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Le blé : un enjeu de food power

Bienvenue dans ce nouvel article. Cette photo, datant de 2009, montre Vladimir Poutine visitant une exploitation agricole dans la région de Krasnodar, l’une des plus chaudes de Russie, disposant des terres parmi les plus fertiles du pays. Si Poutine pose dans ce champ, c’est qu’il a fait du blé une arme géopolitique.

Après le « soft power » et ses guerres d’influence via la culture et l’information, voici donc le « food power », l’arme alimentaire. Le blé, céréale essentielle, a de tout temps été un outil de puissance, des Grecs de l’Antiquité aux Allemands du nazisme, sans oublier le plan Marshall des Américains après 1945. Voyons comment le blé contribue à redonner de la puissance à l’ex-URSS. Sortons nos cartes!!!

La production de blé est inégalement répartie sur le globe, restant concentrée dans très peu de pays. 85% de la production mondiale proviennent de 10 puissances, dont les Etats-Unis, la Russie, l’Union européenne, la Chine, situées en majorité dans l’hémisphère Nord.

En parallèle, de nombreux Etats dépendent de leurs importations pour nourrir leurs populations, comme en Afrique du Nord, l’Egypte et l’Algérie, et globalement tout le sud du bassin méditerranéen.

Ce décalage Nord-Sud met le blé au coeur d’enjeux stratégiques majeurs, et ce depuis des siècles, comme nous allons le voir.

Durant l’Antiquité, le blé est déjà essentiel pour les Grecs. La cité d’Athènes, à la puissance navale et commerciale inégalée, connaît un grave problème : la production de blé est insuffisante pour nourrir une population qui atteint 250 000 habitants au Ve siècle av. J.-C. Pour éviter les révoltes, il faut s’approvisionner ailleurs : Sicile, Syrie, Egypte, et pourtours de la mer Noire deviennent les greniers à blé d’Athènes.

Autre exemple parmi ces régimes dont les ambitions de puissance exigent de sécuriser l’approvisionnement en blé : le Troisième Reich. Les nazis ont l’idée de conquérir des terres pour nourrir le peuple et notamment les soldats. L’opération Barbarossa, en 1941, en est l’illustration. En attaquant l’Union soviétique, Hitler vise autant les matières premières que Moscou. Objectif : les mines de charbon du Donbass, mais surtout l’Ukraine et son blé.

Le blé comme socle des Etats pour asseoir leur puissance, c’est aussi ce que raconte l’Amérique de la guerre froide. En 1945, les Etats-Unis sont devenus un géant agricole, grâce à leur plaine céréalière. Ils commencent à exporter leur surplus de blé. Washington comprend vite que le blé peut servir ses intérêts dans la rivalité Est-Ouest naissante. Dans cette lutte d’influence, l’aide alimentaire va servir à freiner l’expansion soviétique. Durant la guerre froide, l’exportation du blé a permis d’accompagner le déploiement militaire américain d’Asie du Sud au Moyen-Orient, et en Europe via le plan Marshall, où l’aide alimentaire renforcera la cohésion des alliés des Etats-Unis. Une réussite qui va pousser l’Europe à redevenir une puissance agricole.

Et la France ? Après la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture est exsangue. Paris doit importer les 2/3 du blé. Le plan Marshall, puis la PAC, politique agricole commune, permettent de rebâtir une agriculture plus moderne et plus productiviste. Dès la fin des Trente Glorieuses, l’autosuffisance est atteinte, grâce à la Beauce, principal grenier à blé. La France devient exportatrice.

Alors, en 2022, où en est le continent européen ? France et Allemagne sont en tête. Avec 13,4 millions de tonnes par an vendues à l’étranger, la France exporte 50% de sa production, en Afrique du Nord et en Chine surtout, étant l’un des rares pays contribuant à la sécurité alimentaire mondiale.

Ce marché du blé est donc dominé par l’Occident depuis 1945. Mais l’Union européenne et les Etats-Unis sont détrônés par la Russie, acteur clé de cette géopolitique du blé.

En moins de 20 ans, la Russie a pris la tête du classement mondial d’exportation de blé. Une 1re place que la Russie doit à ses terres noires du sud-ouest, réinvesties sur le plan agricole après le démantèlement des fermes collectivistes, kolkhozes et sovkhozes. Plus à l’est, avec le changement climatique, le dégel de la Sibérie pourrait élargir la surface agricole russe. Faisant de l’agriculture un atout de puissance, Vladimir Poutine a rêvé de créer une OPEP du blé avec l’Ukraine et le Kazakhstan, pour renforcer leur poids. A eux trois, ils représentent 20% des exportations mondiales de blé. Mais la crise russo-ukrainienne a éloigné cette perspective.

