action de la presse hydraulique, sont aujourd’hui grenées presque exclusivement au moyen des (jrenoirs à cylindres qui présentent de très grands avantages par rapport aux autres grenoirs connus. Ces avantages consistent en ce que la production quotidienne est plus forte, en ce que le grain obtenu est bien plus beau et plus uniforme et, enfin, en ce que la poudre, plus uniformément grenée, acquiert une grande régularité de combustion.
On connaît divers svstèmes de grenoirs à cvlindres, mais ces systèmes ne présentent que bien peu de différences entre eux ; ils dérivent tous du type original imaginé par le colonel anglais Congrève en 1819.
Le grenoir à cylindres consiste en deux supports, hauts et longs, en bronze ou en fonte. Sur ces supports, on dispose symétriquement plusieurs paires de cylindres horizontaux en bronze. Ces paires sont généralement au nombre de trois, installées les unes par rapport aux autres suivant un plan incliné à 35° et à des distances verticales d’environ 35 centimètres.
Ces cylindres ont chacun 0,80 m de longueur et 22 centimètres de diamètre. La première paire, la plus élevée,a sa surface circulaire taillée en pointes de diamant, de manière que toutes les dents forment une saillie de 10 millimètres; les deux cylindres sont montés de manière que les pointes des dentsde l’un correspondent aux creux du cylindre opposé. Les cylindres de la deuxième paire portent également des dents, mais à pointes plus épaisses,émoussées et formant une saillie de seulement 3 millimètres. Enfin les cylindres de la troisième paire sont lisses et sur leurs surfaces cylindriques passent des balais automatiques détachant les grains et le poussier qui y adhèrent.
Dans chaque paire, l’axe de l’un des cylindres tourne suides points fixes et celui de l’autre cylindre repose sur des coussinets mobiles qui sont maintenus à l’écartement convenable au moyen d’une vis de pression. Les coussinets mobiles se divisent verticalement en deux parties dont l’une est maintenue fixe par la vis, tandis que l’autre est mobile ; la partie mobile, n’étant retenue que par des contrepoids spéciaux, peut se mouvoir horizontalement, permettant un déplacement du cylindre lorsque vient à passer dans la paire un morceau de galette excessivement dur ou un corps étranger non susceptible de se briser.
L’écartement des deux cylindres est plus grand dans la première paire, la plus élevée, et diminue graduellement dans les paires inférieures. En outre, on peut faire varier cet écartement selon le grenage que l’on veut obtenir et on le fixe à volonté en manœuvrant d’une manière convenable les vis spéciales déjà mentionnées.
Sous chaque paire de cylindres se trouve un crible à plan légèrement incliné dont le fond est en toile métallique, à mailles déplus en plus petites à mesure que diminue l’écartement des cylindres ; ces cribles sont destinés à amener sous la paire de cylindres suivante les morceaux de galette qui n’ont pas été suffisamment grenés par la paire précédente.
Une caisse s’étend au-dessous de chaque paire de cylindres, parallèlement à leur plan incliné et sur toute la longueur du grenoir. Celte caisse est maintenue suspendue par quatre supports en bronze articulés qui lui permettent d’effectuer un mouvement de va-et-vient imprimé par une bielle excentrique, actionnée par la transmission du moteur principal. Cette caisse est munie de trois cribles à mailles plus ou moins fines, afin de séparer les grains trop gros des grains convenables et ces derniers du poussier; chacun de ces produits se déverse dans le récipient inférieur qui lui est destiné.
Enfin, au-dessus de l’appareil, à peu près sur la ligne traversant son centre et à environ 0,80 m de la première paire de cylindres, on dispose une trémie en bois dans laquelle ou reverse le grain trop gros provenant du premier concassage des galettes ; ce grain est entraîné, en couches peu épaisses, par le mouvement lent et mesuré d’une toile sans fin, entre la première paire de cylindres pour y être plus finement grcné.
Le moteur principal, au moyen de transmissions convenables, met directement en mouvement les divers tamis, la toile sans fin et la première paire de cylindres, la plus élevée. La première paire transmet le mouvement à la deuxième au moyen d’un engrenage en bronze aux dents très allongées, ce qui permet le déplacement des cylindres ; de même la deuxième paire transmet le mouvement à la troisième. Tous ces engrenages ont le même nombre de dents, car tous les cylindres doivent avoir la même vitesse angulaire. Celte vitesse peut varier de 30 à 50 tours par minute et le nombre des secousses imprimées aux cribles est d’environ 150 par minute, tandis que la caisse de séparation des produits doit être soumise à un nombre moindre de secousses, afin de laisser le temps aux divers grains de traverser les mailles de toile métallique et de se séparer convenablement.
Les galettes à greuer, au bout de quelques jours d’emmagasinage, sont parfaitement séchées, grâce aux moyens qui vont être exposés plus loin, et alors on les soumet au grenage. A cet effet, on monte les cribles du grenoir avec les toiles correspondantes aux grains que l’on veut obtenir ; en outre, on rapproche ou on éloigne l’un de l’autre les cylindres de chaque paire.
On fait alors passer les galettes sèches, une à une, entre la première paire des cylindres dentés, la paire supérieure, qui les concasse grossièrement. Le crible disposé en dessous ‘ fait passer les grains ainsi obtenus entre la deuxième paire de cylindres à dents plus fines, puis les grains plus fins produits par cette deuxième paire passent, en traversant le deuxième crible, entre les cylindres lisses qui les divisent encore plus finement et lui donnent la forme de petites écailles lamellaires, forme qui caractérise les poudres obtenues au moyen des grenoirs à cylindres. La caisse disposée en dessous reçoit peu à peu les produits du grenage et sépare les grains de grosseur convenable du poussier et des grains trop gros. Le grain trop gros est remis dans la trémie pour passer de nouveau entre les cylindres; quant au poussier, on le soumet à une manipulation nouvelle dans les tonnes ternaires, après quoi on le comprime une seconde fois.


  • Les grandes poudreries, ayant une production journalière importante, possèdent des grenoirs du genre de celui qui vient d’être décrit ; mais ces grenoirs, de grandes dimensions, ont jusqu’à cinq et même six paires de cylindres. Dans ce cas, comme la première paire se trouve être trop élevée et qu’il serait difficile à l’ouvrier d’y faire passer une à une les galettes, on concasse d’abord ces galettes en gros morceaux au moyen d’un maillet et on les place dans une trémie disposée dans le bas et facile à charger. Par l’intermédiaire d’une toile sans fin mise en mouvement par un dispositif spécial, les morceaux de galette sont élevés graduellement jusqu’à la première paire de cylindres, entre laquelle ils pas- | sent comme on l’a déjà indiqué.
    On peut n’affecter que la première paire de cylindres au concassage des galettes quand on veut obtenir de la poudre de mine écrasée en grains très gros. On enlève alors le crible de communication entre la première et la deuxième paire de cylindres, de manière que les produits du premier concassage tombent directement dans la caisse qui, munie de trois tamis en toile métallique convenable, sépare les morceaux de galette trop gros des grains qui ont les dimensions voulues.
    Les poudres de guerre pour fusil et les poudres de chasse passent toujours entre les différentes paires de cylindres du grenoir ; quant aux poudres de mine, elles ne sont soumises qu’à l’action des deux premières paires de cylindres dentés, car il est nécessaire que leur grain ait des dimensions assez fortes et, en tout cas, non inférieures à celles d’un pois chiche, ce que l’on ne saurait obtenir avec des cylindres lisses.
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    Comme le travail effectué par les cylindres dentés se fait beaucoup plus rapidement que celui effectué par les cylindres lisses, on divise, dans beaucoup de poudreries, le grenoir cylindrique èn deux parties distinctes, installées dans des ateliers séparés.
    La première partie qui, dans ce cas, porte le nom de concasseur, se compose des deux seules paires de cylindres dentés ; la seconde, dénommée grenoir proprement dit, comporte seulement une ou deux paires de cylindres lisses. Le concasseur produit les poudres de mine sous forme d’écailles et divise grossièrement les galettes de poudres de chasse et à fusil qui passent ensuite dans le grenoir pour recevoir le grain convenable. Grâce à cette division, l’on accélère la production et l’on a l’avantage de n’utiliser que des appareils de dimensions moindres qui, pouvant être installés dans de petits espaces, n’obligent plus ainsi à rassembler dans un même local de fortes quantités de poudres, de grains, de galettes, etc., ce qui présente toujours de grands dangers.
    § 5. — Tonne Champy.
    11 est une autre méthode spéciale de grenage due au français Champy qui inventa en 1795, pour la production des poudres rondes de mines, la tonne portant son nom.
    Il s’agit d’un appareil fort simple qui consiste en une tonne en bois de noyer mesurant 1,60 m de diamètre et 0,60 m de hauteur. Elle est munie de deux fonds dans l’un desquels on a pratiqué une ouverture circulaire centrale de 0,50 m de diamètre.
    Celte tonne a l’aspect d’un immense tambour et elle est fixée du côté de son fond plein, au moyen de gros boulons en bronze, à une large plaque circulaire en fonte. Celte plaque est portée par un arbre horizontal en fer qui sert d’axe à la tonne dans son mouvement de rotation ; à cet effet, il se trouve fixé, par une de ses extrémités,au centre de la plaque mais sans la dépasser et, à son autre extrémité, il est pourvu d’un engrenage qui lui transmet le mouvement. Le même arbre repose, dans sa partie intermédiaire, entre la tonne et l’engrenage, sur deux coussinets de fonte revêtus intérieurement de bronze et supportés par un bâti en maçonnerie. Le long de la surface circulaire extérieure de la tonne sont vissés solidement douze coins en bois. Un gros marteau, également en bois et ayant l’extrémité -de son manche articulée et fixée à la paroi de l’atelier appuie sa masse sur un des coins. Lorsque la tonne entre en mouvement, le coin soulève le marteau qui va alors tomber lourdement sur le coin suivant et ainsi de suite ; il en résulte une succession de chocs qui ébranlent continuellement les parois de la tonne et empêchent ainsi les matières qu’elle contient de demeurer adhérentes aux parois. Enfin au-dessus delà tonne et à une certaine hauteur est sus- , pendu fixé au mur de l’atelier, un vaste réservoir en fonte rempli d’eau distillée, du fond duquel se détache un tube en I
    cuivre qui se prolonge directement jusqu’au delà de l’ouverture de la tonne et se replie alors à angle droit en pénétrant dans la tonne presque jusqu’au fond opposé, mais de manière à ne pas entraver la libre rotation de la tonne ni les opérations de charge et de décharge. Ce tube est parfaitement clos à son extrémité et porte,sur toute la longueur de la partie placée à l’intérieur de la tonne, une rangée de trous très lins par lesquels passe l’eau provenant du réservoir; cette eau va arroser, étant projetée avec force, les matières contenues dans la tonne. Afin de pouvoir régler cet arrosage selon les besoins, le tube est pourvu d’un robinet placé à côté de son coude.
    Le grenage par la méthode Champy est fondé sur la propriété que possèdent les farines ternaires de s’agglomérer en billes quand, quelque peu humectées, on les agile suffisamment. Grâce à une opération préalable effectuée soit avec la tonne qui vient d’être décrite, soit avec des tamis spéciaux, on prépare environ 100 kilogrammes de grains fins de poudre que l’on introduit dans la tonne. Tout près et à portée de la main de l’ouvrier se trouvent placés les récipients contenant les farines ternaires qu’il s’agit de grener. On met en mouvement la tonne en lui imprimant une vitesse d’environ 10 tours par minute ; on ouvre le robinet et on arrose la charge des petits grains pendant quelques minutes, en dirigeant les filets d’eau dans un sens opposé au mouvement de rotation. Pendant ce temps l’ouvrier étale continuellement, au moyen d’une petite pelle en bois, les farines ternahes sur les petits grains autour desquels ces farines s’agglomèrent en les arrondissant.Lorsque les matières sont suffisamment arrondies, on cesse l’arrosage en fermant le robinet et on continue à répandre des farines sur les matières jusqu’à ce que les grains aient acquis le diamètre voulu, diamètre qui varie de 3 à 6 millimètres. On augmente alors la vitesse de rotation de la tonne jusqu’à 14 tours par minute et on la laisse tourner à celte allure pendant vingt minutes, afin que les grains
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    lit LES EXPLOSIFS
    ainsi obtenus se forment mieux et acquièrent une certaine compacité. Après avoir arrêté la tonne, on décharge les matières produites qui contiennent environ 10 0/0 d’humidité et sont constituées par des grains de diverses dimensions. On passe ces grains sur un crible mécanique afin de séparer les grains de différentes grosseurs et l’on obtient ainsi la grosse, la moyenne et la petite poudre de mine ronde. Le même crible sépare en outre les grains trop fins qui servent de noyau dans des opérations ultérieures, ainsi que les grains excessivement gros que l’on brise pour les travailler à nouveau.
    Le procédé de grenage Champy est réservé aux seules poudres de mine inférieures, car il est rapide, économique et productif ; mais il donne aux poudres une densité minime : aussi ces poudres sont-elles fort inférieures aux poudres de mine en forme d’écailles qui, convenablement travaillées, acquièrent une puissance extraordinaire grâce à la compression exercée par la presse hydraulique.
    Le grand avantage de la tonne Champy consiste en ce qu’elle peut grener les poussiers provenant des balayures des ateliers de séparation et cela sans présenter aucun risque, ce qui serait absolument impossible avec la presse hydraulique et avec le grenoir à cylindres, car ces derniers appareils rendent évidemment possible une explosion.
    Les poudres rondes de mine de diverses qualités, séparées par les cribles, sont soumises au séchage pour être ensuite lissées.
    CHAPITRE II
    Séchage.
    Le séchage des poudres, soit à l’état de galettes, soit gre- nées, a pour objet de leur enlever l’humidité qu’elles contiennent encore ; on procède généralement à celle opération quand les galettes ont séjourné de six à huit jours dans le magasin spécial déjà décrit. Le séchage précède le grenage quand il s’agit des galettes préparées à la presse hydraulique pour être ensuite passées dans le grenoir à cylindres; il suit au contraire le grenage quand il s’agit des galettes préparées au moyen des pilons ou des meules pour être ensuite grenées au grenoir français, et aussi lorsqu’il s’agit de poudres agglomérées au moyen de la tonne Champy.
    Dans les poudreries on emploie, selon les saisons et les localités, deux espèces de séchage : le séchage naturel ou le séchage artificiel.
    1) — Séchage naturel.
    Le séchage naturel s’obtient en exposant les poudres à l’air et à l’action directe du soleil. A cet effet, on établit dans un endroit bien ensoleillé et aussi éloigné que possible des ateliers de manipulation une aire étendue dont la surface, en asphalte ou en ciment, est parfaitement lisse ; on étend sur celte surface, chaque fois que l’on doit procéder au séchage des poudres, une grande couverture en coutil de chanvre. Si les poudres sont en grain, on les étale sur la couver
    ture, par couches de 4 ou 5 centimètres d’épaisseur au maximum et on les remue d’heure en heure avec des rateaux en bois, afin de renouveler la surface exposée à l’air et d’obtenir le séchage parfait de toute la masse. Si, au contraire, il s’agit de galettes ayant la forme de tablettes ou d’ardoises, on les place droites (pour ainsi dire debout) et de manière que le rebord de l’une vienne appuyer contre la ligne centrale de la surface de l’autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’aire soit entièrement couverte. Avec cette disposition, l’on favorise la libre circulation de l’air entre les galettes.
    On obtient un séchage parfait si l’atmosphère est sèche et si l’action de la chaleur solaire agit sur les poudres avec une intensité graduellement croissante, de manière à enlever l’humidité même à l’intérieur aussi bien des grains que des galettes. A cet effet on intercepte les rayons solaires du côté du levant, soit par des plantations, soit par un mur, de manière que les poudres étalées le matin ne subissent point l’action directe du soleil immédiatement, mais seulement au bout de quelques heures, lorsque l’atmosphère échauffée a déjà commencé le séchage.
    Dans les poudreries pourvues seulement de pilons et où on ne sèche que les seules poudres granulées, on substitue à faire de simples toiles montées sur un cadre en bois, à la fois larges et longues, toiles consistant en un gros et solide tissu de chanvre. Les toiles reposent sur des chevalets en bois, de manière à se trouver légèrement inclinées vers le midi. On y étale avec soin et en couches peu épaisses les poudres destinées au séchage qui s’opère alors de même manière que pour les grains étalés sur faire.
    1) — Séchage artificiel.
    Évidemment, dans une poudrerie quelque peu importante, Je seul séchage naturel ne suffirait pas pour satisfaire aux besoins de la fabrication, car, en s’en remettant au soleil et
    au beau temps, on n’obtiendrait qu’une production fort limitée. Il faut donc recourir au séchage artificiel qui a l’avantage de pouvoir être employé en toutes saisons de l’année, quel que soit l’état hygrométrique de l’atmosphère.
    On a obtenu les premiers séchoirs artificiels en soumettant à la chaleur rayonnée par un fourneau central les poudres étalées tout autour dans le même local et disposées à une certaine distance de ce fourneau. Mais, naturellement, un pareil système était trop dangereux pour qu’on ne le modifiât pas rapidement ; on porta donc le foyer à l’extérieur de l’atelier, dans lequel pénétrait la chaleur par des ouvertures convenables qui étaient pourvues de clés destinées au réglage. Cependant, ce nouveau système n’était guère moins dangereux que le premier : des explosions terribles et réitérées amenèrent son abandon presque complet. Aujourd’hui, on ne l’applique plus que dans quelques pays du Nord, comme, par exemple, en Suède.
    Le plus efficace et le plus sûr perfectionnement, dans le séchage artificiel des poudres, fut appliqué en Angleterre vers la fin du siècle dernier, où on songea à utiliser l’air ‘ O
    réchauffé par un courant de vapeur d’eau ou par de l’eau chaude. Cette méthode est employée aujourd’hui dans les poudreries les plus importantes; d’une extrême simplicité, il fonctionne de la manière lapins parfaite, répondant fort bien à l’usage auquel il est destiné.
    Ce système comprend trois appareils distincts qui sont: une chaudière à vapeur, un ventilateur et le séchoir proprement dit. Ces deux derniers dispositifs se trouvent dans deux locaux adjacents et séparés l’un de l’autre par une muraille en matériaux incombustibles. La chaudière à vapeur est installée dans la partie de l’usine où l’on ne manipule pas les matières premières et les poudres et à au moins 100 mètres du séchoir. C’est une chaudière horizontale pouvant fournir la vapeur à une pression d’au moins 5 kilogrammes par centimètre carré et pourvue d’une conduite souterraine qui la met en commu-

148 les explosifs
nication avec la caisse d’échauflement de l’air, située sous la paroi incombustible en maçonnerie qui sépare le séchoir du ventilateur. Cette caisse, rectangulaire et en tôle, porte à sa base un large soufflet qui, à l’intérieur de ladite caisse, se continue par un serpentin et se termine par une buse en cuivre d’où parlent de nombreux tubes dont les ouvertures débouchent à l’intérieur du séchoir. Le ventilateur est mis en mouvement par un moteur spécial ou par l’unique moteur de la poudrerie, selon le système d’installation; il fait de 800 à 1000 tours par minute et doit exercer une pression suffisante sur l’air afin que ce dernier pénètre avec force dans le soufflet plus haut décrit, et se rende dans le séchoir où il doit traverser les couches de poudre les plus éloignées qui y sont disposées.
La vapeur d’eau produite par la chaudière s’écoule dans une conduite souterraine, pénètre dans la caisse en réchauffant fortement les parois du serpentin et s’échappe, par un tube en fer, dans un puits creusé à proximité. Dans ces conditions, l’air qui traverse intérieurement le serpentin, en suivant les sinuosités de ce dernier, se réchauffe et va naturellement sécher les poudres étalées dans le séchoir.
Le séchoir est un vaste local contenant une très grande armoire rectangulaire en bois à deux compartiments. Le compartiment supérieur, à plan légèrement incliné, est formé d’une forte toile de coutil de chanvre bien tendue sur un châssis en bois. C’est là que l’on étale les poudres déjà gre- nées, tandis que l’on place verticalement les galettes dans le compartiment inférieur, en les disposant de la même manière que pour le séchage naturel. L’air chaud, amené par les tubes, pénètre dans le compartiment inférieur de l’armoire, s’élève en traversant la couche de poudre étalée dans le compartiment supérieur, puis est aspiré par un ventilateur ins- jallé à la partie supérieure de l’armoire ; il sort donc du local par un chemin approprié, emportant toute l’humidité qu’il a absorbée dans son passage à travers la poudre.
La durée du séchage dépend du degré d’humidité de la poudre, de la température de l’air réchauffé et de la puissance du ventilateur.
En général, quand toutes les poudres qu’il s’agit de sécher ont été convenablement préparées, l’humidité qu’elles contiennent ne dépasse presque jamais 8 0 0 ; en outre, pour accélérer le séchage et le rendre homogène, on étale les grains, d’ordinaire, par couches de 7 centimètres d’épaisseur au maximum et, de temps en temps, on les remue avec des rateaux en bois.
La pression de la chaudière est réglée de manière que la vapeur réchauffe graduellement l’air du séchoir, afin que la température s’élève graduellement et se maintienne jusqu’à la fin de l’opération à 60°.
Dans ces conditions, au bout de neuf ou dix heures le séchage est parfait, ce que l’on reconnaît en écrasant entre les mains quelques grains de la poudre traitée. Si cette dernière est sèche, elle laisse une poussière blanchâtre qui n’adhère pas à la peau; si, au contraire, elle contient encore de l’humidité, la poussière obtenue est noirâtre et adhère aux mains.
D’autres systèmes de séchage essayés avec un certain succès, mais moins pratiques que celui qui vient d’étre décrit, soit par suite du prix de revient de l’installation, soit en raison de la production, soit même en raison des résultats définitifs sont ; le séchage à l’nir froid et le séchage par le vide.
Le premier consiste à faire passer, au moyen d’un ventilateur, de l’air au travers de fortes couches de chaux vive ou de chlorure de calcium, en le faisant ensuite passer sous les tables de séchage et au travers des couches de poudre étalées sur ces tables.
Dans le second de ces systèmes, on place la poudre à traiter sous la cloche d’une machine pneumatique et on fait le vide autour de la masse.
CHAPITRE Ill
Lissage.
La poudre grcnée, qu’elle provienne directement du gre- noir ou qu’elle ait subi déjà l’opération du séchage, est rude au toucher; elle présente des aspérités et est friable et poreuse. Pour enlever ces aspérités, émousser les angles et polir la surface des grains en leur donnant une plus grande compacité, on les soumet au lissage qui a pour effet, non seulement de donner à la poudre un bel aspect brillant, mais encore de diminuer son hygrométricité et d’empêcher sa réduction en poussier.
Comme dans les différentes opérations de cette fabrication, l’on rencontre divers appareils adoptés pour le lissage, mais les plus convenables et les plus utilisés sont des tonnes en bois de noyer dites tonnes de lissage. Ces tonnes diffèrent entre elles selon les pays, tant par la forme que par certains menus détails de construction sans importance ; mais toutes sont fondées sur le même principe — à savoir que les grains réunis en une certaine quantité au fond de la tonne, lorsque celle-ci a pris son mouvement de rotation, tournent sur eux- mêmes; par suite les grains, en glissant et en frottant les uns sur les autres, produisent leur lissage réciproque.
Les meilleures tonnes de lissage sont absolument identiques à la tonne Champy déjà décrite ; elles ont la même forme, les mêmes dimensions et subissent le même mouvement de rotation qui s’opère grâce à un arbre fixé à la pla
que qui les supporte. Les seules légères différences sont les suivantes :
1° La tonne de lissage ne porte pas les coins existants autour de la surface latérale extérieure delà tonne Champy;
2° Sur cette surface extérieure on a pratiqué une ouverture rectangulaire pourvue d’une petite porte en bois, doublée, tout autour, de bandes d’une peau de mouton ayant conservé sa laine, ce qui produit une fermeture hermétique ;
3° A l’ouverture circulaire de la base antérieure est appliquée une autre petite porte également doublée, à sa circonférence, d’une peau de mouton ayant conservé sa laine; on a pratiqué dans le centre de cette deuxième petite porte un soupirail circulaire d’un diamètre de 10 centimètres. Les deux petites portes sont mobiles; elles sont fixées solidement par des attaches en bronze ou en bois.
Le réservoir d’eau distillée, destiné à l’arrosage et suspendu à la paroi de l’atelier, ne porte pas un tube en cuivre comme dans le procédé Champy, mais bien un tube en caoutchouc se terminant par une pomme en cuivre pourvue d’un robinet; celle pomme n’est introduite dans la tonne que quand on doit effectuer l’arrosage.
Le lissage du grain est précédé de l’époussetage, lequel se fait avec un crible mécanique dont le fond est constitue par une toile métallique à tissu très fin. Ce crible laisse passer la seule poussière qui est recueillie dans une caisse placée en dessous.
Le criblage opéré, on imprime à la tonne une vitesse angulaire de 5 à 6 tours par minute et on humecte ses parois au moyen de la pomme d’arrosoir. On y introduit alors, par l’ouverture circulaire de la base antérieure, de 250 à 300 kilogrammes de grain nettoyé. Ce grain, devant être humecté à raison d’environ 2 0 0, reçoit en conséquence une quantité d’eau suffisante du réservoir. On ferme ensuite l’ouverture avec la petite porte déjà mentionnée ; puis, au bout d’environ une heure, on augmente la vitesse de
rotation de Ja tonne jusqu’à 12 ou 14 tours par minute.
La poudre, en glissant naturellement et en tournant d’une façon continue sur elle-même, s’échauffe et, grâce à la chaleur développée, acquiert de la consistance et du brillant. Toutefois, il faut veiller à ce que cette chaleur ne dépasse point 40°, afin d’éviter un commencement de fusion du salpêtre et du soufre, ce qui aurait pour résultat de produire des grumaux et de modifier la composition de la poudre.
Pour les poudres à fusil de guerre et pour les poudres de chasse, la durée du lissage est d’environ douze heures, sauf pour celles très fines de chasse dont le lissage se prolonge pendant vingt-quatre heures. Dans ce dernier cas, au bout des douze premières heures, on enlève le grain de la tonne et on le soumet à un second époussetage, après quoi on recharge la tonne et on continue l’opération pendant douze autres heures. Cette double opération, peut-être superflue dans la saison chaude, devient au contraire inévitable en l’hiver, car alors Réchauffement naturel de la matière au cours du lissage est bien moindre et par suite le lissage, s’il était de courte durée, serait imparfait.
Pour les poudres à canon et pour celles de mine, le lissage peut être limité à cinq ou six heures.
Pendant les dernières heures du lissage, on enlève la petite porte fermant l’ouverture circulaire de la base antérieure et on obtient ainsi le séchage parfait de la matière.
Afin de donner aux poudres de chasse et de mine un aspect plus brillant et aussi pour les rendre plus résistantes à l’action du temps et de l’humidité de l’air, on complète le lissage par une addition de graphite (plombagine) qui. s’il s’agit de poudres de chasse, s’emploie à raison d’un quart de kilogramme par 100 kilogrammes de grain au maximum, tandis que, pour les poudres de mine, on peut aller jusqu’à 1 2 0/0.
L’addition du graphite s’effectue quand le grain est presque complètement lissé et que, grâce à son exsudation naturelle, il s’est libéré de toute l’humidité qu’il contenait. Comme la
qualité du graphite influe sur les propriétés de la poudre, il convient d’employer les graphites les plus purs et les plus fins que l’on connaisse et, autant que possible, ceux préparés par le procédé Brodie. Ce procédé consiste à traiter à chaud le graphite ordinaire par l’acide sulfurique concentré et par le chlorate de potassium, ainsi qu’à le laver et à le dessécher ensuite à la température du rouge, afin de pouvoir le réduire en poudre très fine.
Le lissage achevé, ce qui se reconnaît non seulement à l’aspect brillant et parfaitement poli du grain, mais encore à sa dureté, on arrête la tonne et on laisse quelque peu refroidir la matière. On ouvre ensuite la petite porte de la surface latérale de la tonne,et onia fait tourner lentement afin de permettre au grain de se déverser dans une large trémie qui enveloppe la tonne presque jusqu’à sa ligne centrale. De là, la poudre s’écoule par une canalisation convenable pour tomber dans les barils destinés à la recevoir.
Le lissage, outre qu’il assure la conservation des poudres, augmente non seulement leur densité effective, mais encore
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leur densité gravimétrique, laquelle s’accroît en raison directe de la durée de l’opération.
En Suisse, on utilise, aujourd’hui encore, un grenoir-lisseur absolument rudimentaire qui offre l’avantage de produire un grain parfaitement sphérique, très fin, compact et permet d’obtenir une grande justesse dans le tir à la cible.
Le travail simultané de grenage et de lissage s’opère dans des sacs en toile montés sur un appareil qui leur donne un mouvement analogue à celui d’une roue de voiture. L’opération s’accomplit en moins de deux heures, mais elle présente cet inconvénient que le grain, que l’on doit sécher ensuite parce qu’il contient encore de l’humidité, produit, lors du criblage ultérieur, une quantité considérable de poussier.
CHAPITRE IV
Egalisage des grains, mise en boîte,
emballage et transport.
Le grain provenant des tonnes de lissage contient encore une petite quantité de poussier; d’autre part, il n’est pas uniforme, car il se trouve composé de grains de grosseurs différentes.
Pour opérer son nettoyage et séparer les grains de différentes grosseurs, on emploie des blutoirs identiques à ceux que l’on utilise dans les minoteries pour la séparation des divers produits de la mouture des céréales ; on emploie également de longs tamis mécaniques auxquels des arbres coudés ou des bielles excentriques impriment un mouvement de va-et-vient.
Ces tamis, dits de séparation, se composent de plusieurs parties superposées et munies chacune de toiles métalliques en laiton ou en tissus divers. Ces toiles séparent la poudre de chasse n” 3 qui est ordinairement la plus grosse, par exemple, de la poudre n° 2 ; elles séparent la poudre n0 2 de la poudre n“ 1 qui est la plus fine et qui, à son tour, est séparée du poussier qu’elle contient. Une trémie, placée en haut, reçoit la poudre qu’il s’agit de séparer et la verse sur le fond supérieur du tamis, fond qui est garni d’une toile aux plus larges mailles ; puis la poudre traitée, au fur et à mesure qu’elle se divise, passe sur les différentes toiles à mailles de plus en plus lines. Des caisses convenables, disposées sous les tamis, recueillent le produit séparé des autres. On sépare
ÉGALISAGE DES GRAINS, MISE EN BOITE, ET TRANSPORT 155
également, de la même manière, les grains de différentes grosseurs des poudres à canon et de mine, mais naturellement en employant des toiles à mailles beaucoup plus larges.
Dans l’atelier des tamis ou des blutoirs de séparation, l’on installe généralement aussi des appareils très simples destinés à mélanger les grains provenant de diverses opérations, et cela afin d’avoir des lots de poudres de densités homogènes.
L’appareil de mélange consiste en huit ou dix trémies dans lesquelles on verse les grains obtenus par huit ou dix lissages différents. Chaque trémie se termine par un petit canal qui conduit lentement les poudres traitées dans un tube unique où elles se mélangent, pour se déverser ensuite dans des barils spéciaux.
Les poussiers, obtenus au cours des opérations ci-dessus décrites, sont recueillis ensemble par qualités, puis travaillés de nouveau au pilon, à la meule ou à la tonne ternaire, selon le système de fabrication appliqué. En outre, les matières incrustées sur les parois des tonnes de lissage, les rebords ébarbés des a aletles, etc. subissent à nouveau les mêmes maniO /
pulations.
Les grains bien polis et séparés selon leurs grosseurs respectives présentent un bel aspect uniforme tant par leurs dimensions que par leur coloration uniforme qui est tantôt d’un noir brillant, tantôt d’une nuance argentée et vive, selon que le lissage a été opéré avec ou sans l’addition de graphite.
Une bonne poudre à fusil de guerre ou de chasse, étendue sur une feuille de papier blanc, puis allumée, s’enflamme en produisant une vive déflagration et développe une fumée, désagréable à l’odorat, de soufre et d’hydrogène sulfuré. Elle laisse la feuille de papier intacte, sans aucun résidu et seulement légèrement enfumée, sans que cette feuille porte la moindre tache caractéristique.
Si, dans cet essai, l’on constate la production de trous dans le papier, cela indiquerait que la poudre est encore
humide ou mal préparée; les résidus seraient la conséquence d’un défaut du mélange des matières premières ou de la présence d’impuretés dans ces matières premières ; enfin des taches jaunes indiqueraient un excès de soufre dans la poudre, et des taches noires un excès de charbon.
Les poudres fabriquées étaient, durant les siècles écoulés, généralement logées dans des sacs que l’on enfermait dans des barils. C’est un système que l’on applique encore dans nombre de localités. Plus tard, on substitua aux sacs des barils doublés de toile et renfermés chacun dans un second baril. Enfin, au cours de ces dernières années, on a employé en Italie de solides caisses rectangulaires en bois dans lesquelles on loge les poudres enfermées dans de petits paquets en fort papier contenant de 250 grammes à 3 kilogrammes, ou encore enfermées dans des récipients en fer-blanc d’une capacité de 5 kilogrammes ou de 10 kilogrammes. On ferme ensuite les caisses en fixant le couvercle soit avec des vis en laiton, soit avec de loims clous de fer galvanisé. Ce mode
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d’emballage s’emploie pour les poudres de mine.
Pour les poudres à fusil de guerre, on les introduit généralement dans les cartouches soit avec la balle, soit sans la balle, puis on les loge, entre des couches de sciure de bois, d’étoupe, de colon, etc., dans de solides caisses rectangulaires en bois, fermées avec des vis de laiton.
Quant aux poudres à canon ordinaires, on les introduit dans des sacs de toile que l’on enferme dans des caisses de forme parallélipipédique à section carrée renforcées par trois traits de corde tressée, ou bien encore on les place dans des barils dont les fonds sont de bois et le pourtour en zinc garni intérieurement d’un revêtement en carton. Ces barils sont de forme cylindrique ; leurs deux fonds en bois séparent le revêtement extérieur en feuille de zinc de la doublure intérieure en carton. La poudre s’introduit dans le baril par le haut, dans lequel l’ouverture se trouve pratiquée en un point voisin de la circonférence. Celte ouverture, circulaire, a sa
ÉGALISAGE DES GRAINS, MISE EN BOITE, ET TRANSPORT 167 périphérie formée d’un anneau en laiton auquel on visse le couvercle, couvercle formé d’un disque en zinc doublé de carton et pourvu d’un anneau en caoutchouc que l’on encastre dans une rainure spéciale du disque, afin d’assurer la fermeture hermétique du baril. On visse et dévisse le couvercle grâce à une clé spéciale. Chaque baril a une contenance de 50 kilogrammes ; on le transporte d’un local à l’autre au moyen d’un support spécial en bois.
Pour les poudres prismatiques, on se sert de caisses en bois, quadrangulaires, doublées,intérieurement de feuillesde zinc ; on fixe le couvercle avec des vis de laiton.
Enfin, pour la conservation des poudres de guerre dans les magasins humides, on emploie de doubles sacs de toile, couleur havane ; entre les deux enveloppes de toile est intercalée une feuille de caoutchouc naturel. L’ouverture du sac est fermée par un couvercle en ébonite ayant la forme d’un tronc de cône ; puis le sac lui-même est placé dans une caisse rectangulaire.
Les poudres de chasse se mettent dans des boîtes paralléli- pipédiques en fer-blanc, ayant une section carrée ou rectangulaire avec une unique fermeture de 2 centimètres de diamètre. En Italie, les boîtes de poudres de chasse ont des capacités réglementaires de 100, 250 et 500 grammes ; les boîtes se logent dans des caisses de dimensions différentes, mais ne dépassant jamais 50 kilogrammes, afin que le transport puisse s’effectuer facilement.
Dans certains pays, par exemple en Angleterre et en Belgique, les boîtes en fer-blanc reçoivent la forme de bouteilles piales : dans d’autres, elles sont ovales ; dans d’autres encore, elles sont rondes, etc., mais la boîte rectangulaire est préférable en raison de ce qu’elle occupe un espace moindre et qu’elle se loge plus facilement dans les caisses.
11 faut remarquer que, dans chaque caisse, il convient de remplir les interstices d’une boîte à l’autre, ainsi qu’entre les boîtes et les parois, avec de la sciure de bois, des balles de
céréales,etc., pour éviter les chocs des boîtes entre elles durant le transport.
Le transport terrestre des poudres peut se faire soit par voiture, soit par voie ferrée. Dans le second cas, des dispositions spéciales prescrivent les règles à suivre tant pour ce qui concerne l’emballage que pour ce qui a trait aux précautions que doivent prendre le chef du convoi, le mécanicien, les gares de départ, de transit et de destination. Dans tous les cas, le transport sur voie ferrée des poudres, en des quantités de plus de 50 kilogrammes, ne peut s’effectuer que par des trains de marchandises ou par des trains spéciaux.
Le transport des poudres par voitures, sur les routes ordinaires, est réglé par des dispositions de la loi de sûreté publique s’il s’agit de poudres de chasse ou de mines, ou par des prescriptions spéciales figurant dans les règlements militaires quand il s’agit de poudres de guerre.
Toutefois, même en l’absence de prescriptions formelles à ce sujet, le conducteur doit recouvrir le fond de sa voiture de substances molles telles que des nattes, de la paille, du foin, etc.,et déposer en dessus les caisses de poudre. 11 doit en outre s’assurer que les freins de la voiture sont établis exclusivement en bois et enfin veiller continuellement à ce que sa voiture se trouve à une distance suffisante des trains de passage quand il lui arrive de traverser une voie ferrée; à ce que des fumeurs portant des pipes ou des cigares allumés ne s’approchent pas de son véhicule, en ne négligeant jamais et pour aucun motif la précaution la plus minime capable de garantir la sécurité du transport.
Par eau, les poudres ne peuvent être transportées qu’à bord de bateaux à voiles, sauf les poudres de l’armée. Ces dernières sont logées dans la partie spéciale des navires de guerre dénommée la Sainte-Barbe, où on les conserve conformément aux règlements du bord.
CHAPITRE V
Disposition et construction des ateliers
constituant une poudrerie.
Dans les siècles passés, on fabriquait les poudres dans l’intérieur des villes, et l’on n’observait pas aussi minutieusement qu’aujourd’hui les mesures de sûreté et les grandes précautions qui sont nécessaires pour un travail aussi délicat et aussi dangereux. .
Mais les immenses désastres que causa de temps à autres et en maints endroits une pareille imprévoyance, imposèrent non seulement la nécessité d’installer les poudreries à une certaine distance des endroits habités et des voies carrossables, mais encore la règle de répartir les diverses manipulations des poudres entre des locaux ou ateliers différents, édifiés à une certaine distance les uns des autres, et cela afin d’éviter la communication du feu d’un atelier à l’autre en cas d’explosion.
Les ateliers se construisent généralement en bois, de manière à offrir le moins de résistance possible à l’expansion des gaz produits par l’inflammation des poudres ; en outre, le toit, également en bois, est recouvert d’une couche de carton imprégné de goudron, ce qui le rend absolument impénétrable à l’eau. Le bois employé dans la construction de ces ateliers est au préalable ignifugé, c’est-à-dire imprégné d’une solution de silicate de sodium ou de potassium qui le rend réfractaire à l’action rapide et immédiate de la flamme occasionnée par l’explosion des poudres.
Là où des raisons climatériques ou d’autres motifs rendent nécessaire la construction des ateliers en maçonnerie, on doit avoir le soin d’édifier les quatre murs de manière que trois d’entre eux soient très solides et épais et que le quatrième soit très mince,en sorte qu’en cas d’explosion, celle-ci se produise dans une direction déterminée.
Les transmissions de mouvement sont toujours installées en dehors de l’atelier, qui ne doit contenir que l’outillage spécial affecté à chaque opération particulière, avec les matières en cours de manipulation. L’on construit les diflerentes machines de manière à éviter absolument tout choc de fer contre fer et, autant que possible, même de fer contre bronze, entre bronze et cuivre et entre cuivre et cuivre. 11 faut en outre entretenir en bon état toutes les parties, même les plus minimes, des mécanismes,car les ruptureset les frottements peuvent produire des échauffements dangereux.
La distance d’un atelier à l’autre ne doit jamais être inférieure à 50 mètres ; on doit la porter, autant que possible, même à plus de 60 mètres. On ne dispose jamais les ateliers sur une seule ligne, mais bien de manière que leurs angles s’intersectionnent réciproquement, car l’expérience a démontré que, dans les explosions, les projectiles ne peuvent guère se trouver lancés dans la direction des angles des ateliers, mais bien vers leurs quatre faces latérales.
Chaque atelier doit être entouré de hauts terre-pleins à large base, abondamment recouverts d’arbres de haute futaie et d’un rapide développement. De cette manière, tout le terrain séparant un atelier de l’autre se trouve parfaitement lassé,afin de forcer à retomber presque sur place les matériaux projetés en l’air par une explosion. De plus, les terre-pleins olïrenl cet avantage qu’ils empêchent la dilatation horizontale de l’air violemment ébranlé par l’explosion, en lui imprimant une nouvelle direction vers le haut.
La force motrice doit être,autant que possible, hydraulique i et il est à désirer que chaque atelier dispose de son moteur
spécial. Là où il n’existe qu’une seule source de force motrice, le système de transmission à préférer à tout autre est le système télédynamique, qui permet de réaliser des ramifications longues et économiques. Là où l’on emploie la vapeur comme force motrice, il faut placer les machines à au moins 100 mètres des ateliers susceptibles de faire explosion, en munissant les cheminées, à leur partie supérieure, de capuchons métalliques à mailles serrées, afin d’empêcher les escarbilles de se répandre dans le voisinage.
Enfin chaque atelier doit être protégé par un ou par plusieurs paratonnerres selon ses dimensions. 11 convient d’installer ces parato nnerres en les isolant des matières manipulées, mais en les rapprochant de ces dernières suffisamment pour qu’ils les protègent par leur action. L’installation minutieuse des paratonnerres est d’une importance capitale; on ne devra jamais négliger les visites et les essais périodiques destinés à s’assurer qu’ils fonctionnent toujours parfaitement.
Le transport des matières en cours de manipulation, d’un atelier à l’autre, se fait d’ordinaire au moyen de wagonnets circulant sur des rails et poussés à bras d’homme ; ces wagonnets doivent toujours rouler au pas; leur roues,en fonte, sont parfois caoutchoutées.
Quand on observe scrupuleusement les règles ci-dessus, l’installation rationnelle des bâtiments constituant une poudrerie bien organisée doit se faire sur une vaste étendue de terrain, et cela de la manière suivante :
A l’entrée, on rencontre les bâtiments d’habitation, les bureaux, les écuries, les remises,etc. Ensuite viennent les dépôts des boîtes et des caisses vides, les hangars pour le logement des bois, etc. A une certaine distance de ces constructions et entièrement isolé de ces dernières, s’élève le bâtiment pour la préparation du charbon, construit en maçonnerie et avec une toiture en feuilles métalliques —bâtiment présentant de vastes proportions et pourvu de grandes fenêtres, pour assurer une ventilation énergique. Ensuite viennent les ateliers

mécaniques,avec les magasins convenables de matériaux pour les réparations et les constructions nouvelles, puis le local réservé à la chaudière à vapeur affectée au séchage des poudres. Plus loin, ce sont les magasins des matières premières, les ateliers de broyage du charbon et du soufre,de tamisage, du salpêtre, de pesage et de dosage.
Ces divers locaux sont tous en maçonnerie et construits d’après les règles qui s’observent dans l’installation de tout établissement industriel.
Enfin, aux distances voulues et édifiés conformément aux règles plus haut énoncées, s’élèvent les ateliers de manipulation des poudres, d’abord ceux de trituration des matières premières en terminant par celui affecté à l’emballage des poudres fabriquées.
A au moins une centaine de mètres du dernier atelier susceptible de faire explosion se trouve le dépôt ou magasin général des poudres. Ce magasin est construit en maçonnerie, entouré de terre-pleins et d’arbres de haute futaie, pourvu de paratonnerres, établi et aménagé de façon à préserver les poudres principalement de l’humidité. On doit donc avoir soin de bien l’aérer en ouvrant portes et fenêtres depuis le lever jusqu’au coucher du soleil lorsque le temps est sec.
A noter encore que, pour éviter des accidents dans la fabrication des poudres, il faut prendre d’infinies précautions minutieuses qui, bien que répétées, ne seront jamais superHues. Il est notamment indispensable d’apporter en tout et pour tout une très grande propreté, une rigoureuse exactitude dans les méthodes de travail, et cela en se livrant, en outre, à une analyse minutieuse des matières premières, afin de s’assurer de la pureté de ces matières. Les tamisages, non plus, ne doivent pas être négligés et il faut absolument éviter l’accumulation des poussières dans les ateliers. Il convient de clouer avec des pointes de cuivre ou avec des fiches en bois les parquets ; il faut également arroser fré-
DISPOSITION ET CONSTRUCTION n’UNE POUDRERIE 163 quemment, surtout pendant l’été, les alentours des ateliers. 11 y a lieu aussi de graisser fréquemment les machines, avec des huiles lubrifiantes, partout où il y a contact ou frottement; quand il faut procéder au démontage ou à la réparation des machines, il importe d’abord d’enlever de l’atelier le dernier grain de poudre y existant, puis de laver avec de l’eau pure cet atelier, après quoi on procède, avec les précautions voulues, à l’exécution des réparations nécessaires.
Les ouvriers ne doivent pénétrer dans l’usine qu’après avoir substitué, à leur costume de ville, des vêtements, y compris les chaussures, fournis par l’établissement. Les chaussures données par la poudrerie ont la semelle et le talon faits de corde ou même de cuir, mais de manière qu’il n’entre pas un clou dans leur composition.
TROISIÈME PARTIE
Poudres spéciales et propriétés des poudres noires à ieu.
CHAPITRE PREMIER
Poudres spéciales pour l’artillerie.
Les procédés de fabrication précédemment exposés constituent les méthodes perfectionnées, aujourd’hui en usage, pour la production des poudres noires à fusil de guerre, des poudres de chasse et demine; jusque dans les premières années de la seconde moitié du xixu siècle, on employa les mêmes procédés pour la fabrication des poudres à canon.
Mais les immenses progrès réalisés par l’artillerie à partir de 1818 rendirent insuffisante la poudre noire ordinaire à canon et amenèrent à modifier sa fabrication,de manière à la rendre propre aux nouveaux besoins.
Dès 1852, le comte de Saint-Robert avait imaginé des cartouches comprimées, en transformant directement, au moyen d’une compression spéciale, les farines ternaires en cartouches. Son système fut amélioré, d’abord par les Américains qui substituèrent aux farines des grains déjà préparés qu’ils réunissaient ensemble au moyen d’un enduit de sucre, de collodion et d’autres substances analogues, de manière à obtenir une cartouche d’un seul morceau et très dure; enfin Doremus, en 1862, perfectionna le système en broyant, le grain au
moyen d’une machine de son invention, en quantité suffisante pour une charge et en comprimant cette charge à l’aide d’un piston spécial.
Mais on ne tarda pas à abandonner les cartouches comprimées, car elles présentaient des défauts au point de vue de la combustion ; les recherches des savants et des artilleurs se portèrent alors sur les poudres à gros grains qui donnèrent de meilleurs résultats.
Ces recherches furent rendues nécessaires par le fait qu’avec l’augmentation du calibre des canons et du poids des projectiles, les poudres à grains de 2 à 3 millimètres, employées en fortes charges, compromettraient sérieusement la sûreté du tir et la conservation des pièces, en raison de leur combustion trop vive. On reconnut donc qu’il était nécessaire de préparer une poudre à canon dont la combustion se produisît progressivement et régulièrement.
Pour obtenir une combustion progressive, on constitua la poudre de manière que, en brûlant dans l’âme d’une bouche à feu, elle ne donnait lieu, au début de sa combustion, qu’à une faible quantité de gaz suffisante pour donner la première impulsion au mouvement du projectile; ce projectile accélère ensuite son mouvement grâce à une augmentation successive, rapide et progressive du développement des gaz qui se réalise à mesure que la combustion continue, combustion à son tour accélérée par le plus grand développement des gaz eux- mêmes. Le développement des gaz, dans les poudres à pression constante, est à la fois proportionnel à la surface d’inflammation du grain qui brûle et à la vitesse de combustion : par suite, une poudre sera progressive quand elle aura une structure, un volume et une densité tels qu’il lui soit possible de réaliser les conditions ci-dessus. 1
D’autre part, la régularité dépend de l’homogénéité de la constitution intime de la poudre et de l’uniformité des grains, ce que l’on peut obtenir même dans les fortes charges des canons de gros calibre avec des poudres qui, pour chaquecharge, donnent une moyenne constante dans le nombre des grains, bien que ces derniers ne soient pas égaux entre eux.
Ce principe établi, on ne larda pas à le traduire par un fait en adoptant les poudres a gros grains. En 1859, le général américain Rodman, en essayant les types de poudres qu’il avait imaginés et préparés avec un appareil également de son invention, démontra que si on augmentait la grosseur des grains et que si on faisait en même, temps la charge plus forte, on maintenait au degré voulu la vitesse de combustion, tandis que l’on diminuait la pression dans l’Ame de la bouche à feu.
L’adoption récente, pour l’artillerie également, des nouveaux explosifs à composés nitreux a entraîné l’abandon presque complet des poudres noires spéciales ; il serait donc superflu d’en parler ici longuement et de décrire tous les types proposés ou adoptés dans le passé.
Cependant, pour permettre de suivre le développement chronologique des progrès réalisés dans la fabrication des poudres, il convient de donner au moins quelques indications sur ce sujet. En ce qui concerne l’obtention d’une combustion progressive, les meilleurs résultats ont été fournis par quatre types principaux auxquels se rattachent presque toutes les poudres à grains grossiers jusqu’ici inventées, c’est-à- dire les poudres prismatiques, les poudres comprimées, les poudres à couches concentriques et les poudres progressives.
Poudres prismatiques. — L’initiateur des poudres prismatiques fut le général américain Rodman, mentionné plus haut, lequel, modifiant en 1860 sa poudre à grains grossiers, proposa de fabriquer une nouvelle variété à grains moulés sous la presse hydraulique, ayant une forme cylindrique avec des trous réunissant les deux surfaces planes. En superposant plusieurs disques ainsi formés, on préparait une charge cylindrique qui formait la cartouche destinée au canon. Ce genre de poudre reçut le nom de Cakes perforés. Les cakes en question offrent cet avantage que, grâce aux perforations inté-

