Ce que nous révèle la crise du Coronavirus. Par Pascal Boniface. Préface de Roselyne Bachelot.
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Paru le 9 juillet 2020
RÉSUMÉ
La crise du Covid-19 a suscité un tel choc dans l’opinion publique que beaucoup de commentateurs ont émis l’hypothèse que plus rien ne serait comme avant. C’est qu’il s’agit d’un épisode sans précédent, révélateur d’évolutions latentes et porteur de modifications structurelles dans les relations internationales. Passé l’effet de sidération, cet ouvrage revient sur ce « moment » historique et nous éclaire sur les conséquences géostratégiques de cette catastrophe sanitaire.
Est-ce la fin du monde occidental, atteint dans son modèle de réussite ? La Chine a-t-elle gagné dans le duel qui l’oppose plus que jamais aux États-Unis ? Cette crise balaye-t-elle définitivement le rêve d’une Europe puissante ou va-t-elle susciter le sursaut tant attendu et si souvent déçu ? Se dirige-t-on vers davantage de multilatéralisme ou vers une profusion d’unilatéralismes ? Autant de questions de fond que Pascal Boniface analyse avec lucidité pour nous aider à appréhender le « monde d’après ».
PASCAL BONIFACE est directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut d’études européennes de l’université de Paris VIII. Il a écrit plus de 60 ouvrages sur les questions géopolitiques dont certains ont donné lieu à de multiples traductions ou rééditions. Il a créé la chaîne Youtube « Comprendre le monde ». Retrouvez-le sur son blog www.pascalboniface.com et sur Twitter @PascalBoniface.
Extrait:
Chapitre 9
Va-t-on vers un contrôle plus étroit des peuples ?
La crise du Covid-19 a eu un effet d’aubaine pour les régimes autoritaires qui en ont pr5 pour resserrer leur contrôle des populations en mettant en avant des motifs sanitaires. Les contestations populaires ne sont pas pour autant étouffées.
Le Covid-19 a représenté une pandémie d’une gravité exceptionnelle, mais elle a eu aussi un effet d’aubaine pour de nombreux gouvernements qui en ont profité pour étendre leur pouvoir, restreindre les libertés, accentuer la répression.
Interdire les déplacements, obliger les gens à rester chez eux constitue bien sûr une atteinte à la liberté d’aller et venir. Mais celle-ci est justifiée par un impératif encore plus important : préserver la vie. Les moyens de lutte contre le Covid-19 ont imposé des sacrifices, qui étaient légitimés par l’urgence et la gravité de la situation. Ces interdits, lorsqu’ils étaient uniquement motivés par des raisons de santé publique, ont été levés quand l’amélioration de la situation sanitaire le permettait.
Dans d’autres cas, le Covid-19 a eu un effet d’aubaine pour des gouvernements contestés — et souvent contestables — qui y ont vu un moyen pratique de faire taire les oppositions.
Lorsque réunions et déplacements sont interdits. Il peut paraître justifié d’interdire également les manifestations ou de donner les pleins pouvoirs à un gouvernement pour lui permettre d’agir plus résolument contre la crise. Mais les arrière-pensées et les actions douteuses n’ont pas manqué. Le Covid-19 a très souvent été un prétexte, et non pas le motif réel pour un durcissement de certains régimes souhaités depuis longtemps et facilité par la crise, pendant que le monde extérieur avait les yeux tournés ailleurs Plus de cinquante États ont déclaré l’état d’urgence
Ces restrictions n’ont pas été l’apanage des pays non-occidentaux. Ils ont également touché les pays de l’Union européenne. En Hongrie, par exemple, où le Premier ministre Viktor Orbän s’écarte depuis longtemps des valeurs démocratiques prônées par l’Union européenne. Une loi lui a permis, depuis le 30 mars, de légiférer par ordonnances. La loi « coronavirus » instaure une peine allant jusqu’à cinq ans de prison pour la diffusion de fausses nouvelles sur le virus ou les mesures du gouvernement. On apprenait, le 15 mai, que deux Hongrois avaient été emprisonnés pour avoir critiqué sur Internet la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement d’Orbän. L’ONG américaine Freedom House est allée jusqu’à déclarer : « On ne peut plus considérer la Hongrie comme une démocratie. » Le 25 avril, The Economist comparait la politique menée par Orbän aux situations en Serbie ou au Togo, pays que l’on ne peut pas, en temps normal, comparer à l’Umion européenne. notamment en termes de standards démocratiques. La vigueur des réactions nationales et internationales a poussé Victor Orbän à annoncer l’abrogation de la loi sur l’état d’urgence.