Alors, comment la Russie de Poutine utilise ses exportations de blé pour étendre son influence géopolitique ? Elle exporte son blé notamment en Egypte, en Libye, en Turquie, en Iran, mais aussi en Syrie. En 2016, Poutine a volé au secours de son allié Bachar el-Assad. En plus d’une couverture aérienne, il lui a offert du blé en quantité. Objectif : fournir en pain la population des zones contrôlées par le gouvernement el-Assad.

D’ailleurs, dans la guerre en Syrie, un enjeu majeur est méconnu : le contrôle des terres agricoles. Moins médiatique que l’or noir, le contrôle du blé a été crucial dans l’implantation de l’Etat islamique, dans les régions céréalières du nord-est de la Syrie et du nord de l’Irak. Pour Daech, le blé a été une arme de guerre. En 2015, il lui rapporte 200 millions de dollars, soit 12% du budget de l’organisation terroriste. Derrière le pétrole, qui représente 25% de ses ressources financières.

Restons au Moyen-Orient, jusqu’à l’Afrique du Nord. Avec 30 millions de tonnes par an achetées à l’étranger, c’est la région du monde qui importe le plus de blé. L’Egypte, l’Algérie et le Maroc sont les pays les plus dépendants de ces importations, d’où leur grande vulnérabilité. Ici comme au Moyen-Orient, l’eau est rare, les terres fertiles aussi, et la poussée démographique est forte. De 139 millions d’habitants en 1961 à 500 millions aujourd’hui. Les besoins alimentaires en produits agricoles ont été multipliés par 6 depuis les années 60. Aussi, dans ce Moyen-Orient, le blé agit en détonateur quand il vient à manquer ou que son prix explose. Souvenons-nous des printemps arabes en 2011. En 2010, les prix du blé avaient flambé : près de 300 euros la tonne.

Ceci a joué dans les soulèvements de 2011, en décuplant le rejet de l’autoritarisme et de la corruption des pouvoirs en place. Aujourd’hui, cette région importe majoritairement du blé de Russie.

En Algérie, la France et la Russie se livrent une intense bataille. La France y perd des parts de marché, passant de 5,6 millions en 2019 à 1,85 million de tonnes de blé en 2020, soit une baisse de plus de 60%. Le blé français subit désormais la concurrence des céréales russes, moins chères et de bonne qualité. En diversifiant ses importations, Alger veut s’émanciper de l’ancien colonisateur, qui avait beaucoup augmenté la production de blé à l’époque de l’Algérie française.

Pour terminer, intéressons-nous à la Chine. Avec 130 millions de tonnes par an, c’est le premier producteur mondial de blé. Le projet de puissance de Xi Jinping exige de sécuriser l’approvisionnement alimentaire. Mais cet objectif d’autosuffisance est de plus en plus inatteignable. En cause, l’explosion de consommation de blé des Chinois, dont le régime alimentaire s’est occidentalisé.

Pékin achète des céréales au Canada, à l’Union européenne, à l’Ukraine, ou à la Russie. Cette année, elle a importé 10 millions de tonnes de blé pour nourrir sa population, contribuant à la flambée des cours.

Fin de ce tour du monde du blé, céréale cruciale, devenue arme de « food power ». Le blé intéresse aussi les boursicoteurs, avec un marché volatil. Ainsi, la valeur du blé peut fluctuer du simple au double. Et beaucoup d’agriculteurs surveillent autant leurs champs que la bourse.

L’explosion de la bulle Internet au début du XXIe siècle a poussé le monde de la finance vers des valeurs traditionnelles, comme les céréales. Le blé est entré dans l’économie de marché, pour le meilleur et le pire.

L’article a été préparé à l’aide de « Terres, pouvoirs et conflits » livre de Pierre Blanc. (Disponible sur la bibiothèque de ce site)

Par elmoukrie

Ingénieur des procédés industriels et génie chimique, ce site présente mon profil. Vous y trouvez ma formation, mes expériences, mes réalisations, mes centres d’intérêts et d'autres informations complémentaires. Je suis à la recherche d'opportunités professionnelles et je souhaite intégrer une structure motivée, dynamique et innovante.

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