rieures existant dans la charge, la combustion sc développe du centre à la circonférence, en même temps que la surface d’inflammation augmente progressivement. Un pareil mode de combustion donne une plus grande régularité de mouvement au projectile, ce qui rend le tir beaucoup plus précis. •
Les grains cylindriques ainsi moulés furent par la suite transformés, en Europe, en grains prismatiques hexagonaux fabriqués avec des machines spéciales et traversés par sept trous qui étaient disposés, l’un au centre du grain et les six autres concentriquement au premier dans chacun des six angles du prisme.
Une troisième variété des poudres prismatiques se rencontre dans la poudre Pellet, poudre cylindrique moulée à la presse Anderson, qui a été utilisée pendant quelque temps en Angleterre pour les canons de gros calibre.
Poudres comprimées. — Sans doute les cartouches comprimées, imaginées par Saint-Bobert en 1852, n’eurent pas de succès ; cependant, après l’adoption des poudres prismatiques, on songea à fabriquer, pour l’artillerie, des poudres comprimées. En 1865, on eut en Angleterre la poudre Pebble que l’on obtenait avec les galettes ordinaires produites à la presse hydraulique, puis concassées en gros morceaux avec un marteau en bois dur ou en cuivre. Au moven de tamis dont les mailles mesuraient 12,7 mm et 24.i mm on recueillait, en les égalisant, les grains utilisables qui présentaient les dimensions réglementaires et qui étaient ensuite lissés et graphités d’après les procédés ordinaires.
Des perfectionnements ultérieurs, apportés à la fabrication, donnèrent à la poudre Pebble une densité constante, si bien qu’en 1870 elle remplaça complètement, en Angleterre, la poudre Pellet.
En France, en Belgique, en Italie et dans d’autres pays également, on adopta peu à peu les poudres comprimées pour la grosse artillerie.
En Italie, on donna aux grains la forme parallélipipédique en comprimant les farines ternaires avec une presse hydraulique spéciale et en taillant les grosses galettes obtenues grâce à celte presse en dés de dimensions régulières, et cela au moyen d’un mécanisme spécial dit taille-dés. On obtenait ainsi des poudres à grains de densité et de volume constants qui étaient d’autant plus efficaces dans le tir que les faces latérales de chaque dé présentaient une surface d’inflammation moindre.
On trouve l’analogue de la poudre à clés dans la poudre plate Castan. dont les grains parallélipipédiques mesurent 2 X 10 x 10 millimètres et qu’on utilisa, pendant un certain temps, pour la charge des canons de petit calibre.
Poudres a couches concentriques. — Le troisième type comprend les poudres à couches concentriques dans lesquelles le degré de combustion augmente de la superficie au centre, comme, par exemple, dans la poudre à compensation imaginée par l’Américain Totten, lequel formait des gros grains sphériques de poudre noire d’un diamètre de 25,1 mm avec un noyau central en fulmicoton du diamètre de 12,7 mm.
Au même type appartiennent les poudres agglomérées et constituées par le mélange de poudres noires déjà granulées et comprimées une seconde fois à la presse hydraulique, mélange réduit, par des méthodes diverses, en de nouveaux grains pour la plupart sphériques et présentant les dimensions réglementaires. Parmi les poudres agglomérées, on peut citer les poudres françaises G et SP, ainsi que la poudre américaine Schaghticoke Cubical.
Poudres progressives. — Une variante des poudres agglomérées a été introduite en Italie et en Suède, où on fabrique, aujourd’hui encore, des poudres dites justement progressives. On obtient ces poudres progressives grâce à un mélange proportionnel de matière déjà granulée avec des farines ternaires neuves, mélange comprimé et travaillé à nouveau de manière à produire des grains très durs de
dimensions déterminées et à la densité constante de 1,777. La charge ainsi composée, quand elle explose dans l’âme du canon, se décompose en ses éléments granulaires primitifs dont la combustion, consécutive à cette décomposition, détermine une notable augmentation dans la pression des gaz développés, avec une accélération progressive de la vitesse donnée au projectile.
A cette catégorie appartiennent les poudres italiennes dues au colonel De Maria et connues sous le nom de poudres progressives 4 à 5, avec lesquelles on charge les pièces de 450 millimètres et les poudres progressives 20 à affectées aux canons de 120 millimètres.
Poudres brunes. — Un nouveau progrès dans la production des poudres noires d’artillerie, progrès réalisé par la nécessité de proportionner les moyens d’attaque, dans les guerres maritimes, à la formidable action défensive du blindage toujours plus parfait des vaisseaux, fut réalisé par l’adoption de la poudre brune brevetée en Allemagne et fabriquée pour la première fois «à Rottweil-Hambourg, en 1882. .Cette dernière poudre ne tarda pas à remplacer les poudres à dés, la poudre Pebble,etc. pour la charge des pièces d’artillerie installées à bord des vaisseaux de guerre et dans les forts servant à la défense des côtes.
La caractéristique de la composition de la poudre brune consiste en ce que cette poudre possède, parmi ses composants, du charbon obtenu grâce à la torréfaction de la paille de seigle préparée dans des conditions particulières, ou encore du charbon tiré du bois de saule ou d’un autre bois tendre et léger que l’on soumet à l’action de la vapeur sous une température qui ne dépasse jamais 150°.
Le dosage de la poudre brune, en Allemagne, est le suivant :
Salpêtre 77 parties.
Charbon 20 —
Soufre 3 —
On triture ensemble, dans la tonne binaire, le soufre et le charbon. Aux farines ainsi obtenues on ajoute le salpêtre, puis on mélange et on triture de nouveau le tout sous les meules. Après avoir traité le mélange définitif par les méthodes usuelles de compression, de grenage et de lissage, on le comprime une seconde fois en larges prismes hexagonaux à cavité centrale. La poudre brune a une densité de 1,800 à 1,815 et elle brûle lentement en donnant aux projectiles une grande vitesse initiale qui va s’accroissant progressivement jusqu’à la sortie de la bouche du canon, en même temps qu’elle n’exerce que de faibles pressions sur les parois intérieures de l’arme.
Parmi les poudres brunes, il convient de noter :
La poudre chocolat italienne qui présente seulement une légère variante dans le dosage, étant constituée de :
Salpêtre 79 parties.
Charbon 18 —
Soufre 3 —
La poudre brune 15 2 italienne pour les canons de 149 et de 152 millimètres ;
La poudre brune 431 italienne pour les canons de 254, 313 et 131 millimètres ;
La poudre anglaise E. X. E. d’une couleur gris-ardoise pour la charge des canons de 152 millimètres ;
La SZow Burning Cocoa Powder, autre poudre brune prismatique anglaise qui sert à charger les canons d’un calibre supérieur au précédent ;
Les poudres P. B. françaises, pour les pièces d’artillerie de 11 à 16, 25 à 34, 37 à 42 centimètres.
La poudre P. B. autrichienne adoptée en 1885 par la marine autrichienne pour la grosse artillerie et destinée aux canons de 120 à 305 millimètres.
CHAPITRE II
Propriétés de la poudre noire.
Ses effets balistiques.
Un exposé exact et minutieux des propriétés des poudres à feu, avec la description de tous les engins imaginés pour les essayer, exigerait à lui seul un volume entier. Aussi, pour ne point dépasser les modestes limites d’un manuel, on indiquera brièvement les propriétés essentielles de ces poudres en faisant ressortir leur importance, et l’on indiquera sommairement les appareils les plus pratiques et les plus efficaces jusqu’ici adoptés pour mesurer les effets balistiques de ces poudres.
Les principales propriétés de la poudre à feu sont les suivantes, savoir :
1° Propriétés physiques ;
2° Propriétés mécaniques ;
3° Propriétés chimiques.
§ I. — Propriétés physiques.
Les propriétés physiques se résument en: aspect extérieur des grains, dureté, grosseur, humidité et hygrométricité, résidus ou encrassement, densité.
Aspect extérieur. — L’aspect de la poudre non graphitée doit présenter une couleur uniforme d’un beau noir brillant tendant au gris ; la surface des grains doit être parfaitement
polie et ces grains, en glissant légèrement soit sur la main, soit sur une feuille de papier blanc, ne doivent laisser aucune trace. L’insuflisance de quelques-unes de ces conditions montre que la poudre est encore humide, ou qu’elle contient trop de charbon, ou enfin que le mélange n’est pas homogène.
Dureté. — La poudre doit avoir une dureté suffisante pour que, s’il s’agit d’un grain menu, ce dernier puisse résister à une certaine pression quand on le serre dans les doigts, et pour que, s’il s’agit d’un gros grain, on ne puisse écraser ce gros grain avec les doigts ou qu’on parvienne à l’écraser seulement au prix d’un grand effort.
Grosseur. — La grosseur des grains doit correspondre aux dimensions, établies pour chaque qualité ; elle doit être, autant que possible, uniforme au point que, pour un poids déterminé, le nombre des grains de chaque espèce de poudre se trouve compris entre des limites fixes.
Humidité et hygrométricité. — La poudre à feu a, en général, tendance à absorber l’humidité de l’air ; la rapidité plus ou moins grande avec laquelle se produit cette absorption est dite hygrométricité.
L’hygrométricité n’est pas seulement proportionnelle à la quantité de charbon contenue dans la poudre ; elle dépend encore de la température de carbonisation du bois, de la pureté du salpêtre et du degré de lissage du grain. Le charbon roux est plus hygrométrique que celui fabriqué à de très hautes températures, et la poudre absorbe d’autant plus d’humidité qu’elle est moins dense et moins lissée.
L’humidité du grain se manifeste à la surface par de petites aspérités blanchâtres qui ne sont pas autre chose que l’efflorescence du salpêtre, et alors l’intimité du mélange commence à s’altérer. Un prompt séchage restitue à la poudre ses qualités premières, à cela près qu’elle a sa densité légèrement diminuée. Si, au lieu de présenter une légère efflorescence, le grain devient mou et se gonfle, alors l’humidité absorbée est excessive et, pour pouvoir utiliser une poudre ainsi avariée, il ne reste plus d’autre ressource que de la travailler de nouveau comme matière première.
Résidus. — La poudre ne doit salir l’arme que le moins possible, et le plus ou moins d’encrassement, qu’elle laisse dépend en grande partie du dosage des matières premières, de l’intimité du mélange, du lissage et de l’humidité du grain : aussi une bonne poudre, dans laquelle les matières premières, parfaitement triturées et mélangées le plus intimement possible, entrent dans des proportions rationnelles, dont le grain est exactement lissé et bien desséché, une pareille poudre ne laisse que très peu de résidus et n’encrasse l’arme que bien légèrement.
Densité. — La densité des poudres se distingue en :
1° Densité gravimétrique. — Ce qui signifie le poids en kilogrammes d’un volume déterminé de poudre, y compris l’air atmosphérique contenu entre les grains ;
2° Densité réelle, ce qui est le poids spécifique des grains isolés, y compris seulement l’air contenu dans les pores;
3° Densité absolue.
Comme la densité a une importance très grande sur les effets que la poudre doit produire, il est intéressant de déterminer cette densité par des expériences pratiques, afin de connaître les applications dont est susceptible chaque qualité donnée.
1° Densité gravimétrique. — L’instrument qui sert à déterminer la densité gravimétrique consiste en un récipient en cuivre mesurant exactement un litre et surmonté d’un vase, également en cuivre, qui a reçu à peu près la forme d’un entonnoir avec une capacité un peu plus grande. La base du vase supérieur porte une ouverture pourvue d une soupape qui sert à son obturation ; cette ouverture se trouve à environ 20 centimètres de la surface la plus élevée du litre disposé en dessous.
La poudre à essayer se place dans le vase supérieur. I ne fois ce dernier rempli, on ouvre légèrement la soupape et la
PROPRIÉTÉS DE LA POUDRE NOIRE. SES EFFETS BALISTIQUES 175 poudre s’écoule lentement et d’un mouvement uniforme, se déversant dans le litre placé en dessous. Quand ce dernier est rempli, on referme la soupape et on aplanit la surface supérieure du litre en enlevant la poudre en excédent avec une baguette en cuivre, après quoi on pèse le litre plein et, en déduisant la tare du vase, préalablement pesé, on détermine le poids de la poudre contenue dans le litre.
2° Densité réelle. — La densité réelle, ou poids spécifique de la poudre, se détermine en immergeant une quantité donnée de grains dans un milieu quelconque qui n’altère point la composition delà poudre et dont on observe les variations de volume.
On a eu recours, pour effectuer cette détermination, à la poudre de lycopode, à l’eau saturée de salpêtre, à l’alcool absolu, au mercure, etc. ; mais chacun de ces corps comportait plus ou moins une cause d’erreur et seul le mercure, avec les appareils perfectionnés aujourd’hui en usage, donne les résultats se rapprochant le plus de la réalité.
On connaît diverses espèces de densimètres à mercure, et la description de chacun d’eux entraînerait de longs développements. Nous nous bornerons donc à indiquer le densimètre Bianchi, comme celui répondant le mieux à l’objet en vue. Il se compose d’un vase cylindrique ou sphérique en verre, ouvert à ses deux extrémités opposées et portant, à chaque ouverture, un couvercle mobile pourvu d’un robinet, lequel le ferme complètement. Au couvercle inférieur et en correspondance avec l’ouverture centrale est vissé un tube en verre qui se termine par un bec plongeant dans un récipient rempli de mercure; on visse également, au couvercle supérieur, un autre tube en verre droit et haut de 60 à 70 centimètres qui est en communication, par un tube en caoutchouc, avec une machine pneumatique.
Quand on a déterminé le poids du récipient fermé par ses couvercles respectifs mais ne portant pas les appendices tubulaires sus-indiqués et que l’on a déterminé la densité du mer-
cure employé pour l’expérience, on établit la communication de l’appareil avec le récipient du mercure et avec la machine pneumatique au moyen des tubes précités. On ouvre le robinet supérieur en même temps que l’on ferme le robinet inférieur, on fait agir la pompe pour obtenir le vide; après quoi, dès que le premier robinet est fermé et l’autre ouvert, on fait monter le mercure jusqu’à une hauteur se rapprochant de très près de la hauteur barométrique. On ferme alors le robinet inférieur et on ouvre de nouveau le supérieur, on fait agir la machine pneumatique en sens contraire de manière à introduire, dans le tube supérieur, de l’air en quantité suffisante pour donner au mercure une pression de 2 atmosphères, puis on ferme également le premier robinet. Quand le vase est parfaitement obturé et rempli de mercure comprimé, on le dévisse de l’appareil et on le pèse avec soin. On le remet ensuite en place, on ouvre le robinet et on laisse le mercure s’écouler dans le récipient primitif. On essuie avec soin le vase, on y introduit une quantité déterminée de poudre et on remet en ordre l’appareil. On refait le vide, on laisse monter le mercure et on le soumet à une pression de 2 atmosphères comme la première fois, de manière que le mercure pénètre fortement dans les interstices de la poudre, d’abord par aspiration et ensuite par compression; puis on dévisse de nouveau le vase de l’appareil et on le pèse avec la poudre et le mercure y contenus, en ayant soin au préalable, naturellement, de fermer les robinets.
Du poids P du vase rempli d’abord seulement de mercure, poids que l’on a eu soin de vérifier en tenant compte de la température du mercure, on déduit le poids P‘ du vase rempli de poudre et de mercure et au reste on ajoute le poids A qui a servi à l’essai. Le total ainsi obtenu sert de diviseur au produit du poids de la poudre libre multiplié par la densité D, déjà déterminée, du mercure, et le quotient représentera la densité d de la poudre, pour laquelle on aura la formule :
_ AD
( “ P – P1 + A
Densité absolue. — La densité absolue, qui n’est que le poids spécifique de la poudre, abstraction faite de l’air contenu dans ses pores,se mesure soit avec le voluniénomètre de Kopp ou de Régnault, soit avec le stéréomètre de Say. Ces appareils, des plus connus, font l’objet de descriptions étendues dans tous les traités de physique. D’autre part, il convient de noter que la détermination de la densité absolue des poudres n’a qu’une importance relative, car dans l’emploi pratique de la poudre à feu, il y a lieu de tenir compte également de l’air qu’elle renferme dans ses porcs.
§ 2. — Propriétés mécaniques.
Les propriétés mécaniques de la poudre sont : l’inflammation, la combustion, la puissance, la force et la pression des gaz.
La détermination de ces propriétés, au point de vue militaire et à celui du travail des mines, est très importante. L’étude patiente et approfondie qui en a été faite, surtout dans ce siècle, par des chimistes éminents, a conduit justement à la découverte de nouveaux produits explosifs qui ont profondément modifié l’art de la guerre et rendu nécessaire une complète transformation de l’armement et des munitions.
Le caractère du présent manuel ne permet pas de développer les théorèmes ni les recherches qui se rapportent à celle partie de l’élude des poudres, on se bornera à indiquer rapidement les particularités principales des propriétés des poudres cl les conséquences principales qu’on en peut déduire, sous réserve de reprendre ce sujet dans la partie consacrée aux nouveaux explosifs.
Inflammabilité. — L’inflammation de la poudre peut résulter :
1° De la percussion violente, par exemple du fer sur le 1er, du granit sur le fer, du granit sur le granit et sur le marbre, etc., toutes les fois qu’un pareil choc développe la chaleur nécessaire pour enflammer la poudre, chaleur qui est généralement accompagnée de la production d’une ou de plusieurs étincelles ;
2° De l’élévation de la température qui, selon Hersley, doit atteindre 315° pour enflammer la poudre, mais qui, d’après des essais réitérés faits par Violette, varie entre 270° et 320°. En effet, l’inflammabilité de la poudre est différente, selon son état pulvérulent ou granuleux et selon, aussi, la grosseur plus ou moins forte de ses grains. D’une manière générale,les gros grains sont moins inflammables que les menus et ces derniers moins inflammables que le poussier ;
3° Du contact des corps enflammés ou en ignition portés à une haute température. Ainsi l’étincelle électrique, est un puissant et le plus sûr agent d’inflammation de la poudre ; elle trouve un emploi particulièrement avantageux dans les travaux de mine.
La vitesse d’inflammation de la poudre, nulle dans le vide, est subordonnée à la pression exercée dans l’intérieur de la charge et est favorisée par la grosseur plus grande donnée aux grains. Cependant, avec les poudres fabriquées au charbon roux, denses et bien lissées, elle est moindre qu’avec les poudres produites dans d’autres conditions.
Combustion. — La combustion des poudres, dans un vase parfaitement clos, s’effectue sans explosion et laisse au fond du vase un résidu de produits solides. Mais quand celle combustion se réalise soit à l’air libre,soit dans un récipient ouvert au moins d’un côté ou ne présentant pas, en un point quelconque, une résistance suffisante, elle produit alors toujours l’explosion et cette explosion, dans le second cas, est même accompagnée d’une forte détonation.
La vitesse de combustion de la poudre dépend de la pression sous laquelle cette combustion a lieu, du milieu dans
PROPRIÉTÉS DE LA POUDRE NOIRE. SES EFFETS BALISTIQUES 179 lequel elle se produit et de la composition de la poudre elle-même. Une trop grande quantité de charbon augmente la vitesse de combustion ; l’excès de salpêtre la ralentit. La même vitesse diminue également si l’humidité augmente. Sous une pression constante, la vitesse de combustion de la poudre est en raison inverse de sa densité. Sous des pressions variables, elle diminue, au contraire, quand la pression s’abaisse au-dessous d’un kilogramme par centimètre carre et elle augmente rapidement à de hautes pressions.
Les produits de la combustion de la poudre varient de nature et de proportion selon la pression, le mode et la vitesse de combustion, le dosage, la densité, etc.
Dans une poudre riche en oxygène au point de transformer les éléments explosifs en composés stables et portés au plus haut degré d’oxydation, il est possible de déterminer presque exactement les produits de l’explosion ; mais avec les poudres noires, dans lesquelles l’oxygène ne suffit pas pour obtenir une oxydation totale du soufre et du charbon, les produits de l’explosion ne peuvent se déterminer que par une analyse spéciale, en tenant compte de la température, de la densité, des effets mécaniques, etc.
C’est à Gay-Lussac que revient la gloire d’avoir, le premier, déterminé la composition approximative des produits de la poudre noire. Ces produits sont : des produits gazeux se subdivisant en :
Acide carbonique 53 parties
Oxyde de carbone 12 —
Azote 5 —
et aussi des traces de bioxyde d’azote, de carbure d’hydrogène, de vapeur d’eau; des résidus solides constitués par des carbonates et des sulfates de potassium, des sulfures, des hyposulfites, etc.
La chaleur développée par la combustion agit sur la puissance de la poudre et il convient de la déterminer soit par
des essais calorimétriques, soit par le calcul. Comme celte chaleur varie considérablement, non seulement selon la nature particulière de la poudre employée, mais encore selon la composition chimique des produits de la combustion, pour la calculer, quand il s’agit d’une poudre donnée, on doit prendre en considération :
1° La constitution intime de la poudre elle-même;
2° La composition chimique desproduils de sa combustion;
3° La valeur des chaleurs de formation des composés de l’état initial et de l’état final.
La différence entre ces chaleurs de formation donne, comme l’a pleinement démontré Berthelot ‘, la quantité recherchée de chaleur de combustion.
Puissance. — La puissance, qui n’est que le travail maximum que peut accomplir une quantité donnée de matière explosive agissant sous la pression atmosphérique, s’obtient en multipliant la chaleur de combustion, c’est-à-dire le nombre des calories dues aux gaz que produit l’explosion, parle chiffre 425 qui est l’équivalent mécanique de la chaleur.
Force. — La force de la poudre n’est que la pression résultant du volume que les gaz occupent à la température de l’explosion et le travail maximum dû à la chaleur produite, travail qui est proportionné à la vitesse de la réaction chimique; c’est la pression que l’imité de poids de l’explosif, à une unité donnée de volume, exerce sur l’unité de surface du récipient dans lequel se produit l’explosion.
Pressions des gaz. — Enfin la pression des gaz est variable selon les conditions spéciales dans lesquelles se réalise l’explosion, conditions qui ont été résumées par Berthelot en trois éléments principaux, savoir:
« 1° La durée des réactions moléculaires;
⦁ . M. Berthblot. Sur la force des matières explosives d’après la thermochimie. û
⦁ 2° La propagation successive de la transformation dans « toute la masse ;
⦁ 3° La dissociation survenue durant la réaction, c’est-à- « dire la production de nouvelles substances dans la période « de l’explosion, en partant du moment où le système est « porté à sa plus haute température. »
A conditions égales,l’unité de poids d’un explosif produira une pression d’autant plus grande, avec les gaz développés lors de l’explosion, que sera plus rapide la transformation de sa masse. En effet le phénomène de la dissociation semble exercer une action sur la pression. Si un explosif se décompose en gaz composés susceptibles de dissociation, la pression commence par se manifester relativement faible et elle va croissant à mesure que les gaz se décomposent en leurs éléments simples. Si,au contraire,la réaction de l’explosif donne lieu à la production immédiate de gaz simples, la pression sera énergique et instantanée.
La mesure de la pression, c’est-à-dire la mesure du volume et delà température des gaz qui se forment au moment de la décomposition d’une substance explosive, dans une enceinte tie capacité constante, peut être fournie, comme on le verra plus loin, soit par des appareils basés sur la méthode statique ou sur la méthode dynamique,soit parle calcul théorique selon les lois de la thermochimie que l’illustre Berthelot a été le premier à établir.
Mais comme, dans un même explosif, la pression n’est pas toujours uniforme et constante, qu’elle peut varier par suite de circonstances multiples et inappréciables, il arrive que les mesures s’obtiennent toujours par approximation et jamais d’une manière absolue. Il importe pourtant toujours de déterminer celte pression, soit pour la sécurité de l’arme à laquelle l’explosif est destiné, soit pour l’étude comparative des divers explosifs.
§ 3. — Propriétés chimiques.
Pour terminer l’examen des propriétés de la poudre noire, il ne reste plus qu’à indiquer les procédés d’analyse chimique applicables pour déterminer les quantités et les qualités des matières premières entrant dans la composition d’une poudre donnée.
Avant tout, J’échanlillon à analyser doit être pesé exactement et soumis à un séchage parfait, afin que l’on puisse ensuite, par une nouvelle pesée, déterminer l’humidité qu’il contenait. Ce séchage s’opère soit au moyen de la machine pneumatique, soit en faisant traverser la poudre par un courant d’air sec, froid ou chaud, selon le système adopté.
Cela fait, on divise l’échantillon en trois parties parfaitement égales entre elles et on réserve la première pour la détermination du dosage du salpêtre, la deuxième pour celle du soufre et enfin la troisième pour celle du charbon.
Dosage du salpêtre. — Le dosage du salpêtre se fait généralement au moyen de lavages à l’eau bouillante qui dissout le salpêtre contenu dans l’échantillon, en laissant intacts le soufre et le charbon. L’opération se fait par des lavages suc- %
cessifs dans un filtre très fin qui ne laisse passer absolument aucune des parcelles de charbon, parcelles qui, dans chaque poudre bien travaillée, sont très ténues et imperceptibles.
On recueille les eaux filtrées dans un récipient convenable et on continue les lavages jusqu’à ce que l’eau, en passant sur la matière elen traversant le filtre, n’acquière plus aucune saveur, ce qui démontre que le salpêtre a été entièrement extrait. On fait alors évaporer le liquide ainsi obtenu en procédant avec précaution et le salpêtre, qui naturellement reste au fond du récipient, est soumis au séchage à la chaleur de 280°, après quoi on le pèse et on détermine la proportion afin d’établir son dosage.
Dosage du soufre. — On peut doser le soufre en traitant directement la poudre par le sulfure de carbone qui dissout le soufre et laisse intacts le salpêtre et le charbon ; on peut encore, doser le soufre en le transformant en acide sulfurique et en dosant, ensuite, le sulfate obtenu.
Un des meilleurs procédés est dû à Gay-Lussac : il consiste à mélanger 5 grammes de poudre avec une quantité égale de carbonate de potassium pur. Après avoir trituré finement ce mélange, on y ajoute 5 grammes de salpêtre et 20 grammes de chlorure de sodium pur, également trituré. Ayant rendu le mélange très intime, on le soumet, dans une capsule de platine, à la chaleur des charbons ardents, jusqu’au moment où, la combustion du soufre s’étant faite, la masse soit devenue blanche. Ayant retiré cette masse du feu et l’ayant laissée refroidir, onia dissout dans l’eau en saturant la solution avec de l’acide chlorhydrique et en précipitant l’acide sulfurique avec une solution titrée de chlorure de barium, jusqu’au moment où la solution contenant l’acide sulfurique ne produit plus aucun précipité. Le liquide étant alors filtré, il ne reste plus sur le filtre que le sulfate de barium que l’on pèse après l’avoir desséché pour en déduire la quantité de soufre contenue dans l’échantillon analysé. En effet, on sait que 152,440 parties de chlorure de barium cristallisé correspondent à 20,116 parties de soufre ;si on indique pas BaCls 2 acq. le poids du chlorure de barium employé et par S le poids recherché du soufre, on aura la proportion :
152,440:20,116:: Bad s 2 acq. : S.
Dosage du charbon. — Pour doser le charbon, l’on met l’échantillon bien sec dans un ballon en verre et on y ajoute une solution de potasse à l’alcool ne marquant pas plus de 5° à l’aréomètre Baumé. On fait bouillir pendant quelque temps le liquide en plaçant le ballon dans un bain-marie et on verse ensuite le tout sur un filtre. Le liquide recueilli est d’un beau aune doré. En même temps, on fait bouillir une deuxièmeet, au besoin, une troisième solution que l’on verse successivement, comme la première, sur le résidu demeurant dans le filtre. Puis, on fait passer sur le filtre de l’eau distillée jusqu’à ce que cette dernière, en sortant du filtre, soit absolument pure. Ces opérations terminées, on lave tout le filtre avec soin et on le laisse bien s’égoutter ; ensuite on l’enlève de son support, on le replie et on le place sur une feuille de papier buvard où il reste jusqu’à ce que son contenu devienne parfaitement sec. On expose enfin le filtre à la chaleur d’un feu doux et on le tourne de temps à autre afin que le séchage soit complet dans toutes ses parties. On le pèse quand il est encore chaud, on en déduit le poids du filtre préalablement taré et l’on a ainsi le poids net du charbon.
§ 4. — Effets balistiques.
Les effets balistiques de la poudre sont ceux que jiroduil l’explosion dans les armes et qui déterminent tantôt la portée des projectiles, tantôt les pressions sur les parois internes du canon ou de la chambre de l’arme.
Pour mesurer ces effets, on a adopté des instruments spéciaux qui se divisent en deux catégories principales, selon qu’il s’agit de déterminer la portée des projectiles ou la pression des gaz.
Les appareils de la première espèce se subdivisent en éprouvettes et en appareils électro-balistiques.
Le nombre des appareils jusqu’ici imaginés est considérable ; on rencontre parmi eux une abondante variété de dispositifs ; les uns à ressort, d’autres à poids, à engrenage, à mortier, etc. Mais, de tous ces appareils, le plus exact et le plus efficace est toujours l’arme dans laquelle on doit faire usage de la poudre. Ainsi, par exemple, le meilleur appareil pour les poudres à fusil de guerre et pour les poudres de chasse est le fusil—pendule avec le pendule balistique corres-
PROPRIETES DE LA POUDRE NOIRE. SES EFFETS BALISTIQUES 185 pondant ; pour les poudres à canon,c’est le canon —pendule.
Le fusil — pendule consiste en un canon de fusil suspendu horizontalement, de manière à pouvoir osciller librement, et pourvu d’un appareil actionnant une aiguille, laquelle marque, sur un arc gradué, la valeur du recul de ce canon au moment de l’essai. En face, à une certaine distance de la bouche du fusil et dans le prolongement de l’axe de ce dernier, se trouve le centre du pendule balistique, lequel n’est autre chose qu’un cône creux en bronze rempli d’une masse de plomb fondu. Le pendule, lui aussi,est suspendu et oscillant, et l’amplitude de ses oscillations se mesure également au moyen d’une aiguille parcourant un arc gradué.
On charge l’arme conformément à des règles déterminées d’avance, afin d’obtenir l’uniformité dans chaque épreuve, et on met le feu à la poudre : la balle sort vivement du tube et va frapper la masse de plomb du pendule en faisant osciller ce dernier, en môme temps qu’elle imprime au fusil un fort mouvement de recul. On relève alors, sur les arcs gradués, les valeurs des oscillations et de ces dernières on déduit, au moyen des formules ci-après, la vitesse initiale de la balle.
L.ecanon — pendule est maintenu dans la position horizontale par une solide armature en fer qui repose, en équilibre, sur deux couteaux en acier très dur. En regard du canon se trouve disposé le pendule balistique, identique à celui déjà mentionné. Le recul du canon, au moment de l’épreuve, se mesure sur un arc gradué duquel on déduit, simultanément avec la graduation du pendule, la vitesse du boulet.
Pour calculer la vitesse initiale, en appelant :
V la vitesse recherchée ;
B le poids du projectile ;
1 la distance entre le point frappé par le projectile et l’arc de rotation ;
G la distance entre le centre de gravité du pendule et l’arc de rotation ;
P le poids du pendule balistique ;

186 les explosifs i :
K la longueur du pendule synchrone, c’est-à-dire la dis- li lance entre le centre d’oscillation et l’arc de rotation ; L
G l’accélération due au poids ; lU
G la corde de l’angle de recul du pendule ;
R le rayon de l’arc gradué, il
Hatton a établi la formule suivante :
’ 1′
V _ r V (PGK x BF) (PG x BI) g 1
— BIR ‘ 1
Tenant compte, en outre, de l’angle de recul du pendule qu’il appelle A, Désortiaux est arrivé à la formule :
i
9 / • A
v =gi V g (PKG + BP) (PG + Bl) 1
ou encore :
v = I^ l/g (PKG + BP) (PG + BI)^.
Comme on l’a déjà dit plus haut, les essais des poudres I dans les armes auxquelles elles sont destinées sont les seuls I qui puissent efficacement démontrer la puissance balistique d’une poudre donnée, car celle-ci, en brûlant dans le lube de I longueur normale, peut développer ses propriétés et faire I
prendre graduellement au projectile toute la vitesse dont elle I est capable. I
Au contraire, dans les appareils à âme courte, comme, par I exemple, dans le mortier jadis adopté par les poudreries mill- I taires et dans tous les appareils qu’emploient généralement I les chasseurs, aussi bien ceux à ressort que ceux à arc ou à 1 pistolet et que ceux à poids, à levier, etc., les épreuves sont I toujours défectueuses; elles sont caractérisées non seulement I par leur insuffisance, mais bien souvent même par leur |
I inexactilude, car plus une poudre présente une faible denI site et une rapide inflammabilité, meilleurs sont les résul- I tats quelle donne dans ces appareils par rapport aux pou- I dres plus denses et mieux travaillées, lesquelles présentent I pourtant, dans les armes, une puissance balistique et une I efficacité de tir plus grande.
I Un appareil précieux pour l’essai des poudres de chasse, I bien que fort inférieur au fusil — pendule, est l’appareil hydro- I statique de Régnier, constitué par une sorte d’aréomètre gra- I dué, en bronze, flottant dans une quantité suffisante d’eau I pure à la température constante de 15°.
L’extrémité supérieure du tube gradué du flotteur porte un f mortier dans lequel on place 2 grammes de poudre et la mèche U d’allumage. La surface de l’eau est couverte d’une fine et | légère couche de sciure de bois, et le flotteur émerge perpen- I diculairement à partir du zéro de sa graduation. On met le feu I à la mèche, la poudre explose et le flotteur plonge rapidement I dans l’eau pour revenir aussitôt à la surface. La sciure, demeu- I rée adhérente à la surface extérieure de son tube gradué, mon- I tre le point d’immersion ; le degré correspondant indique la I puissance de la poudre.
I Les appareils électro-balistiques appliqués aux épreuves sur I la portée des projectiles ont pour objet la détermination de la I durée du temps employé par le projectile pour frapper un I point donné. Cette détermination se fait directement ou onia I déduit de phénomènes connus, observés simultanément.
I Dès 18i0, Wheatstone inventa un chronoscope électro-magné- I tique qui n’est jamais entré dans la pratique.
I Plus tard, sans obtenir un meilleur succès en ce qui conI cerne l’application aux expériences balistiques, Pouillet consI truisit un galvanomètre destiné à évaluer la vitesse initiale I du projectile, grâce au déplacement de l’aiguille aimantée I soumise à l’action d’un courant électrique de puissance I connue.
I Un caractère d’utilité pratique plus grande s’attache, parce
qu’il est maniable et précis, au chronographe électro-balistique imaginé par Le Boulangé en 1867 pour mesurer la vitesse des projectiles ; cet appareil a été complété plus tard par Le Boulangé lui-même au moyen de son clepsydre électrique destiné à déterminer la durée du phénomène, quand ce dernier doit se prolonger pendant quelque temps.
Enfin le chronographe Schultze, perfectionné par les enregistreurs électriques de Deprez, permet de mesurer exactement la vitesse du projectile dans l’intérieur même du canon et à chaque instant pendant qu’il décrit sa trajectoire.
La pression des gaz développée sur les parois internes de l’arme, au moment de l’explosion, varie énormément selon la nature de la poudre et les conditions spéciales de l’explosion. On peut la mesurer soit directement, soit par des calculs théoriques basés sur les notions connues de densité, de pressions spécifiques, de produits caractéristiques, etc.
La mesure directe est donnée par des appareils spéciaux qui se classent suivant deux méthodes distinctes, savoir : la méthode statique qui consiste à opposer à la force à calculer une force connue devant s’équilibrer avec la première ; la méthode dynamique fondée sur l’étude du mouvement communiqué à un corps pesant, mouvement qui lui est donné par la force qu’il s’agit d’évaluer.
Le premier qui ait appliqué la méthode statique est Bumford qui construisit à cet effet, en 1792, un appareil spécial avec lequel il rechercha, en se livrant à des tentatives réitérées, le poids capable d’équilibrer la pression des gaz de la poudre. Les essais dans ce sens et les appareils correspondants se perfectionnèrent peu à peu, jusqu’au moment où apparut enfin la balance manométrique de Deprez qui joint la perfection à une très grande sensibilité.
La méthode dynamique eut un ardent partisan, le général Cavalli, qui poursuivit, de 1845 à 1860, de très nombreuses expériences, d’abord, pour déterminer la pression développée par l’explosion de la poudre aux différents points de l’âme «lu
canon, ensuite pour comparer la résistance relative des canons lisses et des canons rayés.
Les appareils les plus parfaits pour les recherches de l’espèce sont dus à Deprez et à Sébert qui, au moyen de Yaccé- léromètre et de Vaccélérographe, donnèrent le moyen d’étudier la loi du mouvement d’un corps pesant produit par l’action des gaz explosifs. La possibilité d’adopter ces derniers appareils aux bouches à feu elles-même2 favorise grandement la rapidité de l’épreuve et son application pratique.
Enfin, le vélocimèlre de Sébert est d’une sensibilité telle qu’il permet même d’étudier la loi du mouvement d’un corps quelconque qui reçoit une secousse rapide et violente.
La description détaillée de tous ces appareils ne saurait trouver place dans les modestes limites d’un manuel : aussi le lecteur patient qui voudrait faire une étude approfondie des poudres devra recourir aux savants ouvrages de Cavalli, Sébert, Sarrau, Berthelot, Piobert, Ileeren, Abel, Nobel, etc., ainsi qu’au Traité sur les poudres d’Upmann et de Mayer, revu et augmenté par Désortiaux, qui est le travail le plus exact, le plus étendu et le plus complet où l’on trouve aujourd’hui réunies, dans un ensemble parfait, la théorie et la pratique de la fabrication des produits explosifs.
5) — Examen physique.
Piésumant ce qui précède sur les propriétés de la poudre noire, on peut dire que cette poudre, soumise à* un examen rapide et superficiel, doit, pour être bonne, présenter les caractères suivants :
1° Son aspect doit être d’une couleur parfaitement uniforme et d’un beau noir ardoise brillant. Si le noir est intense ou qu’il tende au bleu, cela indique qu’il y a un excès de charbon dans la composition de la poudre ou que celle-ci est humide
2° La poudre en grains fins doit conserver sa couleur uniforme.
Si elle présente à l’œil des points brillants et blanchâtres, cela indique que la poudre a subi l’action de l’humidité et qu’elle a été altérée au point de donner des efflorescences de salpêtre ;
3° Les petits grains devront résister à une certaine pression et, s’ils sont comprimés énergiquement sur la paume de la main, ils doivent se briser en faisant entendre un léger crépitement. Si le grain se rompt trop facilement, il faut en conclure qu’il est humide ou qu’il n’a pas été bien travaillé; si on le presse après la mise en galette et que l’on sente sur la paume de la main des aspérités aiguës, cela tend à démontrer que le soufre entrant dans sa composition n’a pas été suffisamment pulvérisé;
4° Si l’on fait glisser légèrement de la poudre noire sur une feuille de papier blanc, ce papier ne doit pas se salir ; quand dn l’allume sur la feuille elle-même, la poudre, si elle est bonne,développera une grande flamme explosive, mais la feuille demeurera intacte comme on l’a déjà expliqué.
Une autre épreuve identique à cette dernière, mais plus sensible, a été imaginée par Chabrier , qui procédait de la manière suivante :
Ayant préparé une feuille de papier ordinaire tintée à l’aquarelle avec de l’amidon ioduré, il la collait sur une lame de verre. Cela fait, il étendait sur cette feuille un demi-gramme de poudre,en disposant cette dernière en cercle et de manière que les grains fussent adhérents, mais sans se superposer. Quand on mettait le feu à la poudre cette dernière explosait en décomposant une partie de l’amidon ioduré dont était teintée cette feuille, par suite il restait sur le papier des traces présentant des gradations différentes de teintes, selon que la poudre était plus ou moins travaillée. Ainsi, parexemple, la présence de points d’un noir roussâtre, fins et compacts, démontrerait que la trituration des matières premières et le mélange étaient parfaits ; de larges taches d’un noir de fumée, dispersées çà et là, indiqueraient, au contraire, une trituration imparfaite et, par suite, une qualité de poudre défectueuse.
LIVRE ni
EXPLOSIFS MODERNES
PREMIÈRE PARTIE
Poudres dérivées de la poudre noire
CHAPITRE PREMIER
Poudres diverses.
Les besoins croissants de l’industrie minière, la concurrence qui imposait de réduire le plus possible le prix des poudres de mine, le désir d’augmenter la puissance de ces dernières et enfin la recherche de la nouveauté furent les motifs qui amenèrent les fabricants et les savants, tantôt à modifier les dosages des poudres ordinaires, tantôt à remplacer l’un ou l’autre de leurs composants par d’autres substances analogues destinées à remplir le même rôle, soit en donnant plus de force, soit en coûtant moins cher, soit encore en comportant simultanément ces deux avantages.
Les poudres ainsi modifiées sont très nombreuses et quelques-unes d’entre elles donnèrent même des résultats satisfaisants ; mais, en fin de compte, toutes les nouvelles décou-
13
celui de potassium. Bien que le nitrate de sodium absorbe l’humidité de l’air avec une très grande avidité et qu’il rende, par suite, déliquescentes les poudres dans la composition desquelles on le lait entrer, il constitue pourtant un comburant efficace dans les poudres de mine, quand ces dernières ont été conservées dans des locaux secs avant leur emploi. Le nitrate de sodium présente l’avantage d’être peu coûteux : il rend donc possible la production d’un explosif pour mines très économique.
La poudke de mine Freiberg a été le premier type des poudres noires au nitrate de sodium. Elle est formée de :
Nitrate de sodium . . • . 64 parties
Soufre 18, 25 —
Charbon 17, 75 —
Total 100 parties
Ensuite il faut noter, parmi les produits de même espèce les plus remarquables :
La poudre de Vetzlar, à base de nitrate de sodium, dans laquelle le charbon est remplacé par les résidus desséchés de la tannerie des peaux ;
La poudre Davay l, qui a fait l’objet d’un brevet pris en 1858 et qui est composée de :
Nitrate de sodium (ou de
potassium) 65
Soufre 15
Charbon 12
Son, amidon ou farine. . . 8
Le Pyronome de Tret, breveté en 1859 est composé de :

  1. Voir page 205.
    Nitrate de sodium . . Soufre ,
    Résidus de tannerie .
    La poudre Orland, qui a fait son apparition en 1860. Pour la fabriquer, on purifie le nitrate de sodium en utilisant de la soude afin de précipiter les sels de chaux et de magnésie.
    Elle est ainsi composée :
    Nitrate de sodium …. 70 parties
    Soufre 12, 50 —
    Charbon 17, 50 —
    La poudre Roberts et Dale, dans laquelle on a cherché à atténuer l’avidité du nitrate de sodium pour l’eau en y ajoutant du sulfate de magnésium anhydre ;
    La poudre Lisler, composée de nitrate de sodium, de soufre et de sucre ;
    La poudre Gunn,poudre de mine américaine composée de :
    Nitrate de sodium …. 63 parties
    Goudron riche en produits volatils 22 —
    Soufre 15 —
    La poudre Violette, formée de :
    Nitrate de sodium.
    Acétate de sodium.
    Cette dernière est une poudre excessivement hygrométrique. On y ajoute parfois du soufre à raisin de 1/10 pour rendre le mélange plus déflagrant.
    D’autres essais de transformation des poudres ont été faits en substituant ou en ajoutant de nouvelles substances. C’est ainsi, par exemple, qu’on a fait breveter en Angleterre, en
    1856, la poudre Murtineddu, constituée par un mélange de :
    Nitrate de potassium. . . . Soufre Sciure de bois Crottin de cheval Chlorure de sodium . . . . Mélasse
    On employait le crottin de cheval, dans cette poudre, pour mettre à prolit les produits ammoniacaux qu’il contient ; la mélasse servait à donner au mélange la consistance utile.
    La poudre Marlineddu ne tarda pas à être abandonnée et on laissa en paix le crottin de cheval. Mais, vers 1896, MM.Eü- lœph et Lakovic, de Budapest, appelèrent de nouveau le crottin de cheval à l’honneur de servir de composant dans un explosif qu’ils dénommèrent :
    Füloepit, lequel était composé de :
    La Fülœpil est un mélange grossier de couleur grisâtre, dans lequel on distingue sans peine les parties ligneuses du crottin qui y entre pour une grande part. Ce mélange est hygrométrique, il brûle à l’air libre en donnant une flamme vive, mais sans exploser, et il développe une fumée épaisse ; il laisse d’abondants résidus solides. Employée dans les mines, la Fülœpil a une action lente dont on peut tirer parti dans l’extraction des gros blocs de minerai.
    On obtient encore des poudres noires en faisant entrer, dans le même mélange, les deux nitrates de potassium et de sodium. Parmi les plus connus de ces derniers produits, il faut noter :
    La poudre de Scheffer et Budenberg qui, depuis 1863, se fabrique en mélangeant du nitrate de sodium et de potassium, du soufre, du charbon de bois, de la poussière de charbon de terre, des tartrates de sodium et de potassium ;
    La Pyrolithe,composée de nitrates de sodium et de potassium, de Heur de soufre, de sciure de bois, de poussière de charbon de terre et de carbonate ou de sulfate de sodium ;
    La poudre de Terré, brevetée en 1871 est composée de :
    Nitrate de potassium 51,50 parties
    Nitrate de sodium 16 —
    Soufre 20 —
    Sciure de bois 11 —
    Poussière de charbon de terre . 1,50 —
    La Pyronitrine, proposée en 1883, identique aux poudres précédentes et contenant, en outre, de la résine et du goudron ;
    Le Lithotrite, qui se fabrique en Belgique depuis 1885 en mélangeant :
    Nitrate de potassium. . Nitrate de sodium. . .
    Fleur de soufre. . . . Sciure grossière de bois. Charbon Carbonate d’ammoniaque Ferrocyanure de potassium
    La Bielefeld, qui contient des nitrates de potassium et de sodium, du soufre, du goudron et du bichromate de potassium :
    La poudre Hardy ; la poudre Hérackline ; la poudre Miller, enfin la :
    Pétroclastite, composée de :
    Nitrate de sodium 69 parties
    Nitrate de potassium …. 5 —
    Soufre 10 —
    Goudron de houille 15 —
    Bichromate de potassium. . . 1 —
    Ce dernier mélange est fortement comprimé entre deux plaques de métal réchauffées. Le goudron de houille, en se ramollissant à la chaleur, assure la cohésion du mélange et en diminue beaucoup l’hygrométricilé. La pétroclastite s’enflamme à 350°. La combustion est lente et sa puissance occupe un degré intermédiaire entre celle de la poudre ordinaire de mine et celle de la dynamite.
    Dans la composition des poudres noires, on a parfois substitué au nitrate de potassium ou on a joint à ce dernier, soit le nitrate de barium, soit le nitrate d’ammonium.
    Dès 1862, on a produit :
    La Saxifragine, composée de :
    Nitrate de barium 77 parties
    Charbon 21 —
    Nitrate de potassium 2 —
    En 1872, a apparu :
    La Poudrolite, formée de :
    Nitrate de potassium …. 68 parties
    Nitrate de sodium 3 —
    Nitrate de barium 3 —
    Soufre 12 —
    Charbon . . 6 —
    Sciure de bois 5 —
    Résidus des tanneries. … 3 —
    Dans la poudrolite, les nitratessont d’abord dissous dans l’eau chaude ; on y ajoute ensuite la sciure de bois et les résidus de tannerie ; puis on fait sécher la pâte ainsi composée, après quoi on procède au mélange avec les autres substances.
    Le nitrate d’ammonium ou d’ammoniaque a été pour la première fois, en 1867, employé dans la fabrication des explosifs ; on en a fait d’importantes applications, malgré son hygromé- tricité qui est de beaucoup supérieure à celle du nitrate de sodium.
    Aujourd’hui, on combine le nitrate d’ammonium avec les chlorates, avec la nitroglycérine et avec beaucoup d’autres substances pour fabriquer les explosifs les plus modernes et les plus puissants. 11 en sera donc parlé dans la partie du livre qui concerne ces explosifs. On se bornera ici à indiquer comment le nitrate d’ammonium a été utilisé même dans les poudres noires, parmi les plus connues,au nombre desquelles il faut citer la Poudre Amidon, brevetée en 1885 et composée de :
    Nitrate de potassium. . . . 48,50 parties
    Nitrate d’ammonium . . . 38,50 — Charbon 13 —
    Cette poudre pourrait s’employer non seulement dans les travaux de mine, mais encore dans les armes à feu. car elle produit peu de fumée et n’exerce qu’une faible pression sur les parois du canon, en même temps qu’elle possède des propriétés balistiques énergiques.
    Une autre application du nitrate d’ammonium se rencontre dans le mélange détonant dit :
    Nitrate de cuivre ammoniacal et composé de:
    Nitrate de cuivre ammoniacal. . 20 parties
    Nitrate d’ammonium …. 80 —
    lequel est utilisé comme explosif de mine.
    D’autres variétés encore de la poudre commune sont: La pouDKE Bennet, formée de :
    Nitrate de potassium 65 parties
    Soufre 10 —
    Charbon 18 —
    Chaux diluée 7 —
    dans laquelle la chaux sert à donner une plus grande dureté aux grains ; .
    UHaloxyline, dont la caractéristique est qu’il n’entre pas de soufre dans sa composition et qui est formée de nitrate de potassium, de charbon, de sciure de bois et de ferrocyanure de potassium ou prussiate rouge de potasse.
    Cette dernière poudre est beaucoup plus puissante que la poudre noire ordinaire de mine et on prétend que sa fabrication comporte moins de risques;
    La poudke Amidogène qui se fabrique en Suisse avec :
    Nitrate de potassium. … 73 parties
    Soufre 10 —
    Son 8 —
    Charbon 8 —
    Sulfate de magnésium. … 1 —
    La Courteille dans laquelle, au salpêtre, au soufre et au charbon, l’on ajoute de la tourbe et des sulfates métalliques.
    La Carboazotine, composée de salpêtre, de soufre, de noir de fumée et de sciure de bois, le tout finement pulvérisé, puis mélangé dans une solution chaude de sulfate de fer. Cela fait on sèche et on grêne suivant les systèmes usuels.
    Les indications précédentes n’épuisent pas la nomenclature des poudres dérivées de la poudre noire; mais les autres produits que l’on pourrait citer se ressemblent beaucoup entre eux et ils témoignent seulement des fantaisies diverses des inventeurs, sans constituer un véritable et efficace progrès. 11 seraitdonc superflu d’en poursuivre l’énumération. Ilconvientseulement de faire remarquer, en terminant, que l’on a même tenté de donner une plus grande puissance aux poudres noires de mine en les imbibant de nitroglycérine. C’est ainsi qu’on a obtenu, par exemple, la Janite, qui a été employée dans les travaux d’excavation de l’isthme de Corinthe la poudre Allison et d’autres.
    Les lois anglaises, qui sont très sévères en matière d’explosifs, déterminent en termes précis et au moyen d’une nomenclature spéciale, les poudres et explosifs dont l’emploi est autorisé dans les mines de houille,d’anthracite, etc., c’est- à-dire là où se développe facilement le grisou. Ces dispositions légales ont pour objet, on le comprend facilement, d’éviter autant que possible les terribles désastres qui,comme celui tout récemment survenu à Courrières (France), font tant de victimes humaines. Parmi les diverses poudres admises dans la nomenclature anglaise, nous citerons :
    La poudre éléphant, composée de soufre, de salpêtre et de charbon. Cette poudre, quand on l’introduit dans les trous de mine, doit être additionnée de 50 0/0 de son poids d’oxalate neutre d’ammoniaque ; toutefois on sépare ce corps de la charge de poudre au moyen d’un léger diaphragme de toile, de papier, etc. qui empêche le mélange. A l’oxalate d’ammoniaque on peut encore substituer du bicarbonate de sodium qui exercerait également une action réfrigérante sur les produits de l’explosion ;
    La poudre ALPuosiTE, formée de nitrate d’ammoniaque, de nitrate de potassium, de charbon, de sciure de bois, de soufre et d’eau.
    L’emploi des poudres de mine est réglementé par de nombreuses prescriptions diverses concernant la grosseur du grain, la température de combustion de l’explosif, la formation des cartouches, le bourrage, etc., prescriptions tendant toutes à la sécurité des ouvriers et de la mine.
  2. Daniel. Dictionnaire des matières explosives.
    CHAPITRE II
    Poudres au chlorate de potassium.
    Le chlorate de potassium (KC10J) est un corps solide, cristallin, de couleur blanche, salé au goût, insoluble dans l’alcool et peu soluble dans l’eau froide, mais dont la solubilité augmente avec la température. Il fond à 331°; il se décompose à 352°, en oxygène, chlorure et perchlorate de potassium; quand on augmente graduellement cette température au delà de 352°, Ie perchlorate lui-même se décompose, à son tour, en chlorure de potassium et en oxygène.
    Exposé à une brusque élévation de température, le chlorate de potassium acquiert une sensibilité excessive, au point d’exploser sous l’action d’un petit choc ou même d’un léger frottement.
    Bien que contenant moins d’oxygène que le nitrate correspondant, le chlorate de potassium se décompose plus facilement et complètement : aussi le chimiste Berthollet, en 1785, eut-il l’idée de le substituer au nitrate dans la composition de la poudre noire, pensant donner ainsi à cette dernière une plus grande vitesse de combustion, avec un développement extraordinaire de chaleur et de fortes pressions initiales.
    La poudre Berthollet était composée de:
    Chlorate de potassium. . . 75 parties
    Soufre 12,50 —
    Charbon 15 —
    Mais l’excessive sensibilité du chlorate, même mélangé
    avec des substances combustibles, ne tarda pas à provoquer une formidable explosion qui lit des victimes et détruisit l’établissement où on fabriquait la poudre Berlhollet.
    De nouveaux essais eurent lieu en vue de l’emploi du mélange de chlorate dans les bouches à feu de l’artillerie, mais ils furent bien vite abandonnés en raison de l’action corrosive que ce mélange exerçait sur les parois internes de l’arme et aussi en raison de l’extrême facilité avec laquelle le même mélange explosait spontanément.
    En 1849, Augendre combina le chlorate de potassium avec du prussiate jaune de potasse et avec du sucre. Il obtint ainsi un puissant, mais dangereux explosif pour mine qu’il dénomma POUDRE BLANCHE.
    En 1850, on eut la poudre Melville, mélange de chlorate de potassium avec du sulfure d’arsenic et avec du sulfate de potassium ; mais les exhalations arsenicales développées par ce mélange le rendirent impraticable.
    Les essais d’emploi du chlorate de potassium ne cessèrent point pour cela. C’est ainsi que l’on vit apparaître :
    En 1852 la poudre Davay ‘, dans laquelle le chlorate était mélangé au nitrate et au prussiate jaune de potasse, avec addition de bichromate de potassium et de sulfure d’antimoine ;
    En 1862 la poudre Kellow et Short, composée de chlorate et de nitrate de potassium, de nitrate de sodium, de soufre et de sciure de bois ; ainsi que
    Les poudres Riker dans lesquelles, aux substances composant la poudre Kellow était ajouté soit du bicarbonate de sodium, soit des algues marines, soit même de la poussière de charbon.
    On pourrait ici mentionner de nombreux autres composés à base de chlorate de potassium ; mais toutes ces poudres, comme on l’a déjà dit, ne rencontrèrent toutes qu’une faveur
  3. Voir page 196.
    précaire, bientôt disparue en raison de leur instabilité excessive. Leur énumération ne présenterait donc qu’un intérêt restreint ; aussi se bornera-t-on à rappeler, de cette époque, un explosif original échappant à la caractéristique commune des poudres granulées, la
    Poudre-papier Milland, brevetée en 1865 et fabriquée en faisant dissoudre les matières suivantes :
    Carbonate de potassium …. 9 parties
    Nitrate de potassium …. 4,50 »
    Prussiate jaune de potasse . . . 3,25 »
    Charbon 3,25 »
    zVmidon 0,05 »
    Chromate de potassium …. 0,10 »
    dans une quantité d’
    79,85
    Total
    On porte la solution à l’ébullition, l’on y plonge du papier buvard qui, peu à peu, s’enroule en forme de cartouche.
    On dessèche ensuite ces cartouches à 100° et enfin on les enduit d’une solution de :