En Pologne, les dirigeants de la droite dure du parti Droit et Justice au pouvoir ont, dans un premier temps. refusé d’annuler l’élection prévue début mai, ce qui aurait privé l’opposition de la possibilité de faire campagne. Une forte mobilisation a empêché cette forfaiture démocratique de se tenir
En Bulgarie, le président Radev a dû mettre son veto à une loi votée par le Parlement à majorité conservatrice, prévoyant des sanctions pour la propagation de fausses informations Concernant la situation dans les Balkans, Freedom House, dans son rapport annuel publié le 6 mai, fait le constat d’une « rupture démocratique dramatique » À l’instar de la Hongrie, la Serbie et le Monténégro ne sont plus considérés par l’ONG comme des « démocraties », mais comme des « régimes hybrides ». La crise du Covid-19 y a permis des arrestations arbitraires, de la surveillance, des écoutes téléphoniques et autres atteintes à la vie privée. La Moldavie est aussi mise sur la sellette.
En Russie, le Covid-19 a permis à Vladimir Poutine d’étendre son système de reconnaissance faciale. En Tchétchénie, la situation est toujours aussi dramatique puisque le « président » Kadirov n’a pas hésité à menacer de mort une journaliste qui avait critiqué sa gestion de la crise sanitaire.
En Azerbaïdjan, le président Aliev en profitait pour emprisonner quelques opposants. Le terme même de « coronavirus » était interdit au Turkménistan, le pays étant censé ne pas être touché par le virus. La situation était comparable en Biélorussie où le président Lukashenko. au pouvoir depuis 1994. parlait d’une « épidémie saisonnière ».
En Jordanie, au Yémen et à Oman. la publication des journaux a été interrompue parce qu’ils pouvaient, soi-disant, transmettre le virus.
Des journalistes enquêtant sur le Covid-19 ont été emprisonnés en Jordanie et en Turquie. Au Liban, le confinement a permis de mettre fin aux manifestations qui contestaient très vivement le pouvoir et la classe politique, et en Iran, la répression à l’égard de la population a été renforcée. En Israël. l’urgence de la crise sanitaire a permis à Benjamin Netanyahou de se maintenir au pouvoir, malgré les accusations de corruption contre lui.
Toujours au motif de lutter contre la désinformation, des mesures punitives ont été prises en Bolivie, où les élections ont été reportées. et au Salvador. Le Covid-19 a également été un prétexte pour peupler un peu plus les prisons au Venezuela.
En Thaïlande, l’état d’urgence a permis d’augmenter la censure puisque, selon le Premier ministre, « la santé passe avant la liberté ». le tout pendant que le roi Rama X partait se confiner dans un hôtel de luxe en Bavière. Aux Philippines, le président Duterte, égal à lui-même. après avoir mé la dangerosité du Covid-19, a déclaré un confinement, demandant à la police et aux militaires de prendre l’affaire en main. $es recommandations pour ceux qui ne le respecteraient pas sont assez sévères : « Abattez-les, at-il demandé. Vous comprenez ? Morts. Au lieu de causer des problèmes, je vous enverrai à la tombe. » C’est dans la droite ligne de ses recommandations concernant les trafiquants de drogue.
Au Cambodge. le Sénat, tout comme l’Assemblée nationale, a voté à l’unanimité une loi d’état d’urgence qui permet d’interdire la diffusion d’informations susceptibles « d’effrayer la population, de provoquer des troubles, d’avoir des conséquences négatives sur la sécurité nationale ou de semer la confusion en réponse à l’état d’urgence ». La loi prévoit de lourdes sanctions en cas de non-respect, pouvant aller jusqu’à dix ans de prison !