Acide nitrique
laquelle enveloppe la cartouche d’une espèce de vernis et la met à l’abri de l’humidité.
Un autre type de
Poudre-papier, qui lit l’objet d’un brevet en 1871, se compose de:
Nitrate de potassium 54 parties
Chlorate de potassium 33 »
Poussière de charbon 6,50 >
Sciure très line de bois dur . . . 6,50 »
Ces substances sont malaxées, dans une huche, avec une quantité suffisante d’eau dans laquelle on a fait dissoudre de la gomme arabique ou de la dextrine, de manière qu’on puisse en faire des sortes de feuilles servant à faire des cartouches.
A la même catégorie, bien que les substances composantes soient différentes, appartiennent les explosifs connus sous les noms de: Pyropapier, Dynamogène, Spiralite, Gelbite, Papier explosif Peley, etc.
Malgré les nombreuses désillusions éprouvées, malgré les surprises trop souvent désastreuses résultant de l’emploi du chlorate de potassium dans ses applications aux explosifs, malgré que l’on ait paru renoncer à ce genre de composés tant pour les armes à feu que pour les opérations de mine — leur fabrication est aujourd’hui limitée aux amorces — le chlorate de potassium n’a pas laissé d’exercer une fascination tentatrice sur les esprits des savants, et cela en raison des énergies latentes incontestables que renferme ce corps.
On proposa donc de nouveaux mélanges pouvant offrir des garanties plus grandes de sécurité et, en 1881, le chimiste américain Divine imagina, pour les mines ; le
Rackarock, composé de :
Chlorate de potassium 79 parties
Nitrobenzol concentré à -20oB, avec addition ou non d’acide picrique ou d’autres substances nitrées .21 —
Dans le système Divine,les deux corps composants ne sont mélangés qu’au moment de leur emploi. Le chlorate de potassium est préalablement pulvérisé et conservé à part dans des sacs en toile. Quant au nitrobenzol, que l’on tire du naphte du commerce, on y ajoute du nitrotoluol, de l’acide picrique et quelquefois aussi du bisulfure de carbone. Le liquide ainsi obtenu se transporte dans des récipients convenables. Au moment de l’emploi, le sachet contenant le chlorate est immergé dans le récipient du composant liquide : au bout de quelques secondes l’absorption s’opère et l’explosif est prêt pour la charge. On élimine ainsi les dangers que comportent la conservation et le transport.
A la composition primitive du Rackarock on a apporté ensuite des variantes pour en modifier les effets explosifs : on y ajoute, par exemple, de la fleur de soufre qui atténue sa puissance de déflagration.
Le procédé Divine a rencontré des imitateurs : aussi on utilise aujourd’hui plusieurs explosifs au chlorate composés d’une matière pulvérulente et d’une substance liquide qui n’explosent point tant qu’ils demeurent séparés. Parmi les plus connus et les plus récents de ces explosifs, il convient de citer :
Le Prométhée, inventé par Jevler, à Saint-Pétersbourg, en 1890 et formé de :
Chlorate de potassium,
Bioxyde de manganèse,
Oxyde de fer,
(composé solide)
Mononitrobenzine,
Huile essentielle de térébenthine,
Huile de naphte,
(composé liquide).
Le Donnar, proposé par un inventeur également russe, M. Fielder, qui a fait breveter en 1901 le mélange de :
Chlorate de potassium . .
Permanganate de potassium (composé solide),
Mononilrobenzine. …… 80 parties
Térébenthine 20 —
(composé liquide).
Au moment de l’emploi, on mélange 80 parties du composé solide avec 20 du composé liquide et on en forme une pâte avec laquelle on confectionne les cartouches à introduire dans les trous de mine.
De nouvelles applications du chlorate de potassium aux explosifs ont été imaginées parStrul qui a réussi à augmenter la stabilité du mélange chloraté en le faisant absorber par un élément combustible dissous dans l’huile.
Fondée sur ce principe, a apparu en 1897 la Cheddite qui, à l’origine, était composée de :
Chlorate de potassium 80 parties
Mononitronaphthaline 12 —
Huile de ricin 8 —
Ce mélange, connu sous le nom de Type 41, a été complété par l’addition d’acide picrique et on a eu la Cheddite type 60, composée de :
Chlorate de potassium 80 parties
Mononitronaphthaline 12 —
Huile de ricin 6 —
Acide picrique 2 —
Des modifications ultérieures ont substitué à l’acide picrique le dinitrotoluène pour donner une plus grande stabilité à l’explosif, et l’on a adopté le Type 60 bis, composé de :
80 parties
13 —
5 —
2 —
Le procédé de fabrication est fort simple. Dans un bassin contenant la quantité convenable de mononitronaphtaline on l’ail arriver un courant de vapeur d’eau à 80° et, presque en même temps, on y verse l’huile de ricin. Quand la mononitronaphtaline est bien dissoute dans l’huile, on ajoute le dini- trololuène et, une fois la solution faite, on verse peu à peu dans le liquide le chlorate de potassium, préalablement et finement pulvérisé, en brassant continuellement la masseau moyen d’un dispositif mécanique convenable. On obtient ainsi une pâte que l’on comprime ensuite et avec laquelle on forme des cartouches.
On produit encore de la cheddite granulée en ajoutant à la pâte de la paraffine et en manipulant le tout dans des tonnes identiques à celles adoptées pour le grenage des poudres noires.
La puissance de la cheddite est le double de celle de la poudre ordinaire de mine; elle s’accroît à mesure qu’augmente la résistance à vaincre. Dans un milieu clos, sa détonation se transmet à i centimètres de distance et elle ne se produit pas à 6 centimètres.
Un nouvel explosif du genre de la cheddite a été récemment adopté dans les travaux du Simplon; il est fabriqué par la Société suisse pour explosifs de Gamsen. Ce dernier explosif, dit
Pjerrite, a une composition identique à celle de la cheddite type 60.
Le temps et l’expérience diront si l’huile de ricin, si utile pour la santé humaine et parfois même pour celle des animaux domestiques, a fait le miracle de dompter ce corps indiscipliné et violent que nous connaissons sous le nom de chlorate de potassium. Présentement, les explosifs Street sont assez recherchés pour l’exploitation des mines.
On a réalisé un progrès appréciable dans les mélanges chloratés en substituant, au chlorate de potassium, d’abord le perchlorate de potassium, puis celui d’ammonium. Ce pro-grès est dû à la découverte du procédé permettant d’obtenir directement les perchlorates par électrolyse, procédé qui en a diminué grandement le prix de revient et a permis leur utilisation industrielle.
Le perchlorate de potassium, comme l’indique la formule KCL0‘, contient un atome d’oxygène en plus que le chlorate; il est moins susceptible que le chlorate de s’allumer spontanément, car l’acide perchlorique est plus stable que l’acide chlorique. Le perchlorate exerce sur les combustibles auxquels il est mélangé une action oxydante plus lente et plus régulière que celle du chlorate, en développant par suite une combustion moins rapide et moins violente.
Un type d’explosif au perchlorate de potassium est la poudre Nisser, brevetée dès 1865 et composée de :
Perchlorate de potassium. . . Nitrate de potassium . . . . Bichromate de potassium . . Prussiate jaune de potasse . . Charbon Soufre Matières végétales
Une plus grande importance s’attache à l’adoption du perchlorate d’ammonium, due au chimiste italien M. Ugo Alvisi qui a lait breveter divers explosifs de cette nature.
Le perchlorate d’ammonium (AzH‘ CIO4) qui, comme le perchlorate de potassium, est un corps peu soluble dans l’alI cool, soluble dans l’eau froide et très soluble dans l’eau chaude, se prépare, d’après la méthode de M. Alvisi, en transformant le chlorate de sodium, sous l’action de la chaleur, en perchlorate. Ce dernier est traité au moyen de l’azotate d’ammonium jusqu’à ce que du perchlorate d’ammonium se précipite sous forme de cristaux.
£ Une des premières applications faites par M. Alvisi est l’explosif appelé Manlianite, formé de :
Perchlorate d’ammonium. . . 72, parties
Charbon 11,75 —
Soufre 13,25 —
Les proportions du mélange ont été ensuite modifiées, bien que le composé soit demeuré en somme à peu près identique.
En 1900, le même inventeur a fait breveter la poudre Cannel, formée de :
Perchlorate d’ammonium. … 80 parties
Charbon d’Ecosse dit Cannel . . 20
On pulvérise séparément chacune de ces deux substances et on les mélange ensuite intimement ; on humecte légèrement la farine ainsi obtenue avec de l’eau dans laquelle on a eu soin de dissoudre de la gomme arabique ou de la dextrine, on comprime sous la presse hydraulique et on grène comme pour la poudre noire.
Enfin, en 1902, M. Alvisi a proposé la
Crémonite, composée de :

D’autres composés explosifs de M. Alvisi sont connus sous le nom de
Kratites, qui sont des mélanges dans lesquels entre du perchlorate d’ammonium soit avec de la nitroglycérine, soit avec de la nitrocellulose, soit avec ces deux dernières substances à la fois.
Dans la nombreuse série des explosifs chloratés on rencontre soit le chlorate, soit le perchlorate de potassium mélangé avec les matières les plus diverses. On trouve, par exemple, les poudres :
Harvey, contenant de la noix de galle;
IIimby, contenant du goudron ;
Nitrocaillebotte, contenant du lait coagulé ;
Bolton, contenant de la mélasse ;
Ward, contenant du phosphore ;
Comète, contenant de la résine de pin ;
Graham, contenant du sucre et du minium;
Knaffl, contenant de l’ulmate d’ammonium ;
Goetz, contenant du glucose ;
et ainsi de suite.
Enfin un inventeur anglais, M. Hawkins, a imaginé un composé liquide explosif dans lequel entrent du nitrate de sodium, du chlorate de potassium, du bichromate de potassium et du sirop de sucre avec une forte addition d’eau, pour employer l’énergie produite par la déflagration de ce composé comme force motrice dans un appareil identique aux moteurs ordinaires à gaz ou autres moteurs à explosions.
Par l’adoption des cheddites, du Prométhée, des poudres Alvisi et autres similaires, les explosifs au chlorate de potassium ont fait leur entrée triomphale dans le domaine des applications pratiques et normales. A l’avenir de prononcer définitivement sur leur stabilité !
Toutefois, il ne faut jamais perdre de vue que les poudres au chlorate de potassium sont particulièrement déflagrantes, car les produits de leur combustion sont tous des composés binaires, tels que le chlorure de potassium, l’oxyde de carbone, l’acide sulfurique : par suite, les phénomènes de leur dissociation surviennent à une température très élevée qui les active rapidement, grâce à la facilité de combinaison des deux nouveaux produits. Il arrive donc que les pressions développées
sont brusques et violentes, contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans la combustion des poudres noires avec lesquelles les pressions se trouvent ralenties par la formation successive de produits complexes, tels que le sultate et le carbonate de potassium.
En outre, le chlorate de potassium, en brûlant, développe une grande quantité de chaleur qui, des premières molécules allumées se transmet aux molécules voisines en élevant la température de ces dernières. C’est là une propriété qui rend le chlorate très sensible aux chocs, sous l’action desquels il détone facilement.
Il faut donc que la pulvérisation du chlorate se fasse toujours séparément de celle des substances combustibles avec lesquelles il doit ensuite être mélangé. En outre,on doit effectuer l’opération du mélange sans chocs ni frottements et avec toutes les précautions possibles.
Une autre application importante des explosifs à base de chlorate de potassium est celle de leur emploi dans la fabrication des amorces, ainsi que dans la charge des torpilles et des projectiles creux. En mélangeant du chlorate de potassium avec du sucre ou avec du trisulfure d’antimoine, on prépare des explosifs automatiques qui agissent sous l’action de quelques gouttes d’acide sulfurique. Ce dernier décompose instantanément le chlorate à la température ordinaire cl libère tout son oxygène qui, se combinant aux substances combustibles,— sucre ou antimoine — détermine l’explosion immédiate.
Mais, d’autre part, c’est absolument en vain que l’on a tenté d’utiliser les composés chloratés dans les armes à feu, et cela, par suite de l’inconstance de leurs eifets balistiques, inconstance due à la facilité avec laquelle le chlorate de potassium se décompose en présence de la vapeur d’eau, sous l’action de laquelle se forme du chlorure de potassium inexplosif, tandis que l’oxygène reste libre.
DEUXIÈME PARTIE
Le fulmicoton.
CHAPITRE PREMIER
Celluloses et nitrocelluloses.
La découverte du fulmicoton, un peu antérieure, comme on l’a vu dans l’introduction, à celle de la nitroglycérine, a marqué un grand pas dans la voie de la production de nouveaux explosifs très puissants et qui sont l’objet de nombreuses applications. Cette découverte a été le début de la nitrification de substances végétales de toute espèce ; elle a été’ le germe d’un nouveau monde de composés explosifs auxquels la chimie organique offrait de vastes horizons ; elle a été le point de départ des inventions les plus audacieuses dont bon nombre ont trouvé des applications soit dans les mines, soit dans les armes à feu, soit enfin dans les projectiles explosifs et dans les mines sous-marines placées sur le passage des navires belligérants.
Les matières premières que nécessite la production du fulmicoton sont : ’
L’acide nitrique,
L’acide sulfurique,
La cellulose.
Acide nitrique. — L’acide nitrique (AzO3H) est un liquide éminemment corrosif, d’une odeur caractéristique, incolore quand il est absolument pur, mais ayant d’ordinaire une légère teinte jaunâtre due à la présence de peroxyde d’azote.
Exposé à l’air, il dégage des vapeurs denses d’un jaune roussâlre qui sont corrosives.
On l’obtient en décomposant le nitrate de sodium par l’acide sulfurique, dont la réaction se produit à chaud dans des cornues de distillation en fonte spéciale, cornues combinées avec un appareil de condensation des vapeurs nitreuses.
L’acide nitrique à utiliser dans la nitrification des celluloses ou d’autres substances devant entrer dans la composition des produits explosifs doit avoir une densité de 1,50 à 1,52 et, dans tous les cas, une densité qui ne doit jamais être inférieure à 1,18, c’est-à-dire qu’il doit être concentré à au moins 18° Baumé.
Il doit être absolument exempt de nitrates de sodium ou de zinc, et ne pas contenir plus de 2 à 3 0;0 de peroxyde d’azote.
Acide sulfurique. — L’acide sulfurique (SO’H1) doit avoir • une densité au moins égale à 1,81 que l’on vérifie au moyen d’un densimètre spécial, car le densimètre Baumé n’est seulement utilisable que pour des densités de 1,81 environ tout au plus.
L’acide sulfurique ne doit contenir que le minimum possible de fer, 1 0/0 d’arsenic au plus et pas la moindre trace de produits nitreux.
Cellulose. — La cellulose, dont la formule est représentée par zi (C^L’O5) et le poids spécifique par 1,25 à 1,50, est la substance qui constitue l’enveloppe des jeunes cellules végétales ; elle se rencontre en outre parfois entre les fibres ligneuses.
Dans la classe des celluloses on distingue les paracelluloses, les mélacelluloses, les vasculoses et les celluloses propre-
ment dites. Ces dernières sont presque pures dans la moelle du liège, dans le chanvre, dans le lin, dans le colon, dans les libres textiles en général : on les rencontre au contraire mélangées aux vasculoses et à beaucoup d’autres substances étrangères dans les libres ligneuses.
La cellulose parfaitement pure est une substance souple, légère, insipide, inodore, incolore ; elle ne se colore pas sous l’action de l’iode, mais elle prend une teinte bleuâtre quand on l’a préalablement traitée par l’acide sulfurique concentré.
La cellulose pure est insoluble dans l’eau, dans l’éther, dans l’alcool et dans les huiles grasses ou volatiles ; par contre, elle est soluble dans la liqueur cupro-ammoniacale de Schweitzer, tandis que les paracelluloses, les métacelluloses et les vasculoses ne le sont pas ; elle se distingue de ces dernières par sa solubilité dans la liqueur cupro-ammoniacale.
Nitrocelluloses. — La cellulose, sous ses diverses formes telles que coton, liège, fibres texiles, paille, etc., se combine avec l’acide nitrique dans des proportions diverses, soit parce que l’acide est plus ou moins concentré, soit par suite de la structure de ses fibres, soit même enfin par suite des proportions des acides employés ou selon le rapport entre la cellulose et les acides eux-mêmes, selon la durée du temps pendant laquelle le contact avec les acides est maintenu, selon la température développée pendant la réaction.
Ainsi, par exemple, le coton soumis à l’action de l’acide nitrique parfaitement concentré, avec ou sans addition d’acide sulfurique monohydralé, subit rapidement le degré maximum de nitrification nécessaire pour la production du fulmicoton, car le seul emploi d’acides faibles suffit pour donner les nitrocelluloses dites solubles. Avec les fibres ligneuses, au contraire, il faut toujours employer des acides bien concentrés, même dans la préparation des nitrocelluloses de la seconde espèce.
Selon Berthelot, Vieille et d’autres expérimentateurs, lacellulose peut se combiner avec 1 à 12 atomes d’azotile et former 12 composés différents de celluloses nitriques, dont les plus importants sont ceux mentionnés au tableau ci- après
AZOTE

Comme on le voit, les différences de composition des composés voisins de la série des nitrocelluloses sont à peu près insensibles et se confondent presque entre elles. 11 ne serait donc pas possible de produire chacun des douze dérivés divers d’une manière nette et précise, sans qu’il se confonde avec celui qui le suit ou le précède immédiatement.
Le degré maximum de nitrification indiqué par le tableau ci-dessus, c’est-à-dire la cellulose dodécanitrique qui devrait contenir 14,14 d’azote, peut être considérée comme purement théorique, car personne n’est encore parvenu à l’obtenir. Celui qui s’en est rapproché le plus est le professeur Hoitsema de Bréda s, lequel a obtenu 13,90 et même 14,00 en substituant l’anhydride phosphorique à l’acide sulfurique comme agent d’absorption de l’humidité.
On peut donc affirmer que la cellulose endécanitrique (13,47 d’azote) est le maximum de nitrification utile que l’on obtient dans la pratique avec le mélange sulfo-nitrique, ce qui correspond à la formule du fulmicoton indiquée par Berthelot :
• O’H^AzO’H^O18.
En employant successivement de l’acide nitrique toujours moins concentré, on obtient les celluloses :
Décanilriqùe qui est encore du fulmicoton, mais moins riche en azote que le premier;
Ennéanitrique et oclonilrique qui donne le coton-collodion ,
Heptanilrique qui conserve encore l’aspect du coton, mais qui devient gélatineuse, sans véritablement se dissoudre dans le mélange d’alcool et d’éther ou dans l’éther acétique;
Hexanilrique, pentanilrique• et lélranitrique qui sont de moins en moins solubles dans l’éther acétique et absolument insolubles dans le mélange d’alcool et d’éther.
Nombre d’auteurs, en raison de la difficulté d’obtenir dans la pratique chacune des douze variétés de nitrocelluloses, les ont réunies en trois groupes différents, formant ainsi trois catégories distinctes qui ont chacune leurs caractères propres, savoir :
La mononitrocellulose OH’fAzO’jO5, azote 6,76 0 0, azotile 22,22 0 0, laquelle n’est que du coton faiblement et partiellement nitrifié, insoluble dans l’éther acétique qui la gonfle seulement en la transformant en une masse gélatineuse.
Elle est en outre insoluble dans le mélange d’éther et d’alcool à l’action duquel elle demeure absolument insensible ;
La binitro-cellulose ou pyroxyline C^H’fAzOyO’, azote 11,10 0 0, azotile 36,50 0 0, soluble dans l’éther acétique et dans le mélange d’alcool et d’éther. Les composés de cettedeuxième catégorie s’utilisent dans la préparation du collodion employé en chirurgie, dans l’art photographique et dans la fabrication de très nombreux objets d’usage domestique ;
La trinitrocellulose ou fulmicoton proprement dit, C6H’ (AzO’)’O\ azote 14,14 0 0, azotile 46,47 0 0, soluble dans l’éther acétique, mais insoluble, sauf dans certaines conditions spéciales, dans la plus grande partie des autres dissolvants, tels que l’eau, l’alcool, l’éther, l’acide acétique, etc.
CHAPITRE II
Fabrication du fulmicoton. *
Les opérations qui se succèdent dans la transformation du coton en fulmicoton sont les suivantes : F
1° Epuration du coton ;
2° Nitrification ;
3° Réduction en pâte ou pulpation;
4° Moulage.
1) — Epuration du coton.
Dans la fabrication du fulmicoton, la sorte de cellulose préférée est le coton à cause de sa pureté et aussi en raison de la ténuité et de la finesse de son tissu qui le rend très sensible à l’action des acides.
Le coton qui provient généralement des déchets des filatures doit être parfaitement exempt de toute impureté ; à cet effet, on enlève les corps étrangers et les débris de tissu qu’il peut contenir ; on le carde en outre avec soin pour le débarrasser des graines et de la poussière terreuse qu’il contient ordinairement. On le réduit ainsi à l’état de masse spongieuse pour le soumettre ensuite à l’épuration proprement dite qui a pour objet d’enlever toutes les substances huileuses, grasses ou résineuses qu’il contient. Cette dernière opération est fort importante ; il convient de l’exécuter avec le plus grand soin et très exactement, car la présence de pareilles substan
ces, môme en quantité très minime, dans le fulmicoton compromettrait la stabilité de ce dernier et entraînerait facilement, avec le temps, sa décomposition spontanée.
Mais l’épuration doit être précédée de l’examen du coton à employer, car il faut que celui-ci réunisse les conditions spéciales nécessaires pour donner un produit à la fois bon et stable.
On détermine la quantité d’humidité par dessiccation ; on dose les matières grasses au moyen de l’appareil de Soxhlel et les substances solubles à l’aide d’une solution de soude caustique ; on dose les cendres qui ne doivent se trouver qu’en minime quantité et renfermer seulement des traces de fer, de magnésie, de chaux, de chlore, d’acides sulfurique et phosphorique ; on détermine enfin le pouvoir absorbant qui doit être très grand afin que le coton se nitrifie parfaitement et qu’il donne un produit stable.
Ensuite, une fois qu’on a transformé le coton, par le cardage, en flocons très légers, on le soumet, par une immersion de quelques minutes, à l’action d’une solution bouillante de potasse caustique de la densité de 1,02. On opère sur 100 kilos de coton avec 10 kilos dépotasse dissoute dans environ 1200 litres d’eau très pure et préalablement filtrée.
Cela fait, on l’expose à l’air en le laissant égoul ter pendant environ dix heures, après quoi on le lave de nouveau avec soin dans une grande quantité d’eau pure, puis on le dessèche.
Afin de rendre le séchage plus rapide, plus parfait et moins onéreux, on soumet préalablement lecoton, bien lavé et encore imprégné d’eau, à l’action mécanique d’une essoreuse pour en enlever la plus grande quantité possible d’eau, puis on le sèche dans une chambre chaude dont l’atmosphère est portée à une température d’au moins 65°.
On achève le séchage dans un séchoir. Ce dernier, dans le système Abel, est constitué par un grand cylindre vertical à double paroi avec circulation continue de vapeur, cylindre pourvu d’un ventilateur aspirant. On effectue l’opération enintroduisant simultanément, dans le cylindre, trois rouleaux de coton mesurant chacun 0,50 m de diamètre et 1 mètre de longueur. La température à l’intérieur du cylindre s’élève jusqu’à 90° et, au bout de dix heures, le colon ne contient plus que 0,5 0/0 d’eau environ.
On utilise dans diverses fabriques d’autres méthodes variées de séchage du coton avec des installations plus ou moins compliquées.
Le système le plus simple, appliqué par de nombreuses fabriques, consiste à donner au séchoir la forme d’une grande armoire dont les divers, rayons sont formés de larges et longues toiles métalliques sur lesquelles on dispose, en couches minces, le coton qu’il s’agit de sécher. Le local, hermétiquement clos, est chauffé par la vapeur au moyen de tubes et de serpentins disposés à la partie inférieure.
Ce système est moins coûteux que le premier, mais le séchage se fait plus lentement.
De toute manière, il importe que le séchage soit porté au maximum de perfection possible, car toute trace, même minime, d’humidité danslecoton entraverait la nitrification ultérieure, soit parce que l’acide nitrique serait moins concentré, soit parce que l’eau pourrait causer une réaction au cours de l’opération chimique.
Le séchage terminé, on replace le coton dans de grandes caisses en zinc ou en fer galvanisé où on le laisse se refroidir complètement.
1) — Nitrification.
Les premiers essais de nitrification des celluloses furent faits avec le seul acide nitrique ; mais la grande instabilité des produits ainsi obtenus amena Schœnbein à modifier le système en employant un mélange d’acide azotique et d’acide sulfurique, mélange qui sera désigné ci-après sous le nom
d’acide sulfo-azotique. La présence de l’acide sulfurique dans l’opération de la nitrification présente l’avantage de conserver à l’acide nitrique sa concentration, car l’acide sulfurique absorbe l’eau qui se forme durant la réaction.
L’acide sulfo-azotique employé dans la fabrication du ful- micoton se compose de :
Une partie en poids d’acide azotique de la densité de 1,52, monohydraté à raison de 93 0/0 au moins ;
Trois parties en poids d’acide sulfurique de densité l,8i, monohydraté, à raison de 97 0/0.
Il faut absolument que les acides soient très purs et bien concentrés, tant pour avoir un produit plus stable que pour l’obtenir parfait, car l’emploi d’acides plus faibles ne compromet pas seulement la qualité des produits, il peut encore les rendre moins stables.
Aussi importe-t-il d’employer de l’acide azotique renfermant le moins possible de peroxyde d’azote.
L’acide sulfurique et l’acide azotique se conservent généralement, chacun, dans des récipients convenables en fonte ou même en bois doublés de plomb ou dans des touries en verre, sous des hangars les préservant à la fois de la pluie et du soleil. Les ouvertures des récipients ou des touries doivent toujours être hermétiquement closes pour empêcher le mélange avec les acides, de substances étrangères et surtout de substances organiques, ces dernières pouvant provoquer des réactions lors des opérations successives de mélange et de nitrification.
Le mélange des deux acides, suivant les proportions convenables préalablement déterminées, se fait dans une cuve en fonte au fond de laquelle tourne sur lui-même un arbre à palettes. On y verse les acides en les faisant s’écouler lentement par des tubes extérieurs en plomb munis de robinets et partant des récipients qui les contiennent. Une fois le mélange effectué, on le laisse reposer pendant un jour ou deux pour qu’il se refroidisse complètement ; ensuite on le fait couler,
par un tube en plomb ou en fonte, jusqu’aux cuves d’immersion. Ces dernières sont également en fonte et elles ont une double paroi ; dans le vide existant entre les deux parois circule un courant d’eau froide. Dans chaque cuve on verse 115 kilogrammes d’acide sulfo-azotique et on y immerge peu à peu 0,500 kg d’un coton parfaitement épuré comme on l’a dit ci-dessus. L’immersion ne dure pas plus de cinq minutes ; pendant ce temps, on agite constamment le coton au moyen d’une longue fourche en fonte, afin de prévenir une excessive élévation de température qui pourrait provoquer des réactions secondaires au détriment de la qualité du fulmicoton ainsi que de son rendement. Ensuite on retire le coton du liquide et on le laisse s’égoutter sur des grilles en fonte émaillée placées au-dessus des cuves; on le presse de temps en temps avec une plaque cannelée manœu- vrée par un levier, et cela pour enlever une partie du liquide dont il est imprégné.
On replace ensuite le colon dans des vases en grès en l’hu- mectanl de 100 centimètres cubes d’acide sulfo-azotique. Toute la série des vases en grès remplis de coton nitrifié se place dans les fosses de nitrification. Ces dernières ont leurs parois latérales, avec le fond, enduites de ciment et elles sont parcourues par un abondant courant d’eau froide.
L’acide sulfo-azotique restant dans les chaudières est renforcé par l’addition de 5 kilogrammes de mélange neuf et sert aux nitrifications suivantes.
/Vu bout de quarante-huit heures on enlève le coton des vases réfrigérants et on le soumet à l’action d’essoreuses centrifuges. Ces dernières comportent des paniers en fils de cuivre recouvert d’ébonite.
L’opération dure cinq minutes, mais il faut prendre des précautions infinies pour l’effectuer, afin d’éviter que le coton acide entre en contact avec quelque substance étrangère, telle que des matières lubrifiantes ou de l’eau, ce qui pourrait provoquer des réactions dangereuses. .
Les acides que l’on extrait du coton sont automatiquement recueillis, au moyen de tubes en plomb, dans un réservoir spécial afin de servir à de nouvelles opérations ; après avoir enlevé le coton de l’appareil, on le verse lentement dans des vasques en ciment ou dans des cuves en bois, où on le soumet à d’abondants lavages assuré par une rapide circulation d’eau pure. On verse celle eau dans les vasques en la faisant tomber d’une certaine hauteur et en forte quantité.
Les vasques ou les cuves de lavage sont à double fond. Le premier fond est pourvu de petits trous livrant passage à l’eau, mais percés de manière à ne point laisser échapper le coton. Le second fond porte un tube de vidange permettant de/renouveler constamment l’eau de lavage.
On agite sans discontinuer, avec un raleau en bois, pour faciliter le lavage du fulmicoton immergé dans l’eau. Comme l’arrivéé subite de l’eau sur le fulmicoton acide présente certains dangers, il convient de verser la masse de fulmicoton dans les cuves de lavage par petites quantités à la fois, de manière que les quantités successivement ajoutées viennent se joindre aux premières après que celles-ci ont déjà perdu une partie de leur acidité. Quand toute la masse ne conserve plus qu’une très petite quantité d’acides, on soumet une seconde fois le coton, pendant près de dix minutes, à l’action de l’essoreuse ; puis on le fait passer dans de nouvelles vasques ou cuves en bois où on le la.e encore une fois dans une eau additionnée d’une légère quantité de carbonate de sodium, environ 1 à 1 1 2 0/0 du poids du coton traité. Enfin on chauffe le tout jusqu’à la température d’ébullition pour libérer le fulmicoton des parties incomplètement nitrifiées. L’ébullition se produit dans un vase à double paroi de bois et de plomb, dans l’interstice desquelles circule la vapeur.
Après une première ébullition, l’on change l’eau et le lavage se prolonge pendant encore huit ou dix heures; ensuite on effectue un dernier lavage à l’eau froide et on prolonge
ce dernier jusqu’à ce que le coton traité n’indique plus aucune trace d’acidité sur le papier de tournesol.
Gultmann, Thomas, Weber, Hemming et d’autres chimistes proscrivent l’emploi du carbonate de sodium dans les lavages, parce que ce carbonate exerce une action saponifiante pouvant amener des décompositions. Thomas propose, comme substance neutralisante,la craie; Weber recommande l’emploi d’une solution ammoniacale très diluée; Flemming celui de la nitroguanidine.
Une chose certaine, c’est que l’on obtient la stabilité du fulmicoton, plus efficacement par des lavages faits avec soin qu’en l’additionnant de matières neutralisantes; on doit donc répéter ces lavages en abondance et autant que la chose est nécessaire pour obtenir la parfaite neutralité du coton. Quant à l’addition de substances neutralisantes, il faut en tout cas la faire avec une très grande réserve.
Le rendement théorique de 100 parties en poids de coton sec serait, d’après Cundill, de 218,4 parties de fulmicoton et, suivant Chalons, de 184 parties seulement. Mais, en réalité, le produit réel ne dépasse presque jamais 175 0/0 et il varie souvent de 150 à 175, selon le mode de fabrication employé et suivant la pureté du coton et suivant aussi la concentration des acides.
1) — Pulpation.
Les lavages terminés, il faut réduire le fulmicoton en une pulpe très molle pour le mouler ensuite de différentes manières, selon l’usage auquel il est destiné. On le hache donc très finement au moyen d’une machine analogue à la machine Hollander bien connue qu’emploient les fabriques de papier. Cet appareil consiste en une solide cuve rectangulaire en tôle de fer ou en ciment, ou même en bois, doublée intérieurement de plomb. Dans son centre, se meut un gros
cylindre armé de plusieurs lames en acier très aiguisées et suspendu à un axe de rotation dont les deux extrémités reposent sur les deux plus larges parois de la cuve, opposées l’une à l’autre: cet axe se prolonge d’un côté à l’extérieur pour recevoir la transmission du mouvement qui est très rapide (environ 150 tours par minute). Au-dessous du cylindre se trouve un plan incliné dont la partie supérieure est terminée par une courbe parallèle à celle du cylindre lui- même. Sur le plan incliné est solidement fixée une plaque de cuivre munie, elle aussi, de couteaux. Grâce à cette disposition, il arrive que la cuve se trouve divisée en deux parties dont l’antérieure, dans laquelle commence à s’élever le plan incliné, est remplie du fulmicoton qu’il s’agit de hacher, tandis que la postérieure contient de l’eau pure. Le rapide mouvement de rotation du cylindre entraîne le coton entre ses lames et les lames disposées en dessous et le divise en petites parcelles très menues. Ces parcelles sont poussées jusqu’à l’extrémité supérieure du plan incliné, d’où elles vont tomber dans l’eau du compartiment postérieur et, en absorbant cette eau, se réduisent en une masse pulpeuse.
La partie supérieure de la cuve est fermée par un couvercle convenable,afin d’éviter toute perle de fulmicoton durant le travail.
La pulpe ainsi obtenue est encore lavée dans une grande cuve dite Poacher, de forme cylindrique et à fond plat, cuve pourvue, à l’intérieur, d’une roue à palettes qui permet d’agiter continuellement la masse du colon qu’il s’agit de laver.
On doit consacrer à ces lavages une très grande quantité d’eau très légèrement additionnée de carbonate de sodium ou de lait de chaux, ce qui empêche toute production possible ultérieure de vapeurs nitreuses. On change cinq à six fois l’eau employée et, à cet effet, on applique au fond du poacher un réseau métallique à mailles serrées permettant d’extraire l’eau sans entraîner des parcelles de colon.
On ne cesse les lavages qu’au moment où l’épreuve de résis- lance à la chaleur,qui sera décrite au chapitre VI, donne de bons résultats. Alors on laisse se déposer la pulpe au fond de la cuve après quoi on la recueille et on la soumet à l’action d’une essoreuse; puis on la retire de l’essoreuse sous forme d’une pâte compacte contenant encore 30 0 0 d’humidité en poids.
D’ordinaire, on ne jette pas les eaux des lavages; on les recueille et on les laisse déposer dans des vasques convenables en ciment pour récupérer les restes de nitrocellulose qu’elles ont éventuellement entraînés avec elles.
§ 5. — Moulage.
Le fulmicoton est enfin moulé en cartouches de dimensions diverses et parfois même de formes variées, selon qu’on doit l’utiliser dans l’armée de terre, dans la marine ou dans l’industrie minière.
Comprimé en cartouches, il acquiert une plus grande densité qui améliore ses effets explosifs et sa combustion devient plus régulière.
Avant tout, on épure le fulmicoton en le faisant passer au travers d’un tamis pour enlever les substances étrangères qui auraient pu s’y attacher au cours des opérations précédentes. Ensuite on le moule en gros morceaux au moyen d’une presse verticale. Ces opérations terminées, on le fait passer sous une presse horizontale qui le comprime en cartouches entre deux plaques perforées en acier, en le soumettant à des pressions diverses et successives depuis 600 jusqu’à 900 kilogrammes par centimètre carré. On le réduit ainsi en disques de 5 centimètres d’épaisseur, contenant encore environ 15 0 0 d’eau. On y ajoute alors la quantité d’eau suffisante, de préférence avec une solution de soude ou d’acide phénique.pour lui donner de nouveau 30 0/0 d’humidité. En cet état, il ne présente plus aucun danger: on peut alors le scièr ou le taillerpour lui donner les dimensions voulues ou encore le perforer afin de lui appliquer les amorces.
Pour le fulmicoton destiné à être employé sec dans la fabrication des amorces ou de quelque autre objet, on le dessèche rapidement en l’étendant sur une plaque en fer exposée à un courant d’air chaud.
Quant au fulmicoton humide, on le conserve dans des caisses en bois doublées intérieurement d’une tôle en zinc et fermant hermétiquement. En cet état, on peut le conserver pendant des années sans qu’il s’altère et sans qu’il présente le moindre danger.
D’après M. le professeur Parozzani ‘, le rendement théorique de la nitrification du coton est de 1,8 en fulmicoton ; le rendement pratique atteint 1,6 au maximum.
§ 5. — Fulmicoton en écheveaux ou en flocons.
Le procédé de fabrication jusqu’ici décrit se rapporte surtout à la préparation du fulmicoton comprimé d’après le système Abel. Pour obtenir, au lieu de cela, du fulmicoton en écheveaux ou en flocons, on ne le réduit pas en pulpe et. aussitôt après la nitrification, l’on soumet la matière traitée A des lavages très abondants pour la libérerdes acides dont elle est imprégnée. On la traite ensuite avec une solution bouillante de potasse de densité 1.02, après quoi on la lave encore avec de l’eau pure, puis on la sèche. Pour enlever les dernières traces d’acide qu’il peut encore contenir, on traite enfin le coton avec une solution de silicate de sodium de densité 1,07, puis on le lave doucement et on le sèche à une température de 30 à 35°, en évitant qu’il soit frappé directement par les rayons du soleil.

  1. G. Perozzi. GH esplosivi modern^ 1903.
    CHAPITRE Hl
    Coton collodion.
    Comme on l’a indiqué dans le chapitre premier, les nitrocelluloses ont des propriétés différentes selon leur degré de nitrification. Cette nitrification atteint son maximum dans le f’ulmicoton qui est une trinitrocellulose.
    Dans les diverses applications des nitrocelluloses, les composés intermédiaires et inférieurs trouvent également un très large emploi et, pour l’industrie, les binitrocelluloscs ou pyroxylines ont pris une importance appréciable.
    En effet, quand on fait dissoudre ces dernières dans un mélange d’alcool ou d’éther, elles nous donnent le collodion qui est si largement employé non seulement dans la chirurgie moderne, mais encore dans la préparation de certains médicaments que l’on insère dans des capsules constituées par une mince pellicule de collodion. Le collodion est fréquemment employé pour l’extirpation des cors : il suffit d’hu- mecter le cor avec une plume trempée dans la précieuse substance ; le collodion a en outre fait faire d’immenses progrès à l’art de la photographie ; on lui doit enfin de nombreuses applications industrielles d’utilité pratique.
    Avec la binitrocellulose à laquelle on ajoute du camphre pour diminuer sa sensibilité au choc, on produit encore le celluloïd qui sert à fabriquer des objets d’usage domestique en nombre infini, tels que faux-cols, manchettes, peignes, boîtes, petits meubles, objets d’ornement, etc.
    Mais l’importance extraordinaire de la binitrocellulose
    réside surtout dans ses applications aux explosifs, car, comme on le verra plus loin, sous la dénomination de coton-collodion non seulement elle se combine avec la nitroglycérine pour former les gélatines explosives, mais elle entre encore, comme matière première,- dans la composition de la plupart des poudres sans fumée modernes.
    § 1. — Fabrication du colon-collodion.
    Dans la production du coton-collodion, le mélange acide sulfo-nitriquc doit être plus faible que celui nécessaire pour la fabrication du fulmicoton. L’on mélange donc, dans un • O
    •récipient en grès :
    Lue partie en poids d’acide nitrique de densité 1,42.
    Deux parties en poids d’acide sulfurique de densité 1,23.
    Le coton, préalablement épuré et purifié avec de la potasse caustique, comme on l’a indiqué dans le chapitre II, s’immerge lentement dans l’acide sulfo-nitrique, mais la durée de l’immersion ne doit pas dépasser trois minutes et il faut veiller à ce que la température du mélange ne dépasse point 19°. On place ensuite le colon imprégné d’acide dans d’autres vases en grès en évitant de le laisser égoutter, contrairement à ce qui se passe pour le fulmicoton, car la nitrification ne se trouve terminée qu’au bout de quarante-huit heures environ. L’on procède alors aux opérations successives de lavage, de pulpation, etc.,etc., de même que pour le fulmicoton.
    Le chimiste français De Chardonnet conseille d’exposer le colon que l’on veut nitrifier à la température de 170° pendant au moins six heures, et cela afin de faciliter son épuration.
    §2. — Nitrohydrocellulose.
    Sous l’influence des acides tels que l’acide sulfurique à 45° Baume et à la température de 15®, l’acide chlorhydrique hydraté et les acides minéraux en général, la cellulose se transforme en une substance dénommée hydrocellulose dont la formule est, selon Girard :
    (C’E^O^+IPO)11.
    Une partie en poids de cette matière, immergée dans le mélange de :
    Une partie d’acide nitrique,
    Trois parties d’acide sulfurique •
    et traitée ensuite comme le fulmicoton, donne la nitrohydrocellulose qui est comparable aux nitrocelluloses.
    De même, en dehors du colon, l’on nitrifie les celluloses du bois, le papier, la paille, le jute, la canne à sucre, la mannite et l’on produit : la nitrolignile, la nitropaille, la nilrojule, la nitrosaccharose, la nitromannite, etc.
    Un système pratique de nitrification de la cellulose du bois est proposé par l’anglais Cross, lequel traite :
    Une partie de bois réduite en copeaux avec trois parties d’acide nitrique à la température de 80° C.
    Après une absorption convenable, on exprime le liquide acide en trop et on soumet la substance, dans une lessive de soude, à des lavages que l’on continue jusqu’à neutralisation. L’on ajoute alors de la soude caustique et l’on procède à l’évaporation en échauffant la matière jusqu’à 300° ; la masse prend rapidement une consistance sirupeuse et se transforme peu à peu en une pâte brune.
    On fait ensuite bouillir cette pâte dans de l’eau pure et enfin, par la méthode de cristallisation fractionnée, on extrait de la masse, les résidus d’oxalate, d’acélarte et de carbonate de sodium qu’elle contenait encore.
    CHAPITRE IV
    Propriétés du fulmicoton.
    Comme on l’a déjà fait pour les poudres noires, l’on passera rapidement en revue les propriétés du fulmicoton qui peuvent se résumer, elles aussi, en :
    1° Propriétés physiques ;
    2° Propriétés mécaniques ;
    3° Propriétés chimiques.
    Propriélès physiques. — Le fulmicoton en écheveaux ou en flocons a un aspect extérieur parfaitement identique à celui du coton ordinaire, à cette exception près qu’il est un peu plus rugueux au toucher. En outre, les fils ou les flocons du fulmicoton parfaitement secs s’électrisent par simple frottement; et si on les frotte dans une enceinte humide, ils deviennent lumineux. Cette dernière propriété du fulmicoton est si prononcée que l’on a été jusqu’à fabriquer des plaques pour machines électriques avec du papier nitré.
    Le fulmicoton comprimé, comme dans le système Abel, prend l’aspect d’une pâte compacte de couleur blanche tendant au jaune-paille.
    Le fulmicoton est peu hygrométrique, inodore, sans saveur et insoluble dans l’eau, dans l’alcool, dans l’éther et dans l’acide acétique. Il est légèrement soluble dans l’éther acétique peu concentré et cette solubilité est favorisée par la chaleur.
    La densité absolue est comprise entre 1,40 et 1,50, mais il présente des densités apparentes diverses selon le mode de préparation employé. Ainsi, en flocons, sa densité est de 0,10;
    filé, sa densité estde0,25; comprimé d’après le système Abel, il atteint une densité de 1.
    Le coton-collodion est soluble dans le mélange d’alcool et d’éther, ainsi que dans l’éther acétique. Il développe, en • explosant, une puissance moindre que celle du fulmicoton.
    La nitrohydrocellulose a un aspect pulvérulent ; elle est plus sensible au choc que le fulmicoton.
    Propriétés mécaniques. — Le fulmicoton parfaitement pur, soigneusement préparé et mis en contact avec un corps chaud, s’enflamme à la température de 172° et, s’il est en fils, il éclate violemment. Comprimé, il brûle au contraire avec lenteur en développant une flamme vive. Chauffé progressivement, il s’enflamme à la température de 136° et il a, selon Piobert, une vitesse de combustion huit fois plus grande que celle de la poudre noire. Chauffé rapidement, sa température d’explosion varie de 136° à 180°, selon sa structure.
    Le fulmicoton brûle sans laisser de résidus et il ne dégage pas de fumée sensible, mais il développe une quantité considérable de gaz : oxyde de carbone, acide carbonique, azote, vapeur d’eau, etc., ce qui lui donne justement une puissance explosive extraordinaire.
    La lumière solaire provoque une lente décomposition du fulmicoton ; le même phénomène se produit si le fulmicoton est maintenu pendant longtemps dans une enceinte chauffée à800-100°, ce qui indiquerait une certaine instabilité du produit, instabilité due le plus souvent à la présence d’impuretés ou de résidus d’acide nitrique provenant de sa préparation.
    Luck et Cross pensent que, dans la fabrication du fulmicoton, il se forme un sous-produit du cellulosium qui, se combinant aux nitrates, ne pourrait être séparé de ces derniers par les moyens ordinaires de lavage parce qu’il est insoluble dans l’eau, même chaude, dans l’éther, dans l’alcool, dans la benzine et même dans les solutions de soude, tandis qu’il serait éminemment soluble dans l’acétone. Luck et Cross conseillent donc d’additionner d’acétone les celluloses, ce qui
    donnerait à ces dernières de la pureté, de la stabilité et leur donnerait aussi l’aspect d’une poudre line, dense très blanche, pouvant se comprimer par grandes quantités.
    Le fulmicoton, suivant Berthelot, est très sensible aux explosions par influence.
    Le coton fulminant sec explose même sous l’action du choc d’une balle à fusil.
    A l’air libre, la vitesse de combustion du fulmicoton a été calculée par Piobert comme étant égale ù huit fois celle de la poudre noire.
    Sébert a trouvé que le fulmicoton enfermé dans des tubes en plomb donne une vitesse d’explosion de 4000 mètres à la minute et de 6000 mètres quand il est enfermé dans des tubes en étain.
    Le volume et la nature des gaz produits par la combustion du coton fulminant dépendent desconditionsdans lesquellesa lieu l’explosion ; ils varient avec les densités de lacharge.On aurait trop à s’étendre si l’on voulait résumer ici les résultats obtenus, à ce propos, par les meilleurs expérimentateurs et l’on devrait dépasser le cadre d’un manuel essentiellement pratique. On se bornera donc à dire que la combustion de I gramme de fulmicoton dans le vide a donné des volumes de gaz de 4S0 à 535 centimètres cubes et que, sous des pressions élevées, Karolyi a obtenu 755 volumes de gaz, réduits à la température de 0’ et à la pression de 0,760 m.
    Quant aux produits de la combustion, d’après les expériences de Karolyi. 100 parties de fulmicoton soumises à des pressions élevées auraient donné :
    Oxyde de carbone …. Acide carbonique . . . . Hydrogène protocarboné. . Azote Vapeur d’eau Hydrogène Résidus de carbone non brûlé
    Sous de faibles pressions, l’on obtient encore du bioxyde d’azote aux dépens de l’acide carbonique, de l’oxyde de carbone eide la vapeur d’eau. Mais comme le bioxyde d’azote exerce une forte action corrosive sur les métaux, il est nécessaire, quand on emploie du fulmicoton pour le tir des bouches à feu, d’obtenir l’explosion à des pressions élevées afin d’éviter les effets nuisibles qu’entraînerait la production de ce composé.
    La détonation du coton fulminant qui renferme 5 0 0 d’humidité s’obtient avec des capsules chargées de 1,5 gr de fulminate de mercure. On place la mèche dans la capsule et on introduit cette dernière dans la cartouche de fulmicoton. Les etfets de rupture que l’on obtient sont extraordinaires, la pression initiale produite par le fulmicoton étant de 8730 kilogrammes par centimètre carré. Cette pression est encore susceptible d’augmentation si l’on comprime l’explosif sous un petit volume.
    Le fulmicoton qui renferme plus de 15 0/0 d’humidité s’en- llamme au contact d’une certaine quantité de fulmicoton enflammé, grâce à une capsule de fulminate de mercure. Les seules capsules ordinaires contenant 1,5 gr de fulminate ne suffiraient pas pour produire l’inflammation. Quand on augmente le degré d’humidité, il faut toujours accroître davantage la force de l’amorce en augmentant la charge de fulminate et la quantité du fulmicoton sec mis en contact avec la masse humide.
    Berthelot a calculé théoriquement la chaleur de combustion du fulmicoton comme étant égale à 1572 calories rapportées à 1 kilogramme de matière. Mais les calories développées sont, en réalité, moindres, car même le coton fulminant le mieux préparé contient des quantités, d’ailleurs minimes, de matières moins nitrifiées et, par suite, solubles dans l’eau. Roux et Sarrau ont mesuré expérimentalement la chaleur de combustion du fulmicoton et ils ont trouvé qu’elle variait de 1056 à 1123 calories par centimètre carré.
    Propriétés’ chimiques. — La consliLulion chimique du ful- micolon n’a jamais été bien définie et elle a donné lieu à des hypothèses diverses. Pendant un temps, on a considéré ce corps comme azoté par substitution ; on aurait aujourd’hui démontré que c’est un véritable éther nitrique delà cellulose.
    Les analysesde fulmicoton ellectuées par diverses chimistes ont donné des résultats qui difFèrent entre eux, peut-être par suite du manque d’homogénéité des divers échantillons analysés. Ainsi, par exemple, alors que Schonbein a obtenu, dans ses expériences, pour 100 parties de fulmicoton :
    27,43 parties
    3,61 —
    14,26 —
    54,77 —
    Sarrau et Vieille, dans des recherches plus récentes, ont trouvé :
    Carbone 25,40 parties
    Hydrogène 2,50 —
    Azote 13,30 —
    Oxygène 58,80 —
    Nécessairement la formule chimique du fulmicoton,comme on peut le voir, n’est pas encore bien précisée: aussi connaît- on aujourd’hui presque autant de ces formules qu’il y a eu d’analyses faites du corps en question. Les différents expérimentateurs, partant de l’hypothèse que la formule de la cellulose est un multiple de
    C“ H” O”
    ou, comme le suppose Berthelot, qu’elle est représentée par : ‘ Cls H‘# O‘\
    ont attribué au fulmicoton diverses formules qui peuvent se résumer par les suivantes :
    Ca‘ H” (Az O2)u O20 de Sarrau et Vieille ; ou :
    C4s H!o Oio (Az Q6 Hpo . ou encore
    C« h19 O19 (Az O6 H)11 de Berthelot.
    Par contre, considérant la cellulose comme représentée par la formule :
    C” H’O\ 3HO
    l’anglais Gundill affirme que la formation du fulmicoton est donnée par l’équation :
    G15 H’ O7, 3110 + 3(Az O5 HO) = G12 H7 O7, 3Az O f 6H0.
    CHAPITRE V
    Usages et emploi du fulmicoton.
    Le fulmicoton s’emploie surtout dans l’art de la guerre, soit qu’on l’utilise dans les armes à feu, soit qu’il serve à charger des torpilles ou des projectiles creux.On l’utilise encore,bien que sur une moins grande échelle, dans les travaux de mine et enfin il entre aujourd’hui comme matière première, en des proportions appréciables, dans la composition des gélatines explosives, dans la plupart des poudres à base de salpêtre et dans la fabrication des amorces de diverses sortes.
    Le premier qui a tenté pratiquement d’employer le fulmico- ton dans les armes à feu fut le colonel autrichien von Lenk; mais ses expériences furent bien vite abandonnées en raison de l’instabilité des produits imparfaits alors obtenus et des explosions qui en résultèrent.
    Des tentatives semblables ont été renouvelées depuis, car les avantages que présente le fulmicoton — absence presque totale de fumée dans la combustion, élimination de l’encrassement ou des résidus, diminution du recul et justesse plus grande dans le tir par rapport aux poudres ordinaires — le désignent en tout premier lieu comme explosif pour les armes de guerre : aussi l’étudie-t-on aujourd’hui avec passion, et il donne déjà des résultats satisfaisants dans la préparation des nouveaux explosifs.
    Le coton fulminant préparé d’après le système Abel est un élément très précieux pour la charge des torpilles qui nécessitent l’emploi d’explosifs ne s’altérant point sous l’action de
    l’humidité. On l’a en outre avantageusement utilisé dans le chargement des obus, jusqu’au moment où on lui a substitué l’acide picrique et d’autres composés plus convenables.
    Comme explosif pour les travaux de mine, le fulmicoton humide, comprimé et allumé avec une amorce de fulmicoton sec, ne produit pas seulement des effets huit à dix fois plus puissants que ceux de la poudre noire, il provoque encore un nombre plus grand de fentes dans la roche sans projeter aussi loin les débris. Par contre, il présente l’inconvénient de développer en grande quantité de l’oxyde de carbone qui exerce des effets délétères sur l’organisme des mineurs. On peut du reste éliminer cet inconvénient en mélangeant le fulmicoton avec du salpêtre, afin de transformer, au moment de l’explosion, l’oxyde de carbone en acide carbonique, gaz moins dangereux à respirer.
    Enfin le fulmicoton s’emploie utilement en pyrotechnie,et l’on s’en sert aussi dans la préparation des signaux de détresse des navires, signaux qui, en développant simultanément une lueur très vive et prolongée et une très forte détonation,ont remplacé les légendaires canons d’alarme et les fusées autrefois utilisés par les marines de tout l’univers.
    CHAPITRE VI
    Essais du fulmicoton.
    Avant d’employer le fulmicoton, à quelque usage qu’on le destine, on le soumet à certaines épreuves pour déterminer sa pureté et ses propriétés, épreuves que l’on peut brièvement énumérer comme il suit:
    Aspect physique. — Les cartouches, les disques, les cylindres et autres objets servant à donner au fulmicoton la forme désirée ne doivent avoir aucune tendance à se fendre ou à s’ouvrir , il faut émousser doucement leurs angles et leur donner les dimensions correspondant aux. données réglementaires. Les sections des cartouches doivent être compactes, polies et homogènes.
    Densité. — La densité doit être comprise entre 1,15 et 1,20, sans jamais se trouver inférieure à 1. On la détermine en séchant d’abord l’échantillon que l’on veut expérimenter, puis en divisant son poids par son volume que l’on calcule d’après ses dimensions.
    Dosage de l’humidité. — On détermine l’humidité en séchant un échantillon à la température de 50°, après en avoir d’abord vérifié le poids à l’état normal. La différence de poids donne le degré d’humidité recherché.
    Dosage des cendres. — On place une quantité donnée de lulmicoton, additionnée de paraffine, dans une capsule chauffée au point de produire l’allumage du mélange, lequel ne doit pas laisser, après sa combustion complète, plus de 1 0/0 de résidus en cendres.
    Solubilité. — On lave l’échantillon de fulmicoton deux fois avec de l’eau à la température de 50°. On l’exprime ensuite et on le dessèche dans une étuve à 100% après quoi on prélève 3 grammes de cet échantillon que l’on dissout, à deux reprises, dans un mélange formé de 1 partie d’alcool à 40“ Baumé et de 2 parties d’éther rectifié. On laisse ensuite reposer le tout pendant deux heures, on filtre la matière au travers d’une mousseline, on la comprime entre deux feuilles de papier à filtrer,on élimine l’éther par évaporation,puis on la dessèche et on l’expose à l’air libre deux heures durant. La perte en poids indique la quantité de nitrocellulose soluble qu’il contenait; celte perte ne doit pas être supérieure à 13 1 2 O 0.
    Dosage de l’alcalinité. —Celte épreuve est destinéeà déterminer la quantité de carbonate de sodium que le fulmicoton peut contenir.
    A cet effet, on traite 2 grammes de coton fulminant, sec et pulvérisé, avec 10 centilitres d’une liqueur titrée contenant 20 centimètres cubes d’acide chlorhydrique à 19° Baumé par litre; on décante ensuite et on lave jusqu’à ce que les eaux employées ne présentent plus, à l’essai au nitrate d’argent, aucune trace d’acidité. On neutralise enfin un volume de la solution ainsi obtenue avec un volume égal d’eau mélangée avec 10 centimètres cubes d’une liqueur alcaline-lype, formée d’une solution de 200 grammes de carbonate de sodium par litre d’eau. Le litre trouvé ne doit point dépasser 2 0/0.
    Dosage de l’azote. — Pour établir le degré de nitrification du fulmicoton, l’on a recours, généralement, au nitromètre de Longe. Lorsque l’acide nitrique, dilué ou concentré, se trouve en contact avec du mercure, il se produit une réaction qui donne du sulfate mercureux ou mercurique avec dégagement de bioxyde d’azote. Se fondant sur ce principe, Lunge a imaginé un appareil qui permet, après avoir dissous un échantillon de fulmicoton dans l’acide sulfurique, de mettre ce mélange en présence du mercure avec lequel on l’agite énergiquement. La réaction se produit alors, et tout l’azote, à l’état de AzO, s’accumule à la surface du mercure.
    Le nitromètre de Lunge mesure le volume de AzO et, au moyen de tables jointes à l’appareil, on calcule facilement la quantité d’azote pur que contenait l’échantillon.
    Epreuve de la, résistance à l’action de la chaleur. — Celte dernière épreuve est destinée à vérifier la stabilité du fulmi- coton qui doit, à cet effet, être absolument exempt d’acide libre.
    On dessèche quelques grammes de fulmicoton et, après les avoir exposés à l’air libre jusqu’à refroidissement complet, on les replace dans un tube d’essai suspendu au centre d’un bain- marie porté à la température de 65° à 70°. L’extrémité supérieure du tube émerge d’un trou pratiqué dans le couvercle de cuivre qui recouvre le bain.
    Le tube est fermé par un obturateur en ébonite, traversé en son centre et dans le sens de sa longueur par une baguette en verre qui, à son extrémité inférieure, porte une bande de papier imprégné préalablement d’une solution d’amidon et d’iodure de potassium dans parties égales d’eau et de glycérine.
    Si le fulmicoton est absolument pur, il doit supporter la température du bain, de 65° à 70°, pendant quinze minutes sans que le papier brunisse.
    TROISIEME PARTIE
    Nitroglycérine et dynamites
    CHAPITRE PREMIER
    Glycérine
    En matière d’explosifs, le xix« siècle a marqué une époque si mémorable que l’avenir, on peut l’affirmer sans crainte, pourra difficilement en enregistrer une pareille. C’est qu’en effet, si le dernier mot n’a pas encore été dit sur ce sujet, tout ce que l’on pourra faire désormais ne sera qu’une conséquence de la merveilleuse impulsion donnée par les découvertes du siècle écoulé.
    Parmi ces découvertes, la plus remarquable est certainement celle de la nitroglycérine et son application pratique sous forme de dynamites, dont les vicissitudes historiques ont déjà été mentionnées dans l’introduction.
    La nitroglycérine ou pyroglycérine, comme l’appela à l’origine son inventeur, est le produit de la nitrification de la glycérine pure.
    La glycérine fut découverte en 1779 par Scheele ; elle reçut le nom de glycérine, en 1814, par les soins de Chevreul, qui étudia ses propriétés et sa composition chimique.
    C’est seulement après 1820 que l’on commença à l’utiliser sur une vaste échelle comme produit industriel.
    La glycérine (C* IP O’) est une substance constituant un des éléments essentiels des graisses animales ; on l’oblieni comme produit secondaire dans la fabrication des savons et de la stéarine.
    La glycérine pure est un liquide neutre, clair, visqueux, sans odeur appréciable et sucré au goût. Soluble dans l’eau, dans l’alcool, dans le mélange d’éther et d’alcool, elle est au contraire insoluble dans le chloroforme, dans la benzine, dans l’éther et dans le bisulfure de carbone. Mélangée à □ l’acide sulfurique, elle conserve son aspect physique. Elle est déliquescente et, quand on l’expose à l’air, elle absorbe avidement l’humidité.
    Elle se solidifie facilement, même par un léger froid ;à 100°, elle commence à s’évaporer, à 290° elle entre en ébullition. Elle exerce une action dissolvante sur les terres alcalines, sur les alcalis et sur les oxydes métalliques. Sa densité, à l’état de pureté absolue, est de 1,270 à la température de 1501 Toutefois la glycérine qui se trouve dans le commerce, contenant facilement de 5 à 10 0/0 d’eau, a une densité variant entre 1,232 et 1,251.
    La glycérine existe abondamment dans la nature,combinée avec divers acides dans toutes les substances grasses, tant animales que végétales ; mais elle ne se rencontre jamais à l’état libre.
    A l’origine, on obtenait la glycérine en laissant évaporer les eaux des résidus de la fabrication du savon et en les traitant avec l’acide sulfurique ou avec l’acide chlorhydrique.
    Ensuite on remarqua que le mélange d’acide stéarique et d’acide palmitique, avec lequel on fabrique la stéarine, donne comme sous-produit de la glycérine à l’étal de dissolution dans les eaux résiduelles. On traita alors ces dernières par l’acide sulfurique pour éliminer la glycérine, laquelle était ensuite distillée et filtrée.
    Enfin on revint à l’extraction de la glycérine tirée des résidus de la fabrication des savons, comme étant le procédé donnant le plus grand rendement et la production la plus rapide.
    Dans le récent Congrès de chimie appliquée (le VIe) réuni à Rome, M. E. Barbet de Paris a communiqué son procédé pour l’extraction de la glycérine des vinasses. On évapore ces dernières dans le vide et sous pression. L’on mélange avec de la chaux vive en poudre le sirop ainsi obtenu ; puis ce mélange est lessivé avec de l’alcool dénaturé et très concentré. On procède ensuite à la distillation et, tandis que l’on récupère l’alcool, la glycérine reste au fond de l’appareil ; cette glycérine est ultérieurement épurée et concentrée.
    La glycérine pure s’emploie dans la préparation de quelques médicaments; on l’utilise largement sous forme de savons pour adoucir la peau ou encore de cosmétiques, fort recherchés des vieux élégants qui s’illusionnent eux-mêmes en s’imaginant illusionner le beau sexe. La glycérine est encore d’usage courant dans l’industrie textile et dans celle de la fabrication de la bière, des vins et des liqueurs.
    La glycérine destinée à la préparation de la nitroglycérine doit avoir, lors de l’essai effectué avec l’appareil de Sprengel, une densité d’au moins 1,260 à la température de 15° ; elle ne doit pas marquer moins de 30° au pèse-sirop. Il ne faut pas qu’elle présente de réaction acide : quand on la verse dans l’eau, si elle prend un aspect laiteux, cela indique la présence d’acide oléique en proportion nuisible ; quand on la mélange à volumes égaux avec de l’acide sulfurique et qu’on y ajoute de l’alcool, si le mélange échauffé dégage l’odeur d’ananas, c’est la preuve qu’elle renferme des acides gras tels que l’acide butyrique, l’acide formique, etc.; enfin, quand on la mélange avec le seul acide sulfurique, la glycérine doit demeurer limpide, incolore et inodore et si, au contraire, elle dégage de l’acide carbonique ou de l’oxyde de carbone, cela indique qu’elle contient de l’acide oxalique. Déplus,elle
    doit être parfaitement pure et, conséquemment, ne pas contenir de sels de chaux ou de plomb, des matières grasses et sucrées, de la dextrine, des chlorures.
    On constate la présence des sels de chaux en traitant la glycérine avec de l’oxalale d’ammoniaque qui donne un précipité d’oxalate de chaux; on reconnaît la présence des sels de plomb à l’aide de l’acide sulfhydrique qui donne lieu à un précipité noir ; quant aux matières sucrées, on les reconnaît à la coloration brune que prend la nitroglycérine quand on la fait bouillir avec de la soude caustique; de même, si on fait bouillir 5 gouttes de glycérine diluée dans 120 gouttes d’eau distillée avec 4 centigrammes de molybdate d’ammoniaque, on constate la présence de la dextrine à la coloration bleue que prend le mélange.
    11 est indispensable que la glycérine destinée à la nitrification soit chimiquement pure et ne contienne, autant que possible, aucune impureté de nature quelconque ; la tolérance totale maximum des impuretés est de 0,25 0 0. ‘fout ce qui précède est d’une importance capitale pour la sécurité de la fabrication et pourla stabilité des produits qu’il s’agit d’obtenir.
    CHAPITRE II
    Nitroglycérine.
    La nitroglycérine est le produit de la nitrification de la glycérine pure selon la formule
    C’H* (IPOS)3 + 3(AzO6H) = C6IP (AzOHI)1 + 3
    Sobrero produisait la nitroglycérine en versant un demivolume de glycérine, goutte à goutte, dans 1 volume d’acide nitrique à la densité de 1,52 et dans 2 volumes d’acide sulfurique à la densité de 1,84. Il refroidissait convenablement ce mélange et l’agitait énergiquement durant l’opération, afin d’éviter une élévation excessive de la température. Aussitôt après, il jetait le tout dans 20 volumes d’eau froide et laissait reposer jusqu’à ce que le dépôt au fond du vase se fût complètement formé ; après quoi, il lavait la nitroglycérine jusqu’à neutralisation parfaite, il la décantait et enfin la desséchait dans le vide.
    La production industrielle de la nitroglycérine exige une installation complexe, en rapport avec les diverses opérations nécessaires pour donner un produit parfait, opérations qui se résument comme il suit :
    1° Mélange des acides ;
    2° Nitrification ;
    3U Séparation;
    4° Lavage ;
    5° Filtrage ;
    6° Traitement des résidus.
  2. Chalon. Explosifs modernes.
    § 1er. — Mélange des acides.
    «
    La stabilité du produit dépend essentiellement de la pureté des matières premières et de leurs qualités. Ces qualités, en ce qui concerne les acides, consistent spécialement dans leur degré de concentration.
    L’acide nitrique doit donc avoir une densité non inférieure à 1,525 et ne renfermer, autant que possible, aucune trace de peroxyde d’azote, de chlore, de nitrates de sodium ou de zinc.
    L’acide sulfurique, que l’on ajoute pour l’absorption de l’eau pendant la réaction, doit avoir une densité minimum de 1,84 ; il ne doit contenir ni acide arsénieux, ni produits nitreux, ni sulfate de plomb.
    Le mélange acide se fait dans un récipient en plomb dans lequel on verse :
    Acide nitrique 1 partie
    Acide sulfurique 2 —
    Cela fait, le mélange des deux acides est envoyé, à l’aide d’un monte-acide, dans un autre réservoir également en plomb où on le laisse séjourner vingt-quatre heures pour lui laisser le temps de se refroidir complètement.
    Ce second réservoir est disposé de manière que le mélange acide, après refroidissement complet, puisse s’écouler, par un tube en plomb, dans l’appareil nitrificateur.
    En 1889, Liebert lit breveter un système de préparation de la nitroglycérine dans lequel il ajoutait, au mélange, du nitrate d’ammonium ou du sulfate de fer pour diminuer la sensibilité et augmenter la puissance de ce mélange. ’
    Dans la pratique, beaucoup de fabricants ajoutent, au contraire, du nitrate de sodium ou de potassium.
    2) — Nitrification.
    L’appareil dénommé nitrificaleur dans lequel s’opère le traitement de la glycérine par le mélange acide, consiste en un grand récipient cylindrique en bois, doublé intérieurement de plomb et pourvu de deux parois entre lesquelles circule un courant d’eau froide. Le long de la paroi interne du récipient courent en outre des serpentins concentriques réfrigérants dans lesquels s’écoule un rapide courant d’eau très froide. Au fond, on a disposé un robinet de décharge qui communique avec un grand réservoir à demi rempli d’eau pure. La partie supérieure du récipient en bois est fermée par un couvercle convexe pourvu de regards latéraux en cristal par lesquels l’ouvrier chargé de la nitrification surveille la marche de cette dernière. Au centre du couvercle s’élève une cheminée servant à l’échappement des vapeurs et communiquant, par suite, avec l’air extérieur. Un regard en cristal, pratiqué à la base de la cheminée, permet à l’ouvrier d’observer la couleur des vapeurs. Des tubes qui, d’en haut, traversent le récipient dans presque toute sa longueur et qui sont appelés bar- boteurs, apportent, à l’intérieur, de l’air comprimé destiné à agiter continuellement la masse liquide durant l’opération. Enfin l’appareil se trouve complété par deux thermomètres qui marquent les températures de la couche supérieure et de la couche inférieure duliquide.
    Les dimensions du récipient sont proportionnées à l’importance de la production ; mais elles doivent être calculées de telle sorte que la charge n’occupe jamais plus des deux tiers du récipient.
    Pour la nitrification, il est nécessaire que la glycérine, *
    avant de passer dans le nitrificaleur, soit filtrée, ce qui donne une plus grande garantie de sa pureté. Il faut en outre que la glycérine soit fluide: il faut donc la maintenir à la température de 20° environ, afin qu’elle ne s’épaississe point par refroidissement.
    Quand on a introduit dans le récipient le mélange acide et que l’on a fait entrer en activité, après les avoir convenablement réglés, les réfrigérants et les barboteurs de manière que la température du liquide ne dépasse point 18°, on injecte la glycérine à raison de 0,50 partie, sous forme de pluie, jusqu’au centre du mélange, et cela au moyen d’un injecteur à air convenable.
    Durant cette opération, il importe que la température du mélange ne dépasse jamais 30* et, à cet effet, on règle convenablement l’introduction de l’air comprimé.
    Si, malgré cela, la température dépasse 30°, la décomposition survient et se manifeste par une teinte rougeâtre suivie d’un abondant développement de vapeurs rutilantes. Dans ce cas, et aussitôt que la température du liquide a atteint 30°, l’ouvrier, suivant au travers des regards la marche de l’opération, ouvre aussitôt le robinet de décharge, afin que la masse acide se déverse dans l’eau du réservoir et que la décomposition prenne fin, ce qui évite une explosion.
    Comme, au moment de l’immersion du mélange acide dans l’eau, il se développe une quantité considérable de chaleur, le réservoir doit avoir des dimensions telles que la moitié de son volume, l’autre moitié étant remplie d’eau, soit au moins huit ou dix fois plus grande que celui qu’occupera le mélange acide, afin que ce dernier puisse rapidement se refroidir, grâce à l’intervention d’une certaine quantité d’air comprimé que l’on introduit dans le réservoir au moyen d’un dispositif approprié, afin d’agiter de façon continue la masse liquide.
    Boutmy et Faucher, afin de fractionner en grande partie la quantité de chaleur qui se produit pendant la réaction et ainsi éviter l’emploi d’appareils réfrigérants, ont modifié le procédé de nitrification de la glycérine en employant deux mélanges binaires formés respectivement : le premier, de 100 parties de glycérine et de 320 parties d’acide sulfurique (onprépare ce mélange en versant goutte à goutte la glycérine dans l’acide) ; le deuxième, de 280 parties d’acide sulfurique et de 280 parties d’acide nitrique, mélangés selon les règles usuelles. Une fois qu’ils ont été convenablement refroidis, on verse successivemenlles deux composés binairesdans un récipient cylindrique en grès où le mélange est abandonné à lui-même pendant douze heures au moins, car la combinaison, dans de pareilles conditions, s’effectue d’une manière normale, mais très lentement.
    Le rendement d’un pareil système atteint rarement 90 0 0, tandis que le système décrit en premier lieu donne un rendement en nitroglycérine qui atteint jusqu’à 215 0 0 de la glycérine employée.
    2) — Séparation.
    La séparation de la nitroglycérine et des acides s’opérait, à l’origine, dans le nitrificateur même. En effet, les acides ayant une densité plus grande que la nitroglycérine, il suffirait, une fois l’opération terminée, de laisser reposer le mélange, pour que l’excès des acides se précipitât au fond du récipient, se séparant ainsi de la nitroglycérine qui surnageait à la surface du liquide acide ; ensuite on décantait la nitroglycérine.
    Mais aujourd’hui le travail de séparation se fait généralement dans un local spécial où est installé le séparateur. Ce dernier appareil consiste en un autre récipient identique à celui de nitrification, doublé lui aussi de plomb et portant un couvercle convexe avec une cheminée centrale pour le dégagement des vapeurs. Ce récipient porte également des regards permettant d’exercer la surveillance utile, ainsi que deux thermomètres ; latéralement, il est pourvu d’un tube servant à l’introduction de l’air comprimé, lorsqu’il y a lieu de diminuer la température à l’intérieur.
    Une fois la nitrification de la glycérine régulièrement effectuée, on relie, au moyen de tubes de plomb, le robinet de décharge du nitrificateur avec le séparateur dans lequel on verse le mélange, puis on laisse reposer en maintenant, au moyen de l’air comprimé, une température constante de 18 à 20°.
    La nitroglycérine se réunit lentement à la partie supérieure du liquide et, au bout d une heure à peu près, la séparation est etïecluée, comme on s’en rend facilement compte par la ligne parfaite de séparation que l’on remarque entre la couche inférieure composée de résidus acides à l’aspect dense et laiteux et la couche supérieure, limpide et d’une couleur jaune clair, qui est constituée par la nitroglycérine pure.
    Celte dernière s’enlève du séparalear par décantation et est versée dans un vase en bois, doublé de plomb et rempli jusqu’à moitié d’une eau pure que l’on agite énergiquement au moyen d’un barboteur convenable à air comprimé.
    Le séparateur porte à sa base un tube de décharge poui vu d’un regard en cristal et divisé, grâce ù trois robinets distincts, en tout autant de canalisations différentes^
    Une fois la nitroglycérine pure extraite, on fait fonctionner le tube de décharge et, quand on ouvre le premier robinet, la masse de résidu-acide que contient le séparateur passe dans un autre récipient semblable pour y subir une seconde séparation qui a, comme résultat, la récupération de la nitroglycérine que les acides avaient entraînée avec eux. Quand les acides sont écoulés et que l’ouvrier préposé à l’opération remarque que le liquide constituant le résidu est trouble, il ferme le premier robinet et ouvre le second qui conduit ce mélange impur dans des seaux où on le recueille pour le détruire ensuite. Le troisième robinet, dit de sûreté, n’est ouvert que dans le seul cas où, par suite d’une élévation excessive de température, il devient nécessaire de renverser le contenu du séparateur dans un récipient spécial à demi rempli d’eau pure, semblable à celui déjà mentionné à propos du nitrificateur.
    § i. — Lavage.
    Le récipient dans lequel on recueille la nitroglycérine provenant du séparateur a la forme d’un cylindre ou d’un tronc de cône à fond incliné ; il est muni, comme le séparateur, d’un tube intérieur latéral qui le traverse du haut en bas et forme plusieurs tours dans le fond. Ce tube sert à l’introduction de l’air comprimé destiné à régler la température du liquide de lavage, température qui doit être maintenue entre 15° et 30°. Au-dessous de 15° on provoquerait la congélation, au-dessus de 30° une réaction. La congélation peut être empêchée par l’addition rapide et graduelle d’eau tiède ; la réaction ne peut être empêchée et, par suite, il faut l’éviter absolument.
    Quand on a introduit la nitroglycérine dans le récipient de lavage, on ajoute graduellement de l’eau pure destinée à entraîner les traces d’acide qui accompagnent presque toujours la nitroglycérine. Cette dernière se précipite au fond grâce à sa plus grande densité, et l’on change l’eau qui surnage en lui substituant une nouvelle quantité d’eau additionnée de carbonate de sodium. On agite alors la masse liquide en faisant fonctionner le barboteur pour etlêctuer un deuxième lavage, suivi d’un troisième et au besoin d’un quatrième jusqu’à ce que la neutralisation soit complète.
    5) — Filtration.
    L’appareil de filtration se trouve placé, d’ordinaire, à la base des récipients de lavage de la nitroglycérine; il est formé des vases cylindriques en bois revêtus de plomb et munis, à leur orifice supérieur, d’un double châssis garni de flanelles de filtration. Entre le premier et le second filtre, on place une couche de gros sel de cuisine parfaitement desséché.
    Une fois les lavages effectués et l’eau décantée, on ouvre le robinet de décharge du récipient de lavage, et la nitroglycérine se déverse sur le premier filtre où elle laisse les dernières traces de corps étrangers qu’elle peut contenir, puis elle passe sur le second filtre. Au passage, la couche de sel absorbe les restes d’eau qui accompagnent la nitroglycérine, et celte dernière se dépose au fond du vase. La filtration terminée, on la recueille, au moyen de seaux en caoutchouc et on la verse dans des réservoirs coniques où on la laisse reposer durant vingt-quatre heures, afin qu’elle se sépare des dernières traces d’eau qui remontent à la surface. On décante cette eau, et il ne reste plus, dans les réservoirs, que la nitroglycérine pure.
    5) — Traitement des résidus.
    Dans la fabrication de la nitroglycérine, il se produit de très abondants résidus qui exigent un traitement spécial non seulement pour la récupération des acides, mais surtout en vue de la sécurité de la fabrication, des ouvriers et du public en général.
    Les résidus se partagent en résidus acides de la séparation et en résidus provenant des lavages.
    Les premiers sont toujours riches en glycérine et en nitroglycérine que l’on doit absolument recueillir par une deuxième opération de séparation identique à la première, mais effectuée dans un local spécial et avec un séparateur également spécial. L’extraction de la nitroglycérine qui se sépare peu à peu du mélange acide, doit se faire fréquemment, afin d’éviter des accumulations dangereuses ; on doit avoir le soin de maintenir la température du mélange constamment aux environs de 20° ; l’opération doit s’effectuer sans la moindre interruption et sous la surveillance incessante de l’ouvrier qui, à la première apparition de vapeurs rutilantes, fait intervenir
    l’air comprimé et qui, si cela ne suffit point pour arrêter la réaction, ouvre la soupape de décharge afin que le liquide se déverse dans les récipients de sûreté.
    Le mélange acide, complètement exempt de nitroglycérine, s’emploie généralement pour la fabrication d’engrais chimiques ; on le traite, à cet effet, avec des phosphates naturels. Par contre, dans certaines fabriques on le dénitre, c’est-à-dire que l’on sépare l’acide azotique de l’acide sulfurique par un procédé convenable qu’il n’y a pas lieu de décrire ici ; ensuite chacun des deux acides est dûment purifié et concentré.
    Les eaux de lavage doivent aussi être complètement débarrassées des petites quantités de nitroglycérine qu’elles peuvent contenir ; on les neutralise ensuite afin que, en passant, par les tuyaux de décharge, de la fabrique à l’extérieur, elles ne compromettent pas la végétation et qu’elles ne souillent pas les cours d’eau voisins.
    La nitroglycérine, récupérée grâce au traitement des résidus de toutes sortes, est lavée et filtrée d’après les procédés ordinaires.
    Quant aux résidus pâteux recueillis au cours des précédentes opérations, on les détruit chaque jour par combustion dans un endroit éloigné pour éviter tout accident.

CHAPITRE 111
Propriétés de la nitroglycérine
La nitroglycérine parfaitement pure a l’aspect d’un liquide huileux, inodore et presque incolore, à part une très légère teinte d’un jaune clair. Elle a une saveur caustique et, même prise à très petites doses, elle produit des effets d’intoxication très marqués qui agissent principalement sur la vue et sur le cerveau, produisant en même temps une prostration générale de tout Forganisme. L’intoxication se produit le plus souvent par le contact direct du liquide avec la peau de la main ou de toute autre partie du corps. Le repos, la ventilation, les compresses glacées, les frictions avec des solutions de potasse caustique ou d’acide iodhydrique et l’absorption de café noir bien fort sont les remèdes le plus généralement prescrits contre un commencement d’empoisonnement par la nitroglycérine. Il convient donc, quand on manie ce corps, de faire usage de gants en caoutchouc pour éviter tout contact direct.
La nitroglycérine est le plus énergique explosif jusqu’ici connu. Sa constitution chimique est donnée, d’après Berthelot, par la formule
G6 H* (Az OG H3).
Son équivalent est 227 résultant de la formule ci-dessus :
Carbone
Hydrogène 5
Azote 42
Oxygène 144
Total 227
Donc la nitroglycérine, que l’on considérait comme un composé nitré par substitution, semblerait au contraire être un éther nitrique de la glycérine.
A la température de 15°, elle a une densité de 1,60.
Elle est insoluble dans l’eau, dans la térébenthine, dans la solution de soude caustique, dans l’acide chlorhydrique; elle se dissout lentement dans l’alcool pur, dans l’alcool méthyli- que, dans l’éther, dans l’acétone, dans l’huile d’olive, dans la benzine, dans le phénol, dans le toluol, etc.
A la température ordinaire, la volatilisation de la nitroglycérine est presque insensible ; à 40’, elle dégage une odeur caractéristique et sa solubilité dans l’alcool augmente ; à 50° elle commence à se vaporiser ; si l’on augmente lentement la température, à 100° elle développe des vapeurs de peroxyde d’azote; enfin, au-dessus de 110’, elle finit par se décomposer lentement et sans explosion. Par contre, une rapide élévation de température la fait exploser instantanément et avec violence à 217°.
La nitroglycérine explose sous l’action du fulminate de mercure, et aussi sous l’action d’un choc un peu sensible. Le fulminate et le choc la font éclater avec une violence énorme, et sa facilité d’explosion se trouve augmentée par la chaleur.
Alors que, théoriquement, la nitroglycérine chimiquement pure ne se solidifie qu’à — 20°, en réalité, la nitroglycérine industrielle se congèle à 8° en prenant la forme de longues aiguilles prismatiques opaques et sa densité augmente jusqu’à 1,735. En ce dernier état, elle est peu sensible à l’action du choc. Le dégel survient quand on élève la température à 11° et on l’obtient en immergeant la nitroglycérine dans un bain-marie d’eau tiède. Pour effectuer une pareille opération, il faut absolument s’abstenir de faire usage de la chaleur émanant directement du foyer car, le dégel survenant alors trop rapidement, il se développerait facilement des vapeurs nitreuses qui provoqueraient l’explosion.
La facilité avec laquelle la nitroglycérine se congèle et les
graves inconvénients résultant de ce défaut, ont amené de nombreux chimistes à rechercher des substances qui, unies à la nitroglycérine, abaisseraient sa température effective de solidification, en la rapprochant autant que possible de la température théorique. Ce sujet sera traité au chapitre V, § 6, traitant des dynamites incongelables.
La nitroglycérine chimiquement pure présente une stabilité presque absolue, au point qu’elle peut se conserver indéfiniment. Toutefois c’est un produit si délicat que Faction de l’humidité, même la plus légère, suffit pour l’altérer et provoquer sa décomposition spontanée. De même, la mise en contact avec presque tous les composés nitriques, la présence de simples traces d’acide libre, l’action des rayons solaires déterminent la décomposition de la nitroglycérine,— décomposition qui commence à se manifester par des taches verdâtres à la surface du liquide et se développe par suite de la production de vapeurs nitreuses, de protoxyde d’azote et d’acide carbonique qui, à mesure que la réaction progresse, s’enflamment et entraînent l’explosion de la matière.
La nitroglycérine, sous Faction de l’acide iodhydrique, se décompose en glycérine et en peroxyde d’azote. De même, les métaux avides d’oxygène, tels que le fer, le plomb,l’étain,etc., peuvent déterminer des réactions lentes de la nitroglycérine, par suite du développement de vapeurs nitreuses.
Mise en petite quantité au contact d’une flamme, la nitroglycérine brûle sans exploser. Elle s’allume, mais difficilement, sous Faction de l’étincelle électrique. De fortes étincelles multiples peuvent cependant provoquer son explosion.
D’après Berthelot, la formule de détonation de la nitroglycérine est représentée par :
OH»(Az‘H)’=3 C’O* + 5 IIO + 3Az +O
La quantité considérable d’oxygène que contient la nitroglycérine, produit la complète transformation de ses éléments

lors de l’explosion et est en partie la cause de sa puissance extraordinaire.
La nitroglycérine, en raison de son excessive sensibilité au choc, ne s’emploie jamais pure comme explosif. Aussi la fabrique-t-on en grandes quantités pour la transformer immédiatement en dynamites ou en l’un des autres très nombreux explosifs dont elle est la base,comme on l’expliquera ci-après.
La nitroglycérine s’utilise encore directement dans diverses applications thérapeutiques. C’est ainsi qu’on l’administre par injection dans divers cas d’empoisonnement ; elle entre dans des solutions alcooliques pour la guérison de l’asthme, de l’artériosclérose,de Fangine de poitrine et d’autres affections similaires; on en forme des pilules pour combattre les migraines, les névralgies, les maladies des reins et tant d’autres affections plus ou moins graves dont a à souffrir la misérable humanité, qui trouve souvent la guérison dans ces mômes agents qui, employés, d’autre part, dans un but criminel, apportent trop fréquemment la douleur et la ruine.
CHAPITRE IV
Classification des dynamites
Comme on l’a déjà dit dans l’introduction (découverte des nouveaux explosifs), la dynamite fut inventée par l’ingénieur suédois Nobel, lequel rendit possible l’emploi, comme explosif, de la nitroglycérine, en mélangeant celte dernière avec une substance poreuse et finement pulvérisée qui, l’absorbant intimement, réalise la séparation par une simple action mécanique. En outre, Nobel fit une très importante découverte — à savoir que l’explosion proprement dite de la dynamite ne peut être produite que par une amorce spéciale au fulminate de mercure.
En effet, un des caractères des dynamites est de n’éclater ni par simple inflammation ni sous l’action d’un choc modéré, mais bien d’exploser avec une force extraordinaire, même sous l’eau, grâce à la violente action produite par l’explosion du fulminate de mercure.
La première dynamite fabriquée par Nobel était préparée avec une silice spéciale et extrêmement poreuse qui n’agissait que comme agent absorbant de la nitroglycérine et n’entrait en aucune manière dans son action explosive.
Nobel lui-même perfectionna plus tard son invention en substituant à la silice une base nouvelle par elle-même, explosive et susceptible d’ajouter son action propre à celle de la nitroglycérine, en transformant la puissance déflagrante de cette dernière en une force plus maniable et propulsive.
Dès lors surgirent de nombreux inventeurs qui utilisèrent
la nitroglycérine pour produire une variété infinie d’explosifs qui ont reçu l’appellation générique de dynamites et qui peuvent se classer en deux grands groupes :
1° Les dynamites à base inerte ;
2° Les dynamites à base active.
Le second groupe, à son tour, se subdivise en trois classes selon la nature des explosifs leur servant de bases, savoir :
1° Dynamites à base de nitrates ;
2° Dynamites à base de chlorates ;
3° Dynamites à base de pyroxyles ou substances obtenues par la nitrification des celluloses.
CHAPITRE V
Dynamites à base inerte
La dynamite à base inerte s’obtient par le mélange de la nitroglycérine avec une substance fine et poreuse. On produit ainsi une masse plastique à laquelle on peut donner une forme quelconque et que l’on peut loger dans des carions, dans des caisses et transporter soit par chemin de fer, soit sur les routes ordinaires, sans qu’elle offre plus de dangers que la poudre ordinaire.
La première dynamite Nobel se fabrique avec le Kieselguhr ou guhr, qui se rencontre en grandes quantités dans le Hanovre et qui n’est autre chose qu’une sorte de silice presque pure, friable, poreuse, douce au loucher quand elle est finement pulvérisée, et constituée par des myriades de restes fossiles d’infusoires.
Le produit Nobel se compose ordinairement de :
Nitroglycérine 75 parties.
Kieselguhr 25 —
C’est là le dosage adopté pour la production de la dynamite n° 1 ; par une graduelle diminution de la quantité de nitroglycérine et une augmentation correspondante du kieselguhr, on produit les dynamites n° 2 et n° 3.
Fabrication. — Le kieselguhr destiné à la préparation de la dynamite ne doit contenir ni fragments de quartz, ni substances organiques, ni humidité.
11 faut enlever le quartz avec un soin tout spécial.
On élimine les substances organiques et l’humidité par la calcination du kieselguhr,qui s’effectue dans un four à réverbère où la matière à traiter, étendue en une mince couche remuée fréquemment avec un rateau en fer, est portée au rouge. Ensuite on refroidit, on moud et on tamise finement cette matière. Enfin on la loge dans des sacs, à l’abri de l’humidité.
Le travail d’absorption de la nitroglycérine se fait dans des huches dites de pétrissage. On y introduit le kieselguhr dans les proportions voulues. La nitroglycérine, qui doit être limpide et complètement exempte de toute trace d’humidité, es’, apportée, dans des seaux de caoutchouc remplis aux deux tiers, et cela avec de grandes précautions afin d’éviter tout égouttage, même minime, de liquide sur le plancher, dans le local de pétrissage. On la verse sur le kieselguhr qui l’absorbe et l’ouvrier chargé du travail pétrit au fur et à mesure et avec soin le tout, jusqu’à ce qu’il ait obtenu une pâte homogène et de teinte uniforme, pâte que l’on fait ensuite passer au travers des mailles d’un tamis et que l’on confectionne enfin en cartouches.
Les cartouchières consistent en des presses à main qui moulent la dynamite en cylindres de dimensions déterminées, dits cartouches.
Chaque cartouche est enveloppée dans du parchemin ou dans du papier paraffiné. On loge les cartouches terminées dans des petites caisses en bois d’une contenance normale de 25 kilogrammes, puis on place ces caisses dans un magasin.
L’heureuse découverte de Nobel, qui permettait d’utiliser la merveilleuse puissance de la nitroglycérine, trouva bientôt de nouvelles et nombreuses applications.
Le même composé Nobel acquit une puissance plus grande par la préparation de la
Dynamite n° O, composée de :
Nitroglycérine 90 parties.
Kieselguhr 10
Le kieselguhr fut encore associé à d’autres substances destinées à abaisser la température d’explosion de la nitroglycérine, et ainsi on produisit la
Wetterdynamite a la soude, composée de :
Nitroglycérine 52 parties.
Carbonate de sodium 31 —
Kieselguhr 14 —
A la catégorie des Welterdynamites appartiennent : La poudre d’AnDEER, formée de :

Quelquefois à la composition de la poudre d’Ardeer on ajoute du nitrate de potassium ;
La Carbodynamite *, formée de :
Nitroglycérine 90 parties.
Charbon de liège 8,50 —
Carbonate de sodium 1,50 —
Selon Reid et Borland, les inventeurs de la carbodynamite, le charbon de liège absorberait la nitroglycérine de manière à rendre impossible toute exsudation de cette dernière, même après une longue immersion dans l’eau ;
La Pantopollite, mélange de :
Nitroglycérine et naphtaline …. 70 parties.
Kieselguhr 20 —
Sulfate de barium 7 —
Craie 3 —