Au Bangladesh, en Birmanie, en Chine, en Inde, à des degrés divers et au motif de ne pas inquiéter de façon excessive la population, des mesures contraires à la liberté d’informations ont été prises, de même qu’aux Fidji, en Indonésie ou en Papouasis-Nouvelle-Guinée.
La Chine profitait même de ce moment pour emprisonner, Le 18 avril. au cours d’une véritable rafle policière, quatorze figures de l’opposition à Hong Kong. Sans doute, Pékin pensait que le monde regardait ailleurs. Ce n’était pas le cas, et cet épisode n’a eu pour résultat que de fournir des arguments supplémentaires à ceux qui dénoncent l’autoritarisme du régime, au moment même où la Chine lançait une vaste opération de séduction de l’opinion publique internationale avec sa « diplomatie des masques ». Les autorités de Hong Kong profitaient aussi de la pandémie pour interdire les manifestations du 4 juin, célébrant l’anniversaire de la répression place Tien An Men. Fin mai, Pékin adoptait une loi de sûreté nationale, intervenant en lieu et place des autorités de Hong Kong. pour entraver la critique du régime chinois.
En Algérie, l’interdiction des manifestations a été un bon moyen de mettre le Hirak entre parenthèses. Cinq mille prisonniers ont été libérés, mais aucun parmi eux n’était prisonnier politique. Au contraire, deux sites d’information, Maghreb Emergent et Radio M très critiques à l’égard du pouvoir, n’ont plus été accessibles, et une cinquantaine d’opposants ont été arrêtés. Khaled Drareni, correspondant de TV5 Monde et de Reporters sans frontières, a été arrêté, le président Tebboune l’accusant d’être « à la solde des médias étrangers »
En Afrique du Sud. la désinformation à été criminalisée. Dés journalistes ont été inquiétés au Burundi. En Égypte, la censure a été renforcée. En Guinée, Alpha Condé en a profité pour réduire au silence l’opposition Au Nigeria, le
Covid-19 a permis d’interdire les manifestations de protestation contre des détournements de fonds. Au Rwanda, la police a arrêté arbitrairement des dizaines de personnes. En Somalie, le gouvernement a indiqué aux journalistes que les informations ne pouvaient provenir que du ministre en charge du dossier. En Tanzanie, trois médias ont été condamnés au motif d’avoir diffusé de fausses informations sur le nombre de cas dans le pays. Au Zimbabwe, la répression a été renforcée.
Les contestations populaires vont reprendre
On serait tenté de dire : rien de nouveau sous le soleil — ou. en l’occurrence. à l’ombre. Qu’Orbän soit répressif que Duterte donne des permis de tuer. que Pékin réprime Hong Kong, que Le pouvoir algérien tente de mettre fin au Hirak, que le Cambodge soit une dictature, rien de ceci n’est une révélation. La répression a pu être accentuée sous le double effet d’aubaine d’un impératif sanitaire détourné de son objectif réel, et d’une opinion internationale qui avait la tête ailleurs.
Tout ceci est provisoire. La contestation va reprendre, partout où elle existait. Le Covid-19 constitue une pause, pas une fin. On peut même penser que les pouvoirs qui auront fait preuve de leur incompétence dans cette crise ne pourront pas le cacher par la seule répression. Les sociétés civiles leur demanderont des comptes eur un sujet plus important encore, à leurs veux. que la liberté ou la démocratie : la santé et la vie.
En Afrique ou en Thaïlande, les dirigeants qui partent se faire soigner à l’étranger, signifiant leur absence de confiance dans leur système de santé national, seront encore plus critiqués avec la crise du Covid-19. La faiblesse des systèmes de santé est due aux sous-investissements dont ne souffrent pas les dirigeants, habitués aux séjours coûteux à l’étranger où ils accumulent dépenses somptuaires et acquisitions de biens immobiliers. Mais donner le sentiment qu’on laisse la population nationale faire face à la maladie, à la mort lorsque celle-c1 exerce une pression urgente, sera encore plus considéré comme inadmissible.