  1. Voir page 273.
    Mais d’autres substances poreuses vinrent bientôt constituer la base inerte des dynamites, par exemple la silice, le tripoli, le sable ordinaire, le coke pulvérisé, les briques triturées, le mica, et l’on eut :
    La Dynamite rouce :
    Nitroglycérine 68 parties.
    Tripoli 32 —
    La Dynamite blanche :
    Nitroglycérine 75 parties.
    Terre siliceuse naturelle 25 —
    La Dynamite noibe :
    Nitroglycérine 45 parties.
    Coke pulvérisé et sable 55 —
    La Fulgurite solide :
    Nitroglycérine 60 parties.
    Farine de froment et carbonate de magnésium. 40 —
    La Fulgurite liquide : •
    Nitroglycérine 90 parties.
    Farine et carbonate de magnésium. … 10 —
    La Boritine :
    Nitroglycérine 37,50 parties.
    Kieselguhr 12,50 —
    Acide borique 50 —
    La Jones :
    Nitroglycérine 35 parties.
    Kieselguhr et sulfate de chaux 65 —
    La Dynanite mowbray :
    Nitroglycérine 52 parties.
    Mica 48 —
    La Dynamite américaine, mélange de nitroglycérine et de poudre de coke avec de l’acétate de calcium ;
    La Dynamite au boghead, dans laquelle la nitroglycérine est absorbée par les cendres de la matière bitumineuse de Boghead (Écosse), cendres qui sont un mélange de silice et d’alumine.
    Quelques-unes des bases ci-dessus ne peuvent absorber la nitroglycérine dans le véritable sens du terme ; elles ne font que la subdiviser superficiellement et s’intercalent entre ses molécules : par suite, les dynamites formées avec ces bases présentent facilement et bien souvent les inconvénients de la nitroglycérine pure.
    De même, la laine et le coton contribuèrent à la production des dynamites à base inerte, et l’on eut :
    La Fulminatine, dans laquelle on emploie les bourres de tissus de laine pour absorber la nitroglycérine ;
    La dynamite de Graydon, que l’on obtient en immergeant du tissu de laine ou de coton dans la nitroglycérine jusqu’à saturation, puis en recouvrant le tout avec du papier paraffiné fixé au tissu, lequel est ensuite enroulé de manière à former des charges cylindriques.
    On a enfin essayé d’autres absorbants inertes que l’on n’a pas tardé à abandonner parce qu’ils contenaient des substances susceptibles de produire des réactions ou qu’ils réagissaient au contact d’acides ou d’autres matières.
    CHAPITRE VI
    Dynamites à base active
    Les dynamites à base inerte furent bientôt préférées aux autres explosifs utilisés à l’époque et ont été, pendant de longues années, largement employées dans les mines. Cependant, les chercheurs ne cessèrent pas de s’occuper de la nouvelle invention et ils s’attachèrent à la perfectionner pour en tirer des effets toujours plus grands et pour éliminer, autant que possible, les inconvénients présentés par la dynamite ordinaire. C’est ainsi que l’on en vint à employer comme bases des substances explosives par elles-mêmes, en les mélangeant à la nitroglycérine dans la préparation des nouvelles dynamites.
    On fabriqua donc des dynamites en mélangeant la nitroglycérine tantôt avec la poudre noire, tantôt avec un composé binaire de salpêtre et de charbon, tantôt avec du nitrate de barium et de la résine, tantôt avec d’autres mélanges iden- / O
    tiques et enfin avec les pyroxyles.
    Les avantages que présentent ces nouveaux explosifs, comparés à la dynamite ordinaire, sont très appréciables, car la substance explosive servant de base à la nouvelle dynamite n’ajoute pas seulement sa propre action à celle de la nitroglycérine, mais elle multiplie encore les effets résultant de cette action. C’est ainsique la poudre noire, par exemple, qui, dans les conditions ordinaires, explose en produisant un effet relativement lent et progressif, éclate instantanément sous l’action de la^nitroglycérine et que sa température d’explo
    sion atteint un degré beaucoup plus élevé, en développant conséquemment une plus forte quantité de gaz. En définitive, la base ajoute sa force explosive à celle de la nitroglycérine avec laquelle elle est combinée.
    Très grand est le nombre des dynamites à base active jusqu’ici imaginées et fabriquées. On peut les comprendre toutes dans les trois classes sus-énoncées, savoir : Dynamites à base de nitrates, dynamites à base de chlorates, dynamites à base de pyroxyles.
    § 1. — Dynamites à base de nitrates.
    Les dynamites à base de nitrates sont celles comprenant, parmi leurs substances composantes, des nitrates de potassium, de sodium ou d’ammonium. En substituant de pareilles substances à la base inerte, on n’a pas eu seulement en vue une augmentation de la puissance de l’explosif; on a voulu en outre diminuer le défaut d’exsudation de la nitroglycérine, défaut très marqué dans les dynamites à base siliceuse et spécialement dû à l’action de l’humidité ; on a voulu également abaisser le degré de congélation qui, dans les dynamites à base inerte, est fort élevé.
    C’est Nobel lui-même qui eut le premier l’idée, en 1867, de substituer au kieselguhr, comme substance absorbante, la poudre noire finement pulvérisée. Il obtint alors la
    Dynamite grise composée de :
    Nitroglycérine 20 à 25 parties.
    Poudre noire de mine …. 80 à 75 —
    Ensuite apparut un nouveau type, formé de :
    Nitroglycérine 52 parties.
    Nitrate de potassium 30,50 —
    Carbonate de sodium 1,50 —
    Sciure de bois 16 —
    Celte nouvelle catégorie de dynamites ne tarda pas à rencontrer un accueil favorable et Nobel eut naturellement de nombreux imitateurs qui prirent des brevets pour de nombreuses variétés de son explosif.
    Parmi les plus importantes de ces variétés, nous trouvons les Dynamites Judson brevetées en 1876 et composées de :
    ■ Type RRP Type 3 F Nitroglycérine …. 5 parties. 20 parties.
    Nitrate de sodium. . . 61 — 53,90 —
    Soufre 16 — 13,50 —
    Charbon bitumineux. . 15 — 12,60 —
    Les substances solides sont pulvérisées sous forme de grains et mélangées entre elles à la température de 140°, de manière que le soufre se répartisse dans la masse, en adhérant aux petits grains sans les agglomérer. On ajoute alors la nitroglycérine qui n’est pas absorbée, mais qui se divise en recouvrant superficiellement chaque grain.
    La dynamite Judson a une puissance de moitié supérieure à celle des dynamites à base inerte, mais sa fabrication est plus délicate et plus dangereuse.
    On trouve encore par ordre chronologique :
    En 1872 la Subatine :
    Nitroglycérine 78 parties.
    Nitrate de potassium 8 —
    Charbon 14 —
    Le charbon employé doit être extrêmement poreux et inflammable ;
    En 1878 la Paléine composée de :
    Nitroglycérine
    Paille nitratée
    Nitrate de potassium. . . Fleur de soufre . . . . Fécule
    Grâce à l’addition d’un hydrocarbure quelconque, la paléine, qui est déjà par elle-même peu sensible à la percussion, résiste même au choc d’une balle de fusil et, pour exploser, exige l’intervention de puissants détonateurs.
    Parmi les dynamites hydrocarburées, on peut citer : L’Explositif Monakay, dans lequel la nitroglycérine est absorbée par un mélange formé de : .
    Noir de fumée 0,200
    Terre 2
    Nitrate de sodium 0,200
    Borax 0,200
    Carbure d’hydrogène liquide. . . 0,125
    Les Litiioclastites qui se fabriquent en Espagne depuis 1881 et dans lesquelles entrent des hydrocarbures dans des proportions suffisantes pour que leur complète oxydation résulte de l’excès d’oxygène fourni par la décomposition de la nitroglycérine ; .
    La Nitromagnite composée de la nitroglycérine et d’hydrocarbonates de magnésium.
    Revenant à l’énumération des dynamites à base de nitrates, nous trouvons encore :
    En 1881, la Pétralite, composée de :
    Nitroglycérine 60 parties.
    Nitrate de potassium 16 —
    Palmitate de cétile 1 —
    Carbonate de chaux 1 —
    Lignine 6 —
    Charbon spécial 16 —
    Le palmitate de cétile est la partie principale de la matière grasse cristalline connue sous le nom de spermaceti * ;
  2. F. Salvati. Vocabolario di polveri ed esplosivi.
    En 1882, le Litiiofracteur formé de :
    Nitroglycérine 52 parties.
    Kieselguhr et sable 30 —
    Charbon de terre 12 —
    Nitrate de sodium 4
    Soufre. . 2 — (jui n’est, comme on le voit, qu’une pâte formée de dynamite avec une sorte de poudre noire ;
    En 1883, VAmidogène :
    Nitroglycérine 75 parties’.
    Nitrate d’ammonium 4 —
    Paraffine 3 —
    Charbon 18 —
    En 1888 une nouvelle variété de :
    Carbodynamite dans la composition à base inerte ‘de laquelle on a ajouté du nitrate de potassium.
    D’autres variétés multiples du même genre de dynamite ont été proposées et adoptées, comme par exemple :
    Les poudres Castellanos :
    Nitroglycérine 40 parties.
    Nitrate de potassium 25 —
    Picrate de potassium 10 —
    Sels inertes 10 —
    Charbon 10 —
    Soufre 5 —
    La dynamite à l’amidon:
    Nitroglycérine 68 parties.
    Poudre nitralée d’amidon 32 —
  3. Voir page 266.
    Les Explosifs Goad composés de :
    Nitroglycérine. … 75 parties. 30 parties. 30 parties.
    Nitrate de potassium. .5 — 50 — »
    Poudre de bois mort .20 — 20 — 10 —
    Poudre noire de mine. » » 60 —
    < *
    La Dynamite Etna :
    Nitroglycérine. . . …. 65 parties.
    Pulpe de bois nilrée 35 —
    La Dynamite Fowler :
    Nitroglycérine 20 parties.
    Nitrate d’ammonium 56,25 »
    Sulfate de sodium anhydre 18,75 »
    Charbon 5 »
    La Fulmison, avec du son nitré comme absorbant ;
    Les Dynamites de kadmite, contenant de la poudre noire ;
    La Krummel, la Méganite, la Rexite, la Stonite, contenant de la sciure de bois nitré avec ou sans carbonates ;
    La Kallénite, dont la substance absorbante consiste en des feuilles d’eucalyptus et des écorces d’arbre nitrées ;
    La Kelly, analogue à la précédente, c’est-à-dire contenant des feuilles calcinées d’eucalyptus et de la poudre nilrée de bois de chêne ;
    La Norris, brevetée en 1901 est composée de :
    Nitroglycérine 70 parties.
    Mononilrobenzine 15 —
    Huile empyreumatique 14 —
    Magnésie 1 —
    sans parler de nombreuses autres variétés à peu près identiques aux précédentes.
    Il convient pourtant de faire remarquer ici que le nitrate d’ammonium et le nitrate de sodium, bien qu’on les utilise largement dans la fabrication des dynamites à cause de leur grande énergie, ont le grave défaut de présenter une hygro- métricité excessive, qui fait que ces nitrates se séparent facilement de la nitroglycérine, si l’explosif se trouve exposé à l’humidité. Par suite, de tous les nitrates celui qui doit recevoir la préférence est le nitrate de potassium, en raison de ce qu’il est le moins hygrométrique de tous.
    2) . — Dynamites à base de chlorates.
    Les dynamites à base de chlorates sont celles dont les nitrates se trouvent accompagnés de chlorates ou remplacés par ces derniers — ce qui augmente leur puissance mais diminue leur sécurité, aussi bien dans la fabrication que dans l’emploi.
    C’est ce qui explique le succès limité de ce genre de dynamites. Nous indiquerons pourtant la composition de quelques-uns des types principaux, savoir :
    Le Nitrolkrut, breveté dès 1876 par Berg, en Suède, et composé de :
    Nitroglycérine 24 parties.
    Chlorate de potassium 30 —
    Nitrate de potassium ou de sodium. . . 46 —
    La Nisebastine, qui remonte également à 1876 et est un mélange de :
    Nitroglycérine 55 parties.
    Charbon 22 —
    Chlorate de potassium 19 —
    Carbonate de sodium 4 —
    La Gotham :
    Nitroglycérine 66 —
    Chlorate de potassium 20 —
    Nitrate de potassium 4 —
    Écorce de chêne en poudre 10 —
    La Kraft :
    Nitroglycérine 65,36parties.
    Chlorate de potassium 16,96 —
    Nitrate de potassium 15,18 —
    Poudre de bois de chêne 12,50 —
    Les dynamites du type Seranine, celles dites Ercole (Hercule), la Fluorine et autres similaires, dans lesquelles la nitroglycérine se trouve associée au chlorate de potassium et à une substance organique ou à plusieurs.
    La fabrication des dynamites à base de chlorates exige l’emploi d’une nitroglycérine absolument neutre, car même une seule trace d’acide sulfurique entrant en contact avec le chlorate de potassium déterminerait l’explosion de ce dernier et, par suite, celle du mélange au cours même du travail.
    2) . — Dynamites à base de pyroxyles.
    Par dynamites à base de pyroxyles, on entend celles qui, généralement connues sous les noms de gélalineset de gommes, comportent dans leur composition une quantité plus ou moins grande de nitrocelluloses.
    Une première tentative de réalisation de ces explosifs fut faite en Autriche par Trauzl qui, en 1867, associa la nitroglycérine au fulmicoton et produisit, sous forme de pâte, un explosif constitué de :
    Nitroglycérine
    Fulmicoton
    Charbon
    L’explosif Traulz ne s’altérait pas sous l’action de l’eau ; même après plusieurs jours d’immersion dans l’eau, on parvenait à le faire exploser à l’aide d’une forte amorce au fulminate de mercure. Mais l’essai de Trauzl n’eut pas alors d’applications pratiques ; on se borna à employer quelquefois sadynamite comme amorce pour provoquer l’explosion de la dynamite ordinaire congelée.
    Presque en même temps que Trauzl et en 1867 également, Abel, en Angleterre, associa la nitroglycérine au fulmicoton additionné d’un corps oxydant, tel que le chlorate ou le nitrate de potassium, et d’un carbonate. Il produisit ainsi quelques variétés de dynamites parmi lesquelles, entre autres :
    LaGcvoxYLiNE, composée de :
    Nitroglycérine 65,50 parties.
    Fulmicoton 30 —
    Nitrate de potassium 3,50 —
    Carbonate de sodium 1 —
    Mais le fulmicoton proprement dit, en raison de son insolubilité caractéristique, ne pouvait s’associer intimement à la nitroglycérine : aussi l’explosif Abel eut le même sort que l’explosif Trauzl.
    Ce fut encore Nobel qui trouva la formule décisive du nouveau composé quand, en 1875, il découvrit que le coton-collodion ou dinitrocellulose soluble, C8 H8 (AzO8)2 O5, se dissolvait dans la nitroglycérine chaude. Il mélangea alors 93 parties de nitroglycérine et 7 parties de dinitrocellulose soluble, en ajoutant un peu de camphre et de benzine, et produisit une dynamite qu’il appela gélatine explosive. Ce dernier produit s’imposa immédiatement par ses qualités éminentes et se substitua bien vite aux dynamites à base inerte qui, aujourd’hui, sont presque entièrement abandonnées
    2) 4. — Fabrication des gélatines explosives.
    Avant tout, il est indispensable que les matières premières, nitroglycérine, coton-collodion et autres substances qui seront indiquées plus loin et qui concourent à la fabrication des gélatines, présentent la pureté la plus absolue.
    1 Voir page 294. .
    Le citron-collodion ou pyroxyline (G’ IIs AzO2)! O5 ne doit pas, en outre, contenir de nitrocellulose insoluble, dont on ne peut tolérer que des traces minimes.
    La pyroxyline, que l’on conserve ordinairement à l’état humide, doit, avant d’être ajoutée à la nitroglycérine, subir un séchage parfait. On opère ce séchage dans un local spécial où le coton-collodion est disposé en couches minces sur des châssis convenables, entre lesquels on fait circuler des courants d’air chaud. La température ambiante ne doit jamais dépasser 40° ; aussi place-t-on dans l’intérieur du local utilisé comme séchoir un thermomètre d’après les indications duquel se règle la température. Un autre thermomètre,plongé dans la masse de pyroxyline, indique la température de cette dernière. On remue de temps à autre le coton pour faciliter le séchage. Une fois le séchage terminé,on fait passer le coton au travers d’un tamis pour le diviser finement, puis on l’enferme dans des sacs en caoutchouc afin d’empêcher qu’il entre en contact avec l’air extérieur.
    La solution de la nitrocellulose dans la nitroglycérine est dite gélatinisation, car le premier corps, en se dissolvant dans le second, se transforme en une substance gélatineuse d’une consistance plastique.
    L’appareil destiné à l’exécution de ce travail consiste en une série de récipients en bois à double paroi, intérieurement doublés de plomb. Entre les deux parois circule un courant d’eau chaude destiné à élever jusqu’à 50° la température dans l’intérieur des récipients. Ces derniers sont disposés de manière qu’un seul courant d’eau les réchauffe simultanément et d’une façon uniforme. Afin d’éviter toute élévation excessive de la température, on dispose d’un réservoir d’eau froide qui peut entrer en communication avec la canalisation d’eau chaude, aussitôt que le thermomètre en indique la nécessité.
    Une fois qu’on a mis en circulation lecourant d’eau chaude que l’on a versé dans les récipients, avec les précautions convenables, la nitroglycérine que la température de cette dernière a atteint 45°, on y immerge peu à peu la nitrocellulose et on remue la masse avec une pelle en bois, en évitant absolument tout frottement contre les parois du récipient. Quand l’opération est terminée, on laisse reposer pendant environ une demi-heure, en maintenant la température à 40°- 50°. Ensuite, on fait passer la matière obtenue dans le pétrin. Ce dernier consiste en une cuve de bronze formée de deux parties cylindriques superposées et à double paroi, rendant possible la circulation de l’eau chaude ou de l’eau froide selon les besoins. L’intérieur de la cuve renferme deux arbres, auxquels sont fixées des palettes hélicoïdales en bronze. Les axes tournent à des vitesses différentes et en outre en sens inverse, de manière que les palettes, dans leur mouvement, pétrissent d’une façon uniforme la gélatine soit seule, soit mélangée avec d’autres substances, lorsque d’autres substances doivent entrer dans la composition de l’explosif.
    Enfin, on procède à l’encartouchement d’après un système identique à celui employé pour les dynamites à base inerte.
    La dinitrocellulose ou pyroxyline se dissout seulement à chaud dans la nitroglycérine ; elle se dissout par contre rapidement à la température ordinaire dans l’acétone, dans les éthers acétique, éthylique, méthylique, dans les nitrobenzines, etc. On a donc songé à éviter l’opération toujours dangereuse du chauffage delà nitroglycérine en traitant le cotoncollodion avec un des dissolvants susdits ; une fois qu’on a obtenu sa gélatinisation, l’on ajoute le coton-collodion à la nitroglycérine, et éventuellement aux autres substances, dans le pétrin; puis on effectue l’encartouchement.
    On peut facilement se rendre compte pourquoi la nouvelle application de Nobel a trouvé des imitateurs actifs, pourquoi de nombreuses variétés de gélatines ou de dynamites-gommes ont bientôt fait leur apparition dans le champ fécond des explosifs.
    Il serait superflu d’énumérer toutes les diverses nilrogéla- lines qui, jusqu’à ce jour, ont été brevetées, car la plupartd’entre elles diffèrent bien peu de la dynamite-gomme du type Nobel. En somme, cette dernière est encore celle qui, pour les usages industriels, possède les plus grands avantages de stabilité, de force, de plasticité, etc. ; c’est pourquoi on la produit dans toutes les fabriques de dynamite, surtout en Italie.
    Nous mentionnerons toutefois quelques types qui, eu égard à leur composition, méritent une mention particulière.
    Une série assez importante de dynamites est donnée par le type à Yammoniaque.
    A l’origine nous trouvons :
    L’Ammoniakkrut, qui fut inventée en Suède dès 1867 et qui est une dynamite à base de nitrate, car elle est donnée par le mélange suivant:
    Nitroglycérine 14 parties.
    Nitrate .d’ammonium 80 —
    Charbon 6 —
    Après l’application faite par Nobel de la dinitrocellulose soluble, celle dernière entra dans la composition des :
    Dynamites a l’ammoniaque, dont on fabrique de nombreux types présentant à peu près les compositions suivantes, savoir: Nitroglycérine. . . -10 parties. 40 parties. 20 parties. Nitrate d’ammonium. 45 — 45 — 75 —
    Dinitrocellulose . . 10 — 10 — 5 —
    Nitrate de sodium . 4,70 — 5 — »
    Ocre 0,30 — » »
    Pour corriger l’hygrométricité du nitrate d’ammonium, certains fabricants y ajoutent de la paraffine.
    Nobel, lui aussi, utilisa en 1879 le nitrate d’ammonium et produisit la :
    Dynamite Extra:
    Nitroglycérine 48,40 parties.
    Dinitrocellulose 1,60 –
    Nitrate d’ammonium 31,50 parties.
    Charbon 5 . —
    Farine de seigle 9 —
    Soude 1 —
    Ocre 0,50 —
    Les dynamites à l’ammoniaque ont le défaut d’être déliquescentes et de laisser facilement exsuder la nitroglycérine.
    Malgré cela, on en fabrique en France, en Belgique, en Angleterre. En Suède, depuis 1880 on fabrique : .
    La Forcite :
    Nitroglycérine 61 parties.
    Coton-collodion 3,50 —
    Nitrate d’ammonium 25 —
    Poudre de bois sec 6,50 —
    Magnésie 1 —
    On produit également :
    La Gélatine a l’ammoniaque :
    Nitroglycérine 30 parties.
    Nitrate d’ammonium 67 —
    Coton-collodion 3 —
    et la Gelignite a l’ammoniaque:
    Nitroglycérine
    Nitrate d’ammonium
    Coton-collodion
    Sous le nom générique de :
    Gelignites, on fabrique depuis 1897 des dynamites-gommes qui sont utilisées avec avantage surtout dans les mines de houille et qui sont formées à peu près de :
    Nitroglycérine
    Dinitrocellulose
    Nitrate de potassium 29
    Poudre de bois 8
    Quelques types de gélignite contiennent même un oxalate alcalin. •
    Au type des gelignites appartient la gélatine explosive désignée sous le nom de Dualine, que l’on fabrique en Suède, en Angleterre et en Californie, en combinant la nitroglycérine à la poudre Schultze .
    Le nitrate de sodium également, malgré sa déliquescence, entre dans un grand nombre de gélatines qui, sous le nom de :
    Dynamites a la soude, se composent approximativement de :
    Nitroglycérine 40 parties.
    Nitrate de sodium 43 —
    Cellulose 17 —
    Dans ce type, il faut noter 1’
    Atlante, gélatine fort employée en Angleterre et en Amérique, et composée de :
    Nitroglycérine 75 parties 50 parties.
    Poudre de bois nitré … 21 — 14 —
    Nitrate de sodium …. 2 — 34 —
    Carbonate de magnésium .2 — 2 —
    Le nitrate de potassium, de même que les nitrates d’ammonium et de sodium, ne pouvait être négligé; on a donc préparé les :
    Dynamites a la potasse, composées de :
    Nitroglycérine 48 parties.
    Nitrate de potassium 39 —
    Cellulose 13 —
    Comme on le voit, il y en a pour tousles goûts, on pourrait presque dire pour tous les appétits. En elfet, nous rencontrons : le sulfate de magnésie et la térébenthine dans la
    Dynamite Brown :
    Nitroglycérine 30 parlies.
    Nitrate de potassium 40 —
    Sulfate de magnésium 24 —
    Térébenthine 4 —
    Coton-collodion 1 —
    Carbonate de sodium 1 — ;
    la nitrobenzine dans la
    Dynamite d’Arles :
    Nitroglycérine 86 parties.
    Coton-collodion 10 —
    Nitrobenzine 4 — ;
    1c nitrate de barium dans 1’
    Oarite :
    Nitroglycérine 20 parties.
    Nitrocellulose 10 —
    Dinitrobenzine 10 —
    Nitrate de barium et de potassium. . 60 — ;
    1’oxalate d’ammonium dans la
    Saxonite qui contient de 1′
    Oxalate d’ammonium 27 parties,
    avec 73 parties d’un mélange c imposé de :
    Nitroglycérine 58 parties.
    Nitrate de potassium 26 —
    Nitrocellulose 4 —
    Poudre de bois 6,5 —
    Eau 5 —
    Chaux 0,5 —
    L’oxalate d’ammonium doit être au préalable finement pulvérisé.
    L’addition de l’oxalate d’ammonium, hydraté ou non, rend l’explosion moins violente, car elle abaisse la température de
    décomposition de l’explosif, en absorbant des quantités considérables de chaleur.
    Enfin on produit des dynamites en supprimant tout à fait, ou presque, la nitroglycérine elle-même à laquelle on a substitué d’autres substances nitrées.
    En effet, dans les mines de Cornouailles (Angleterre), on emploie la *
    Riieinische-Dynamit, composée de :
    Solution de naphtaline dans la nitro
    glycérine 75 parties.
    Kieselguhr 23 —
    Chaux 2 —
    et, dans les pays Scandinaves, on produit la Vigorine, formée de :
    Nitroline ou nitroglucose . .
    Cellulose nitrée
    Nitrate de potassium. . . .
  • Chlorate de potassium . . .
    § 5. — Dynamites spéciales sans flamme, dites Grisouliles.
    Au sixième Congrès international de chimie appliquée réuni à Rome au mois d’avril 1907, M. le professeur Watteyne, de Bruxelles, a provoqué une intéressante discussion à propos de la classification des explosifs dits desûreté, en ce qui concerne leur emploi dans les mines où se dégagent des gaz explosifs connus sous l’appellation générique de grisou. A dire vrai, cette discussion n’a abouti à rien, car elle s’est terminée par un ordre du jour du Congrès qui se réduit à un vœu très platonique. Cet ordre du jour dit textuellement :
    « Le sixième Congrès international de chimie appliquée, « réuni à Rome en 1907 :
    « Vu les confusions qui ont déjà, jusqu’ici, été constatées
    « et qui sont de nature à compromettre la sécurité des mineurs, « émet le vœu que l’on adopte des nomenclatures différentes « et distinctes pour séparer les explosifs de sûreté, au point « de vue de leur maniement, des explosifs de sûreté par rap- « port à leur manière de se comporter vis-à-vis du grisou et « des poussiers.
    « Les premiers pourront seuls continuer à porter le nom « d’explosifs de sûreté. »
    Quoi qu’il en soit,il faut féliciter M. le professeur Watteyne de son initiative, et il y a lieu d’espérer que le septième Congrès, qui se réunira à Londres en 1909, donnera une solution définitive de la question.
    En attendant, il ne sera pas inutile de signaler quelques- unes de ces dynamites spéciales qui ont pris, dans les pays miniers, une singulière importance.
    On comprend sans peine que la flamme développée par les explosifs ordinaires constitue un constant et très grave danger dans les mines où se développent facilement les gaz dits grisou. Pour éliminer une pareille menace, Millier et Aufs- chlæger de Cologne inventèrent, en 1887, la
    Grisoutite, composée d’un mélange de dynamite ordinaire et de 50 0 0 du poids de cette dernière en carbonate ou en sulfate de magnésium, substances qui ont la propriété de retenir, en combinaison avec le nouvel explosif, une certaine quantité d’eau de cristallisation qui peut atteindre jusqu’à 30 0 0. Celte eau, en se libérant, absorbe une certaine quantité de chaleur qui diminue la température des produits de l’explosion et en même temps supprime la flamme, mais toutefois en atténuant également la puissance de l’explosif.
    Pour la plupart, les dynamites au nitrate d’ammonium se sont révélées par leurs qualités comme étant, ainsi que disait M. le professeur Watteyne, antigrisouteuses, car en effet elles donnent une flamme très faible en raison de la basse température de décomposition de ce nitrate. Avec une pareille base on a fabriqué, comme on l’a déjà vu, de nombreuses variétésde dynamites auxquelles il faut ajouter les dynamites spéciales pour les mines de houille, comme par exemple la
    Bellite, mélange de :
    Nitrate d’ammonium 80 parties.
    Dinitrobenzine
    Ces deux substances solides sont finement pulvérisées, puis mélangées intimement dans une tonne cylindrique tournant sur elle-même et chauffée par de la vapeur jusqu’à 100°. La dinitrobenzine entre en fusion et enveloppe les molécules du nitrate, leur donnant ainsi une espèce de vernis qui les protège contre l’action de l’humidité. Avant le refroidissement complet de la masse, c’est-à-dire lorsque celle-ci conserve encore des qualités plastiques, on en forme des cartouches comprimées.
    La Bellite explose à l’air libre sous l’action d’une amorce contenant un demi-gramme de fulminate de mercure.
    Parmi les nombreuses poudres du genre de la Bellite, on peut citer
    la Forcite antigrisouteuse :
    Nitrate d’ammonium 70 parties.
    Nitroglycérine 29,10 —
    Nitrocellulose 0,60 —
    D’autres types importants de dynamites antigrisouteuses sont /, les Carbonites ;
    Nitroglycérine 25 parties. 30 parties. 25 parties.
    Nitrate de sodium … 31 — — 30,5 —
    Nitrate de potassium . . — 28,5 — — —
    Sulfure de benzol … 0,5 — — — —
    Farine de seigle ou de bois 40 — 36,5 — 39,5 —
    Carbonate de sodium. . . 0,5 — — — — —
    Bichromate de potassium. — — 5, — 5, —
    la Kinite :
    Nitroglycérine 26 parties.
    Nitrate de barium 33 —
    Farine de bois 40,5 —
    Carbonate de sodium 0,5 —
    sans parler de nombreuses autres qu’il serait superflu d’énumérer ici.
    § 6. —Dynamites incongelables.
    Un des plus graves inconvénients de la dynamite, même à base active, ainsi qu’on l’expliquera dans le chapitre suivant, consiste en ce que sa congélation commence d’ordinaire à -J- 10°. La suppression d’un pareil inconvénient a donné lieu à des recherches de la part des savants, recherches qui jusqu’ici, malgré des tentatives réitérées et en apparence couronnées de succès, n’ont pas eu d’applications pratiques.
    Dès 1889 Liebert, en France, breveta un mode de préparation de la nitroglycérine qui devait la rendre incongelable, et cela en additionnant de 5 0/0 d’alcool isoamylique la glycérine à nitrifier.
    En 1890, M. Woiil, de Berlin, proposa de chauffer, à la température de 130°, la glycérine avec de l’acide sulfurique concentré additionné d’alcool éthylique avant de procéder à la nitrification. On obtiendrait ainsi un produit incongelable.
    Mais, comme on l’a dit, on n’a pas encore obtenu, dans la pratique, des dynamites incongelables, et les découvertes sur ce point sont encore dans la période des recherches.
    Il semble pourtant que le problème est aujourd’hui résolu, à en juger du moins par les très importantes communications faites au récent congrès de Rome dont il a déjà été fait plusieurs fois mention.
    Ces communications ont été au nombre de deux. La première émane d’un Français, M. le Dr Leroux, qui a exposé que, le dinilrotoluol étant soluble dans la nitroglycérine et gélatini-
    sant la nitrocellulose, il a pu l’employer en l’associant, à raison de 10 0/0, aux deux autres matières pour produire une dynamite-gomme. Il a ainsi obtenu un produit qui ne gèle pas, même à la température de — 20° et qui conserve toute la puissance et la sensibilité pratique des dynamites de l’espèce.
    L’autre communication, non moins importante, est due à un Italien, M. leDr Vezir-Vender. Ce dernier a fait ressortir comment ses premiers essais d’abaissement de la température de congélation de la nitroglycérine ont eu lieu au moyen de l’addition de nilrobenzine, puis de l’orthonitrotoluol. Ces premiers essais n’ont absolument pas été alors satisfaisants.
    Il a ensuite essayé l’emploi d’acides organiques et a choisi les acétines comme possédant une très grande puissance dissolvante sur les nitrocelluloses, au point que la triacéline, par exemple, dissout le fulmicoton lui-même en donnant une gélatine parfaite. M. Vender a remarqué en outre que la dinitromonoformine et la dinitromonoacétine, mélangées à la nitroglycérine dans la proportion de 10 à 30 0/0, donnent des explosifsqui ne se solidifient qu’à — 20° environ. Mais comme ces substances ont par elles-mêmes une puissance explosive presque égale à celle de la nitroglycérine, jointe à une plus grande stabilité sous l’action de la chaleur, et comme elles sont insolubles dans l’eau de même que la nitroglycérine, M. Vender les a associées à cette dernière pour produire des gélatines véritablement incongelables et pratiques qui s’emploient aujourd’hui sous le nom de Gélatine Vender et dont la préparation commence par le mélange des éthers précités.
    Ces éthers, ainsi que l’inventeur l’a exposé au Congrès : « S’obtiennent en nitrifiant les éthers monoacides de la « glycérine avec de l’acide nitrique d’une densité supérieure « à 1,40 ou avec des mélanges d’acide nitrique. On peut « encore les obtenir directement en nitrifiant des mélanges
    « de formines ou d’acétines monobasiques et de glycérine.
    « Par exemple on obtient la dinitromonoacétine avec des « rendements d’environ 95 0/0 par rapport au chiffre théori- « que en introduisant lentement 10 parties de monoacétine « dans un mélange de 100 parties d’acide nitrique à 1,530 et « 25 parties de dissolution à 25 0/0 de SO puis en refroidis- « saut de manière que la température ne dépasse point 25°. « On jette dans l’eau, on lave avec de la soude diluée froide, « puis avec de la soude diluée à 70°.
    « La dinilroacétine ainsi obtenue se présente comme une « huile légèrement jaunâtre qui, d’après les indications du « nitromètre, contient 12,5 0/0 d’azote à la densité de 1,45 à « 15° ; elle est insoluble dans l’eau, dans le sulfure de car- « bone, dans la benzine ; elle se dissout, sans s’altérer, dans « l’acide nitrique, dans la nitroglycérine, dans l’alcool éthy- « lique et méthylique, dans l’acétone et dans les acélines. « Elle n’explose pas par l’action du marteau sur l’enclume, « mais on la fait facilement exploser avec une capsule. Dans « le cylindre normal de Trauzl, 10 grammes fournissent un « accroissement de volume de 450 centimètres cubes. Ladini- « troacétine possède une grande puissance dissolvante gélati— « nisante pour les nitrocelluloses, et elle gélatinise même à « froid le fulmicoton avec 13,4 0/0 de Az, fournissant des gé- « latines plus ou moins molles jusqu’à des gélatines cornées « parfaitement homogènes. Ces gélatines peuvent être main- « tenues, à environ — 20° C, en contact avec des cristaux de « nitroglycérine, sans se congeler.
    « D’une manière analogue on obtient la dinitroformine ; et, « en nitrifiant le produit obtenu en chauffant de la glycérine « avec moitié de son poids d’acide oxalique, d’abord à 100° « puis, durant environ vingt heures, à 140-150°, enfin en lavant « avec de la soude diluée chaude, on obtient un mélange de « nitroformine et de nitroglycérine contenant environ 30 0 0 « de dinitroformine et 70 0/0 de dinitroglycérine — mélange « que l’on peut employer directement dans la fabrication de
    LES EXPLOSIFS
    « gommes, de gélatines et de dynamites pratiquement incon- « gelables. »
    Les dynamites incongelables Vender sortent de la fabrique de dynamite de Cengio, qui appartient à la Société italienne des produits explosifs.
    CHAPITRE VH
    Propriétés des dynamites.
    § 1er. — Propriétés des dynamites à base inerte.
    La dynamite ordinaire est une substance blanche, brune ou roussûtre selon la base employée, inodore, pâteuse, grasse et onctueuse au toucher. Quand elle est excessivement grasse et qu’elle laisse exsuder la nitroglycérine, c’est un signe qu’elle contient une trop grande quantité de ce dernier corps, et alors elle est presque aussi dangereuse que la nitroglycérine pure. Si, au contraire, elle est plutôt sèche, quand on la met en contact avec la flamme, elle s’allume et brûle lentement sans exploser; elle peut également résister à toute percussion qui ne produit pas en même temps une élévation suffisante de température.
    La dynamite a une densité de 1,40 à 1,60 et possède, d’une manière générale, toutes les propriétés physiques de la nitroglycérine, y compris les propriétés toxiques. Elle gèle, comme la nitroglycérine, à la température de-]-8°,en se transformant en une masse dure; elle n’explose alors que sous l’action d’amorces beaucoup plus puissantes que celles qui lui sont nécessaires à l’état normal.
    Le dégel ne doit être opéré que par l’immersion dans l’eau tiède, car il deviendrait dangereux si l’eau même était soumise à une forte élévation de température: il importe donc que cette eau ne soit pas à une température dépassant 30°.
    Pour les usages militaires, il est inutile d’opérer le dégel de la dynamite : on peut l’utiliser môme gelée à la condition d’employer des amorces chargées de 2 grammes de fulminate de mercure. Par contre, quand il s’agit d’une dynamite à l’état naturel, une quantité de 0,6 gr. de fulminate suffit.
    La constitution chimique des dynamites à base inerte est presque identique à celle de la nitroglycérine pure. Pour déterminer le titre de la dynamite, il suffit d’en traiter une quantité donnée avec de l’éther, lequel,en dissolvant la nitroglycérine, libère la base. On fait évaporer la solution au bain de sable et on pèse le résidu.
    La dynamite s’enflamme à la température de 200°. Mise en contact avec un corps en ignition,elle prend feu et brûle lentement. Mais si on la renferme hermétiquement dans un récipient aux parois solides et qu’on la soumette à l’action de la chaleur, elle explose avec violence dès qu’elle atteint son degré de combustion. De même, quand elle est emmagasinée en grandes quantités et qu’elle s’enflamme par suite d’une cause quelconque, les couches intérieures de la masse atteignent la température d’inflammation quand elles sont encore comprimées par les couches supérieures et elles provoquent souvent l’explosion instantanée de toute la masse.
    La lumière solaire peut influer sur la décomposition de la dynamite, mais seulement quand elle est accompagnée d’une chaleur considérable, comme celle obtenue par la concentration des rayons solaires au moyen d’une forte lentille.
    Plus la température est élevée, plus la dynamite devient sensible à la percussion.
    La dynamite fabriquée avec une nitroglycérine parfaitement neutre a une grande stabilité et se conserve pendant de longues années. Elle n’est pas hygroscopique, mais si on la laisse pendant longtemps au contact de l’eau, cette dernière pénètre peu à peu dans les pores de la silice et en expulse la nitroglycérine qui exsude sous forme liquide : aussi la dynamite mouillée est-elle extrêmement dangereuse.
    La dynamite à base inerte trouve son emploi dans les mines, étant donné qu’elle possède une puissance de propulsion extraordinaire. Mais, pour les usages militaires, la dynamite à base inerte est d’une application dangereuse, parce que non seulement elle éclate avec violence sous la percussion directe d’une balle de fusil, mais encore parce qu’elle peut éclater par influence à la suite de l’explosion d’une cartouche peu éloignée, c’est-à-dire par explosion sympathique.
    §2. — Propriétés des dynamites à base active et des gélatines.
    La dynamite-gomme, comme toutes les gélatines explosives en général, est une substance de consistance plastique, d’une couleur jaune-ambrée, rarement susceptible d’exsudation, d’une densité de 1,50 à 1,60 et qui peut se mouler sous une forme quelconque. Elle brûle à l’air libre sans exploser, pourvu qu’on ne l’amoncelle pas en grandes masses. Elle explose sous l’action d’amorces contenant au moins 1 gramme de fulminate. Exposée à la chaleur et échauffée lentement, elle explose à la température de 204°.
    La dynamite-gomme conserve ses propriétés, même quand elle est maintenue pendant un certain temps dans l’eau. L’eau exerce seulement une très légère action dissolvante sur sa couche superficielle, en libérant un peu de nitroglycérine, mais sans attaquer en quoi que ce soit les couches inférieures. Elle gèle à 7°, tout en conservant souvent sa plasticité naturelle . Il est donc prudent, dans les saisons ou dans les endroits où règne une basse température, de la dégeler à l’eau tiède même quand elle ne présente point les caractères extérieurs de la congélation.
    La dynamite-gomme possède une stabilité plus grande que celle de la dynamite à base inerte; elle est, en outre, bien moins sensible au choc.
    L’addition de très petites doses de camphre ou de benzine
    la rend plus maniable et d’un transport plus sûr sans que sa puissance s’en trouve altérée; mais alors il est nécessaire d’employer des amorces plus énergiques pour la faire exploser.
    Gélatine explosive de guerre l. — Etant donné, comme on vient de le dire, que l’addition du camphre rend la dynamite- gomme presque insensible aux actions mécaniques, on a cherché à accroître cette insensibilité pour utiliser celte sorte de dynamite comme explosif de guerre en augmentant la dose de camphre. On a ainsi produit la
    Gélatine explosive de guerre composée de:
    Nitroglycérine 86,i parties
    Fulmicoton soluble 9,6 —
    Camphre 4 —
    La gélatine explosive de guerre a le même aspect que la dynamite-gomme avec des propriétés identiques. Elle présente toutefois une plus grande insensibilité et elle résiste, sans exploser, même à la percussion d’un projectile lancé par une bouche à feu placée à une petite distance. En outre, elle explose difficilement par influence, ce qui permet de l’employer dans les torpilles. Moins sensible à l’action du froid, elle gèle plus difficilement, et son dégel s’effectue rapidement, sans produire des exsudations de nitroglycérine. Gelée, elle perd son élasticité et devient plus sensible au choc, mais sans qu’il en résulte une atténuation de ses propriétés destructives. Pour exploser, elle exige une puissante amorce généralement formée de 50 grammes de fulmicoton sec et d’une capsule de 1 gramme de fulminate de mercure.
    La gélatine explosive de guerre, bien qu’employée sur une large échelle, est à tort considérée comme ayant une stabilité supérieure à celle de toutes les antres dynamites. Au contraire elle éprouve, avec le temps, une lente décomposition qui la rend acide; par suite, ses propriétés s’altèrent et sa sensibilité devient plus grande.
  1. Voir p. 277.
    CHAPITRE VIII
    Essais de la nitroglycérine et des dynamites.
    Essais de la nitroglycérine. — La nitroglycérine doit être parfaitement neutre, ne présenter aucune trace d’eau et résister à l’action de la chaleur à la température de 70°.
    Son alcalinité se détermine avec le papier de tournesol. On prend une bande de papier de tournesol dont une extrémité est plongée dans la nitroglycérine qu’il s’agit d’examiner, tandis que l’autre extrémité se trouve dans un vase rempli d’eau distillée. L’examen ultérieur du papier donne l’épreuve recherchée.
    L’eau est dosée par différence après dessiccation à l’aide du chlorure de calcium.
    L’essai de la résistance à la chaleur se fait dans le tube d’épreuve déjà indiqué (partie II, chapitre VI, page 244) pour le fulmicoton. La température est portée à 70°. La nitroglycérine doit résister à l’action de cette température pendant au moins quinze minutes, sans que s’altère la teinte du papier à l’amidon ioduré.
    Il est en outre utile de doser l’azote contenu dans la nitroglycérine, ce qui se fait au moyen du nilromètre de Lnnge, comme on l’a déjà indiqué pour le fulmicoton.
    Essais des dynamites. — Les essais auxquels on soumet les dynamites sont généralement le dosage de l’humidité et de l’acidité; la détermination de l’exsudation, de la résistance à la chaleur, de la stabilité, le dosage.
    L’humidité se dose en desséchant l’échantillon donné à l’aide d’une pompe pneumatique spéciale, soit encore par l’action du chlorure de calcium.
    La dynamite, mise en morceaux et placée en contact avec du papier de tournesol bleu et humide, ne doit donner aucune trace d’acidité. Si la couleur du papier vient à tourner au rouge, si légèrement que ce soit, il faut rejeter la dynamite et la détruire, car sa conservation comporterait un très grave danger.
    Si le parchemin enveloppant la dynamite est gras et onctueux, cela provient de ce qu’il y a un commencement d’exsu, dation de la nitroglycérine. Cette exsudation peut résulter de causes diverses : congélation, élévation de la température, humidité, fabrication défectueuse. La dynamite parfaite, soumise à une pression douce et graduelle jusqu’à 5 kilogrammes par centimètre carré, ne doit pas laisser exsuder de nitroglycérine. En outre, la dynamite placée sous une cloche en verre recouvrant également un vase qui est rempli d’eau ne doit pas même au bout d’un temps prolongé, présenter des caractères de déliquescence. Enfin elle ne devra montrer aucune trace d’exsudation à la suite de passages successifs et réitérés du gel au dégel, ni par suite d’une augmentation de température.
    L’essai de résistance à l’action de la chaleur, pour les dynamites à base inerte, se fait en séparant d’abord la nitroglycérine qui, isolée, subit l’épreuve accoutumée. Pour les gélatines, au contraire, on en prend 40 grammes que l’on mélange intimement avec 100 grammes decraie; puison faitpasser le mélange obtenu dans l’appareil d’essai et l’on opère suivant le système usuel.
    Les épreuves de stabilité se font afin de s’assurer que la dynamite peut être conservée pendant un laps de temps prolongé, transportée et maniée sans risques. Sans recourir à l’essai de résistance à l’action de la chaleur avec le tube dont il a été déjà question, un essai facile et rapide consiste à exposer un échantillon de dynamite,pendant quelque temps,à une température de 70°. La dynamite parfaite ne doit ni dégager de vapeurs nitreuses, ni se décomposer, ni exploser.
    Quant à la nature des bases inertes, on les détermine, les unes au microscope, par exemple le tripoli, la silice naturelle, la sciure de bois etc. ; d’autres, comme le kieselguhr, au moyen de la potasse caustique bouillante dans laquelle elle est soluble ; d’autres encore, telles que la magnésie, grâce à leur solubilité dans les acides. Leur dosage se fait par différence de poids, soit en séparant préalablement la nitroglycérine de la base, soit en faisant dissoudre cette dernière comme il a été dit ci-dessus, dans les cas où elle est soluble, et en pesant ensuite le résidu.
    On dose ensuite la nitroglycérine en traitant la dynamite par l’éther pur ou l’alcool méthylique. Le liquide obtenu se traite par le chloroforme ou par le mélange d’éther et d’alcool pour doser la nitrocellulose soluble; par une solution concentrée de soude caustique puis par l’acide chlorhydrique pour les résines ; par le sulfure de sodium pour le soufre.
    On dose le camphre en traitant la dynamite par le mélange d’éther et d’alcool, puis par le bisulfure de carbone qui entraîne en outre la paraffine, les résines et autres corps similaires. On pèse exactement la dernière solution ainsi obtenue, puis on la laisse reposer; le camphre se volatilise rapidement et, par la différence de poids, on en déduit la quantité de camphre.
    CHAPITRE IX
    Destruction des dynamites et de la nitroglycérine.
    La dynamite qui, aux épreuves, présente des caractères d’acidité ou qui, par suite d’une circonstance quelconque, révèle un commencement de décomposition, doit être immédiatement détruite.
    En pareil cas, on enlève à la dynamite qu’il s’agit de détruire ses capsules ou ses amorces, puis on l’allume à l’air libre avec une mèche ordinaire non pourvue de capsule, et cela par petites quantités à la fois. On peut encore disposer toutes les cartouches les unes au bout des autres et se touchant, de manière qu’elles brûlent lentement et successivement.
    La mèche doit avoir une longueur suflisante pour donner aux ouvriers le temps de s’éloigner. En nuire, l’opération doit s’effectuer à l’air libre, en un endroit non pierreux et éloigné des habitations.
    Quand il s’agit de dynamite gelée, excessivement dangereuse à manier, on doit éviter, dans le transport jusqu’au point de destruction, tout choc si minime soit-il. On fait en outre exploser chaque cartouche, séparément, au moyen de fortes amorces au fulminate.
    Il serait dangereux de vouloir détruire la dynamite en la jetant dans l’eau, car celle-ci met en liberté la nitroglycérine.
    Quant à la nitroglycérine pure, on la détruit en la mélangeant préalablement et avec soin avec de la sciure de bois, jusqu’à ce qu’on en ait formé une pâte consistante. On procède ensuite à la destruction de celte pâte en l’allumant comme on le fait pour les dynamites. ‘

CHAPITRE X
Installation et exploitation d’une fabrique de
dynamite.
L’installation d’une fabrique de dynamite exige une vaste étendue de terrain, afin que les différents ateliers dans lesquels s’exécutent les diverses opérations se trouvent séparés et suffisamment éloignés l’un de l’autre.
Indépendamment des ateliers pour tous les travaux accessoires non dangereux et des dépôts devant recevoir les matières premières non explosives, etc., une fabrique de dynamite doit avoir des locaux distincts et séparés dans lesquels s’exécutent les opérations suivantes:
1° Préparation des matières absorbantes inertes;
2° Mélange des acides ;
3° Nitrification de la glycérine ;
4° Séparation ;
5° Lavage et fdtration ;
6° Mélange de la nitroglycérine avec la matière absorbante ;
7° Cartouchage ;
O 7
8° Emballage ;
9° Dépôts des dynamites.
De plus, s’il s’agit de dynamites à base active et de gélatines, aux susdits ateliers viennent s’ajouter tous ceux nécessaires pour la fabrication des nitrocelluloses.
Comme pour les fabriques de poudres noires, chaque atelier doit être isolé, entouré de terre-pleins plantés d’arbres
et éloigné d’eau moins 50 mètres de tout autre bâtiment.
En décrivant les diverses phases de la fabrication de la

  • nitroglycérine et des dynamites, on a déjà indiqué, soit en détail, soit sommairement, le caractère des machines et instruments employés, en même temps que les matières entrant dans leur constitution.
    11 convient de noter ici que les constructions, en général, doivent toujours être faites de matériaux légers, afin, en cas d’explosion, d’en rendre les conséquences moins graves. Les planchers des locaux où l’on manipule la nitroglycérine doivent de préférence être revêtus de plomb sans fente ni assemblages, afin d’empêcher toute infiltration du liquide, qui doit être recueilli avec soin au moyen d’éponges, toutes les fois qu’il vient à s’en répandre quelques gouttes, même minimes. On doit procéder à des lavages fréquents et complets des locaux, des machineset des instruments, avec de l’eau chaude additionnée de soude caustique, ce dernier corps décomposant la nitroglycérine.
    O v
    Il est absolument nécessaire d’éviter toute accumulation ou absorption de nitroglycérine. A cet effet, on emploie le plomb partout où la nitroglycérine doit s’écouler, séjourner, faire l’objet de manipulations. Le maniement des appareils, le fonctionnement régulier des robinets et des soupapes de décharge, les nettoyages, etc., exigent l’attention la plus minutieuse. Le plomb employé doit présenter la pureté la plus absolue.
    Les matières recueillies dans le nettoyage des locaux, des machines, des canalisations, etc., pouvant facilement contenir de la nitroglycérine, doivent être détruites en un endroit isolé et suffisamment éloigné de la fabrique, en procédant comme on l’a indiqué dans le précédent chapitre.
    Il faut éviter les congélations de la nitroglycérine dans les canalisations qu’elle doit parcourir. Ces canalisations, en plomb, sont à cet effet enveloppées de matières mauvaises conductrices delà chaleur qui protègent les tubes contre les
    variations de température. Au besoin on doit chauffer au moyen de la vapeur les locaux que traversent ces tubes. De plus, on pose les tubes en leur donnant une pente suffisante pour que la nitroglycérine soit forcée de s’écouler sous l’action de son propre poids.
    En cas de réparation, les travaux doivent être précédés de lavages exécutés avec soin au moyen d’eau chaude et d’une solution de potasse caustique et d’alcool méthylique.
    La sécurité des fabriques de dynamite réclame l’observation de toutes les règles déjà précédemment énoncées pour les fabriques de poudres noires.
    Une règle absolue, c’est que les machines et appareils doivent toujours fonctionner avec la plus grande précision. A l’apparition d’une difficulté quelconque, même minime, on devra suspendre le travail pour en déterminer les causes et y remédier selon les cas, et cela sans retard.

QUATRIÈME PARTIE
Picrates. Composés divers. Fulminates.
CHAPITRE PREMIER
Acide picrique.

On doit à l’acide picrique et à ses composés une série très importante d’explosifs, destinés spécialement aux opérations militaires.
L’acide picrique a été découvert, en 1788, par Hausmann qui l’obtint en traitant l’indigo par l’acide azotique.
L’acide picrique, C1S H3 (Azo*)3 O2, n’est autre chose que du trinitrophénol. On le produit aujourd’hui par la nitrification du phénol ou acide phénique, provenant des huiles distillées du goudron de houille.
On obtient encore l’acide picrique par la nitrification de la fibrine, de la soie, de la salicyline, des résines, etc.
Sa composition centésimale correspond à :
Azote
Oxygène
Hydrogène
Carbone
les explosifs
Son équivalent, selon Berthelot, est 229.
L’acide picrique est un corps de couleur franchement jaune, extrêmement amer, composé de cristaux lamellaires et friables. Il est peu soluble dans l’eau, mais sa solubilité augmente avec la chaleur. Il est très soluble dans l’alcool, dans l’éther, dans le sulfure de carbone, dans les benzines, dans la glycérine et, en général, dans tous les dissolvants. Exposé à l’action directe de la chaleur, il fond à 122°, mais s’il est chauffé lentement par petites quantités, il se sublime sans se décomposer. Si, au contraire, on le chauffe brusquement, il éclate avec violence à 300°.
Ainsi qu’il arrive avec de nombreuses autres substances «
exothermiques, l’acide picrique, quand il passe instantanément dans une atmosphère dont la température est supérieure à celle de son point de fusion et qu’il se trouve en trop petite quantité pour pouvoir abaisser, par sa présence, la température ambiante, explose même dans un vase ouvert et soumis à la pression ordinaire.
L’acide picrique destiné à la fabrication des explosifs doit être parfaitement anhydre et ne jamais déterminer de réactions alcalines ; il ne doit contenir aucune substance étrangère ni changer d’aspect ou de nature, même s’il est soumis, pendant plusieurs heures, à la température de 1003.
A l’état de fusion, il a une rapidité et une violence d’explosion moindres qu’à l’état solide ; mais il possède alors une puissance explosive de dix à douze fois supérieure.
Le premier explosif produit avec l’acide picrique lit son apparition en 1867, sous le nom de
Poudke Borlinetto, poudre composée de :
Acide picrique 10 parties
Nitrate de sodium 10 —
Chromate de potassium … 8,5 —
D’autres poudres du même type ont été fabriquées ou sont
ACIDE PICRIQUE 305
encore aujourd’hui fabriquées pour être utilisées dans les mines,’ comme, par exemple :
La Poudre Tschirner, brevetée en Angleterre en 1880 et composée de :
Acide picrique 57 parties
Chlorate de potassium. … 38 —
Résine 5 —
Le mélange est imprégné de benzine qui dissout la résine et transforme le tout en une masse pâteuse qui se moule ensuite en cartouches.
La Poudre Boyd, formée de :
Nitrate de potassium . . . 43,75 parties
Soufre 18,75 —
Chaux pulvérisée …. 12,50 —
Nitrate de barium …. 12,50 —
Acide picrique 6,25 —
Poudre de bois 6,25 —
Les poudres Adams, Victorite,Ripp-Lene et diverses autres sont identiques à celles précitées, soit en ce qui concerne leur composition, soit en ce qui concerne les effets produits
«
CHAPITRE II
Picrates.
Sous la forme de picrates, l’acide picrique a reçu des applications plus étendues et plus importantes dans la fabrication des explosifs.
Les picrates sont les sels de l’acide picrique. On les obtient en saturant l’acide picrique d’une solution d’eau et d’un sôl soluble alcalin,tel que le carbonate de potassium, de sodium, d’ammonium, etc.
Les picrates, de même que l’acide picrique, ont des propriétés éminemment explosives.
C’est en 1869 que l’on commença à employer le picrate de potassium dans la fabrication des poudres.
Le picrate de potassium C’1 IIs K (Az 0‘)3 O’,se présente en cristaux ayant la forme d’aiguilles, d’une couleur jaune-orangé à reflets métalliques. Peu soluble dans l’eau froide, il se dissout facilement dans l’eau chaude et dans l’alcool. Très sensible au choc, au frottement, à la percussion, il détone avec violence quand il est exposé à la température de 300’ ou encore lorsqu’il est mis en contact avec un corps en ignition. Comme il est peu riche en oxygène, on le mélange avec un nitrate pour augmenter ses propriétés comburantes.
Les premières poudres au picrate de potassium sont dénommées :
Poudres de Designolle, du nom de leur inventeur. On en
a fabriqué plusieurs types, formées de :

Les poudres Designolle se fabriquaient d’après les procédés employés pour la poudre noire préparée par le procédé des meules.
Pour donner une plus grande puissance à la poudre Designolle, en la même année de 1869, Fontaine en produisit un nouveau type par une addition de chlorate de potassium. Mais une terrible explosion détruisit la fabrique et le composé fut abandonné.
De même la poudre Designolle qui, sous ses divers types, était expérimentée dans les mines, pour la charge des torpilles. dans l’artillerie et même avec le fusil de guerre, ne tarda pas à être abandonnée en raison des graves dangers que comportait le picrate de potassium dans la fabrication et dans la manipulation de l’explosif.
Le picrate d’ammonium, C13!!2 (AzH‘) (AzO‘) O2, est également un sel cristallisant en aiguilles, de couleur jaune- orangé, moins dur et moins sensible au choc que le picrate de poiassium. Enflammé à l’air libre, il n’explosé pas, mais il brûle rapidement, en dégageant une flamme fuligineuse. Quand il est enfermé dans un espace clos ou restreint ou bien encore lorsqu’il est entassé en grandes masses, sa combustion peut se transformer en explosion. Soumis à l’action de la chaleur, le picrate d’ammonium explose à 310®.
La Poudre Brugère, composée de :
Picrate d’ammonium 54 parties
Nitrate de potassium 46 —
se fabrique avec une sécurité relative ; elle est stable et d’une puissance double de celle de la poudre noire.
Abel, le chimiste anglais, a recommandé l’emploi de la poudre Brugère pour le chargement des obus, et il a fait des expériences desquelles il résulte que celte poudre ne s’altère nullement sous l’action de l’humidité. Cette circonstance facilite et rend plus sûre sa fabrication, car on peut opérer avec des matières humides.
De même le picrate de sodium qui, comme celui d’ammonium, est plus stable et moins sensible au choc que le picrate de potassium est entré dans la composition des explosifs. En 1885, un brevet a été pris pour la Bronolite, composée de :
Picrate double de sodium et de barium. 15 à 30 parties»
Picrate double de sodium et de plomb . 8 à 30 —
Picrate de potassium 2 à 10 —
Nitronaphtaline 5 à 20 —
Nitrate de potassium 20 à 10 —
Sucre 1,5 à 3 —
Gomme 2à3 —
Noir de fumée 0,5 à 4 —
La stabilité suffisante du picrate d’ammonium l’a fait entrer dans de nombreux composés explosifs que nous n’avons pas à énumérer ici et dont quelques-uns, comme on l’expliquera plus loin, figurent parmi les plus importantes poudres sans fumée aujourd’hui utilisées.
L’acide picrique constitue, depuis plusieurs années, l’élément principal dans la charge des grenades, des obus, des projectiles explosifs en général dont il va être question au chapitre suivant. –
CHAPITRE III
Composés pour la charge de projectiles explosifs.
Dès 1873, le Dr Sprengcl avait constaté que l’acide picri- que est, par lui-même, suffisamment riche en oxygène pour constituer, même isolé, un véritable explosif.
Mais c’est seulement en 1885 que cette propriété de l’acide picrique trouva une application pratique, grâce aux travaux de Turpin qui en proposa l’emploi dans le chargement des obus.
L’Explosif Turpin se compose d’acide picrique fondu, comprimé, aggloméré en grains et revêtu d’une sorte de vernis que l’on obtient par l’évaporation de la nitrocellulose dissoute dans l’éther.
Le succès obtenu par l’explosif Turpin montre que l’acide picrique constitue un élément très efficace pour la charge des obus à éclatement, tant par la stabilité dont il est doué que par les effets énergiques que provoque son explosion, et en outre parce qu’il n’exsude pas, qu’il ne gèle pas et qu’il demeure insensible à l’action de l’humidité.
Comme d’autres États, l’Italie adopta bien vite et emploie encore aujourd’hui l’acide picrique fondu pour le chargement des obus d’éclatement.
La conservation des projectiles explosifs avant leur emploi et la nécessité d’empêcher, lorsqu’on les utilise, leur explosion prématurée exigent que la matière explosive constituant leur charge intérieure soit surtout stable. Il faut que le lan-
cement du projectile se fasse en toute sécurité et, quand il s’agit d’un projectile perforant, il faut que ce dernier traverse un cuirassement et n’éclate qu’au delà, si épaisse que soit la cuirasse.
Quant à la stabilité de l’explosif, on peut la déterminer en plaçant une petite quantité de cet explosif sur une enclume et en provoquant son explosion par la chute d’un poids tombant de hauteurs variables — ce qui permet de classer la résistance au choc de plusieurs explosifs d’après la hauteur de • chute du poids nécessaire pour provoquer l’explosion de chacun, en comparant celte hauteur avec une hauteur-type.
Ainsi, par exemple, Sir Hiram Maxim a constaté que la poudre noire éclatait sous l’action de la chute d’un poids donné tombant de 3 mètres, et l’acide picrique fondu explosait sous l’action de la chute du même poids tombant d’une hauteur de 2,10 m.
La stabilité d’un explosif pour obus se détermine encore au moyen de la chaleur, car il ne doit pas se décomposer quand, pendant plusieurs jours, il est maintenu à la température constante de 49° dans un vase hermétiquement clos.
On a déjà dit, dans le chapitre précédent, que l’acide picrique chauffé lentement dans un récipient ouvert se volatilise peu à peu ; mais si, au contraire, on le chauffe brusquement ou qu’on le verse dans un récipient déjà chaud, il explose en raison du changement subit de température qu’il éprouve.
Un phénomène de ce genre semble survenir quelquefois quand le projectile chargé d’acide picrique frappe une cuirasse et qu’il explose avant de la traverser : En conséquence, pour employer l’acide picrique dans les projectiles perforants, il faut abaisser son point de fusion de manière qu’il ne s’échauffe pas brusquement au-dessus de son point d’ébullition et qu’il explose seulement au delà de la cuirasse sous l’action de l’amorce.
A cet effet, on a cherché à augmenter la stabilité de l’acide picrique en l’associant à d’autres substances nitrées tellesque le dinitro ou trinitro-benzol, le toluol, le crésol, etc., la nitrobenzine, la nitroglycérine, la dinitronaphtaline, la nitrocellulose et par l’addition de vaseline, de paraffine ou d’huiles diverses.
Mais le choix d’une ou de plusieurs de ces substances est subordonné aux autres conditions que doit remplir un explo’ sif destiné à constituer la charge d’obus d’éclatement, conditions qui sont les suivantes : la détonation doit être complète cl uniforme sous l’action de l’amorce ; l’explosif ne doit pas être hygroscopique ; sa sensibilité au choc ne doit pas être augmentée par l’addition de nouvelles substances ; ces nouvelles substances ne doivent point diminuer sa puissance; l’explosif ne doit pas attaquer les métaux du projectile ni la mèche.
Le premier composé de l’espèce fut la Melinite qui, en 1886, remplaça en France la dynamite comme explosif de guerre. La mélinite est une substance de couleur jaune, formée, à l’origine, de :
Acide picrique 70 parties.
Dinilrocellulose dissoute dans le mé
lange d’éther et d’alcool 30 —
Aujourd’hui, elle est constituée par le seul acide picrique fondu à 122° puis coulé dans l’obus, dont la surface intérieure a été préalablement chaulïée et recouverte d’une très mince couche d’un vernis spécial. L’obus est ensuite pourvu d’une mèche à temps avec amorce de fulminate de mercure et d’acide picrique en poudre.
A poids égal, la mélinite est moins puissante que la dynamite ; mais, comme elle présente une densité plus grande (mélinite 1,6 ; dynamite 1,5), à volume égal elle développe une puissance plus grande que celle de la dynamite.
La mélinite s’emploie encore, sous forme de cartouches cylindriques, dans les mines. En raison de son incongélabi-lité, on l’a plusieurs fois déjà utilisée pour rompre les glaces de la Seine.
Un explosif analogue à la mélinite est la
Crésilite, composé dérivé de la réaction de l’acide nitrique sur le cresol, réaction provoquée dans les proportions convenables pour produire le trinitrocrésol, lequel ligure en France parmi les explosifs de guerre affectés à la charge des torpilles.
L’Angleterre également, comme d’ailleurs tous les grands Etats du monde, apprécia bien vite les qualités spéciales de l’acide picrique et, en 1888, elle adopta, pour la charge des obus et des torpilles, la
Lyddite, composée de :
Acide picrique 87 parties
Dinitrobenzol 10 —
Vaseline 3 —
La Lyddite, qui tire son nom de celui de la localité (Lydd) dans laquelle elle fut pour la première fois expérimentée, brûle simplement en développant une flamme vive, quand on l’enflamme àl’airlibre en petite quantité. Dans ces conditions, elle n’explose pas, même si on la place sur une plaque de fer rougie.
Si, dans un mélange de poudre noire et de lyddite, on allume la poudre noire, cette dernière éclate sans faire entrer la lyddite en combustion. La lyddite n’explose pas, même quand on la pose sur une enclume et qu’on la frappe avec un lourd marteau. Par contre, elle explose quand elle se trouve comprimée dans un espace restreint et qu’elle subit l’action d’un choc violent.
Pour former la charge des projectiles, on fond la lyddite au bain-marie, puis on la coule dans le creux de l’obus où elle se solidifie en masse compacte. Le détonateur est du picrate d’ammonium. Le percuteur des obus chargés de lyddite est beaucoup plus épais que celui des obus ordinaires.
On prétend que ces obus produisent des effets extraordinai-
COMPOSÉS POUR LA CHARGE DE PROJECTILES EXPLOSIFS 313 res. Mais, au cours de la guerre anglo-boër, la lyddite causa maintes désillusions, et les malintentionnés prétendirent que ses émanations toxiques, déterminées par la décomposition de l’acide picrique, avait fait plus de victimes que sa puissance explosive.
La lyddite produit toutefois des effets formidables quand on l’emploie dans les projectiles perforants,car, avec de bonnes mèches, elle n’explose normalement qu’après avoir percé la plaque du cuirassement. Elle est en outre efficace pour le chargement des projectiles lourds, comme par exemple dans ceux des canons de 23 à 25 centimètres, tandis qu’elle n’exerce qu’un effet presque nul dans les obus d’un calibre de moins de 15 centimètres.
La lyddite se détériore facilement quand elle se trouve, depuis un certain temps, enfermée dans les obus, et elle subit alors facilement de dangereuses modifications chimiques.
Ayant le même caractère que la lyddite, avec une composition presque identique, on rencontre la :
Dunnite, explosif pour torpilles et pour obus, également employé en Angleterre.
Pour charger les torpilles et les mines sous-marines, on emploie encore beaucoup, en Angleterre, la
Tonite, composée de :
Fulmicoton 50 parties
Nitrate de barium 40 —
Trinitrotoluol 10 —
Dans les États-Unis de l’Amérique du Nord, on charge les
projectiles creux avec TEmmensite, que l’on obtient en traitant l’acide picrique par l’acide nitrique fumant, additionné d’un hydrocarbure nitré,de manière à abaisser son point de fusion.
L’emmensite a été adoptée par le gouvernement des États- Unis comme explosif de guerre après les heureux résultats obtenus au champ de tir de Sandy Hook, où on lança des projectiles chargés, chacun, de 15 kilogrammes d’emmensite.
Les merveilleux succès remportés par l’armée nipponne dans la dernière guerre russo-japonaise et notamment la rapidité avec laquelle fut détruite la flotte ennemie, attirèrent l’ai- tention universelle sur les explosifs employés par le Japon, explosifs auxquels l’imagination populaire attribua tout aussi, tôt des propriétés presque fabuleuses.
En réalité, on ne sait rien de précis sur ce point, sauf que, en ce qui concerne les projectiles perforants, les Japonais emploient la Schimose, explosif à base d’acide picrique additionné d’un hydrocarbure nitré.
Pour la charge des projectiles, on a produit et on produit encore des explosifs même avec des éléments autres que l’acide picrique. C’est ainsi que l’on rencontre, par exemple, I’Ecra- site, adoptée depuis longtemps par l’armée autrichienne et formée, selon Daniel, de nitrocrésylate d’ammonium additionné de nitrate de potassium. Selon Salvati, au contraire, l’écrasite se compose de gélatine explosive et de chlorhydrate d’ammonium.
L’écrasite a des propriétés à peu près identiques à celles de la lyddite; elle fond à 100° et, pour exploser, nécessite un puissant détonateur au fulmicoton *.
Un autre explosif qui eut un moment de grande notoriété bientôt suivi de désillusions, fut la Panclastite, que fabriqua Turpin en 1881, en mélangeant du peroxyde d’azote avec un carbure d’hydrogène. L’inventeur employait le peroxyde d’azote,Azs0‘, à l’état liquide; il extrayait le carbure d’hydrogène, également liquide, de la distillation du pétrole. Le peroxyde d’azote constituant un oxydant énergique, la puissance de la panclastite était formidable.
En outre de la panclastite à l’hydrocarbure, Turpin produisit des panclaslites, en mélangeant du peroxyde d’azote avec du bisulfure de carbone ou avec des substances grasses telles que l’huile d’olive, de coton, de ricin, de poisson, la stéa-

  1. Voir le chapitre suivant: Explosifs divers.
    COMPOSÉS POUR LA CHARGE DE PROJECTILES EXPLOSIFS 315 rine, le beurre, le suif, etc. et enfin avec des composés nitrés tels que la nitrobenzine et d’autres encore.
    Malgré ces nombreuses variétés, on ne tarda pas à abandonner la panclastite soit à cause des difticultés que comporte son emploi, car elle est à l’état liquide, soit à cause des exhalaisons délétères du peroxyde d’azote.
    On obtint encore des plancastites solides en faisant absorber le liquide par une substance poreuse, ainsi que cela se pratique pour les dynamites; mais ces dernières plancastites n’eurent pas non plus de succès.
    En 1897, M. D. Dubois proposa un :
    Mélange a l’acétylène pour projectiles creux, composé de :
    Acétylène 1 partie.
    Protoxyde d’azote 5 —
    Selon M. Dubois, 1 kilogramme d’un pareil mélange développerait, dans son explosion, 1667 calories, c’est-à-dire beaucoup plus que la nitroglycérine qui, à volume constant, n’en développe que 1526.
    Chacun sait que l’explosif théorique le plus puissant que l’on connaisse est le gaz détonant, mélange d’hydrogène ou d’oxygène (H2 + O). Mais il est impossible de l’employer avec une densité pratique de chargement. M. Dubois proposa donc de le remplacer par un mélange de gaz se liquéfiant plus facilement : il recommanda, en place de l’H2, l’acétylène et en place de 1’0, le protoxyde d’azote. Ce dernier corps est un comburant plus énergique que l’oxygène lui-même et bien supérieur au peroxyde d’azote des planclaslites.
    Il ne semble pas que l’explosif Dubois ait été, jusqu’ici, pratiquement employé.
    Mais en Allemagne un brevet fut accordé, en 1902, pour un explosif fabriqué en cartouches qui se divisent en deux compartiments superposés et séparés par un diaphragme d’étain^ Le compartiment inférieur renferme un mélange de
    ♦ •
    carbure de calcium et de peroxyde de barium ; le compartiment supérieur, un acide dilué. Cet acide attaque et corrode l’étain du diaphragme, s’unit au mélange de l’autre compartiment et provoque la formation simultanée d’acétylène, d’hydrogène et d’oxygène, qui en se combinant entre eux, détermine une très violente explosion.
    IF
    Pour le moment, tous les Etats se livrent avec ardeur à des recherches en vue de trouver un explosif idéal pour la charge des projectiles perforants, mais… les tentatives sont infinies et les résultats sont rares !
    Aujourd’hui on se livre à des études spéciales sur le trinp- trotoluol, avec lequel M. Bichel produit le :
    Trotyl, CH’ (AzO)* C IP, d’après une méthode spéciale qu’a fait breveter la Compagnie « Carbonit »de Hambourg.
    Le trotyl est un corps cristallin, compact, d’aspect brillant, à légère teinte jaune. Il fond à 81° sans produire de vapeurs incommodes ; c’est seulement à de fortes températures qu’il développe des azotures.
    Il n’attaque pas les métaux avec lesquels il peut se trouver en contact direct.
    M. le professeur Escheweiler de Hambourg a constaté que ce corps a un poids spécifique de 0,814. Cependant quand on le comprime, il acquiert une densité de 1,7, voire même de 1,8.
    Le trotyl est à la fois très peu hygroscopique, neutre et absolument stable. Insoluble dans l’eau froide, il est au contraire soluble dans l’eau chaude, dans l’éther, dans l’alcool. Au contact d’un corps en ignition, il brûle en dégageant une flamme vive, sans exploser. La température d’explosion est de 242°.
    Au cours d’essais faits par M. le professeur Eschweiler avec le mortier de plomb de Trauzl, 10 grammes de trotyl ont produit une excavation de 286 centimètres cubes, alors que 10 grammes d’acide picrique ont fourni 294 centimètres cubes. Gomme on le voit, la différence est minime : aussi, de mêmeque l’acide picrique, le trotyl semble devoir jouer un rôle avantageux comme explosif pour la charge des projectiles creux ; il fait donc actuellement l’objet d’expériences de la part des administrations de la marine et de la guerre en Italie également.