Le débat sécurité/liberté n’est en rien nouveau. Il est posé régulièrement en politique intérieure, notamment s’agissant de la délinquance. Ce même débat a été de nouveau posé, avec une force renouvelée, après les attentats du 11 Septembre, et s’est vu conférer un caractère central dans le débat public du fait de la menace terroriste. Il le sera sans aucun doute vigoureusement s’agissant de la façon de gérer d’éventuelles nouvelles pandémies Mais quand ce hen est fait, les propositions concernent toujours les restrictions de libertés, pas leur extension. Et cela est encore plus vrai si la santé — et la survie — sont en jeu.
Au tout début de la crise, lorsque la Chine a confiné des millions d‘habitants, beaucoup, notamment en Occident, affirmaient que seul un pays totalitaire pouvait prendre des mesures aussi contraignantes, voire liberticides. Tous ont ensuite réalisé que c’était loin d’être le monopole des régimes autoritaires. La France, qui est indéniablement une démocratie, a été confinée pendant huit semaines. et celui qui dérogeait à cette règle pouvait être lourdement sanctionné. Dans un pays où la démocratie est solidement établie et où la société civile joue un rôle prégnant. la Corée du Sud, ont été mises en place des mesures draconiennes, impliquant le port du masque pour tous et une pratique massive de tests. Cela a permis de contenir la pandémie. Un site et une carte en ligne, créés par le gouvernement, permettent même à chacun de voir en temps réel où se trouvent les individus contaminés. Les données sont recueillies par le biais d’images de vidéosurveillance, d’analyses des cartes bancaires et des téléphones des individus affectés. Une personne qui refuse de partager ses informations peut risquer jusqu’à deux ans de prison. Le système est accepté par la population. Car considéré comme juste.
S1 la mondialisation a rendu possible la propagation ultrarapide de la pandémie. les nouveaux moyens technologiques permettent un contrôle accru de la population. Que va-t-1l se passer à l’avenir ? Jusqu’où acceptera<-on de donner accès à nos données privées pour garantir notre santé ? Après tout, ne sommes-nous pas déjà en train de les rendre accessibles volontairement, via les réseaux sociaux ? Il serait en tout cas important que ce type de débat ait lieu en amont de la prochaine crise, au lieu que des mesures soient à nouveau prises dans l’urgence. C’est un problème fondamental qui ne peut être traité en période de crise. Il s’agit d’un débat de fond, que toute société démocratique doit traiter de façon ouverte et inclusive. Cela mérite un vrai débat. aussi bien au niveau national qu’international.
Vuval Harari se montre optimiste et volontariste : « [_..] Il faut garder à l’esprit un principe important : si, pour contrôler l’épidémie, vous renforcez la surveillance des individus, alors vous devez dans le même temps accroître celle du gouvernement et des grandes entreprises ? »
Pour ma part, je ne suis pas pessimiste Les pouvoirs en place ont très souvent tendance à vouloir augmenter leur marge de manœuvre, ce qui signifie diminuer celle des populations. Celles-ci, non seulement, résistent, mais ont aussi, régulièrement, conquis des libertés nouvelles. Sur la tendance longue. la démocratie et l’autonomie des individus progressent. Il peut y avoir des retours en arrière d’ampleurs différentes, par les armes et d’une brutalité sans entrave en Syrie, ou par les urnes en Hongrie, mais, sur le long terme, la liberté progresse.
Faut-il voir, dans la façon dont la crise du Covid-19 a été gérée, la supériorité de certains types de régimes sur d’autres ? N’a-t-on pas entendu que l’avantage des régimes autoritaires était de pouvoir imposer plus facilement les nécessaires restrictions aux libertés qu’impliquait la lutte contre la pandémie ? L’argument tourne court. Si on peut appliquer ce raisonnement à la Chine, on peut voir également qu’un pays semi-autoritaire comme Singapour, ou des pays parfaitement démocratiques comme Taïwan et la Corée du Sud. ont également géré de façon extrêmement remarquable la crise, en en limitant au maximum les effets sanitaires, mais également économiques et sociaux. On pourrait dire que c’est le propre des valeurs asiatiques, qui privilégient le groupe sur l’individu, mais la Nouvelle-Zélande a également été extrêmement performante. Sa Première mimistre, Jacinda Ardem. s’était déjà distinguée lors des attentats de Christchurch. Réactivité politique, discours cohérent et crédible, confiance dans la maturité de la population et légitimité des instances gouvernementales : là est certainement la solution.
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