CHAPITRE IV
Explosifs divers.
On peut dire, sans crainte de tomber dans l’exagération, que toutes les substances organiques facilement nitrifiables, de même que tous les dérivés de la distillation du goudron provenant de la houille employée dans les usines à gaz, ont été et sont actuellement l’objet d’essais en vue de la fabrication des explosifs. On n’a pas ici à donner une énumération complète de ces produits et moins encore une description plus ou moins étendue des méthodes employées pour leur fabrication, car ces explosifs sont, pour la plupart, identiques à ceux jusqu’ici mentionnés.
On sc bornera à indiquer rapidement les types les plus importants auxquels se rattachent tous les autres dont on trouvera la nomenclature dans le très remarquable Dictionnaire Daniel, que nous avons déjà cité plusieurs fois au cours du présent travail.
La première place revient aux explosifs au nitrate d’ammonium, parmi lesquels il faut noter les
Explosifs Favier qui, brevetés en 1885en Belgique, étaient composés à l’origine d’un mélange de
Nitrate d’ammonium.
Mononitronaphtaline .
Ce mélange était comprimé dans des cylindres ayant une
cavité centrale que l’on remplissait ensuite de dynamite ou de fulmicolon, etc., à l’état pulvérulent.
Les explosifs Favier ont été l’objet de modifications successives dans leur composition: aujourd’hui on en produit divers types dont les principaux sont les suivants :

Une fois desséché, le nitrate d’ammonium passe sous une meule spéciale échauffée à la vapeur d’eau ; cette meule triture d’abord le nitrate d’ammonium, qui est ensuite mélangé avec la nitronaphtaline. La pâte ainsi obtenue est comprimée à chaud sous forme de cylindres creux ayant des dimensions déterminées ; ces cylindres sont ensuite plongés dans un bain de paraffine fondue. Ensuite, on remplit l’ouverture centrale avec l’explosif pulvérulent. Les deux extrémités du cylindre sont obturées par deux petites plaques de fer, et l’une de ces plaques porte une perforation pour le logement de l’amorce.
L’explosif Favier a été introduit en Angleterre sous le nom d’
Ammonite, et est composée de :
Nitrate d’ammonium Dinitronaphtaline .
Le nitrate d’ammonium forme encore la base d’un explosif de guerre récemment adopté par l’Autriche pour la charge des projectiles de l’obusier à 10,5 cm. explosif qui, assure-
t-on, doit, malgré son hygrométricité, remplacer l’Écrasite *. Ce nouvel explosif est I’Ammonal, dont on connaît deux types présentant chacun la composition suivante :

Nitrate d’ammonium. . . 78,5 8 i,5
Nitrate de potassium . . 17,5 1,5
Charbon — 8
Huile végétale 2,5 —
Aluminium en poudre . . 1 • 5,5
Nitrate de barium. . . . 0,5 0,5
D’autres types importants d’explosifs du même genre sont, par exemple :
La Densite :
Nitrate d’ammonium Nitrate de strontium Trinitrotoluol. . .
La Roburite :
Nitrate d’ammonium . . . . Dinitrobenzine Sulfate d’ammonium . . . . Permanganate de potassium. .
Ainsi que de nombreuses autres variétés aux noms plus ou moins fantaisistes et présentant des avantages pratiques divers.
Parmi les produits récemment brevetés, nous noterons la Stibiovirite, que l’on fabrique à Naples et qui est un composé de nitrate d’ammonium, de dinitrobenzol et de sulfure d’antimoine.
Très nombreuse est la série des explosifs brevetés, dans lesquels entrent des nitrates de toutes sortes ; nous trouvons, par exemple : la Nitroaniline, la Nitroarabinose, la Nitroéri-

  1. Voir page 314.
    trile, la Nitromannile, la Nitroglucose, la Nilrooxylène, le Nitrocresol, le Nilrohenzol, le Nitrotoluol, le Nilrophénol, etc.
    Des explosifs non moins importants sont ceux compris dans la série des
    Explosifs acides de Sprengel. — Ces derniers sont composés d’une substance comburante et d’une substance combustible qui s’unissent seulement au moment de leur emploi et dont l’explosion est déterminée par un détonateur. Les explosifs Sprengel ont, comme base, l’acide nitrique fumant que l’on met en présence de substances oxydables dans les variétés suivantes :
    Acide nitrique. 83,3 parties.
    Nitroglycérine 16,7 —
    ou
    Acide nitrique 41,7 parties.
    Acide picrique 58,3 —
    ou encore
    Acide nitrique 71,9 parties.
    Dinitrobenzine 28,1 —
    ou enfin
    Acide nitrique 82,6 parties.
    Nitronaphtaline 17,4 —
    Au type Sprengel appartient 1’
    Oxonite, mélange d’acide nitrique et d’acide picrique. Ce dernier est fondu et moulé en cartouches cylindriques creuses. L’acide nitrique se trouve enfermé dans un petit tube en verre qui entre dans le creux de la cartouche d acide picrique au moment de la charge. Quand la mine est préparée, on brise le petit tube en verre et l’acide picrique absorbe l’acide nitrique ; en outre, l’amorce agit simultanément.
    Cyanures. — Les cyanures également ont apporté leur part
    à la préparation des explosifs. Leur série, dite cyanique, compte des explosifs au cyanure de potassium, au cyanure de mercure, au cyanhydrate d’ammoniaque.
    En outre, on rencontre dans la même série :
    Le Nitrofore ou Nitrométane, tiré du trinitro-acétinoni- trile, que l’on fait bouillir dans l’eau et que l’on traite ensuite par l’acide sulfurique concentré ;
    La Nitropentérytrite, obtenue par la nitrification de la pentérytrite, que l’on additionne de nitrocellulose ;
    L’Acide isocyanurique, que l’on obtient par l’ébullition du fulminate de mercure avec un chlorure ou un iodure alcalin;
    La Cyanodibromopicrine, que l’on prépare en traitant le fulminate humide par le brome.
    Parmi les explosifs au cyanure, nous noterons la Nitroferrite, dont on produit les deux types suivants :
    Parties Parties
    Nitrate d’ammonium 93
    Nitrate de potassium —
    Ferrocyanure de potassium. . . 2
    Sucre cristallisé 3
    Trinitronaphlaline 2
    Farine grillée —
    Paraffine —
    On a en outre tenté d’employer des composés minéraux, tels que le chlorure, l’iodure, le sulfure d’azote, etc. pour produire des explosifs; mais ces derniers n’ont trouvé aucune application possible, militaire ou industrielle, parce qu’ils sont trop dangereux et que leur conservation est précaire.
    Parmi les explosifs divers tout récemment appliqués, nous noterons encore :
    La Raoulite (dite également Fulgurite), mélange de protoxyde d’azote avec des liquides organiques tels que l’alcool, l’éther, etc. On renferme ce mélange dans des bouteilles en
    fer forgé, que l’on fait exploser au moyen d’un courant électrique de 28 volts.
    M. Raoul Pictet, l’inventeur de cet explosif, affirme que la température d’explosion de la raoulite est beaucoup plus basse que celle des dynamites, alors que le volume des gaz produits serait trois fois plus grand ;
    La IIathamite(inventée par Hatthaway de Welsboro, Amérique), qui se fabrique en gros grains d’un gris-bleuâtre et qui explose, en donnant des effets extraordinaires, sous l’action d’une grosse capsule chargée de dynamite ;
    La Galazite, puissant explosif pour mines qui se fabrique
  • « depuis peu de temps en Roumanie et dont on ne connaît pas encore la composition.
    CHAPITRE V
    Fulminates
    Les Fulminates sont des sels d’un acide fulminique supposé dont personne, jusqu’à ce jour, n’a déterminé exactement la nature exacte et que les traités de chimie mentionnent sous des formules diverses, aussi nombreuses que les expérimentateurs ayant étudié ce corps. Il semble cependant établi qu’il s’agit d’un composé oxygéné du cyanogène
    (C’Az) ’O’, 2HO,
    dans lequel les deux atomes d’hydrogène sont remplacés par deux radicaux métalliques, en sorte que la formule des fulminates serait représentée par
    C‘MsAzs0‘.
    (La lettre M représente l’atome de métal monovalent.)
    Les fulminates se distinguent par leur excessive sensibilité à la chaleur, au choc, au frottement.
    Fulminate de mercure. — En 1799, Horward découvrit le fulminate de mercure qu’il obtint en traitant le nitrate de mercure avec l’alcool et l’acide nitrique. La trop facile propriété d’explosion du nouveau composé empêcha, au début, de l’employer pratiquement.
    Les études successives do Gay-Lussac, de Berzélius, de Ghandelon, de Liebig et d’autres chimistes indiquèrent le fulminate de mercure comme l’explosif se prêtant le mieux à
    la confection des capsules, des amorces, etc., aussi le fabrique-t-on aujourd’hui presque exclusivement pour cet usage.
    Le fulminate de mercure se prépare en plusieurs endroits et d’après des méthodes diverses. Les plus connues de ces méthodes sont celles de Chandelon, de Liebig et de Chevalier.
    Fabrication. — On obtient du fulminate de mercure en procédant de la manière suivante :
    On prépare avant tout le nitrate de mercure en traitant à froid 0,150 kg. de mercure par 1 kilogramme d’acide nitrique de densité 1,40. En même temps, on chauffe au bain de sable, jusqu’à la température de 80°, une autre quantité de 3,500 kg. d’acide nitrique que l’on verse ensuite dans un ballon contenant 3,745 kg. d’alcool de densité 0,83, et au mélange ainsi formé on ajoute immédiatement le nitrate de mercure. La réaction ne tarde pas à se produire ; elle se manifeste, au bout de quelques minutes, d’abord par un faible développement de gaz et ensuite par d’abondantes fumées blanchâtres composées de gaz nitreux, de vapeurs mercurielles, d’acides, d’alcool, d’éther, etc., toutes vapeurs qui sont aspirées par une série de tubes à fort tirage dans lesquels elles se condensent, et cela pour empêcher leurs effets délétères sur l’organisme des ouvriers. Le fulminate se précipite au fond du ballon sous forme de petites aiguilles d’un blanc jaunâtre, que l’on sépare, par décantation, du liquide qui les accompagne et que l’on soumet à des lavages réitérés à l’eau pure jusqu’à complète neutralisation. On sèche enfin le fulminate de mercure obtenu en l’exposant à une chaleur modérée et en le mettant absolument à l’abri des rayons solaires. Le rendement est à peu près de 120 de fulminate pour 0/0 du mercure employé.
    Propriétés. — Le fulminate de mercure a l’aspect de petites aiguilles cristallines formées par la réunion de cristaux microscopiques octaédriques, d’une couleur blanchâtre tendant au jaune. D’une saveur douceâtre,il est vénéneux. Il est presque insoluble dans l’eau froide et peu soluble dans l’eau bouillante.
    Chauffé, il explose à 187°. Il est très sensible au choc et au simple frottement. Il explose avec la plus grande facilité et avec une extrême violence. A l’état humide, il résiste même à un choc modéré; mais si on le place, étant humide,en contact avec des métaux oxydables, il se décompose lentement.
    La composition chimique du fulminate de mercure est donnée, par Berthelot et Vieille, sous la formule
    C‘HgsAz’0‘ ;
    selon les mêmes savants, ce corps présente la composition centésimale suivante :
    Charbon 8,35 parties
    Oxygène 11,05 —
    Azote 9,60 —
    Mercure 71,30 —
    Hydrogène 0,04 —
    Les produits de sa combustion seraient seulement de l’oxyde de carbone, de l’azote et des vapeurs mercurielles, corps simples qui donnent justement lieu à la violence d’explosion du fulminate de mercure en produisant ses effets de déchirement. Ce sont ces effets de déchirement, joints à la violence, qui rendent son emploi possible seulement dans la préparation des amorces. Cependant, en raison de sa facilité d’explosion, produite par la rapidité avec laquelle il se décompose, le fulminate de mercure ne s’emploie jamais isolément dans la préparation des amorces et des capsules, mais on l’associe toujours à d’autres substances inflammables et explosives, telles que le nitrate de potassium, le soufre, la poudre ordinaire, le chlorate de potassium, etc. Il faut rendre le mélange absolument intime pour éviter que le fulminate explose seul sans enflammer la matière y ajoutée, laquelle, dans ce cas, serait simplement projetée à l’entour. Les matières que l’on mélange
    avec le fulminate de mercure, en augmentant le volume des gaz provoqués par son explosion, atténuent son action brisante et permettent à la flamme qui s’est développée dans l’amorce de se propager et de se communiquer à la charge pour produire la détonation. Parmi les substances utilisées pour faire ce mélange, le salpêtre est préférable à cause de ses effets plus réguliers et plus sûrs ; quant au chlorate de potassium, il y aurait lieu de l’exclure, car il rend l’amorce ou la capsule extraordinairement sensible et, d’autre part, la confection du mélange et le remplissage des capsules, avec le chlorate, constituent des opérations fort dangereuses.
    Fulminate d’argent. — Le fulminate d’argent, le seul produit de l’espèce dont on connaisse bien la composition intime, est un corps cristallisant sous forme d’aiguilles, blanc et très *
    brillant. Peu soluble même dans l’eau bouillante, il est bien plus sensible que le fulminate de mercure, au point qu’il détone au plus simple choc, même quand il est plongé dans l’eau. Chauffé, il explose à 100 ; il explose en outre au contact d’une goutte d’acide sulfurique.
    La composition centésimale du fulminate d’argent, suivant Gay-Lussac et Liebig, est la suivante 1 :
    Charbon 7,92 parties.
    Azote 9,2 i —
    Argent 72,19 —
    Oxygène 10,65 —
    et sa formule se trouve indiquée par :
    C‘Ag^Az’O‘.
    Le fulminate d’argent se fabrique à peu près comme le fulminate de mercure ; mais on ne le produit qu’en minimes quantités comme amorces pour jouets.
    On a produit d’autres fulminates métalliques, tels que:
  1. Daniel. Dictionnaire des matières explosives.
    Le Fulminate d’or, identique, par ses propriétés, au fulminate d’argent ;
    Le Fulminate de cuivre, obtenu par la décomposition du fulminate de mercure humide, mélangé à du cuivre en poudre ;
    Le Fulminate de sodium, le Fulminate de zinc, etc.
    Outre les fulminates proprement dits, jusqu’ici indiqués on a produit des explosifs pouvant s’employer comme amorces en remplacement du fulminate de mercure. C’est ainsi, par exemple, que :
    Pétrins a fait breveter en 1870, en Angleterre, un composé de phosphore amorphe avec du sulfure d’antimoine et du nitrate de potassium ;
    Chapman, en 1888, a fait breveter un mélange de :
    Nitrate de potassium 51,90 parties.
    Phosphore amorphe 15,90 —
    Chlorate de potassium 10,90 —
    Magnésium 6,10 —
    Peroxyde de manganèse 5,20 —
    Oxyde de mercure i —
    Carbonate de potassium 2 —
    Sucre de canne 2 —
    Résine 2 —
    On a en outre, en vue de les substituer aux fulminates, étudié les propriétés des azotures, tels que :
    L’Azoture d’argent, I’Azoture de mercure. I’Azoture de CUIVRE, etc.
    Ces derniers composés, selon Berthelot et Vieille, présentent une analogie avec les fulminates, mais sont encore plus sensibles.
    Enfin on fabrique de nombreuses variétés de composés fulminants pour les utiliser dans les projectiles explosifs et dans les torpilles.
    Parmi ces composés, il convient de noter celui dénommé •’ Hudson Maxim qui est formé d’une pâte de :
    Nitroglycérine 75 parties.
    Dinitrocellulose dissoute dans l’éther. . 25 —
    à laquelle on ajoute une quantité suffisante de fulminate de mercure.
    CINQUIÈME PARTIE
    Poudres sans fumée
    CHAPITRE PREMIER
    Origines et nature des poudres sans fumée.
    Le lecteur bienveillant qui aura lu jusqu’ici les renseignements contenus dans ce livre, même s’il est complètement étranger à l’étude des explosifs, aura pu juger et apprécier l’importance extraordinaire des applications pratiques déjà faites et encore réalisables avec les nouveaux explosifs, grâce aux combinaisons infinies et si différentes des substances qui les composent. Il lui sera en outre facile de conclure que l’application la plus importante est celle qui va être maintenant examinée, c’est-à-dire l’emploi de pareils composés dans les armes à feu.
    L’énergie développée par les produits nitrés, par les nitrocelluloses, par la nitroglycérine, etc. est disciplinée, grâce à des moyens propres à diminuer les pressions latérales qu’elles exercent, tout en les utilisant entièrement ou presque, pour augmenter la vitesse initiale des projectiles. Ces faits ont provoqué une révolution complète dans la fabrication des armes, dans leur calibre, dans les effets balistiques. En outre la suppression presque complète, dans la décharge des nouvelles poudres, de la fumée ainsi que des résidus et des encrassements, a constitué un avantage considérable qui a favorisé leur vulgarisation et encouragé les savants dans la recherche de
    formules capables, tout en conservant les avantages ci-dessus, d’éliminer les inconvénients, dont quelques-uns assez graves, que comportait leur emploi.
    Dès 1817, après que Schœnbein eut rendu publique sa découverte, on chercha à utiliser le fulmicoton dans les bouches à feu ; mais l’imperfection des produits alors obtenus, les accidents désastreux qui s’ensuivirent et surtout la pression excessive que les gaz développés par l’explosion du fulmicoton exerçaient sur les parois à l’intérieur de l’arme furent cause que, momentanément, on abandonna l’emploi de cette substance.
    Toutefois l’idée était lancée et si le fulmicoton proprement dit ne rencontra pas, tout d’abord, grand succès dans les armes à feu, il était réservé à sa sœur jumelle, la pyroxylins, de résoudre le problème.
    En effet, comme on le verra plus loin à propos de la poudre Schultze, le premier composé nilré (qu’il ne faut pas confondre avec le mélange nitré de la poudre noire) utilisé vers 1867 dans les armes à feu fut à base de pyroxyline de bois combinée avec des hydrocarbures et des nitrates. Ce composé, doté de remarquables propriétés explosives, présentait en outre une propriété qui fit sensation dans les premiers temps, celle de développer, lors de son inflammation, seulement une fumée très légère produite par la formation de gaz simples : acide carbonique, oxyde de carbone, vapeur d’eau, hydrogène, azote, oxygène ; tandis que la poudre noire donne lieu, consécutivement à la décharge, à la formation de sulfates et de carbonates de potassium qui produisent la fumée, fumée rendue encore plus dense par la présence d’un excès de charbon.
    Ce phénomène, qui établissait une ligne de démarcation si nette entre les vieilles poudres et les nouvelles, donna lieu, pour ces dernières, à la dénomination de poudres sans fumée.
    Si les premières tentatives faitesavec le fulmicoton n’eurent pas de succès par suite de la violence excessive des produits explosifs de cette matière, la combinaison de la pyroxyline
    ORIGINES ET NATURE DES POUDRES SANS FUMÉE 333 avec les hydrocarbures et les nitrates, qui vint ensuite, permit de fabriquer des poudres convenables pour les fusils de chasse, mais d’ailleurs absolument insuffisantes poui’ le fusil de guerre et pour l’artillerie.
    C’est en 1884 que commença la période véritablement féconde pour la production des poudres sans fumée : car on parvint alors seulement à produire des composés qui, lors de l’explosion, tout en augmentant sensiblement la vitesse initiale du projectile, exerçaient à peine une pression latérale modérée sur les parois de l’arme. Les mêmes composés furent ensuite l’objet de perfectionnements notables, particulièrement pour leur emploi dans l’armée, ce qui permit de donner aux poudres une puissance toujours plus grande, en associant aux pyroxylines le fulmicoton, la nitroglycérine, etc.
    Les substances que l’on ajoute à la nitrocellulose pour former une poudre sans fumée déterminée remplissent normalement une double fonction ; elles fournissent l’oxygène nécessaire pour provoquer la combustion complète du composé et elles modèrent en même temps la rapidité de cette combustion, en sorte que la combustion se réalise progressivement, au fur et à mesure que le projectile se déplace, qu’il parcourt le canon dans toute sa longueur et qu’il sort. Dans ces conditions, l’arme n’est pas soumise à de fortes secousses et l’effet utile de la combustion s’applique entièrement à l’augmentation de la vitesse initiale. A cette tin, on fait généralement entrer les nitrates d’ammonium, de potassium, de sodium ou de barium dans la composition des poudres sans fumée. Parfois aussi on emploie des chromates au lieu de nitrates, mais uniquement pour produire des poudres de chasse, jamais pour la fabrication de poudres de guerre.
    En ce qui concerne la nitrocellulose, on peut utiliser soit le coton-collodion, soit le fulmicoton, ou encore ces deux substances Mais il faut remarquer que, pour obtenir des pressions régulières et non exagérées, la nitrocellulose doit être gélatinisée, ce que l’on obtient en la dissolvant dans
    une substance rapidement desséchante, non hygroscopique et telle qu’elle n’altère ni la nature ni les propriétés de la poudre. Parmi les dissolvants connus, on emploie généralement à cet effet :
    L’acétone ;
    L’éther acétique ;
    L’acétate de méthyle ;
    L’acétate d’amyle seul ou avec de l’alcool amylique ;
    L’alcool éthylique ou méthylique avec l’éther sulfurique ;
    Le chloroacétone de chloroamylc ;
    La benzine rectifiée ou la nitrobenzine pure ;
    Les hydrocarbures azotés aromatiques.
    Enfin, pour régler la combustion de la poudre, pour assurer sa stabilité, diminuer sa sensibilité, abaisser la chaleur qu’elle – développe, on ajoute presque toujours des substances dites rectificalives, lesquelles sont variées et nombreuses, telles que : le camphre, les carbonates, les huiles, la vaseline, la paraffine, la benzine, la phénylamine, le toluol, les oxalates, Purée, le lycopode et beaucoup d’autres encore.
    Dans quelques-uns des types principaux de poudres de guerre sans fumée et dans certains types même de poudres de chasse, on fait entrer la nitroglycérine qui fournit une quantité importante d’oxygène capable de déterminer la combustion complète de la nitrocellulose qui, seule, ne peut brûler qu’incomplètement.
    La nitroglycérine,dans les poudres sans fumée, est toujours associée à la nitrocellulose. Si cette dernière est binitrée, la nitroglycérine sert également de dissolvant ; si,au contraire, il s’agit de trinitrocellulose, celte dernière nécessite alors l’addition d’un dissolvant convenable, tel que l’éther acétique chaud. En outre, comme le mélange pur et simple de nitrocellulose et de nitroglycérine donnerait un produit peu stable et de combustion très rapide, on ajoute toujours un des correctifs sus-mentionnés ou un autre équivalent, pour modérer la combustion et en abaisser la température.
    CHAPITRE II
    Fabrication des poudres sans fumée.
    La nitrocellulose, comme on l’a déjà dit plusieurs fois, se conserve normalement à l’état humide ; il faut au contraire la dessécher parfaitement quand on la travaille pour en obtenir de la poudre sans fumée. Il faut donc commencer par la dessécher, ce qui se faitdansun séchoir approprié à airchaud où la matière est disposée sur des châssis dont le fond est formé d’un tissu métallique à mailles serrées; ces châssis, superposés en plusieurs étages, sont séparés l’un de l’autre par un espace suffisant pour que la chaleur puisse agir d’une manière uniforme sur toute la masse. Les châssis sont mobiles, afin que l’opération de chargement et de déchargement de la nitrocellulose se fasse toujours en dehors du séchoir, pour empêcher l’accumulation, dans ce local, de poussières explosives. On maintient la température ambiante à 60-65° ; celle de la nitrocellulose ne doit absolument point dépasser 50°: aussi importe-t-il de consulter constamment les thermomètres disposés à cet effet dans le séchoir, comme on l’a déjà dit dans la troisième partie, chapitre VI, § 3, en parlant des gélatines explosives.
    Quand l’examen de la nitrocellulose soumise à la dessiccation indique que cette dernière contient moins de 1 0/0 d’humidité, on applique sur les châssis des couvercles convenables et on les porte au local de gélatinisation.
    La gélatinisation se fait dans l’atelier de pétrissage, analogue à celui déjà sommairement décrit pour les gélatines.
    On fait passer la nitrocellulose sèche sur un tamis, pour la libérer des grumeaux qu’elle peut éventuellement contenir. On y ajoute alors les correctifs et les ingrédients qui entrent dans la composition de la poudre, puis on verse le mélange qui en résulte dans le pétrin que l’on ferme hermétiquement avec son couvercle pour empêcher la volatilisation de son dissolvant. Ce couvercle porte dans sa partie supérieure un réservoir métallique pour le dissolvant et, sur le côté, un regard en cristal pour la surveillance de l’opération.
    Le dissolvant — qui peut être de l’acétone, de l’éther acétique, le mélange d’éther et d’alcool, etc. selon l’action qu’il doit exercer — passe en quantité voulue, au moyen d’un mécanisme convenable, du réservoir dans l’intérieur du pétrin. L’hélice de ce dernier est mise en mouvement et la gélatinisation se trouve terminée lorsque la matière a acquis une plasticité homogène sans exsudation de liquide.
    Lorsque, dans la composition de la poudre, il entre de la nitroglycérine, cette dernière est préalablement mélangée à la nitrocellulose dans l’appareil spécial qui a été déjà décrit à propos de la gélatine, puis le mélange passe au pétrin.
    Afin d’éviter toute réaction possible, pendant tout le cours des opérations précédentes, il importe de régler convenablement la température des substances manipulées et celle de l’intérieur des appareils, grâce aux courants d’eau qui circulent entre les doubles parois de ces derniers.
    Une fois la gélatinisation achevée, on comprime, lamine et réduit en fils la substance obtenue, ou on la coupe en forme de dés ou on la réduit en grains, selon l’aspect que l’on veut donner à la poudre ou les usages auxquels on la destine.
    En général, on préfère la forme en lames et en filaments pour les poudres destinées à la grosse artillerie ; pour le fusil de guerre, on emploie la poudre en lames ou sous
    forme depetits cubes ou encore réduite en très menus copeaux ; enfin on l’utilise sous forme de grains pour les poudres de chasse.
    Les laminoirs sont chauffés, mais leur température ne doit jamais dépasser 60°.
    La réduction de la poudre en fils, en cubes ou en grains se fait au moyen de machines spéciales qu’il serait superflu de décrire ici.
    La poudre ainsi préparée est ensuite desséchée à la température de 40°, et cela pour la libérer complètement de tout reste d’humidité et surtout pour provoquer la volatilisation de toute trace du dissolvant employé qu’elle pourrait encore contenir.
    On utilise à cet effet des séchoirs convenables de systèmes divers, parmi lesquels certains permettant de récupérer le dissolvant évaporé.
    CHAPITRE III
    Propriétés des poudres sans fumée.
    Les poudres sans fumée aujourd’hui fabriquées sont si nombreuses, si variées de composition et de couleur, de formes si diverses que Ton tenterait une entreprise vaine en essayant de les caractériser par leur aspect extérieur.
    Elles sont composées pour la plupart, comme on l’a amplement expliqué, de nitrocellulose gélatinisée dans la nitroglycérine, dans l’acétone ou dans un autre dissolvant convenable. Des moyens mécaniques lui donnent une densité et une compacité qui leur permettent de brûler progressivement à partir de la surface, en sorte que l’on parvient à régler à peu près leur combustion. En effet, si l’on fait exploser de pareilles poudres, sous forme de cubes, de bandes, de cordes, etc., dans un milieu où l’on peut arrêter à un certain moment leur combustion, on constate que les résidus non brûlés n’ont pas subi de modification dans leur forme primitive, mais que leurs dimensions ont diminué, ce qui démontre qu’une combustion régulière et parfaite a eu lieu .
    La forme que l’on donne aux poudres a de l’importance en ce qui concerne les pressions qu’elles doivent exercer.
    Si l’on compare les poudres à base de fulmicoton et celles à base de coton-collodion, l’on constate que, dans les premières, la quantité de chaleur développée augmente et que le
    volume des gaz diminue, que la production de l’acide carbonique augmente et qu’au contraire celle de l’oxyde de carbone et de l’hydrogène diminue.
    Le même phénomène se produit, et dans une mesure plus grande encore, quand, dans la composition de la poudre, on lait entrer la nitroglycérine. La combustion de cette dernière transforme le carbone en acide carbonique et développe une chaleur si élevée que celle-ci attaque le métal de la paroi intérieure de l’arme ; elle enlève à l’acier de l’arme du carbone qui concourt à la formation de l’acide carbonique produit par l’explosion. La surfacè rayée intérieure de l’arme se transforme alors en fer, elle perd de sa dureté et, par suite de la corrosion produite par les gaz, après quelques coups de feu, l’arme est hors service.
    Les poudres sans fumée contenant de la nilroglycérine possèdent des propriétés avantageuses, telles que la malléabilité de la pâte qui permet de leur donner des formes rationnelles selon les effets qu’elles doivent produire, une grande régularité de combustion et, à égalité de pression, une puissance balistique plus grande que celle des autres explosifs. Toutefois, dans ces poudres, la température excessive développée lors de la décharge, ainsi qu’on l’a déjà dit, une petite tendance bien constatée à la décomposition, la facilité d’évaporation de la nitroglycérine — tout cela constitue des défauts qui en limitent l’emploi, pour ne pas dire leur abandon, et qui imposent la nécessité de les transformer de manière à éliminer autant que possible d’aussi graves inconvénients.
    Aussi, des tentatives et des recherches dans ce sens ont été déjà faites et se font encore aujourd’hui.
    On a commencé par diminuer les proportions de nitroglycérine en augmentant celles de nitrocellulose, et on a noté, par exemple,que lorsque la nitroglycérine entre dans le composé à raison de 10 0 0 seulement,l’oxyde de carbone prédomine dans les produits de la combustion,abaissant notablement la température de cette dernière, ce qui contribue à la conser-vation des armes. Mais naturellement une diminution aussi grande de la quantité de nitroglycérine employée ne peut se faire qu’aux dépens des effets balistiques, en diminuant sensiblement la vitesse initiale des projectiles.
    On a donc songé à conserver, parmi les composés constitutifs de la poudre sans fumée, la nitroglycérine, et celaen des proportions peu différentes des chiffres primitifs, comme on l’expliquera par la suite et, en mêmetemps.à éliminer la production de l’acide carbonique en favorisant celle de l’oxyde de carbone, grâce à l’addition au composé des substances susceptibles d’abaisser sensiblement sa température de combustion.
    Au VIe Congrès international de chimie appliquée,on a entendu deux communications intéressantes sur cette question.
    La première a été faite parM. Monni, capitaine d’artillerie, de la fabrique de Fontana Liri, qui a proposé l’addition de charbon au composé réglementaire de :
    Nitroglycérine 50 parties
    Fulmicoton 50 —
    de la balistite de guerre. Suivant M. Monni, le charbon transformerait en oxyde de carbone tout l’anhydride carbonique qui se développe dans l’explosion et, en ce qui concerne les effets balistiques, on aurait une compensation dans le plus grand volume des gaz obtenu, car chaque molécule de COS se transformerait en deux molécules de CO.
    La seconde communication est due à M. Recchi, chimiste de la marine italienne, qui a entretenu le Congrès des résultats obtenus par la Société de dynamite Nobel d’Avigliana en ajoutant, au composé de la balistite, une certaine quantité de nilroguanidine, préparée par la Société elle-même d’après des méthodes spéciales qui permettraient la production de cette substance à un prix raisonnable.
    M. Recchi a dit textuellement :
    « La géniale découverte de Frank et de Caro 1 sur l’utilisa- « lion de l’azote atmosphérique, communiquée au précédent « Congrès de Berlin, a contribué à ce résultat. En effet, la « matière première que, par un procédé pratique et économi- « que, on transforme en des sels et dérivés de la guanidine, « est la dicyandiamide ou des produits congénères. La dicyan- « diamide, sous l’action d’acides dilués, absorbe tout d’abord « une molécule d’eau et se convertit en sels de dicyandiami- « dine ; ces derniers, à leur tour, se scindent, dans des condi- « lions déterminées, en sels d’ammonium et de guanidine; « enfin les sels de guanidine sont soumis à la nitrification.
    « La nitroguanidine jouit, comme substance explosive, de « propriétés remarquables.
    « Presque insoluble dans l’eau froide, inaltérable à l’air et « aux plus fortes variations de température, elle fond au-des- « sus de 200° en se décomposant lentement. Elle a une réac- « tion neutre; mais elle est attaquée par l’acide nitrique « même concentré, dans lequel elle se dissout à chaud, se « reprécipitant sans être altérée par une addition d’eau ou se « cristallisant, par refroidissement, en un nitrate, lequel est « un composé explosif, lui aussi, mais qui, à l’air humide, se « dédouble en acide et en base. Cette production d’une base « faible a suggéré à M. Fleming l’idée d’utiliser la nitrogua- « nidine comme agent stabilisant des nitrocelluloses. J’ai pu, « en effet, remarquer qu’il suffit d’en mélanger une petite « quantité à du fulmicoton ou à de la nitroglycérine pour que, « à Fessai Abel, la stabilité apparaisse augmentée de quelques « minutes. Extrêmement insensible aux chocs et aux actions « mécaniques, le mélange est pourtant capable de détoner « dans certaines conditions et il peut, avec des substances « oxydantes convenables, fournir des explosifs d’une grande « puissance qui, par leur stabilité, se prêtent singulièrement « bien à certains usages spéciaux. Sa chaleur de combustion « est, suivant Matignon, de 210,3 calories à pression cons-
  2. Voir Livre Ier, chapitre L01′, p. 29.
    « tante ; sa température d’explosion, selon Patart, est d’envi- « ron 900°, et par suite, inférieure de plus de 2000° à celle « des poudres du type balistitc qui dépasse 3000°, et infé- « rieure d’environ 1500’ à celle des poudres de nitrocellulose « pure. Ces propriétés de la nitroguanidine, jointes à la force « qu’elle possède par suite de son pourcentage très élevé en « azote (53,81 0/0), semblent justifier l’espoir que, par son « emplu, le problème de l’atténuation de l’action érosive de « certaines poudres composées de salpêtre se trouve engagée « dans la voie d’une heureuse solution. »
    D’ordinaire, les poudres sans fumée n’explosent pas au contact d’un corps en ignition, mais elles brûlent seulement en dégageant une flamme vive. Elles peuvent s’électriser par le frottement. Leur stabilité n’est pas absolue; c’est le cas surtout des poudres contenant de la nitroglycérine, lesquelles peuvent, avec le temps, exsuder, ce qui est un indice certain d’un commencement de décomposition. Une bonne ventilation des locaux de dépôt peut faire éviter ou restreindre un pareil risque.
    Les résidus que l’explosion des poudres sans fumée laisse dans l’intérieur des bouches à feu ne sont pas, par eux-mêmes, nuisibles à l’arme. AL le capitaine d’artillerie Van Pit- tius de Hembrug a communiqué au Congrès de Rome le résultat des études qu’il a faites sur ces résidus et sur leur influence dans la formation de la rouille qui ronge les fusils; il a conclu comme il suit :
    « Les recherches ont démontré qu’aucune des matières « contenues dans les résidus n’est par elle-même nuisible au « fusil, mais qu’elles deviennent nuisibles quelque temps « après avoir absorbé de l’eau. Pour préserver le fusil de la « rouille, il faut enlever les résidus par des lavages aussitôt * que possible après le tir et, si cela n’est pas possible, par « exemple dans les champs de tir, il faut passer la baguette « de graissage pour empêcher les sels hygrométriques d’ab- « sorber de l’eau. »
    CHAPITRE IV
    Essais des poudres sans fumée.
    Les épreuves des poudres sans fumée, indépendamment de leur analyse chimique, servent à déterminer :
    L’hygrométricité ;
    La résistance à la gelée et à l’humidité ;
    La température d’inflammation ;
    La force explosive et balistique ;
    La stabilité ;
    La résistance à l’action de la chaleur.
    L’À/zr/ro/neV/Tcfiépeutse déterminer par différence du poids, en exposant la poudre, pendant un temps, à la température de 45°.
    La poudre parfaitement sèche est ensuite exposée, pendant quelques jours, à l’air libre dans une atmosphère humide; puis, par différence de poids, on détermine sa résistance à l’humidité.
    On constate le degré de résistance à la gelée en exposant la poudre, durant vingt-quatre heures, à une température au-dessous de 0’, puis on étudie son apparence et sa composition chimique, qui, dans une poudre parfaite, ne doivent avoir subi aucune altération.
    On obtient la température d’inflammation en exposant la poudre, dans une étuve, à une chaleur graduellement croissante. Une bonne poudre ne s’enflamme qu’au-dessusde 175°. La température minimum tolérée est de 160° ; la poudre s’enflammant à une température inférieure doit être rejetée.
    La force et la puissance de la poudre sans fumée peuvent s’évaluer par le calcul, d’après la thermochimie de Berthelot, quand on a déterminé la température de sa combustion et mesuré le volume des gaz développés dans son explosion ; l’on obtient ces données avec des méthodes et des appareils qu’il n’y a pas lieu de mentionner ici.
    La détermination matérielle de ladite force ou puissance peut encore se faire pratiquement au moyen d’instruments se prêtant à cet usage.
    De ces instruments, le plus connu est [‘Appareil Trauzl, consistant en un bloc de plomb qui porte une très petite cavité centrale dans laquelle on introduit l’explosif à expérimenter. L’ouverture de charge est obturée de manière à livrer passage uniquement à l’amorce. L’explosion de la poudre,’ avec la pression qu’elle exerce, augmente le volume de la cavité susdite. On verse dans celte cavité de l’eau provenant d’un récipient gradué, ce qui permet de mesurer le volume lui-même, lequel, étant proportionnel à la torce de l’explosif employé, donne la valeur de cette dernière.
    Un autre instrument fort utilisé pour les épreuves de même espèce est [‘Appareil Guttmann, qui consiste en un tube horizontal et central en acier. Ce tube renferme deux petits cylindres en plomb placés vis-à-vis l’un de l’autre et disposés de manière que chacun ait une extrémité correspondante à l’extrémité du tube et que, entre les deux cylindres, il y ait un espace suffisant pour loger 20 grammes de l’explosif à essaver. Les deux extrémités du tube sont fortement vissées V
    à deux blocs d’acier qui portent chacun une ouverture conique à laquelle s’adapte parfaitement l’extrémité de chacun des deux cylindres de plomb. L’appareil est pourvu d’une soupape que l’on ferme, aussitôt que la capsule a explosé sous l’action d’un petit marteau automatique, afin de maintenir dans le tube central les gaz développés par la combustion des 20 grammes d’explosif. Les gaz, ne trouvant pas d’issue, pressent énergiquement sur les cylindres de plomb, lesquels
    pénètrent dans les vides coniques latéraux et prennent la forme d’un cône plus ou moins allongé, selon la force expansive de l’explosif. La hauteur des cônes, mesurés d’après une unité de comparaison, donne la valeur de la puissance cherchée.
    Quant aux effets balistiques d’une poudre sans fumée, on peut les mesurer avec le mortier de Nobel, contenant la charge sur laquelle repose un projectile de poids constant. La poudre, en explosant, lance le projectile à une distance dont la mesure détermine la puissance de la charge. Des essais plus exacts se font encore avec le fusil ou avec le canon à pendule, avec les appareils électro-balistiques, avec le chronographe Le Boulengé, etc.
    L’essai de résistance à l’action de la chaleur,destiné à expérimenter la stabilité des poudres sans fumée, qui doivent, à cet effet, être parfaitement neutres, se pratique généralement * dans le tube d’essai à l’amidon ioduré, qui a été décrit dans la deuxième partie, chapitre VI, traitant du fulmicoton ‘.
    Cependant il ne faut point perdre de vue qu’avec les poudres sans fumée, l’épreuve de résistance à l’action de la chaleur peut parfois être faussée en raison de la présence, dans la poudre, de quelques substances telles que l’éther acétique, l’acétone,la vaseline,l’aniline,l’huile de ricin,etc., substances qui empêchent la réaction à chaud de l’iodure de potassium, car, ainsi que l’ont démontré des expériences faites par O. Guttmann en Angleterre, les unes absorbent cet iodure, d’autres le dissolvent, d’autres enfin se combinent chimiquement avec lui.
    Guttmann a donc proposé, au lieu de l’iodure de potassium, l’emploi de la diphénylamine, dont la solution s’obtient en plaçant, dans un récipient en verre à large goulot bouché à l’émeri, 1 gramme de diphénylamine cristallisée et 50 centimètres cubes d’acide sulfurique étendu de quatre fois son poids d’eau.
    Le Dr Spica, chimiste de la marine royale italienne, affirme de son côté que l’épreuve de la chaleur, même parla méthode Gultmann, est douteuse. Il propose donc l’utilisation du papier au chlorhydrate de phénylène-diamine m qu’il prépare en plongeant du papier Berzélius lavé dans une solution de ce chlorhydrate à un pour mille dans l’eau distillée. Ce papier est ensuite séché dans l’obscurité sous une cloche en verre contenant du chlorure de calcium. Les épreuves faites avec le papier au chlorhydrate doivent être rapidement menées, en raison de l’excessive sensibilité de ce réactif.

CHAPITRE V
Poudres de guerre sans fumée.
Poudre Schultze — Le colonel prussien Schultze fut le premier qui,en 1867,utilisa lapyroxyline extraite de la sciure de bois pour fabriquer une poudre de guerre sans fumée, composée de :
Pyroxyline de bois. . Hydrocarbure nitré . Nitrate de barium. . Nitrate de potassium. Soufre
Mais cette poudre ne rencontra pas grande faveur dans les milieux militaires, car, malgré ses avantages indiscutables d’exploser en dégageant seulement une très légère fumée, de ne pas laisser d’encrassement et d’exercer une action double de celle de la poudre noire, elle avait le grave inconvénient d’exercer des effets brisants et de fournir, dans le tir, des résultats fort irréguliers.
L’apparition de la poudre Schultze fut suivie, pendant quelques années, de rares tentatives de production de poudres sans fumée destinées à des usages militaires; mais le véritable début des poudres sans fumée date de 1881, année dans

  1. Voir chapitre VI, Poudres de chasse sans fumée.
    laquelle nous voyons l’armée française adopter, pour la charge du fusil Lebel, la :
    Poudre vieille, qui serait composée de : Fulmicoton 68,21 parties
    Dinitrocellulose 29,79 —
    Paraffine 2 —
    La poudre Vieille forme de petits cubes de couleur jaune et d’une odeur caractéristique. Elle est stable et possède une grande puissance balistique.
    Depuis 1887,1a poudre Vieille, confectionnée en gros cubes, s’emploie en France même pour les bouches à feu de l’artillerie.
    Un autre type de poudre Vieille utilisé en France, surtout dans les fusils de petit calibre, est la :
    Poudre B. N.
    Fulmicoton 29,13 parties
    Dinitrocellulose 41,31 —
    Nitrate de barium 19,56 —
    Nitrate de potassium 8 —
    Carbonate de sodium …. 2 —
    L’exemple de la France et la nécessité de rendre les conditions de guerre égales incita les autres puissances à rechercher des poudres sans fumée pratiques et puissantes pour en doter leurs armes: aussi l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, la Russie, etc., adoptèrent presque simultanément ces poudres.
    En Italie, on eut la :
    Balistite, inventée par Nobel en 1888, la première poudre de tir qui ait contenu de la nitroglycérine. En effet, elle est composée de :
    Nitroglycérine 50 parties
    Fulmicoton soluble 50 —
    Aniline (ou diphénylamine) . . . des traces.
    Pour fabriquer la balistite, on commence par pétrir, dans un récipient de plomb, la quantité voulue de fulmicoton soluble avec une quantité double d’eau, afin de maintenir, dans le mélange avec la nitroglycérine qui doit suivre, une basse température. Ensuite, avec un appareil convenable, on verse la nitroglycérine sur le fulmicoton et on ajoute au mélange l’aniline, laquelle aurait la propriété d’empêcher le composé de s’altérer et de devenir acide. On peut encore faciliter la dissolution par une légère addition de benzine. Quand le pétrissage du fulmicoton avec la nitroglycérine est achevé et que la matière a été convenablement traitée, pour rendre complète l’absorption du fulmicoton et obtenir l’absolue homogénéité de toute la masse, on passe cette dernière dans une essoreuse pour la libérer de l’excès d’eau qu’elle contient. Quand elle ne retient plus que 20 0/0 d’humidité,on la comprime entre deux cylindres de laminoir; ces cylindres sont creux et on y fait circuler un courant de vapeur qui élève la température à 80’. On obtient ainsi des feuilles d’une gélatine presque transparente, à laquelle on donne une plus grande consistance en immergeant ces feuilles dans l’eau chaude. On comprime ensuite les feuilles en question une seconde fois, pendant quelques minutes, entre une autre paire de cylindres lamineurs et enfin on les taille en fragments cubiques de 6 millimètres de côté si elles doivent servir pour les armes portatives, et en longs fils si elles sont destinées à la charge des canons.
    La balistite est une substance d’un rouge sombre, de consistance cornée mais flexible, inflammable à 180° et d’une densité de 1,63. Elle brûle lentement à l’air libre et résiste à la percussion. Elle explose sous l’action d’une forte amorce au fulminate de mercure et elle donne une grande régularité ou justesse dans le tir.
    Elle résiste à l’action de l’humidité, et, d’après M.le capitaine du génie Crociani, elle serait quatre fois plus puissante que la poudre noire et deux fois plus que la poudre française Vieille.
    Un fait certain, c’est que la balistite est un explosif de
    haute puissance, possédant de nombreux avantages et digne de Japlus grande considération. Toutefois, elle a l’inconvénient d’ètre à base de nitroglycérine. Cette dernière substance étant volatile, bien qu’à un faible degré, il y a lieu de douter que la balislite puisse conserver longtemps sa stabilité et qu’elle ne subisse point des décompositions lentes capables non seulement d’altérer ses propriétés balistiques, mais encore de provoquer des réactions acides toujours dangereuses. De plus, comme on l’a déjà dit, elle a une température de combustion trop élevée et, par suite, elle détériore les armes.
    Pour atténuer en partie ces inconvénients, on a modifié la balistite en produisant la Soléxite,composé absolument identique, mais renfermant moins de nitroglycérine.
    Pour la charge des canons, l’on utilise en Italie la Filite, qui n’est autre que de la balistite filiforme.
    En Allemagne on a adopté pour l’armée la poudre n. g. p., composée comme la balistite, mais contenant une proportion plus grande de fulmicoton et recouverte de graphite ; et pour la marine, la Troisdorf, composée de nitrocellulose gélatini- sée, avec addition de nitrates.
    Dans les canons allemands on emploie la Geschutz-Blatt- chenpulver, préparée en grosses lames.
    En Angleterre on emploie, comme poudre de guerre, la Cordite,composée en forme de corde de la manière suivante:
    Nitroglycérine 58 parties.
    Fulmicoton 37 —
    Vaseline 5 —
    Dans la cordite préparée pour les cartouches à salves, on a supprimé la vaseline.
    La cordite est un puissant explosif, comme il est facile de s’en rendre compte par sa composition ; mais celle composition montre combien elle doit être nuisible pour les armes,en raison de la température très élevée de combustion qu’elle développe.

    Ccl inconvénient ne laisse pas de préoccuper même en Angleterre où on sonq-c à la transformer : aussi,en 1905, a-t-on essayé, à Birmingham, I’Axite, qui est une cordite modifiée non seulement dans la proportion de ses parties composantes, mais encore dans son aspect extérieur : en effet, on la confectionne sous forme de rubans et non de cordes.
    On prétend que l’axitc, en même temps qu’elle imprimerait au projectile une vitesse plus grande que la cordite, développe moins de chaleur, attendu qu’elle possède des propriétés lubrifiantes. A la température ordinaire, une charge réglementaire d’axite donnerait au projectile une vitesse de 2179 pieds à la seconde et une pression de 15,76 tonnes ; tandis que la cordite développerait une vitesse de 2010 pieds et une pression de 15,67 tonnes.
    L’armée russe a adopté, en 1896, le Pyrogollodion, poudre ayant comme base une cellulose qui occupe un degré intermédiaire entre l’ennéanitr ique cl la décanitrique ; cette cellulose se gélatinise dans le mélange d’éther et d’une petite quantité d’alcool. Quand elle est complètement gélatinisée, on en fait des rubans ou des bandes qui, après séchage, se présentent sous une forme élaslique, homogène, translucide ; elle explose sans laisser de résidus.
    En Belgique, on utilise la l.3 de WETTEREN,qui est à base de nitrocellulose. C’est une bonne poudre de guerre, car, employée à la dose de 2,16 grammes, elle donne à la balle Mauser du poids de 11,1 gramme une vitesse de 600 mètres, en exerçant une pression de 2000 kg. par cm* dans l’intérieur du canon.
    Toutes les puissances de quelque importance ont aujourd’hui leurs poudres de guerre spéciales sans fumée et, afin d’éviter une longue et inutile énumération, nous remarquerons simplement que les États-Unis d’Amérique ont abandonné les poudres à base de nitroglycérine et que, pour l’artillerie, ils emploient I’explosif Meyer, avec substitution d’un atome de sodium à un des trois atomes d’hydrogène du nilrométane.
    Le nilromélane est dilué dans l’éther sulfurique. On fait agir séparément le sodium sur l’alcool, et le produit que l’on en obtient s’ajoute à la première solution. On obtient alors un précipité que l’on lave avec l’éther et que l’on dessèche ensuite au moyen de l’acide sulfurique. La matière anhydre obtenue constitue un très puissant explosif.
    Au Japon, auquel il est de mode aujourd’hui de s’intéresser, les canons de campagne sont chargés d’une poudre sans fumée formée de :
    Nitrocellulose à 11 0 0 d’azote. . . . 40 parties.
    Nitrocellulose à 13,50 0/0 d’azote. . . 60 —
    Cette dernière poudre, préparée en bandes de 20 X 5 centimètres avec une épaisseur de 7 millimètres, a une force supérieure à colle de toutes les poudres azotées jusqu’ici préparées.
    Pour la guerre, on fabrique enfin aujourd’hui, en Allemagne, un véritable tissu explosif, formé de fils de poudre sans fumée, avec lequel on confectionne des sachels explosif pour les gargousses de l’artillerie. Ces sachets sont même cousus avec du fil ou du cordonnet explosifs et reliés ensemble avec une attache explosive. Le tissu précité, d’une couleur jaunâtre claire ressemblante celle de la soie, est insensible à l’action de l’humidité et à celle de la chaleur.
    11 arrive, comme il est facile de se le figurer, que le sachet lui-même fait partie intégrante de la charge, qu’il explose avec cette dernière en favorisant son allumage, au point qu’il remplace avantageusement les amorces de poudre noire que, souvent, on ajoute dans les gargousses renfermant des explosifs d’un allumage difficile.
    CHAPITRE VI
    Poudres de chasse sans fumée.
    Si les poudres sans fumée, aujourd’hui fabriquées pour des lins militaires, sont nombreuses, on peut dire que celles destinées à la chasse sont innombrables.il n’est pas de fabricant, si restreint que soit le domaine de son activité, et cela dans tous les pays du monde,qui ne mette sur le marché son excellente poudre sans fumée aux noms les plus étranges, bien que la composition de toutes ces poudres soit plus ou moins identique.
    On peut faire un classement général de ces poudres en les classant en produits à la nitrocellulose avec dérivés nitrés, à la nitroglycérine, au picrate d’ammonium avec ou sans addition de chromates ou d’autres substances similaires.
    La première poudre de chasse sans fumée devenue d’un usage pratique fut la Poudre blanche Schultze, qu’obtint le colonel Schultze en modifiant la composition de sa première poudre de guerre sans fumée, laquelle, comme on Ta déjà dit ‘, ne fut pas acceptée, alors que la poudre de chasse du même inventeur a joui et jouit encore aujourd’hui d’une faveur méritée.
    Pour la fabriquer, on choisit d’abord du bois blanc, autant que possible de peuplier. On en prépare des planchettes très minces que l’on débite en petits morceaux au moyen d’un
  2. Voir chapitre V, Poudres de guerre sans fumée.
    -, -.-. Z -.-.7 — — 7-. r v
    emporte-pièce convenable, petits morceaux que l’on soumet à plusieurs ébullitions successives dans une eau légèrement additionnée de carbonate de sodium. Les petits morceaux ainsi préparés subissent ensuite des lavages abondants et réitérés à l’eau ordinaire, puis on les blanchit au chlorure de chaux, on les lave de nouveau à l’eau bouillante et enfin on les dessèche, é
    Dans un mélange acide formé de :
    Acide sulfurique à la densité de 1,8i . . 71,5 parties.
    Acide nitrique — 1,50 . . 28,5 —
    on immerge 6 parties des petits morceaux de bois préparés et desséchés comme il est dit ci-dessus, en agitant de temps à autre la masse liquide pour éviter une élévation dangereuse de température. Au bout de trois heures, la nitrification du bois est terminée. On enlève l’excès d’acide au moyen d’une essoreuse et on expose la masse ligneuse, durant deux ou trois jours, à l’action de l’eau courante, après quoi on la traite avec une faible solution de carbonate de sodium, puis on la lave à l’eau pure et enfin on la dessèche. Le produit ainsi obtenu n’est pas autre chose que de la pyroxyline de bois, qui sert ensuite de base 5 la pondre blanche Schultze de chasse, qui est composée comme il suit :
    Pyroxyline 60 à 80 parties.
    Hydrocarbure nitré 12 —
    Nitrate de barium 60 à 80 —
    Nitrate de potassium 8 à 10 —
    Le nitrate de potassium entre dans la composition pour augmenter sa force trajectoire ; le nitrate de barium, tout en remplissant le même office, sert en outre à diminuer les effets propulsifs de la pyroxyline.
    Schultze a fabriqué en outre avec les mêmes substances, mais dans des proportions différentes, de la poudre de mine
    qui a donné des résultats satisfaisants, mais qui n’a pourtant trouvé qu’un emploi peu étendu, car les dynamites, explosifs beaucoup plus puissants, lui ont fait du tort.
    Comme nous l’avons dit, la poudre blanche Schultze a rencontré la faveur des chasseurs et, au cours de ces dernières années, elle a été avantageusement employée dans le tir aux pigeons, bien qu’elle présente encore des inconvénients, par exemple celui de n’avoir pu modérer entièrement sa force brisante et celui non moins grave d’être beaucoup plus hygros- copique que la poudre noire.
    La poudre Schultze a été suivie de :
    La Poudre E. C., que l’on fabrique depuis 1882 en Angleterre et dont on utilise divers types pour la chasse. Elle est composée de fulmicoton mélangé avec une petite quantité de camphre, granulée, puis durcie à sa surface au moyen d’une immersion dans le mélange d’éther et d’alcool. Elle est enfin colorée avec du bleu d’outre-mer ou avec du noir de fumée ;
    Le Pyrocoton Parozzani, breveté en 1883 par le professeur Parozzani d’Aquila. C’est un mélange de dinitrocellulose avec du picrate d’ammonium et des nitrates de potassium et de barium qui lui permettent de résister au choc et le rendent stable, puissant et de conservation facile ;
    La Smokeless explosive, inventée par Abel, en Angleterre, en 1886. Elle est composée de nitrocellulose et de nitrate d’ammonium pétris avec de l’essence de pétrole. On comprime, on grène et on vernit ce mélange au moyen d’un dissolvant qui agit sur la nitrocellulose superficielle ;
    La Cannonite, fabriquée en Angleterre, depuis 1889, comme il suit :
    Nitrocellulose et graphite. … 86 parties.
    Nitrate de potassium 6,88 —
    Résine 6,19 —
    Humidité 0,93 —
    On a ensuite produit de nouveaux types de cannonite avecle simple mélange de nitrocellulose et de résine, traité par un dissolvant tel que l’acétate d’amyle, la benzine, etc.
    La Coopal anglaise, qui date également de 1889 et est composée de :
    Nitrocellulose 71,25 parties.
    Nitrate de barium 23,65 —
    Résine 3,45 —
    Humidité 1,65 —
    L’Ambérite qui, depuis 1891, se fabrique comme il suit en Angleterre:
    Fulmicoton 53,20 parties.
    Coton-collodion 21,10 —
    Nitrates de barium et de potassium. 10,80 —
    Paraffine 9,60 —
    Humidité 2,30 —
    On obtient une variété d’ambérite avec le mélange de fulmicoton, de coton-collodion et de nitrocellulose.
    D’aûtres poudres de chasse sans fumée d’origine étrangère, et fort connues et utilisées en Italie, sont :
    La Curtis dont, depuis 1900, on fabrique en Angleterre diverses espèces composées de nitrocellulose, de nitrate de potassium, de craie et, parfois, de charbon de bois ;
    La Müllerite, poudre belge produite avec de la nitrocellulose gélatinisée et traitée par une matière colorante ;
    La Normale, fabriquée à Landskrona, en Suède, et formée de :
    Fulmicoton 96,21 parties.
    Coton-collodion 1,80 —
    Résine 1,99 —
    La Walsrode, que l’on fabrique en Allemagne depuis quelques années, et qui est composée de nitrocellulose chimiquement pure et gélatinisée dans l’éther acétique (ce dissolvant est ensuite éliminé au moyen d’eau bouillante), puis comprimée et grenée.
    Une poudre sans fumée singulière est la :
    Plastoménite, reposant sur ce principe qu’un hydrocarbure nitré d’une consistance solide, fondu à la chaleur, possède la propriété de dissoudre complètement un nitrocarbure hydraté auquel on le mélange. Ainsi, par exemple, le nitrobenzol ou le phénol ou le toluol ou le naphtol, etc., quand il est fondu à la chaleur, dissout les composés nitro-hydratés de la gomme, de la cellulose, du sucre, de l’amidon, etc. On produit ainsi une substance malléable, dite Plastoméiiite, à laquelle on peut donner une forme quelconque et qui durcit ensuite, prenant la consistance de la corne, mais en demeurant sensible à l’humidité et aux influences atmosphériques. On peut la travailler pour en faire des objets d’usage domestique ; humectée, elle peut s’étendre sur les tissus pour les rendre imperméables ; quand elle est encore plastique et qu’on l’additionne de matières colorantes, elle peut prendre l’aspect de pierres imitant l’ivoire, le corail, la malachite, etc. Traitée par des nitrates, elle acquiert des propriétés explosives pouvant la transformer en poudres sans fumée. On ajoute du chromate de potassium à raison de 3 0/0 environ, pour donner à la poudre dite plastomènite une combustion complète et atténuer la flamme.
    Parmi les poudres de chasse sans fumée les plus remarquables qui se fabriquent en Italie, on compte :
    La Lanite et la D. M. de la Société Nobel d’Avigliania, à base de nitroglycérine, qui s’obtiennent d’après des méthodes identiques à celles employées pour la balistite. On prépare la lanite en fils reliés ensemble et comprimés en charges tronco-coniques ;
    L’Excelsior, la Sport et la Nivéa, de la Société italienne des Produits explosifs, qui les prépare dans sa poudrière de Cengio. L’Excelsior et la Sport sont à base de nitrocellulose gélatinisée. La Sport se fabrique expressément pour le tir aux pigeons ;
    L’Acapnia, de la Société Baschieri et Pellagri,de Bologne;
    La Randite, de Pietro Randi, de Lugo;
    La Sublimité, d’Olivieri et Cie d’Ancône;
    L’Igiinusa, de la Société Sarde, de Cagliari.
    Dans ces dernières poudres on trouve le picrate d’ammonium mélangé à des nitrates, à des chromates ou à d’autres substances.
    Il faut encore noter :
    L’Anigrine, fabriquée par Baschieri et Pellagri ;
    La Silurite, produite par Bianchini et Cle;
    L’Aristite, de la maison Caramosca Luigi, d’Imola ;
    La Fulgor, mise dans le commerce par Stacchinpdc Rome, et quelques autres encore.
    Les poudres sans fumée en général, tant italiennesqu’étran- gères, possèdent d’éminentes qualités balistiques et, surtout pour les usages militaires, ont aujourd’hui définitivement remplacé les poudres noires.
    La suppression de la fumée et leur force de pénétration les rendent en outre très utiles pour la chasse. Mais elles sont plus ou moins hygroscopiques et elles exercent toujours une pression énergique, quoi que l’on fasse pour atténuer cette dernière, non pas tant sur les parois de l’arme que sur la fermeture de la culasse. Elles sont de plus soumises à des altérations spontanées plus ou moins éloignées, qui parfois compromettent la précision du tir.
    Pour terminer, nous dirons que les poudres sans fumée présentent sans doute des avantages très importants ; mais, en qualité d’admirateur impénitent des vieilles poudres, pourvu qu’elles soient bien fabriquées suivant des méthodes rationnelles, on conseillera toujours au chasseur d’employer certes la poudre sans fumée, mais de tenir en réserve le canon gauche de son fusil toujours chargé d’une cartouche à poudre noire d’excellente qualité. Il aura en tout cas, de cette manière, un coup de feu sur lequel il pourra sûrement compter.

CHAPITRE PREMIER
L’air liquide.
On a récemment obtenu, avec l’air liquide, un nouvel, original et très puissant explosif dont il ne sera pas inutile de faire ici mention, bien qu’il n’ait pas encore reçu d’applications pratiques.
Wroblewski et Olszewski, en adoptant la méthode déjà employée par Faraday pour le protoxyde d’azote, réussirent à abaisser la température jusqu’à —140® grâce à l’évaporation de l’éthylène liquide dans le vide.
En 1887, Cailletet, comprimant d’abord certains gaz puis les refroidissant en les laissant se détendre, réussit à liquéfier le gaz acétylène, le bioxyde d’azote, l’oxygène, l’azote .et l’air. Il obtint même la condensation neigeuse de l’hydrogène.
M. le professeur Linde de Munich, appliquant la méthode Cailletet, imagina un appareil dans lequel l’air est comprimé énergiquement au moyen d’une pompe et ensuite obligé de se rendre sans interruption et de circuler en sens inverse dans deux grands serpentins concentriques. Une seconde
pompe maintient la pression constante et le serpentin est enfermé dans une caisse en bois remplit de laine, pour empêcher les radiations thermiques.
Le travail de l’air qui se détend produit un refroidissement considérable accumulé par le contre-courant susdit ; la température s’abaisse au-dessous de — 140°, point.de liquéfaction de l’air atmosphérique, et l’air du serpentin se condense,se liquéfie et est recueilli,en passant par un robinet convenable, dans des vases de verre à double paroi dans l’es, pace intermédiaire de laquelle on a fait le vide sec de Crookes, afin de maintenir l’air liquide, pendant le plus de temps possible, à la basse température qui lui est nécessaire.
L’air liquide est transparent et a une légère teinte bleue ; il entre en ébullition à — 191° et produit alors des vapeurs très lourdes qui, au lieu de s’élever en l’air, se meuvent autour du vase en forme de nuage épais. Dans l’air liquide que l’on verse par gouttes sur une plaque épaisse de fer, de marbre, etc., se produit le phénomène de caléfaction qui survient avec l’eau tombant sur une surface rougie, c’est-à-dire qu’il se forme des petites bulles sphériques qui s’élèvent et se meuvent rapidement, car elles se trouvent enveloppées d’une sorte de vapeur les séparant de la Surface sur laquelle elles se forment.
Le fer plongé dans l’air liquide acquiert une telle fragilité qu’il se rompt au moindre choc ; le cuivre et le platine, au contraire, conservent leur malléabilité.
Les brûlures produites par l’air liquide sont très dangereuses et très difficiles à guérir.
M. le professeur Linde a mesuré la force d’expansion de l’air liquide et il a constaté que ce corps, en passant à l’état gazeux, augmente 748 fois de volume. Il a constaté en outre que l’air liquide, en s’évaporant, s’enrichit d’oxygène dans une mesure telle que, au point d’évaporation, il se compose de 9/10 d’oxygène et de 1 10 d’azote. Mettant à profit cette propriété, M. Linde a composé un nouvel explosif,en faisantévaporer,à raison de 6/10,une certaine quantité d’air liquide, de manière que le liquide restant contînt environ 50 0,0 d’oxygène, et en mélangeant ce liquide restant avec de la poudre de charbon. Il a ensuite perfectionne son composé en mélangeant la poudre de charbon avec de la ouate de coton à raison de 1/3 de son poids et en confectionnant ce mélange en forme de cartouche recouverte d’un fort papier et en l’arrosant enfin d’air liquide enrichi d’oxygène grâce à l’évaporation partielle. Celte cartouche explose sous l’action d’un puissant détonateur et développe une force qui n’est pas inférieure à celle de la dynamite.
L’explosif à l’air liquide doit être préparé au moment de son emploi, car la cartouche confectionnée comme nous venons de l’indiquer conserve ses propriétés déflagrantes durant environ un quart d’heure, après quoi elle perd peu à peu sa force par suite de l’évaporation progressive de l’air liquide et enfin elle s’épuise complètement au bout d’un certain laps de temps.
Le prix de revient élevé de production de l’air liquide est, pour le moment tout au moins, un autre élément qui, en outre de la circonstance ci-dessus, fait obstacle à son emploi dans l’industrie des explosifs.
CHAPITRE II
Phénomènes de l’explosion.
^’explosion est l’effet du développement instantané et violent d’un énorme volume de gaz qui se dégagent, à une température très élevée et en raison d’une cause mécanique ou chimique, d’un corps qui les contenait, à l’état initial, comprimés sous un petit volume. Cette expansion est accompagnée d’une détonation plus ou moins forte et elle produit des effets mécaniques énergiques et considérables, capables de lancer des projectiles, ainsi que de briser et projeter aux alentours tout ce qui lui oppose de la résistance.
Les effets de projection sont dus à l’énergie contenue dans les gaz sous forme de chaleur et transformée en travail mécanique ; les effets de rupture sont occasionnés par la pression qu’exercent les gaz sur les parois internes du récipient dans lequel se produit l’explosion.
Par suite, tout corps qui peut produire de pareils effets est un Explosif. Ainsi un gaz comprimé par des moyens mécaniques qui reprend instantanément son volume ; la vapeur développée par un liquide surchauffé et comprimé dans un espace clos ; les corps solides ou liquides qui, par suite de la combustion ou de réactions chimiques, produisent rapidement des volumes abondants de gaz — sont des explosifs.
Toutefois, sous le nom d’explosifs on désigne ordinairement, d’une manière spéciale, les composés solides ou liquides qui, développant dans des circonstances déterminées des
gaz explosifs, s’emploient pratiquement dans les travaux de mines ou s’utilisent dans les armes comme agents balistiques. Autrefois, on fabriquait les explosifs en se préoccupant uniquement d’en obtenir des effets puissants, sans tenir grand compte des lois qui régissent la production et le développement des gaz explosifs. Berthelot étudia ces lois avec une profonde sagacité et, en 1872, il formula la théorie qui « défi- « nit la force des substances explosives par la seule con- « naissance des réactions chimiques, ces dernières détermi- « nant le volume des gaz,la quantité de chaleur et, par suite, « la force explosive ».
Le développement des gaz explosifs est produit tantôt par l’oxydation de substances combustibles, ainsi qu’il advient avec la poudre noire dans laquelle le nitrate de potassium ou salpêtre exerce son énergie oxydante sur les combustibles soufre et charbon, tantôt, pour employer le langage de Berthelot, « par la transformation d’un principe unique et défini, « tel que le sulfure d’azote, le fulminate de mercure, le ful- « micoton, la nitroglycérine, le picrate de potasse, tous corps « renfermant de l’azote ».
Ces origines diverses des gaz explosifs dépendent de la nature diverse des substances qui entrent dans la formation des corps explosants et qui produisent naturellement, au moment de leur expansion, des effets plus ou moins énergiques selon leur nature.
Ces effets peuvent se distinguer en choc ou travail mécanique et en pression.
L’action du choc est due spécialement à la rapidité de la combustion et à celle de formation des gaz ; la pression dépend de la température développée et du volume des gaz formés, volume qui est dû à la dissociation moléculaire du composé produite par la combustion. Ce phénomène présente des caractères divers selon la vitesse à laquelle il s’accomplit et d’après la nature de l’explosif eux-mêmes. C’est ainsi que l’on rencontre :
1° Les explosifs ordinaires qui développent une énergie et une rapidité de combustion relativement limitées. A cette classe appartiennent les poudres noires et, en général, les 1 poudres sans fumée pour fusils ; j
2° Les explosifs puissants dans lesquels l’énergie atteint un haut degré d’intensité accompagnée d’une très grande rapidité de combustion. Le prototype de cette catégorie est la dynamite ; 1
3° Les explosifs dé tonants caractérisés par leur très haut • degré d’énergie et de rapidité de combustion. Appartiennent ‘ à cette classe les fulminates et nombre de composés au chlorate de potassium. 1
Les explosifs de la première catégorie se distinguent : les uns, comme la poudre noire, par leur propriété d’exploser sous l’action directe d’un corps quelconque en ignition, parce que leur température d’inflammation et d’explosion est identique ; les autres, comme les poudres sans fumée, par le fait qu’elles exercent de faibles pressions latérales en donnant aux effets balistiques presque toute leur énergie.
Les explosifs de la deuxième catégorie ont essentiellement des propriétés déflagrantes et de projection ; de plus, con- i trairement à ce qui se passe dans la poudre noire, comme leur température d’explosion est beaucoup plus élevée que celle j d’inflammation, ils n’explosent que sous la double action d’un choc violent accompagné d’un fort développement de chaleur.
Les explosifs de la troisième catégorie possèdent une telle sensibilité qu’un simple choc, parfois même le seul frottement, suffit pour déterminer la détonation.
Pour bien définir la nature d’un explosif, il convient d’étudier avec soin sa composition chimique, ainsi que le volume des gaz, la pression et la chaleur spécifique, afin de pouvoir ensuite déterminer les produits caractéristiquesde l’explosion, et calculer le travail maximum dont il est capable, c’est-à- dire son potentiel que M. A. Mattei définit avec beaucoup d’à propos comme il suit : « le travail que l’unité de poids d’un
‘phénomènes de l’explosion 365
« explosif peut développer dans sa réaction totale et dans une « expansion adiabatique indéfinie. »
Le potentiel se manifeste par des effets propres à chacune des catégories d’explosifs. Ainsi, par exemple, la poudre noire agit efficacement dans les mines quand elle rencontre une résistance appréciable et qu’elle se trouve être solidement renfermée dans les trous préparés à cet effet, de manière que le bourrage ne soit point déplacé au moment de l’explosion, tandis qu’elle n’exerce aucune action quand elle explose à l’air libre. Au contraire, la dynamite, disposée même en petite quantité sur une roche et recouverte d’une légère couche de terre, brise la roche en très menus morceaux quand son explosion est provoquée par une capsule au fulminate de mercure.
Certains composés de la deuxième et de la troisième catégorie (dynamites et détonants) peuvent, en outre de l’action directe de l’amorce ou du choc, exploser par influence.
L’explosion par influence ou sympathique d’un composé est celle provoquée par l’explosion d’un autre explosif placé à une certaine distance du premier. Ce phénomène a été expliqué par Abel au moyen de la théorie du synchronisme entre les vibrations du corps explosant et celles du composé qui, sous l’influence du premier, explose également.
La même théorie des vibrations expliquerait également le phénomène que « le mélange de deux explosifs différents est plus stable que chacun des composants ». Si l’on place des parcelles d’iodure d’azote sur les cordes d’une contre-basse et que, à une faible distance, on fasse vibrer une des cordes d’une autre contre-basse, lorsque les vibrations de cette dernière atteignent un certain nombre par seconde, l’iodure d’azote placé sur la première contre-basse explose. Par contre, quand on mélange de l’iodure d’azote à du fulmicoton et que l’on soumet des parcelles de ce mélange à la même épreuve, on ne parvient jamais à provoquer une explosion, quel que soit le nombre des vibrations de la corde de la contre-basse.
Mais Berthelot a démontré que la théorie des vibrations synchrones, dans les explosions sympathiques, est erronée; il explique ce phénomène, « par la transmission d’un choc « résultant des pressions énormes et instantanées que pro- « duit l’explosion d’un composé puissant tel que la nitrogly- « cérine, le fulmicoton, les fulminates, etc., choc dont la force « se transforme en chaleur au sein de la matière explosive. »
De son côté, le major Chapel, de l’artillerie française, es- • time que, parfois, l’explosion par influence est une conséquence des perturbations électro-atmosphériques.
Un phénomène singulier et terrible de l’explosion, et cela d’autant plus qu’on ne l’a jamais prévu et qu’il ne s’est que trop souvent réalisé, peut se produire par suite de l’oxydation, du fait de l’oxygène de l’air, de masses considérables et finement pulvérisées de combustibles, telles que les farines, l’amidon, la sciure de bois, le soufre pulvérisé, etc., qui se sont spontanément enflammés.
De terribles désastres de cette nature se sont produits : le 9 juillet 1872 dans le voisinage de Glasgow (Écosse) où une explosion a complètement détruit un grand moulin ; le 2 mai 1872 dans les vastes moulins de Minneapolis qui ont été également détruits; dans la nuit du 27 au 22 avril 1906 où une meule de moulin de soufre a sauté.
A Providence, aux Etats-Unis, une explosion très violente s’est produite, occasionnée par l’oxydation des substances saponacéeset finement divisées, amoncelées dans l’endroit où s’est produit le sinistre.
Les substances colorantes peuvent donner lieu à des explosions en apparence inexplicables, mais toutes causées par la combinaison de l’air avec les matières qui composent ces substances et qui parfois s’enflamment.
Les sous-produits liquides du goudron et du pétrole, et d’autres substances volatiles telles que la térébenthine, le bi-
sulfure de carbone, etc., développent facilement des vapeurs qui se répandent rapidement dans l’air; et, si elles entrent en contact avec un corps en ignition, ces vapeurs s’allument et communiquent le feu aux masses liquides qui leur ont donné naissance, en provoquant de formidables explosions.
Enfin le gaz d’éclairage lui-même, bien que non explosif par sa nature, explose instantanément quand il est mélangé à l’air atmosphérique et qu’il entre en contact avec, un corps en ignition. E’ \

TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
*
Pages
Chapitre premier. — Invention de la poudre 1
Chapitre II. — Découverte de nouveaux explosifs 9
Chapitre III. — Légendes sur sainte Barbe . . . 15
LIVRE PREMIER
Les poudres noires.
PREMIÈRE PARTIE
Matières premières.
PREMIÈRE SECTION
Le Salpêtre.
Chapitre premier. — Propriétés générales du salpêtre 21
II) — Extraction du salpêtre 30
III) — Fabrication du salpêtre 39
IV) — Raffinage du salpêtre 43
% deuxième section
Le Soufre.
Chapitre premier. — Propriétés générales du soufre. .
Chapitre II. — Extraction du soufre brut
Chapitre III. — Raffinage du soufre
TROISIÈME SECTION
Le Charbon. 0
Chapitre premier. — Propriétés générales 66
1) — Observations générales 66
2) — Qualités et espèces de bois à carboniser 68
3) — Propriétés du charbon 71
II) — Carbonisation 75
§ 1. — Carbonisation par combustion 75
§ 2. — Carbonisation par distillation 78
DEUXIÈME PARTIE
Fabrication de la poudre noire.
PREMIÈRE SECTION
Dosages.
Chapitre premier.— Considérations générales 91
Chapitre II. — Dosage des poudres de guerre, de chasse et de mine 94
Poudres de guerre 94
Poudres de chasse 95
Poudres de mine 96
DEUXIÈME SECTION
Trituration^ mélange et galetage des matières premières.
Chapitre premier. — Trituration et mélange 98
1) — Considérations générales 98
2) – Les pilons 99
3) – Les meules 106
4) — Tonnes de trituration 113
Chapitre II. — Compression 125
1) — Humectage .125
2) – Presse hydraulique 127
II) — Système mixte 131
TROISIEME SECTION
Manipulations ultérieures de la, poudre-noire.
Chapitre premier. — Grenage 133
1) Considérations générales 133
2) — Le grenoir français 134
3) — Tonne-grenoir 136
4) — Grenoir à cylindres 137
5) — Tonne Champy 142
Chapitre II. — Séchage 145
1) — Séchage naturel 145
2) — Séchage artificiel … 146
Chapitre III.— Lissage 150
Chapitre IV. — Egalisage des grains, mise en boîte, emballage et transport 154
Chapitre V. — Disposition et construction des ateliers constituant une poudrerie 159
TROISIÈME PARTIE
Poudres spéciales et propriétés des poudres noires à feu.
Chapitre premier. — Poudres spéciales pour l’artillerie 165
Poudres prismatiques 167
Poudrés comprimées 168
Poudres a couches concentriques 169
Poudres progressives 169
Poudres brunes. 170
Chapitre II. — Propriétés de la poudre noire. Ses effets balistiques. 172
1) — Propriétés physiques . . . . 172
2) — Propriétés mécaniques 177
3) — Propriétés chimiques 182
4) — Effets balistiques 18i
5) — Examen physique 189
LIVRE II
‘ Explosifs modernes.
PREMIÈRE PARTIE
Poudres dérivées de la poudre noire.
Chapitre premier. — Poudres diverses 193
Chapitre II. — Poudres au chlorate de potassium 204
DEUXIÈME PARTIE
Le Fulmicoton.
Chapitre premier. — Celluloses et nitrocelluloses 215
Acide nitrique 216
Acide sulfurique 216
Cellulose 216
. Nitrocelluloses 217
Chapitre II. — Fabrication du fulmicoton 221
1) — Epuration du coton 221
2) — Nitrification 223
3) — Pulpation 227
4) — Moulage. . 229
5) — Fulmicoton en écheveaux ou en flocons 230
III) — Coton-collodion 231
1) — Fabrication du coton-collodion 232
2) — Nitrohydrocellulose 233
Chapitre IV. — Propriétés du fulmicoton 234
Propriétés physiques 234
Propriétés mécaniques 235
Propriétés chimiques 238
Chapitre V. — Usages et emploi du fulmicoton 240
Chapitre VI. — Essais du fulmicoton 242
Aspect physique 242
Densité • 242
Dosage de P humidité * 242
Dosage des cendres. 242
Solubilité 243
Dosage de l’alcalinité 243
Dosage de l’azote 243
Epreuve de la résistance à l’action de la chaleur. . . . 244
‘ TROISIÈME PARTIE
Nitroglycérine et dynamites.
Chapitre premier. — Glycérine 245
Chapitre II. — Nitroglycérine 249
1) — Mélange des acides 250
2) — Nitrification 251
3) — Séparation 253
4) — Lavage 255
5) — Filtration 255
6) — Traitement des résidus 256
Chapitre III. — Propriétés de la nitroglycérine 258
Chapitre IV. — Classification des dynamites 262
Chapitre V. — Dynamites à base inerte 264
Chapitre VI. — Dynamites à base active 269
1) — Dynamites à base de nitrates 270
2) — Dynamites à base de chlorates 275
3) — Dynamites à base de pyroxyles 276
4) — Fabrication de gélatines explosives 277
5) . — Dynamites spéciales sans flamme, dites grisoutites. . 284
6) — Dynamites incongelables 287
Chapitre VII. —Propriétés des dynamites 291
1) — Propriétés des dynamites à base inerte 291
2) — Propriétés des dynamites à hase active et des gélatines. 293
Chapitre VIII. — Essais delà nitroglycérine et des dynamites . . 295
Essais de la nitroglycérine 295
Essais des dynamites 295
Chapitre IX. — Destruction des dynamites et de la nitroglycérine 298
Chapitre X. — Installation et exploitation d’une fabrique de dynamite 300
QUATRIÈME PARTIE
Picrates. Composés divers. Fulminates.
Chapitre premier. — Acide picrique 303
Chapitre II. — Picrates 306
Chapitre III. — Composés pour la charge des projectiles explosifs. 309
III) — Explosifs divers 318
IV) — Fulminates 324
Fulminate de mercure 324
Fabrication 325
Propriétés 325
Fulminate d’argent 327
CINQUIÈME PARTIE
Poudres sans fumée.
Chapitre premier. — Origines et nature des poudres sans fumée. . 331
Chapitre II. — Fabrication des poudres sans fumée 335
Chapitre III. — Propriétés des poudres sans fumée 338
Chapitre IV. — Essais des poudres sans fumée. ……. 343
Chapitre V. — Poudres de guerre sans fumée 348
Chapitre VI. — Poudres de chasse sans fumée 353
SIXIÈME PARTIE
Appendice.
Chapitre premier. — L’air liquide. . . .
Chapitre II. — Phénomènes de l’explosion.
MAYENNE, IMP. CH. COLIN

  1. Chalon. Explosifs modernes.
  2. Daniel. Diclionnnire des matières explosives.
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Chine. Routes de la soie. Le Monopoly de Xi Jinping

(Les informations de cet article datent d’octobre 2020)

Ravie de vous retrouver.

Cette photo fut à l’époque beaucoup médiatisée. En avril 2017, pour la 1re fois, un train de marchandises relie Londres à Yiwu, en Chine. Un voyage de 12 000 km en 3 semaines et le message de Pékin : le projet des nouvelles routes de la soie, outre les infrastructures de transport, les crédits, le business, c’est aussi un nouveau type de relations internationales qui passe par le développement des échanges entre les hommes et doit profiter au monde entier.

Faisons un état des lieux du projet chinois des routes de la soie, qui va bien au-delà de l’objectif premier de connecter l’Asie à l’Europe. Aujourd’hui, Pékin fait des deals avec le monde entier. Du rachat du port d’Athènes au métro éthiopien d’Addis-Abeba, la Chine place des pions sur tous les continents avec un objectif : réinventer une nouvelle forme de mondialisation où Pékin est au centre et impose son modèle. Mais ce projet a aussi ses limites. Sans plus attendre, commençons à nous déplacer sur le grand Monopoly de Xi Jinping.

Les nouvelles routes de la soie revendiquent l’héritage historique des anciennes voies commerciales qui, dès le 2e millénaire avant notre ère, partaient de l’empire du Milieu vers l’Orient et l’Europe pour acheminer les trésors chinois, dont la soie. Traduit en anglais par « Belt and Road Initiative », ce projet est donc un ambitieux programme de modernisation des infrastructures existantes, routières et ferroviaires, à travers l’Asie Centrale, la Russie et le Moyen-Orient.

Ces dernières années, des liaisons ferroviaires hebdomadaires relient la Chine à l’Europe jusqu’à la Grande-Bretagne, de Wuhan à Londres en passant par Duisbourg. Le trajet dure 15 jours, soit moitié moins que par la mer.

Ces routes est-ouest permettent à la Chine de commercialiser ses productions et d’implanter le long de leurs tracés d’importantes infrastructures industrielles et de centrales énergétiques.

Par exemple, la ville de Khorgos, à la frontière sino-kazakhe, inclut un port sec intégré et une zone économique spéciale.

L’implantation de ces infrastructures est souvent une des conditions de la rénovation des voies de transport. Elle ouvre à la Chine de nouveaux débouchés pour ses énormes capacités de production que ne lui offre plus son marché intérieur, notamment pour l’acier, le ciment ou l’aluminium.

Cette stratégie, le gouvernement de Xi Jinping ne l’applique pas qu’à l’axe est-ouest. Il l’applique également en Asie, ce qu’on va voir maintenant.

Au Pakistan, la modernisation de la Karakoram Highway, qui culmine à 4 800 m, s’accompagne d’implantations de centrales électriques et d’un projet de voie ferrée. Dans ce couloir sino-pakistanais qui relie la ville de Kashgar, dans la province du Xinjiang, au port de Gwadar, au Pakistan, l’enjeu est de renforcer la coopération sino-pakistanaise dans les domaines clés du transport et de l’énergie, et d’offrir à la Chine un accès sur la mer d’Arabie.

L’amélioration de la connectivité entre les routes maritimes, sur lesquelles nous reviendrons, et la Chine, justifie également les travaux entrepris au sein des deux autres couloirs terrestres de la région : celui qui doit relier le Yunnan à Singapour à travers le Laos, la Thaïlande et la Malaisie, et celui qui doit relier la ville de Kunming au port birman de Kyaukpyu sur le golfe du Bengale.

Une voie ferrée devrait s’ajouter aux oléoducs et aux gazoducs en service entre les deux villes depuis 2013. Ces équipements permettent d’acheminer près de 22 millions de barils de pétrole et 12 milliards de mètres cubes de gaz par an vers la Chine.

Europe, Asie, le grand projet chinois des routes de la soie se développe de la même manière en Afrique, on va le voir maintenant.

Riche en matières premières, le continent africain intéresse grandement Pékin qui investit massivement dans certains pays, et construit des voies ferrées, notamment entre Djibouti et Addis-Abeba et entre Mombassa et Nairobi.

Nous venons de voir le volet investissement terrestre des routes de la soie. Nous allons voir à présent comment cette stratégie de contrôle par l’investissement s’applique aussi le long des routes maritimes.

C’est notamment le cas le long de la principale route entre la Chine et l’Europe, qui traverse l’océan Indien, la mer Rouge et la mer Méditerranée. Pékin a pris des intérêts importants dans les infrastructures portuaires par le biais des sociétés China Merchants Group et Cosco.

En Europe, on se souvient de l’émotion provoquée par l’acquisition via Cosco de 51% des parts du port grec du Pirée, en 2016. Une opération financière colossale : 368 millions d’euros qui permettaient à l’époque à Athènes d’éponger sa dette publique. Le Pirée qui n’est pas le seul port européen, désormais, administré par la Chine. Bilbao, Valence, Savone, Zeebruges, sont aussi sous le contrôle de Cosco.

Le long des autres axes maritimes, Pékin n’est pas en reste. Notamment le long des côtes de l’océan Pacifique. Pékin a investi dans plusieurs pays considérés comme le jardin des États-Unis, et prend peu à peu le contrôle de ports importants, comme celui de Chancay au Pérou.

Et puis, fonte des glaces aidant, Xi Jinping table également sur l’ouverture de la voie arctique. Permettant de gagner jusqu’à 40% de temps de trajet, cette route n’est encore accessible que quelques mois de l’année. Pékin investit déjà au Groenland, dont la position deviendrait stratégique sur ce nouvel axe.

Il apparaît d’après les données que l’on est bien loin, désormais, des anciennes routes de la soie. L’Afrique et l’Amérique latine, d’abord marginales dans le projet, tiennent aujourd’hui une place importante dans le Monopoly chinois qui se joue désormais à l’échelle de l’ensemble du monde.

À ces projets matériels des routes de la soie, les chemins de fer, les ports, les canaux et autres infrastructures, s’ajoute la coopération immatérielle avec notamment ce qu’on appelle le « soft power », dont on parlera. On va d’abord s’intéresser au volet financier des routes de la soie qui placent, de fait, sous dépendance chinoise ces pays qui bénéficient des crédits de Pékin.

Aujourd’hui, ils sont 138 pays à avoir rejoint les nouvelles routes de la soie via divers accords bilatéraux. Les fonds nécessaires à la mise en oeuvre du grand projet chinois donnent le vertige. Officiellement, la Chine compte y investir plus de 1 000 milliards de dollars sur 10 ans.

Mais ces financements se font par le biais de prêts et non pas de dons. Or les prêts octroyés par la Chine, à travers les banques chinoises, mettent les pays contractants dans une relation de dépendance à l’égard de la Chine, ce qui pousse à relativiser la philosophie gagnant-gagnant mise en avant par Xi Jinping.

Ainsi, la Thaïlande, en 2016, a renoncé à l’offre chinoise de financement de la voie ferrée reliant sa frontière nord-est à Bangkok, le deal étant jugé trop défavorable aux Thaïlandais. De même, la Tanzanie bloque depuis 2 ans les travaux du port de Bagamoyo. Elle a dressé un ultimatum à Pékin lui intimant d’accepter ses conditions ou de quitter le pays.

D’autres critiques sont formulées : le fait que le recours fréquent à de la main-d’oeuvre chinoise importée limite les créations d’emplois locales. Un argument valable au Pakistan où, dans le port de Gwadar, la moitié de la main-d’oeuvre était chinoise. Mais pas en Ethiopie où la Chine a employé 5 000 ouvriers éthiopiens pour la construction de la voie ferrée reliant Addis-Abeba à Djibouti.

On reproche également à la Chine d’avoir imposé certains projets surdimensionnés ou sans pertinence pour les pays concernés. C’est le cas de la voie express Kampala-Antebbe en Ouganda, dont les 500 millions de dollars auraient sans doute pu être utilisés de manière plus utile à l’économie locale. Ou encore la voie ferrée traversant le Laos, dont la construction aurait coûté 6 milliards de dollars, soit plus du tiers du PIB du pays, alors que, très probablement, y transiteront essentiellement des matières premières à destination de la Chine.

Et sur le volet environnemental, les tracés des nouvelles routes de la soie affecteraient 265 espèces menacées comme les antilopes, les tigres et les pandas géants.

Les centrales hydroélectriques, comme sur le Mékong, entraîneraient des dommages inestimables pour les ressources halieutiques. Sans parler des projets de déforestation, comme à Bornéo, qui entraîneraient des risques de glissements de terrains et inondations notamment.

Selon l’Institute of International Finance, 85% des projets des routes de la soie sont à l’origine de fortes émissions de gaz à effet de serre.

Alors, pour redorer son blason, la Chine a recours à des actions qui relèvent du « soft power » : en Europe, la Chine implante dans de nombreux pays des centres Confucius qui diffusent la langue et la culture chinoise. La Chine a aussi investi dans des équipes de football.

La Chine est de plus en plus présente dans les organisations internationales comme l’Organisation Mondiale de la Santé dont elle pourrait devenir le premier État contributeur si les États-Unis confirmaient le retrait voulu par Donald Trump. (Les informations de cet article datent d’octobre 2020)

Voilà pour cet état des lieux des routes de la soie, projet phare de la Chine du XXIe siècle qui place ses pions sur tous les continents et dans tous les domaines. Sauf qu’aujourd’hui, Xi Jinping rencontre des difficultés. Pékin, pour la 1re fois depuis des décennies, a renoncé à se fixer un objectif de croissance en 2020, reconnaissant que le redémarrage de son économie après la crise du coronavirus sera un processus lent et difficile.

Pour cet article, on s’est appuyé sur cet ouvrage dirigé par F. Lasserre: Les Nouvelles Routes de la Soie. (Disponible dans la bibliothèque de ce site).

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Électrification de l’Afrique : quelle(s) énergie(s) ?

Ravi de vous retrouver pour cet article.

Cette photo prise en Afrique montre un équipement très courant là-bas : des panneaux solaires associés à une batterie. Ces kits permettent à des habitants de villages non reliés au réseau électrique de s’éclairer, charger leurs téléphones, aller sur Internet…

Pour les plus optimistes, l’abyssal chantier de l’électrification du continent africain pourrait être résolu par la théorie dite du « saute-mouton » : l’Afrique passerait à l’étape des énergies renouvelables, sans passer par celle des lignes électriques. D’ici là, les inégalités d’accès à l’électricité restent flagrantes. Regardez comment!

La nuit en Afrique, les lumières de la ville ne scintillent pas pour tous. Regardons ces images de la NASA qui montrent les lumières artificielles la nuit. L’Afrique est le continent le moins électrifié de la planète.

Les populations d’Afrique du Nord sont presque toutes reliées à un réseau national, mais en Afrique subsaharienne, sauf en Afrique du Sud, la moitié de la population n’a accès à aucun service électrique.

Un sous-équipement d’autant plus frappant que d’autres réseaux se sont développés très rapidement, comme la téléphonie mobile: 80% de la population est équipée.

Le nombre de foyers possédant l’électricité a largement augmenté entre 1990 et aujourd’hui, mais il reste encore nettement inférieur à la moyenne mondiale. Seuls 45% des foyers éthiopiens possèdent l’électricité. 35% en Somalie, ou 11% au Burundi où seulement 2 villes, Bujumbura et Gitega, sont pourvues d’un réseau municipal.

La consommation électrique est en moyenne de 500 kWh par personne en Afrique subsaharienne, alors qu’elle atteint 4 000 kWh en Chine, 6 000 en Europe, 13 000 aux Etats-Unis, et 15 000 au Canada ou au Qatar.

Or, l’accès à l’énergie électrique est fortement corrélé au développement économique. On voit ici que les pays les moins électrifiés sont aussi ceux où les populations en situation d’extrême pauvreté sont les plus nombreuses. Cette corrélation s’explique par l’alimentation nécessaire au fonctionnement des machines de production, mais aussi par la capacité à s’éclairer après le coucher du soleil, et donc à augmenter le temps consacré aux activités productives. L’accès à l’électricité permet également le fonctionnement des centres de soins, le respect de la chaîne du froid. Il facilite enfin l’accès à l’information et l’éducation, et simplifie la vie ménagère.

Quant aux capacités de production électrique, les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique australe ont des capacités de production proches des moyennes mondiales, basées surtout sur les énergies fossiles, et pour une petite part sur le nucléaire en Afrique du Sud. Les autres pays de l’Afrique subsaharienne ont des capacités plus limitées et dépendent davantage de l’hydroélectricité.

Si l’on exclut le cas sud-africain, 80 gigawatts peuvent être produits par les centrales subsahariennes, pour un milliard d’habitants, alors que la France, par exemple, a une capacité maximale de 130 GW pour 67 millions d’habitants.

Comme l’illustre cette photo, la situation énergétique de l’Afrique subsaharienne reflète la difficulté des Etats post-coloniaux à porter de grands projets d’aménagement du territoire.

Les réseaux électriques, principaux et secondaires, se sont focalisés sur les capitales, centres névralgiques des nouveaux pouvoirs, au détriment des zones rurales. L’immensité des territoires de la zone sahélienne et d’Afrique centrale rend, qui plus est, très coûteux le maillage du territoire. Alors que 63% des Africains vivent en dehors des villes, moins de 10% du territoire est couvert par les réseaux de distribution.

Dans les grandes agglomérations, l’extension des réseaux est facilitée mais est moins rapide que l’accroissement de la population. Dans les bidonvilles des grandes villes d’Afrique subsaharienne, moins de 10% de la population dispose d’un raccordement au réseau électrique.

Cette pénurie énergétique est accentuée par de nombreuses coupures de courant. Plus de 25 par mois au Nigeria.

Pour pallier le déficit des réseaux nationaux, ce sont souvent des solutions individuelles qui prévalent. Plus de la moitié des ménages nigérians possèdent un groupe électrogène. Ils fourniraient à eux seuls plus de 10 GW contre 6 GW disponibles via le réseau centralisé. C’est un cercle vicieux qui se met en place. Les populations se détournent des réseaux nationaux existants. Les factures impayées et les raccordements sauvages aggravent d’autant le déficit des entreprises électriques qui peinent à investir pour l’entretien et le développement du réseau.

Dans la zone subsaharienne, seuls les Seychelles et l’Ouganda parviennent à l’équilibre financier de leurs compagnies électriques. La moitié des pays de la zone couvrent à peine leurs frais de fonctionnement. Et les autres, leurs compagnies électriques sont en déficit. Paradoxe : les populations qui ne sont pas raccordées aux réseaux nationaux dépensent souvent plus d’argent pour leur énergie que les populations raccordées, du fait de l’achat de kérosène ou de piles.

La situation électrique de l’Afrique illustre bien le dilemme entre des projets pharaoniques portés par les Etats et qui peinent à se concrétiser, et des solutions alternatives individuelles qui se déploient rapidement. Et il existe plusieurs scénarios. Nucléaire, hydroélectricité, énergie solaire, les ressources ne manquent pas.

Commençons par parler de l’énergie nucléaire. L’Afrique du Sud est le seul pays à posséder des réacteurs sur le continent. Mais le Ghana, le Kenya, le Niger, le Nigeria et le Soudan ont tous fait part à l’Agence internationale de l’énergie atomique de leur volonté de développer l’énergie nucléaire, et envisagent de signer des accords avec des entreprises chinoises, russes, canadiennes, françaises, coréennes. Malgré les risques liés au nucléaire, cette énergie est d’autant plus attractive que l’Afrique possède près de 20% des réserves mondiales d’uranium, principalement situées en Afrique du Sud, en Namibie et au Niger.

L’hydroélectricité représente aussi un potentiel énergétique colossal. Le Nil, le Congo, le lac Tchad et ses affluents, et le fleuve Niger sont les 4 grands bassins hydrologiques de l’Afrique. Les cours d’eau pourraient produire 1 800 térawatts-heure chaque année, selon l’Agence internationale de l’énergie, et couvrir à eux seuls la plupart des besoins du continent.

En République démocratique du Congo, dont 99% de l’électricité provient de barrages existants, le projet Inga prévoit d’ajouter aux centrales déjà existantes un nouveau barrage d’une capacité de 42 GW, le Grand Inga, ce qui en ferait le générateur hydroélectrique le plus puissant au monde. Il pourrait fournir de l’électricité jusqu’en Egypte, en Namibie et en Afrique du Sud. Mais le lancement de ce projet pharaonique qui reviendrait à 80 milliards de dollars est constamment retardé. Aux problèmes techniques s’ajoute l’instabilité politique de la RDC qui décourage les investissements étrangers.

En Ethiopie, le remplissage du barrage Renaissance, sur le Nil bleu, a, lui, déjà commencé. Cela engendre de vives tensions avec l’Egypte, en aval, dont l’agriculture dépend des eaux du Nil. L’Egypte exige que le réservoir soit rempli très progressivement, sur 12 ans, alors que l’Ethiopie, elle, souhaite exploiter au plus tôt ses pleines capacités et le remplir en 4 ans pour qu’il fournisse de l’électricité à 50 millions d’Ethiopiens.

Et c’est bien sûr l’énergie solaire qui présente le potentiel le plus considérable et est encore très largement sous-exploité. La région subsaharienne est parmi les plus irradiées au monde. La plupart des pays de la région a une capacité supérieure à 2000kWh/m2/an, soit presque 2 fois plus que l’Allemagne. Or le parc photovoltaïque allemand a une capacité de 49 GW contre seulement 4,5 pour l’Afrique subsaharienne.

De grands projets de centrales photovoltaïques sont à l’étude ou déjà en service, comme celle de Garissa au Kenya. Mais là encore, le déploiement de l’énergie solaire centralisée est limité par la capacité des réseaux à distribuer l’électricité produite. Le solaire et l’éolien représentent seulement 2% du mix électrique de la région.

Pour les énergies renouvelables aussi, des solutions locales ou individuelles suppléent les faiblesses des infrastructures nationales et continentales. Ainsi, le marché des kits solaires se développe rapidement dans les zones rurales. Ces systèmes individuels permettent d’alimenter de petits appareils électriques. Via un téléphone portable, le client achète des « jours lumière », et rembourse progressivement l’achat du matériel selon un principe de leasing. Au Kenya, un million de ces kits ont été vendus au 2d semestre 2019, et en Ethiopie, plus de 700 000.

Vous le voyez sur cette carte proposée par l’Agence internationale de l’énergie, 3 axes se profilent donc pour électrifier l’Afrique subsaharienne:

  • en bleu, l’extension des réseaux centralisés vers des zones urbaines et de productions industrielles,
  • en orange, des mini-réseaux autonomes alimentés par des petites centrales,
  • et en vert, des générateurs individuels pour les populations les plus isolées.

Cette dernière décennie, les bonnes volontés pour électrifier l’Afrique n’ont pas manqué. On rappellera l’objectif de développement durable numéro 7 de l’ONU qui vise l’accès universel à une électricité durable et abordable d’ici à 2030. Il est certain que le marché africain du solaire photovoltaïque a de beaux jours devant lui et que les investissements s’y font à un rythme effréné. Si on ne peut nier que l’électrification du continent progresse, ces progrès sont lents, et l’Afrique subsaharienne semble rester inexorablement dans l’ombre.

« Gestion des déchets et production d’électricité en Afrique », c’est le titre d’une étude de l’IFRI, à retrouver sur le site de l’IFRI.

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La France, entre puissance et peur du déclin

Merci d’être sur cette page. Nous démarrons cet article à Paris, sur les Champs-Elysées, avec la photo du défilé militaire du 14 juillet, ou comment la célébration de la prise de la Bastille en 1789 est progressivement devenue fête militaire, notamment à partir de 1880, le président de l’époque, Jules Grévy, souhaitant mettre en scène le redressement de la France après sa défaite contre l’Allemagne.

« La France ne peut être la France sans la grandeur », a écrit le général de Gaulle dans ses « Mémoires de guerre ». Cette grandeur française est un thème récurrent dans les discours des candidats à l’élection présidentielle, et la figure du Général est souvent invoquée.

Nous avons donc voulu évaluer la juste place de la France dans le monde du XXIe siècle. Economie, militaire, diplomatie, « hard », « gold » et « soft power » : voici la France, entre puissance et peur du déclin.

Depuis la fin de la 2de Guerre mondiale, la France est parvenue à maintenir son rang sur la scène internationale. Elle est l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, comme les USA, la Chine, la Russie et le Royaume-Uni.

Comme ses 4 partenaires, elle dispose de l’arme nucléaire, d’où une place prépondérante dans la géopolitique mondiale, même si, avec 67 millions d’habitants, la France pèse peu face au 1,4 milliard de Chinois ou face aux 332 millions d’Américains.

Si l’on regarde le PIB à présent, la France est également loin derrière les Etats-Unis ou la Chine, mais elle se classe tout de même en 7e place, derrière l’Allemagne, 4e, le Royaume-Uni et l’Inde.

La France, c’est aussi une économie qui continue d’attirer, avec dans le top 5 des pays investisseurs: les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et les Pays-Bas.

Autre caractéristique de l’économie française, sa dette. La dette publique française a atteint 115% du PIB en 2020, là où l’Allemagne est parvenue à rester sous la barre des 70%.

Berlin fait également mieux que Paris en termes de balance commerciale. La France a accusé en 2020 un déficit de 64,7 milliards d’euros, là où l’Allemagne est parvenue à un excédent de 183,2 milliards. Un déficit commercial qui s’accumule depuis 20 ans, et qui s’explique en partie par le recul du secteur industriel, qui est passé de 17,5% du PIB en 1995 à seulement 11% en 2019.

La France reste pourtant une puissance industrielle dans des secteurs clés comme l’automobile, l’agroalimentaire, le BTP, l’aéronautique, avec Airbus, ou encore l’énergie.

Avec ses 56 réacteurs en activité, la France est ainsi une grande puissance nucléaire civile. Cette dynamique industrielle hexagonale s’appuie sur les 54 pôles de compétitivité lancés en 2004, qui permettent de favoriser l’innovation dans des secteurs spécialisés, comme c’est le cas pour la Cosmetic Valley, située entre Chartres et Orléans.

Le marché du luxe français se porte très bien. 4 groupes tricolores figurent dans le top 10 des plus grandes entreprises mondiales du secteur. LVMH arrive en tête, puis Kering, 2e, L’Oréal, 5e, ou encore Hermès, à la 9e place.

Mais à côté du très haut de gamme, l’industrie textile est en déclin en France, notamment dans la région historique des Hauts-de-France. En 2021, le textile regroupe encore 2 150 entreprises, qui emploient plus de 60 000 personnes, mais en 30 ans, ses effectifs ont été divisés par 7.

Textile en France

En réalité, l’économie française est aujourd’hui dominée par le secteur des services, qui représente 80% du PIB. Aux côtés des leaders mondiaux dans le domaine de la banque, des assurances ou de la grande distribution, on trouve le tourisme, qui représente 10% du PIB. Le climat océanique hexagonal, si apprécié des touristes, est également favorable à l’agriculture française, qui représente 3,6% du PIB et 5,6% de l’emploi, et fait ainsi de la France la 1re puissance agricole européenne et le 6e exportateur mondial.

Enfin, territorialement, la France a un atout majeur : elle est bien plus vaste que le seul Hexagone, Corse comprise. En plus de ses 5 départements et régions d’outre-mer, avec la Réunion et Mayotte dans l’océan Indien, mais aussi la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, la France est également souveraine sur des collectivités comme St-Pierre-et-Miquelon, St-Barthélémy et St-Martin, mais aussi dans le Pacifique, avec la Polynésie française, Wallis-et-Futuna et bien sûr la Nouvelle-Calédonie qui, en décembre 2021, a voté contre l’indépendance.

A ces territoires, on peut ajouter les zones dédiées à la science que sont les Terres australes et antarctiques française. La France possède ainsi le 2e plus vaste domaine maritime au monde, après les Etats-Unis.

La France dispose donc d’atouts considérables, diplomatiques, militaires, économiques ou scientifiques, qui lui permettent de jouer un rôle important sur la scène internationale, mais cette place est menacée par la montée en puissance de nouveaux acteurs : Chine, Inde, notamment.

Pour continuer de peser dans ce monde multipolaire, la France compte sur l’Union européenne. Regardons!

La France exerce actuellement la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. L’Union est une nécessité pour la France, qui y fait 54% de ses échanges. La présidence Macron a plaidé en 2021 pour une plus grande intégration économique avec le plan de relance post-Covid-19 de 750 milliards d’euros, un mécanisme de soutien historique, rendu possible par l’intensité du dialogue entre Paris et Berlin. La France plaide aussi en faveur d’une Europe autonome au niveau stratégique, en termes technologiques comme militaires.

Voyons justement comment la France se positionne militairement dans le monde! Aux bases situées dans l’Hexagone et en outre-mer s’ajoutent des bases situées en Afrique et aux Emirats arabes unis, ainsi qu’un déploiement maritime en Atlantique Nord, dans le golfe de Guinée et dans l’océan Indien. S’agissant de la marine de guerre, la France se place au 7e rang en termes de tonnage, et elle est l’une des 5 flottes mondiales à disposer d’une dissuasion nucléaire embarquée permanente. En 2020, l’armée française comptait 205 700 personnels militaires, dont 30 000 étaient déployés en opération, avec 400 militaires dans les pays baltes dans le cadre de l’OTAN, 720 casques bleus, notamment au Liban, en RDC ou en République centrafricaine, 600 militaires pour l’opération Chammal en Syrie et en Irak, et 5 100 soldats dans le cadre de Barkhane, répartis entre la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso le Niger et le Tchad.

Un dispositif militaire qui a été revu à la baisse par le président Macron à partir de juillet 2021, avec la fermeture de 3 bases dans le nord du Mali, à Tessalit, Kidal et Tombouctou.

Puis en février 2022, soit 9 ans après le début de l’opération Serval pour repousser les forces djihadistes, Paris a confirmé le désengagement progressif des forces françaises installées au Mali. Car la présence française en Afrique est remise en cause par de nombreux acteurs, qui entendent bien prendre le relais des anciennes puissances coloniales.

Ainsi les Chinois ont des accords militaires avec 6 pays d’Afrique. On peut ajouter à cela les manoeuvres russes, qui ont déployé des mercenaires du groupe Wagner en République centrafricaine, en Libye, au Soudan, au Mozambique, et qui, début 2022, étaient en déploiement au Mali.

En 2021, c’est aussi et surtout dans la zone indo-pacifique que la France veut convaincre qu’elle demeure une puissance mondiale. Face à l’émergence des géants chinois et indien, elle a commencé à se rapprocher de l’Inde et de l’Australie dans les années 2000 pour tenter de construire un axe stratégique Paris-New Dehli-Canberra.

Mais la crise diplomatique déclenchée en septembre 2021 par la création de l’alliance AUKUS entre Washington, Canberra et Londres contre Pékin, et l’annulation du contrat de livraison à l’Australie de 12 sous-marins français a bouleversé la donne régionale et les ambitions de Paris. Car l’Indo-Pacifique abrite 93% de la zone économique exclusive française, et 1,6 million de ressortissants, répartis dans les divers territoires d’outre-mer. Un rapprochement avec l’Inde est toujours envisagé. Dehli a ainsi acquis 36 avions de combat Rafale du groupe Dassault en 2016, pour un montant de 7,87 milliards d’euros, et Paris compte sur le renforcement de partenariats déjà engagés avec le Japon, la Nouvelle-Zélande, le Vietnam ou l’Indonésie pour tirer son épingle du jeu.

La France est sans doute devenue, comme le disait Giscard d’Estaing, « une grande puissance moyenne de rayonnement mondial ». Atouts militaires et diplomatiques, dynamisme économique plus fragile, influence culturelle et linguistique encore bien réelle : la France dispose toujours des attributs de la puissance, mais doit désormais, dans un monde multipolaire, compter sur l’Union européenne et sur le multilatéralisme pour continuer de peser.

Enfin la France a un handicap qui lui est propre : une défiance envers les institutions et une peur de l’avenir bien plus élevée que dans les autres pays européens de niveau économique comparable.

Pour aller plus loin, cet ouvrage collectif, qui revient également sur ce penchant très français pour l’autodénigrement. (voir la biblithèque de ce site)

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Le blé : un enjeu de food power

Bienvenue dans ce nouvel article. Cette photo, datant de 2009, montre Vladimir Poutine visitant une exploitation agricole dans la région de Krasnodar, l’une des plus chaudes de Russie, disposant des terres parmi les plus fertiles du pays. Si Poutine pose dans ce champ, c’est qu’il a fait du blé une arme géopolitique.

Après le « soft power » et ses guerres d’influence via la culture et l’information, voici donc le « food power », l’arme alimentaire. Le blé, céréale essentielle, a de tout temps été un outil de puissance, des Grecs de l’Antiquité aux Allemands du nazisme, sans oublier le plan Marshall des Américains après 1945. Voyons comment le blé contribue à redonner de la puissance à l’ex-URSS. Sortons nos cartes!!!

La production de blé est inégalement répartie sur le globe, restant concentrée dans très peu de pays. 85% de la production mondiale proviennent de 10 puissances, dont les Etats-Unis, la Russie, l’Union européenne, la Chine, situées en majorité dans l’hémisphère Nord.

En parallèle, de nombreux Etats dépendent de leurs importations pour nourrir leurs populations, comme en Afrique du Nord, l’Egypte et l’Algérie, et globalement tout le sud du bassin méditerranéen.

Ce décalage Nord-Sud met le blé au coeur d’enjeux stratégiques majeurs, et ce depuis des siècles, comme nous allons le voir.

Durant l’Antiquité, le blé est déjà essentiel pour les Grecs. La cité d’Athènes, à la puissance navale et commerciale inégalée, connaît un grave problème : la production de blé est insuffisante pour nourrir une population qui atteint 250 000 habitants au Ve siècle av. J.-C. Pour éviter les révoltes, il faut s’approvisionner ailleurs : Sicile, Syrie, Egypte, et pourtours de la mer Noire deviennent les greniers à blé d’Athènes.

Autre exemple parmi ces régimes dont les ambitions de puissance exigent de sécuriser l’approvisionnement en blé : le Troisième Reich. Les nazis ont l’idée de conquérir des terres pour nourrir le peuple et notamment les soldats. L’opération Barbarossa, en 1941, en est l’illustration. En attaquant l’Union soviétique, Hitler vise autant les matières premières que Moscou. Objectif : les mines de charbon du Donbass, mais surtout l’Ukraine et son blé.

Le blé comme socle des Etats pour asseoir leur puissance, c’est aussi ce que raconte l’Amérique de la guerre froide. En 1945, les Etats-Unis sont devenus un géant agricole, grâce à leur plaine céréalière. Ils commencent à exporter leur surplus de blé. Washington comprend vite que le blé peut servir ses intérêts dans la rivalité Est-Ouest naissante. Dans cette lutte d’influence, l’aide alimentaire va servir à freiner l’expansion soviétique. Durant la guerre froide, l’exportation du blé a permis d’accompagner le déploiement militaire américain d’Asie du Sud au Moyen-Orient, et en Europe via le plan Marshall, où l’aide alimentaire renforcera la cohésion des alliés des Etats-Unis. Une réussite qui va pousser l’Europe à redevenir une puissance agricole.

Et la France ? Après la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture est exsangue. Paris doit importer les 2/3 du blé. Le plan Marshall, puis la PAC, politique agricole commune, permettent de rebâtir une agriculture plus moderne et plus productiviste. Dès la fin des Trente Glorieuses, l’autosuffisance est atteinte, grâce à la Beauce, principal grenier à blé. La France devient exportatrice.

Alors, en 2022, où en est le continent européen ? France et Allemagne sont en tête. Avec 13,4 millions de tonnes par an vendues à l’étranger, la France exporte 50% de sa production, en Afrique du Nord et en Chine surtout, étant l’un des rares pays contribuant à la sécurité alimentaire mondiale.

Ce marché du blé est donc dominé par l’Occident depuis 1945. Mais l’Union européenne et les Etats-Unis sont détrônés par la Russie, acteur clé de cette géopolitique du blé.

En moins de 20 ans, la Russie a pris la tête du classement mondial d’exportation de blé. Une 1re place que la Russie doit à ses terres noires du sud-ouest, réinvesties sur le plan agricole après le démantèlement des fermes collectivistes, kolkhozes et sovkhozes. Plus à l’est, avec le changement climatique, le dégel de la Sibérie pourrait élargir la surface agricole russe. Faisant de l’agriculture un atout de puissance, Vladimir Poutine a rêvé de créer une OPEP du blé avec l’Ukraine et le Kazakhstan, pour renforcer leur poids. A eux trois, ils représentent 20% des exportations mondiales de blé. Mais la crise russo-ukrainienne a éloigné cette perspective.

Alors, comment la Russie de Poutine utilise ses exportations de blé pour étendre son influence géopolitique ? Elle exporte son blé notamment en Egypte, en Libye, en Turquie, en Iran, mais aussi en Syrie. En 2016, Poutine a volé au secours de son allié Bachar el-Assad. En plus d’une couverture aérienne, il lui a offert du blé en quantité. Objectif : fournir en pain la population des zones contrôlées par le gouvernement el-Assad.

D’ailleurs, dans la guerre en Syrie, un enjeu majeur est méconnu : le contrôle des terres agricoles. Moins médiatique que l’or noir, le contrôle du blé a été crucial dans l’implantation de l’Etat islamique, dans les régions céréalières du nord-est de la Syrie et du nord de l’Irak. Pour Daech, le blé a été une arme de guerre. En 2015, il lui rapporte 200 millions de dollars, soit 12% du budget de l’organisation terroriste. Derrière le pétrole, qui représente 25% de ses ressources financières.

Restons au Moyen-Orient, jusqu’à l’Afrique du Nord. Avec 30 millions de tonnes par an achetées à l’étranger, c’est la région du monde qui importe le plus de blé. L’Egypte, l’Algérie et le Maroc sont les pays les plus dépendants de ces importations, d’où leur grande vulnérabilité. Ici comme au Moyen-Orient, l’eau est rare, les terres fertiles aussi, et la poussée démographique est forte. De 139 millions d’habitants en 1961 à 500 millions aujourd’hui. Les besoins alimentaires en produits agricoles ont été multipliés par 6 depuis les années 60. Aussi, dans ce Moyen-Orient, le blé agit en détonateur quand il vient à manquer ou que son prix explose. Souvenons-nous des printemps arabes en 2011. En 2010, les prix du blé avaient flambé : près de 300 euros la tonne.

Ceci a joué dans les soulèvements de 2011, en décuplant le rejet de l’autoritarisme et de la corruption des pouvoirs en place. Aujourd’hui, cette région importe majoritairement du blé de Russie.

En Algérie, la France et la Russie se livrent une intense bataille. La France y perd des parts de marché, passant de 5,6 millions en 2019 à 1,85 million de tonnes de blé en 2020, soit une baisse de plus de 60%. Le blé français subit désormais la concurrence des céréales russes, moins chères et de bonne qualité. En diversifiant ses importations, Alger veut s’émanciper de l’ancien colonisateur, qui avait beaucoup augmenté la production de blé à l’époque de l’Algérie française.

Pour terminer, intéressons-nous à la Chine. Avec 130 millions de tonnes par an, c’est le premier producteur mondial de blé. Le projet de puissance de Xi Jinping exige de sécuriser l’approvisionnement alimentaire. Mais cet objectif d’autosuffisance est de plus en plus inatteignable. En cause, l’explosion de consommation de blé des Chinois, dont le régime alimentaire s’est occidentalisé.

Pékin achète des céréales au Canada, à l’Union européenne, à l’Ukraine, ou à la Russie. Cette année, elle a importé 10 millions de tonnes de blé pour nourrir sa population, contribuant à la flambée des cours.

Fin de ce tour du monde du blé, céréale cruciale, devenue arme de « food power ». Le blé intéresse aussi les boursicoteurs, avec un marché volatil. Ainsi, la valeur du blé peut fluctuer du simple au double. Et beaucoup d’agriculteurs surveillent autant leurs champs que la bourse.

L’explosion de la bulle Internet au début du XXIe siècle a poussé le monde de la finance vers des valeurs traditionnelles, comme les céréales. Le blé est entré dans l’économie de marché, pour le meilleur et le pire.

L’article a été préparé à l’aide de « Terres, pouvoirs et conflits » livre de Pierre Blanc. (Disponible sur la bibiothèque de ce site)

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Le Maroc des Rois, quel avenir?

Merci d’être sur cette page pour cet article! Nous démarrons devant le fastueux palais royal de Rabat, la capitale du Maroc. Le roi Mohammed VI y a été intronisé en 1999 et comme ses aïeux, Hassan II ou Mohammed V, il peut séjourner dans les autres palais royaux de Marrakech, Fès ou Meknès.

En 2021, le roi concentre toujours l’essentiel du pouvoir, même s’il a concédé des ouvertures sociétales et une réforme de la constitution en 2011.

Le Maroc, un pays stable dans une région instable, mais qui n’a résolu ni ses inégalités, ni la question sahraouie, ni celle de la démocratie, sans oublier l’islamisme radical. Maroc des rois, quel avenir au XXIe siècle ?

Situé à 14km du continent européen, le Maroc se situe au carrefour de l’Union européenne, de l’Afrique et du monde arabe. Selon le droit international, le Maroc a une superficie de 446 000km2, mais le royaume revendique de facto un territoire qui ferait en tout 713 000km2 si l’on compte le Sahara occidental et nous y reviendrons plus tard.

Le Maroc a pour voisins l’Algérie et la Mauritanie. Le pays s’ouvre sur l’océan Atlantique et la Méditerranée où se trouvent les 2 exclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.

Il est couvert aux 2/3 par des chaînes de montagnes, le Rif et l’Atlas. Au nord, de grandes plaines de type méditerranéen, au sud commence le désert du Sahara. La population est de 36 millions d’habitants, la capitale est Rabat et l’islam, la religion d’Etat.

De tous les Etats musulmans actuels, le Maroc est l’un de ceux qui a préservé son indépendance le plus longtemps, plus d’un millénaire. Ses origines remontent à l’an 789 : Idriss 1er, prince arabe descendant de Mahomet, fonde à Fès la dynastie idrisside avec le soutien des tribus berbères locales. Dès le XIe siècle, des Berbères, les Almoravides puis les Almohades, arrivent à unifier, au nom du djihad, un vaste territoire à cheval entre l’Afrique et la péninsule Ibérique. Mais en 1212, la bataille de Las Navas de Tolosa marque une étape décisive dans la reconquête chrétienne de la péninsule Ibérique. Puis, les dynasties marocaines n’auront de cesse de repousser l’expansion chrétienne. Résultat, au XVIIe siècle, la dynastie alaouite règne sans partage sur l’empire indépendant chérifien, qui signifie « descendant du Prophète ». A sa tête, le Sultan Moulay Ismaïl instaure un système politique reposant sur les grandes familles arabo-andalouses et sur l’aristocratie religieuse.

Au XXe siècle, fin de l’indépendance. En 1912, le Maroc devient un protectorat français et espagnol sous une forme singulière. Voici pourquoi. Résident général de France auprès du sultan, le maréchal Lyautey veut bâtir un Maroc moderne respectant les institutions du sultanat chérifien. Cette articulation entre empire et Etat-nation va conférer au Maroc une singularité qui sera cultivée par la monarchie et par les élites du pays. Mais en 1930, Paris tente de soustraire les tribus berbères à l’autorité du sultan. C’est alors le début d’une poussée nationaliste qui ne cessera qu’à l’indépendance du Maroc en 1956.

Le sultan devient le roi sous le nom de Mohammed V, considéré aujourd’hui comme le père du Maroc moderne. L’indépendance du Maroc fut singulière dans ses modalités négociées avec la France, ce qui évita sans doute la violence que connut l’Algérie voisine. Et le Maroc indépendant ne partage ni l’option socialiste de ses voisins, ni leur anti-impérialisme, ni leur panarabisme ou leur système de parti unique. Ce Maroc indépendant et singulier va très vite se trouver à l’étroit dans ses frontières…

Le Maroc remet en cause les frontières imposées par le colonisateur français. En 1958, le parti de l’Indépendance publie cette carte du Grand Maroc qui revendique des territoires qui en auraient fait partie, carte reprise ensuite par Mohammed V. 2 guerres vont en naître. En 1963, un conflit sur le tracé des frontières oppose le Maroc à l’Algérie, indépendante depuis peu. Cette « guerre des sables » s’achèvera sur un statu quo. Autre désaccord post-colonial : le Sahara occidental, l’un des sujets les plus sensibles au Maroc. Voyons pourquoi.

La conquête de cette colonie espagnole est, pour le successeur de Mohammed V, Hassan II, un enjeu politique. En 1975, au départ des Espagnols de leur colonie, Hassan II lance la fameuse « Marche verte » : ses hommes pénètrent au Sahara espagnol et le territoire est partagé entre le Maroc et la Mauritanie. La guerre éclate, le Maroc et la Mauritanie font face au mouvement indépendantiste sahraoui du Front Polisario, soutenu par l’Algérie. Depuis le cessez-le-feu de 1991 et en l’absence de référendum d’autodétermination, l’ONU considère le Sahara occidental comme territoire non décolonisé. Le Maroc occupe 80% du territoire, alors que le Front Polisario contrôle le reste, toujours soutenu par l’Algérie.

Mais revenons à Hassan II, ce monarque qui a marqué l’histoire du Maroc contemporain. S’inscrivant dans la tradition de la dynastie alaouite, Hassan II, commandeur des croyants et chef politique, gouverne avec modernité, mais son pouvoir demeure traditionnel. Son règne reste néanmoins entaché par les « années de plomb », 3 décennies d’atteintes aux droits de l’homme qui débutent en 1965 : arrestation des opposants de gauche, répression des mouvements étudiants et envoi au bagne de Tazmamart des militaires qui ont tenté des coups d’Etat en 1971 et 1972 contre le roi.

Vers 1990, Hassan II décide l’ouverture du système politique aux partis d’opposition islamiste et socialiste. En 93, il nomme un Premier ministre socialiste, mais sans remettre en cause son pouvoir absolu et divin qui reste le pilier du système marocain.

En 1999, après le décès de son père Hassan II, Mohammed VI, le nouveau roi, veut prolonger cette ouverture politique et rompre avec l’image d’une monarchie absolue. Sur les droits de l’homme, il souhaite réconcilier les Marocains avec leur passé en faisant l’inventaire des « années de plomb », mais la violence d’Etat restera occultée.

Lorsque les Printemps arabes éclatent en 2011, le Maroc n’est pas épargné et on dénonce les élites jugées corrompues. Mohammed VI réussit à étouffer la contestation en modifiant la constitution, laissant penser à un rééquilibrage des pouvoirs, mais le roi reste le seul véritable maître du pays.

Au XXIe siècle, le Maroc de Mohammed VI se heurte également à la montée d’un islamisme radical et du terrorisme, avec des attentats comme en 2003, à Casablanca, dans des lieux symboliques de la capitale économique. Pour contrer cet islam radical, Mohammed VI promeut un islam modéré et ouvre un institut pour former des imams d’Afrique et de France. Bénéficiant de cette immunité monarchique si particulière, Mohammed VI préserve l’essentiel de son pouvoir politique et demeure le chef religieux incontestable, malgré des absences répétées qui alimentent les rumeurs.

Le Maroc de Mohammed VI reste un pays socialement contrasté. Concernant le taux de pauvreté, il existe au Maroc de fortes disparités sociales et régionales, tandis que l’analphabétisme et le chômage restent importants. Quelles sont les ressources du Maroc, si l’on compte aussi celles du Sahara occidental ?

C’est surtout la pêche et l’agriculture, l’industrie restant faible. Il est le leader mondial dans le domaine du phosphate, grâce à l’exploitation des mines sahraouies. Et bien sûr, il y avait le tourisme, avant la crise de la Covid-19, avec Agadir ou Marrakech. C’est le leader du tourisme en Afrique. Ainsi, en 2019, 13 millions de personnes ont visité le pays, dont 2 millions de Français.

Intéressons-nous à l’évolution de ce lien entre la France et le Maroc. Depuis le protectorat, il reste important. La France est le 1er investisseur étranger au Maroc, mais depuis 2012, c’est l’Espagne qui est devenu son 1er partenaire commercial. L’Union européenne est aussi un partenaire commercial essentiel pour le Maroc, qui est un allié sécuritaire pour l’Europe et les Etats-Unis. En 2020, ces derniers ont signé un accord de coopération militaire avec Rabat face aux menaces terroristes. Le Maroc surveille le détroit de Gibraltar et joue un rôle important dans la gestion des flux migratoires et la lutte contre le djihadisme. En contrepartie, l’Union européenne se montre peu regardante sur la question des droits de l’homme et sur celle du Sahara occidental.

En conclusion, ce Maroc des rois reste stable, mais à quel prix ? Inégalités, absence de démocratie et atteintes aux droits de l’homme, le compte n’y est toujours pas. Mohammed VI a rejoint le nouvel axe des pays arabes qui affichent leurs relations avec l’Etat d’Israël, obtenant, en échange, des diplomates de Donald Trump l’intégration du Sahara occidental dans le royaume marocain. Reste à savoir maintenant ce qu’en fera Joe Biden.

Sur les enjeux contemporains du Maroc de Mohammed VI : « Le Maroc en 100 questions » par Pierre Vermeren. (Prière d’allez à la bibliothèque de ce site, vous y trouverez le livre)

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Monde 2022: fragiles démocraties ?

Merci de vous retrouver sur cette page pour cet article concernant la démocratie. Démarrons avec cette image du 1er mars 2022, les eurodéputés n’oublieront pas l’intervention poignante en visioconférence de Volodymyr Zelensky le dirigeant ukrainien rappelant aux européens quelques jours après le début de l’offensive russe sur l’Ukraine qu’il s’agissait d’une guerre pour défendre la démocratie, le droit, les libertés, une guerre qui par conséquent devrait concerner est impliquer le monde entier.

Alors bien sûr avant que ne démarre cette guerre, on ne pouvait pas dire de la démocratie ukrainienne qu’elle était une démocratie parfaite à cause du maintien de certaines élites de l’ancien régime et de la corruption mais cette démocratie ukrainienne en devenir constituait déjà malgré tout un modèle alternatif précieux aux portes de la russie autocratique de Vladimir Poutine.

Alors précisément, on a voulu tenter un état des lieux de la démocratie dans le monde: face aux autocrates que pèsent les démocrates? pourquoi l’enjeu démocratique est il un enjeu crucial du monde qui vient ?

Sortons nos cartes …

En 2021 dans le monde selon the Economist Intelligence Unit on recense:

  • 21 démocratie véritable: Canada Islande Norvège Suède ou Finlande.
  • 53 démocraties défectueuses. Cette catégorie englobant des pays très différents, certains habituellement considérés comme véritablement démocratiques exemple le Portugal pénalisé par son faible taux d’adhésion à des partis (syndicats ou associations) ou encore par son fort taux d’abstention aux élections. Cette catégorie comprend aussi à l’autre bout du spectre des pays tels la Hongrie avec la démocratie illibérale de Viktor Orban qui impose un renforcement de l’état et une diminution des libertés.
  • 34 trente quatre régimes dits hybrides qui partagent certaines caractéristiques avec les démocraties comme les élections mais bafouent l’état de droit et les libertés individuelles.
  • 59 régimes autoritaires parmi lesquels la Russie où il n’y a pas d’opposition et où Vladimir Poutine a fait changer la constitution de façon à pouvoir se maintenir au pouvoir jusqu’en 2036. Depuis la guerre en ukraine, le terme de dictature est de nouveau utilisé pour qualifier l’état poutinien.

L’évolution de ces chiffres montre un vrai recul de la démocratie. Ainsi nous sommes passés de 8,4% de la population mondiale vivant dans des démocraties véritable en 2020 à 6,4% seulement 2021 est. Désormais 54,3 % de la population mondiale soit plus de la moitié de l’humanité vit dans des régimes autoritaires ou hybrides.

Nous vivons donc un moment de vulnérabilité démocratique après plusieurs décennies d’ascension de ce modèle. En effet, en remontant à la seconde guerre mondiale, on voit que celle ci marque en occident la victoire des démocraties contre le nazisme, un élan qui se poursuit dans la seconde moitié du 20e siècle d’abord en europe, Portugal et Grèce Espagne, les régimes autoritaires s’effondrent laissant place à des démocraties. Ensuite en Amérique du Sud, Argentine, Uruguay, Brésil puis en Asie, Philippines, Corée du Sud. Le modèle démocratique semble triompher entre 1988 et 1991 avec la fin de l’URSS: la constitution de nouveaux états en europe centrale et orientale qui adoptent pour la plupart les valeurs démocratiques de l’Union Européenne.

Toutefois les interventions américaines en 2001 en Afghanistan et en 2003 en Irak vont marquer l’échec de l’implantation de la démocratie par la force.

Autre désillusion démocratique: les printemps arabes. Si la chute de certains dictateurs tels Ben Ali en Tunisie, Kadhafi en Libye ou Moubarak en Egypte créé dans un premier temps l’espoir d’un événement démocratique, celui ci va être brisé par l’évolution politique de la région y compris en Tunisie après une première phase prometteuse de démocratisation.

Ce début de XXIème siècle marque donc l’arrêt de l’expansion des démocraties trente ans après leur triomphe marquée par la chute du mur de Berlin. Elles sont même dans une situation périlleuse d’une part à l’extérieur les tensions avec les régimes autoritaires ne sont pas sans rappeler la guerre froide, d’autre part le démocratie subissent des tensions intérieures et c’est ce qu’on va voir maintenant.

Car les démocraties sont par essence ouvertes à la contradiction, du coup elles peuvent être l’objet de critiques et de faiblesses. A cela s’ajoute le fait que les démocraties occidentales ont été fragilisées par un double mouvement de mondialisation et de désindustrialisation générateur d’un sentiment de déclin et de défiance populaire.

Regardez en France cette carte de 2013 qui présente un indice d’inégalités élaborée à partir de données compilant à parts égales chômage, pauvreté, absence de diplôme et familles monoparentales:

Regardez! Les zones en plus grande difficulé correspondent à celles du vote FN lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2012.

Toujours en France, la défiance des peuples se manifeste aussi par l’abstention, laquelle contribue à fragiliser la démocratie.

En juin 2021, l’abstention lors des élections régionales atteint plus de 65%. A cela s’ajoute un sondage réalisé en octobre 2021 dans lequel 72% des français estiment que leur opinion n’est pas pris en compte par les dirigeants politiques. Ainsi, le mouvement des gilets jaunes en avait déjà été une illustration. La montée des extrêmes lors de l’élection présidentielle de 2022 en est une autre.

Cette radicalisation du débat public entraîne une légitimation croissante de la violence comme expression politique.

Le point culminant de cette violence à lui aux états unis avec l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021 par les partisans de Donald Trump qui contestent l’élection de Joe Biden provoquant la mort de cinq personnes.

Les démocraties sont également menacées de l’intérieur par un risque de morcellement qui peut être le fait de mouvements séparatistes, d’ennemitié entre communautés religieuses ou de tensions autour de revendications communautaristes. Ainsi en Espagne, la volonté de sécession de la région catalogne a créé une crise institutionnelle autour de la question de la légalité d’un référendum d’autodétermination sans l’accord du reste du pays.

Evoquons maintenant un autre risque pour les démocraties: les circonstances exceptionnelles. Ainsi les attentats terroristes comme en France en 2015 ou plus récemment l’épidémie du Covid 19 dans le monde.

Dans ces situations, les gouvernements font face à une tension entre une demande impérieuse de sécurité et le respect des libertés. Une pandémie qui a aussi montré la rapidité avec laquelle les fake news et les théories complotistes se propagent par les réseaux sociaux, un phénomène d’autant plus inquiétant que ces réseaux sont une importante source d’information. Ainsi dans des pays comme le Chili, l’Argentine, la Grèce ou la Bulgarie, plus de 65 % des adultes s’informent sur ces réseaux.

Pourtant il existe un exemple positif d’intégration du numérique dans la vie démocratique, c’est celui de Taïwan. En effet, les 23,5 millions d’habitants peuvent interagir avec le gouvernement et l’administration par l’intermédiaire d’un portail officiel mis en place par le National Development Council non seulement pour les démarches administratives mais aussi pour se renseigner ou réagir à propos des lois en discussion ou en application et la gestion de la pandémie avec ces outils est souvent mise en avant comme un exemple de collaboration entre le gouvernement et la population. Malgré les lourdes menaces que la Chine fait peser sur l’île c’est un véritable laboratoire de la démocratie directe.

Regardons à présent les tensions externes: des tensions entre démocratie et régimes autoritaires qui ne sont pas sans rappeler la guerre froide. Toutefois il existe une différence majeure avec cette période à quelques exceptions près: ces nouveaux régimes autoritaires entendent participer à la mondialisation économique. Le meilleur exemple est celui de la Chine dont la montée en puissance a été accélérée par son entrée le 11 décembre 2001 dans l’Organisation Mondiale du Commerce.

Avec la Chine, le dogme occidental selon lequel la mondialisation économique conduite in fine à la mondialisation du modèle démocratique trouve ses limites. Le régime chinois reposant sur un parti unique, une absence de contre-pouvoir, une presse de propagande, des arrestations arbitraires et des camps de concentration pour les minorité ouïghoures. Par ailleurs, depuis 2013 et le lancement des nouvelles routes de la soie, la chine essaie aussi de diffuser ses valeurs notamment en Europe de l’Est.

Sur un plan économique tout d’abord, sa main mise passe bien sûr par les investissements dans les infrastructures mais la Chine détient aussi une bonne part de la dette de ces pays avec en 2018 20 % de celle de la Macédoine du Nord et 40 % de celle du Monténégro.

Sur un plan politique, Pékin met aussi en avant l’inefficacité de la démocratie européenne à ses yeux et la force de son modèle autoritaire censé assurer ordre et prospérité.

Par ailleurs, le 21e siècle offre aux régimes autoritaires une nouvelle arme: les nouvelles technologies. Grâce à elles, il est plus facile que jamais de s’immiscer dans les affaires des démocraties qui sont par nature plus ouvertes, de les espionner, d’en perturber le fonctionnement par le piratage informatique ou la production massive de fausses informations. Ainsi, selon le ‘Digital Defence Report’ entre juillet 2020 et juin 2021, parmi toutes les cyber attaques liées à des états, 58 % provenaient de la Russie et de fait, en février 2022 l’Ukraine a accusé la Russie de cyber attaques contre des sites militaires officielles et deux banques publics, celles ci ont eu lieu avant l’invasion russe.

Arrêtons-nous d’ailleurs pour terminer sur cette guerre toujours en cours depuis fin février 2022 et qui se joue aussi sur la défense de la démocratie et du respect du droit international.

L’assemblée générale de l’ONU a adopté le 2 mars 2022 une résolution pour sanctionner le recours à la force de la Russie contre l’Ukraine, résolution approuvée massivement par 141 pays, les cinq qui se sont opposées sont la Russie la Biélorussie la Corée du Nord l’Erythrée et la Syrie soit 5 dictatures, trente cinq se sont abstenus dont la Chine et l’on retrouve parmi ces abstentionnistes un certain nombre de régimes que notre carte de départ ne rangeait pas dans la catégorie des démocraties.

On l’aura compris, dans le monde des années 2020 la démocratie est menacée par des régimes autocratiques qui diffusent leurs modèles par tous les moyens militaires économiques numériques.

La guerre en Ukraine a réveillé les démocraties occidentales, dirigeants et nous autres citoyens qui avons parfois tendance à oublier ce que rappelait si bien l’ex-président tchécoslovaque Vaclav Havel dans son discours à la nation le 1er janvier 1990:

« Le meilleur gouvernement, le meilleur parlement et le meilleur président ne peuvent pas à eux seuls faire grand chose. La liberté, la démocratie, cela signifie d’abord et avant tout la participation et la responsabilité de tous »

Vous trouverez de nombreuses publications consacrées aux nouvelles pratiques démocratiques sur le site des chercheurs du think tank Terra Nova (tnova.fr)

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Voiture. Une industrie mondialisée

Merci d’être sur cette page!!! pour cet article, notre photo du jour nous emmène en corée du sud voici le port de l’usiné hyundai récemment classée comme la plus grande usine automobile du monde. D’ici sort en effet chaque année un million cinq cent mille voitures.

Usine Hyundai d’Ulsan, Corée du Sud.

Parler voiture au 21ème siècle donne de toute façon de vertige! Imaginez nous sommes 7 milliards et demi d’êtres humains et à nous tous nous possédons plus d’un milliard d’automobiles et en 2050 rappelez vous en bien: le nombre de voitures sur la planète pourrait doubler, un peu effrayant bien sûr quand on sait aujourd’hui que la voiture est en ville la première source de pollution et pourtant nous avons construit nos sociétés contemporaines sur le modèle suivant: le développement d’un pays entraîne le développement d’une classe moyenne qui entraîne le développement d’une industrie automobile. Aujourd’hui c’est au tour des pays du sud d’épouser ce modèle et la voiture ‘nous allons le voir’ est devenue ces dernières années un cas d’école de produits mondialisés.

Alors tout d’abord la voiture génère un business de première importance puisque le secteur représente à lui seul 9 % du commerce mondial.

L’automobile c’est donc aussi beaucoup d’emplois : environ 50 millions de personnes d’emplois directs est aussi indirects dans le monde, de la fabrication du moteur à la construction des routes. Dans les pays de l’Union Européenne par exemple cela représente 138 millions de salariés soit 6% de la population active c’est dire si cette activité stratégique pour les gouvernements qui cherchent à attirer ou à défendre dans leur pays les usines automobiles que vous voyez ici sur la carte.

Mais la voiture on le sait c’est aussi des émissions de CO2 responsables du réchauffement climatique et des émissions de gaz et de particules fines qui favorisent les maladies cardiovasculaires et respiratoires.

En somme la voiture est un condensé de notre société de consommation mondialisée et pour bien comprendre nous allons faire un peu d’histoire.

L’histoire industrielle de la voiture commence il ya un peu plus d’un siècle en 1908 dans la ville de détroit au bord des grands lacs américains. L’industriel Henry Ford invente la chaîne de montage et avec des gestes mécaniques et répétées, les ouvriers américains construisent la première automobile pour tous la ford 6. Dans cette première moitié du 20e siècle la voiture se démocratise et devient l’incarnation du rêve américain, réussite sociale et libertés individuelles triomphantes. L’Amérique produit du pétrole et des voitures à essence ce qu’on appelle les big three: Ford, General Motors et Chrysler dominent le marché mondial. En Europe l’industrie automobile se développe un peu plus tard en 1938 à la demande d’Hitler nait en Allemagne la voiture du peuple la Wolkswagen. Après la guerre cet emblème de la voiture allemande désormais surnommée coccinelle devient même dans les années 70 la voiture la plus vendue au monde.

Pendant les trente glorieuses l’industrie automobile prospère en Europe: l’Allemagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni ont chacun leur champion et leurs gigantesques ‘usines-cités’ comme celle de Renault à Boulogne billancourt en banlieue de Paris.

Le Japon avec Toyota est lui aussi dans la course: dans les années 60 son patron impose un nouveau modèle de production: le toyotisme basée sur la production à flux tendu. Les pièces détachées sont livrées chaque jour à l’ usine d’assemblage ce qui permet d’éviter la surproduction et les coûts de stockage. Aujourd’hui cette production qu’on appelle le juste-à-temps est devenue la norme.

Voyons maintenant à quoi ressemble le marché mondial en 2019 mais cette fois ci du point de vue des clients. Cette carte nous montre ce qu’on appelle le taux de motorisation c’est à dire le nombre de voitures par habitant dans chaque pays du globe, plus la couleur est foncée plus ce chiffre est élevé.

On le voit, les inégalités d’accès à l’automobile sont aujourd’hui très fortes. Aux états unis il y a près de 800 voitures pour 1000 habitants, l’Union Européenne et le Japon en compte 600 pour 1000 habitants, en Chine il n’y a que 140 automobile pour 1000 habitants tandis qu’en Inde on en dénombre seulement 19 pour mille.

Oui mais voilà depuis les années 1990 les pays émergents sont en plein rattrapage, l’Asie en tête. Avec l’essor des classes moyennes urbaines avides de prestige social, ces pays s’équipent désormais à grande vitesse.

Les chinois sont aujourd’hui les premiers acheteurs de voitures dans le monde, le parc automobile chinois a été multiplié par cinq en dix ans. Au fil des années les marques chinoises notamment geely bas au jaune changan et great wall ont gagné des parts de marché sur leurs concurrents étrangers avec le soutien actif du gouvernement. Pourtant wolkswagen arrivé très tôt en chine reste aujourd’hui leur marque préférée.

A Pékin avec ses 7 périphériques et ses 20 millions d’habitants les vélos ont cédé la place aux quatre roues modifiant profondément le paysage urbain.

Alors désormais c’est cet appétit des citadins chinois pour la voiture qui tire l’ensemble de la production mondiale. La chine produit près d’un tiers des véhicules construits chaque année dans le monde devant l’Union Européenne, l’amérique du nord, le japon et la corée du sud.

Alors regardons à présent le cas de l’inde, un autre marché en plein essor en particulier à New Delhi et dans les états les plus urbanisés de l’ouest et du sud du pays. En Inde, les constructeurs nationaux ont d’abord dominé le secteur avec la Tata Nano par exemple la petite voiture la moins chère au monde (1500 euros) qui a été lancée en 2008 par le célèbre groupe indien Tata Motors et qui a fait son succès. Mais victime de son image de voiture du pauvre la Tata Nano a aujourd’hui disparu du marché, elle a été remplacée par des modèles qui inspire davantage confiance aux indiens lamarre outils alto du grand groupe indien Marutti qui s’est allié au japonais Suzuki ou encore la Quid construite et vendue exclusivement en Inde par Renault.

En clair, on l’aura compris l’industrie automobile s’est profondément transformée ces dernières années, elle a multiplié alliance et rachat pour s’adapter aux récents bouleversements de la demande mondiale et notamment à cette nouvelle clientèle asiatique. En fait, c’est vraiment une nouvelle géographie de la voiture qui se dessine aujourd’hui qui se jouent toujours plus vous allez le voir des frontières. Par exemple, le français Renault pour jouer dans la cour des grands s’est allié avec le japonais Nissan et ensemble ils ont racheté le roumain Dacia et le coréen Samsung le russe Avtovaz avant de s’allier enfin un autre japonais Mitsubishi: Les mêmes pièces sont montées sur plusieurs modèles, ce qui permet des économies d’échelle. Et puis pour faire baisser les coûts de main d’oeuvre et éviter les taxes, les grands constructeurs ont délocalisé les usines hors de leurs frontières. Au Mexique par exemple les ouvriers des maquiladoras, ces usines exonérés de droits de douane situées juste de l’autre côté de la frontière avec les Etats Unis assemblent les modèles de Ford, Chrysler et General Motors à destination du marché américain. Leurs salaires sont quatre fois moins élevés qu’aux Etats Unis.

En Europe, la production s’est en partie déplacées vers l’est en Pologne en Slovaquie en République Tchèque en Slovénie en Hongrie et en Roumanie et vers le sud en Turquie et au Maroc essentiellement.

En france ce mouvement s’est accompagné de fermeture d’usines (vous les voyez ici) et de très nombreux plans de licenciements entre 2005 et 2010 : plus de cent mille emplois ont été détruits.

Alors à présent posons la question qui fâche l’industrie automobile la très polluante bagnole peut-elle devenir écolo ???

En 2018 l’industrie automobile a représenté 9 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Alors que la prise de conscience de l’urgence climatique devient mondiale, les nouvelles normes d’émissions de CO2 obligent l’industrie à préparer le remplacement du moteur à essence ou diesel. Cette mutation technologique aura nécessairement un impact social. En Allemagne la grande puissance automobile européenne, les syndicats craignent la perte de dizaines de milliers d’emplois dans la prochaine décennie. La voiture électrique demande en effet moins de main d’oeuvre que les modèles thermiques.

La chine a déjà une bonne longueur d’avance en la matière, les chinois ont acheté plus de la moitié des véhicules électriques ou hybrides vendus dans le monde en 2018 et ils en produisent une grande partie. La chine est également le premier constructeur mondial de batteries lithium-ion devant le Japon et la Corée du Sud. Pékin a aussi la main sur un métal indispensable à la fabrication de ses batteries: le cobalt, grâce au contrôle d’importantes mines en République Démocratique du Congo, le premier producteur de cobalt.

Autre solution industrielle: une voiture alimentée par une pile à hydrogène. C’est le Japon qui domine aujourd’hui cette technologie encore coûteuse mais qui ne produit ni déchets ni pollution liée à l’exploitation minière.

Enfin à l’horizon 2040 ces voitures forcément plus propres, ce ne serons pas nécessairement nous qui les piloterons, ce seront des robots qui prendront le volant. En californie la Silicon Valley est ainsi devenu l’épicentre de la recherche sur ce qu’on appelle la voiture autonome avec des collaborations entre les plus grands constructeurs mondiaux et les géants du numérique.

Il existe enfin une autre option pour l’avenir, la meilleure: apprendre à nous passer de la voiture a minima en ville. Depuis la COP 21 la France a lancé la journée mondiale sans voiture, elle a lieu un dimanche de septembre. De nombreux métropoles du monde ont suivi. Objectif: apprendre à vivre la ville autrement pendant une journée et faire l’expérience qu’au quotidien on peut se déplacer différemment. Motivation supplémentaire: notre santé. En effet, selon une étude de l’insee, les admissions aux urgences pour affections aiguës et voies respiratoires augmentent significativement lorsque les transports en commun sont en grève et comprend donc davantage notre cher bagnole.

Pour aller plus loin, cet Atlas qui révèle grâce à plus de 100 cartes les changements qui bousculent l’ancien monde de l’automobile et donne les clés pour comprendre le nouveau. (Allez à la bibliothèque disponible sur ce site)

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Comparaison des approximations itératives de l’équation de Colebrook-White.

Voici une revue d’autres formules et une formulation mathématiquement exacte qui est valable sur toute la gamme des valeurs de Re.

C. T. GOUDAR,* Bayer HealthCare, Berkeley, Californie, et J. R. SONNAD,

Centre des sciences de la santé de l’Université de l’Oklahoma, Oklahoma City, Oklahoma

L’estimation du facteur de frottement est un élément clé de la conception d’un système de tuyauterie et l’équation de Colebrook-White est généralement la méthode de choix pour calculer le facteur de frottement d’un écoulement turbulent dans des conduites rugueuses :

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Il relie implicitement le facteur de frottement f à la rugosité du tuyau, e/D, et au nombre de Reynolds : Re.
En raison de la nature implicite de l’Eq. I, les méthodes graphiques ont été proposées à l’origine pour l’estimation de f et sont encore utilisées aujourd’hui. Bien que la représentation visuelle dans une corrélation graphique soit certainement attrayante, la détermination précise de f est difficile et cette approche n’est pas adaptée à la plupart des projets de conception de systèmes de tuyauterie informatisés.

Pour la mise en œuvre informatique, des méthodes numériques itératives telles que la méthode Newton-Raphson peuvent être utilisées pour déterminer f à partir de l’équation 1.

Idéalement, ces calculs itératifs ne sont pas souhaitables, et dans une tentative de simplifier l’estimation de f à partir de l’Eq. I, plusieurs approximations explicites de f  ont été proposées. La précision des valeurs déterminées à partir de ces corrélations varie considérablement et toutes les corrélations ne sont pas valides sur une large plage Re (généralement 4 000 < Re < 108) pour être universellement applicables. La précision des corrélations empiriques non itératives a été évaluée de manière exhaustive et s’est avérée être comprise entre 1,42 et 28,23 % par rapport à une erreur de 1 % pour une forme simplifiée d’une représentation vraiment explicite de l’équation. 1.

En plus des corrélations non itératives mentionnées, plusieurs approximations itératives ont également été proposées pour l’Eq. 1

Il s’agit de relations fonctionnelles plus complexes entre f, e/D et Re, mais elles donnent des valeurs de f avec une plus grande précision. Pour éliminer complètement le besoin de corrélations empiriques, nous avons proposé une formulation explicite et mathématiquement exacte de l’équation 1 qui est valide sur toute la plage de valeurs Re et donne des valeurs f très précises. La précision d’une forme simplifiée de cette formulation a été présentée précédemment et dans cette étude, nous présentons une comparaison de deux autres formes de cette formulation avec les diverses approximations itératives de l’équation 1.

Pour éliminer complètement le besoin de corrélations empiriques, nous avons proposé une formulation explicite et mathématiquement exacte de l’équation. 1 qui est valable sur toute la plage des valeurs Re et donne des valeurs f très précises

Des détails sur la dérivation de la reformulation explicite ont été présentés ailleurs et seules les équations finales sont présentées ici. Le facteur de frottement f peut être explicitement lié à e/D et Re comme :

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où:

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Deux formulations différentes sont disponibles pour 8, la formulation linéaire, 8LA, et la formulation de fractions continues, 8cFA, et elles varient en complexité et en précision :

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Ainsi, deux versions de l’équation 2 sont possibles selon le choix de 8 :

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Une comparaison des propriétés de diverses approximations empiriques itératives de l’Eq. 1 est présenté avec l’erreur dans les estimations de f à partir des équations. 4 et 5.

Comparaison avec des approximations empiriques. La précision des Eqs. 4 et 5 et les approximations itératives empiriques de l’Eq. 1 ont été déterminés sur un espace rectangulaire de valeurs e/D et Re. Un ensemble de 20 valeurs e/D correspondant à celles utilisées par Moody a été sélectionné, couvrant une plage de 10-6 à 5 x 10-2. Pour chaque valeur e/D 500 valeurs de Re, réparties uniformément dans l’espace logarithmique sur 4 000 <Re< 108, ont été choisies. La précision des valeurs f à ces 10 000 points (grille de 20 x 500 de valeurs e/D et Re) a été déterminée en les comparant à celles obtenues à partir du formulaire mathématiquement équivalent très précis.

Un total de 10 000 valeurs f et leur erreur associée ont été déterminées sur la grille 20 x 500 des valeurs e/D et Re, et les valeurs d’erreur maximales sont indiquées dans le tableau 1. Bien que toutes les corrélations du tableau 1 ne soient pas valides sur l’ensemble de la plage Re (4 000 <Re< 108) , la comparaison a été faite intentionnellement sur cette plage étendue pour refléter les conditions de fonctionnement. L’erreur f maximale variait de 1,01 à 3,10 x 10-3 %, la corrélation de Serghides étant la plus précise. Les corrélations 8 et 9, qui sont dérivées d’une représentation mathématiquement équivalente explicite de l’équation 1, ont été caractérisées par des erreurs f maximales de 3,64 x 10-4 et 1,04 x 10-10 %, toutes deux meilleures que la meilleure approximation itérative disponible.

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La précision des corrélations du tableau 1 est illustrée aux Fig. 1 et 2 où le pourcentage maximum d’erreur f est indiqué à différentes valeurs e/D. Pour chaque valeur e/D, 500 valeurs f ont été déterminées à 500 valeurs Re espacées de manière logarithmique dans la plage de 4 000 <Re< 108 et les valeurs maximales sont indiquées sur les Fig. 1 et 2. L’équation de Serghides (corrélation 7) avec une erreur maximale de 3,1 x 10-3 % est la meilleure approximation empirique disponible. La figure 3 montre une comparaison des profils d’erreur f pour l’équation de Serghides avec ceux des équations. 4 et 5. Erreur maximale d’Eqs. 4 et 5 étaient de 3,64 x 10-4 et 1,04 x 10-10 %, respectivement, et cette précision améliorée est reflétée dans la Fig. 3.

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L’objet de cet article est de fournir à l’ingénieur un moyen simple d’estimer les facteurs de frottement à utiliser pour calculer la perte de charge dans des conduites neuves propres et dans des conduites fermées pleines à débit constant. Les développements modernes dans l’application de l’hydrodynamique théorique au problème du frottement des fluides sont impressionnants et dispersés dans une abondante littérature. Cet article ne se veut pas une étude critique de ce vaste domaine. Pour une revue concise, le petit livre du professeur Bakhine teff sur la mécanique de l’écoulement des fluides est une excellente référence. Prandtl et Tietjeris, et Rouse ont également apporté des contributions notables au sujet. L’auteur ne prétend pas offrir quoi que ce soit de particulièrement nouveau ou original, son but étant simplement d’incarner les conclusions désormais acceptées sous une forme pratique pour une utilisation technique. Dans la présente étude sur l’écoulement des canalisations, le facteur de frottement, désigné par f dans les graphiques ci-joints, est le coefficient de la formule de Darcy. dans lequel hf : la perte de charge en frottement, en pieds de colonne de fluide du fluide qui s’écoule ; L et D la longueur et le diamètre interne du tuyau en pieds ; V : la vitesse moyenne d’écoulement en pieds par seconde ; g : l’accélération de la gravité en pieds par seconde par seconde. Le facteur f est une quantité sans dimension, et aux vitesses ordinaires est une fonction de deux, et seulement deux, autres quantités sans dimension : la rugosité relative de la surface, e/D (e étant une quantité linéaire en pieds représentative de la rugosité absolue) , et le nombre de Reynolds R = VD / v (v étant le coefficient de viscosité cinématique du fluide en pieds carrés par seconde). La figure 1 donne les valeurs numériques de f en fonction de e/D et R. Il y a dix ans, R. J. S. Pigott (4) a publié un tableau pour le même facteur de frottement, en utilisant les mêmes coordonnées que sur la figure 1 de cet article. Son tableau s’est avéré très utile et pratique et a été reproduit dans un certain nombre de textes (5). Le tableau de Pigott était basé sur une analyse de quelque 10 000 expériences provenant de diverses sources (6), mais n’avait pas l’avantage, pour tracer ou ajuster les courbes, des développements ultérieurs dans les formes fonctionnelles des courbes. La même année, Nilruradse (7) publie ses expériences sur des tuyaux artificiellement rugueux. Sur la base des tests de Nikuradse et d’autres, von Karman (8) et Prandtl (9) ont développé leurs analyses théoriques de l’écoulement des tuyaux et nous ont donné des formules appropriées avec des constantes numériques pour le cas de tuyaux parfaitement lisses ou ceux dans lesquels les irrégularités sont petites par rapport à l’épaisseur de la couche limite laminaire, et pour le cas des conduites rugueuses où les rugosités dépassent suffisamment pour briser la couche laminaire, et l’écoulement devient complètement turbulent. L’analyse n’a cependant pas couvert l’ensemble du champ mais a laissé un vide, à savoir ; la zone de transition entre les tuyaux lisses et rugueux, la région de turbulence incomplète. Les tentatives pour combler cette lacune par l’utilisation des résultats de Nikuradse pour la rugosité artificielle produite par des grains de sable serrés, n’étaient pas adéquates, puisque les résultats étaient clairement différents de l’expérience réelle pour les surfaces ordinaires rencontrées dans la pratique. Les courbes de Nikuradse ont montré une forte baisse suivie d’une courbe inverse particulière non observée avec les surfaces commerciales, et nulle part suggérée par le graphique de Pigott basé sur de nombreux tests. Récemment Colebrook (11), en collaboration avec C. M. White ; a développé une fonction qui donne une forme pratique de courbe de transition pour combler l’écart. Cette fonction s’accorde avec les deux extrêmes de rugosité et donne des valeurs en accord très satisfaisant avec les mesures réelles sur la plupart des formes de tuyauterie commerciale et des surfaces de tuyauterie habituelles. Rouse (12) a montré qu’il s’agissait d’une solution raisonnable et pratiquement adéquate et a tracé un tableau basé sur celle-ci. Afin de simplifier le tracé, Rouse a adopté des coordonnées peu pratiques pour une utilisation ordinaire en ingénierie puisque f est implicite dans les deux coordonnées et que les valeurs R sont représentées par des coordonnées courbes, de sorte que l’interpolation pose certains problèmes

L’auteur a dressé une nouvelle carte, Fig. 1, sous la forme plus conventionnelle utilisée par Pigott, en profitant des relations fonctionnelles établies ces dernières années. Les courbes de f par rapport à R sont tracées à des échelles logarithmiques pour diverses valeurs constantes de rugosité relative e/D et pour permettre une sélection facile de e/D, un tableau d’accompagnement, Fig. 2, est donné à partir duquel i peut être lu pour n’importe quelle taille de tuyau d’un type de surface donné.

Pour trouver la perte par frottement d’un tuyau, la procédure est la suivante :
Trouvez le e/D approprié à partir de la Fig. 2, puis suivez la ligne correspondante, ainsi identifiée, sur la Fig. 1, à la valeur du nombre de Reynolds R correspondant à la vitesse d’écoulement. Le facteur f est ainsi trouvé, à utiliser dans la formule de Darcy

Sur la figure 2, les échelles en haut et en bas donnent les valeurs du diamètre en pieds et en pouces. La figure 1 n’implique que des grandeurs sans dimension et est applicable dans n’importe quel système d’unités.

Pour faciliter le calcul de R, des échelles auxiliaires sont indiquées en haut de la Fig. 1, donnant les valeurs du produit (VD ») pour deux fluides, c’est-à-dire l’eau et l’air atmosphérique, à 60 F. (D » est le diamètre intérieur en pouces.) Comme autre auxiliaire,. La figure 3 est donnée, à partir de laquelle R peut être rapidement trouvé pour l’eau à des températures ordinaires, pour n’importe quelle taille de tuyau et vitesse moyenne V. Des lignes pointillées sur ce graphique ont été ajoutées pour donner les valeurs du débit ou de la quantité de fluide qui s’écoule, Q = AV, exprimé à la fois en pieds cubes par seconde et en gallons américains par minute.