Fernand Braudel
Téléchargeable en bas en deux parties
Extrait:
C’est donc face à une France des campagnes qui, jusque-là, bougeait peu, qu’ont surgi hier, avec vigueur, les secteurs modernes de l’industrie, des services urbains, des transports, et les mille formes nouvelles de la vie nationale… Nouveautés d’un côté, conservatisme de l’autre. Depuis longtemps, la France moderne s’employait à mépriser et à dénigrer l’autre, à dénoncer son poids, son inertie. Au XVIIIe siècle déjà, en Provence, pour l’homme des villes, « le paysan est un animal méchant, rusé, une bête féroce à demi civilisée ». Le florilège de ces aménités traverse le XIXe siècle et s’y épanouit. N’est-ce pas la preuve qu’une économie paysanne sous-jacente a continué de vivre, de contredire les désirs, d’offusquer les efforts d’une autre France qui souhaite entrer, à part entière, dans le concert du monde industriel ? Jacques Laffitte (1767-1844), banquier, homme politique, ne se plaint-il pas que l’ingénieuse France du XIXe siècle trouve encore, pour consommer ses produits, la France indigente du XIVe siècle ? Dualité à ses yeux évidente: « On voit, en effet, écrit-il en 1824, quelques places de commerce et quelques provinces qui ont participé au mouvement industriel de notre époque, et où les capitaux abondent et se donnent au prix le plus modique; mais tout le reste du sol, livré à l’ignorance, à la routine, à l’indigence, est dévoré par l’usure, et se trouve fort en arrière de la France qu’on peut appeler civilisée.»
Ainsi survit une France pauvre, misérable, laborieuse, innocente, gênante cependant, acharnée – ou obligée – à lésiner ; à économiser le sel aussi bien que les longues et épaisses allumettes de contrebande; à recouvrir le feu, chaque soir, sous la cendre pour le retrouver en place le lendemain matin; à cuire son pain au plus tous les huit jours, et encore; à se contenter – hommes et femmes – d’un costume du dimanche pour toute une existence; à tout produire si possible (la nourriture, la maison, le mobilier, le vêtement), tels ces paysans de Corrèze qui, encore en 1806, « s’habillent de gros draps faits avec la laine de leurs brebis qu’ils préparent eux-mêmes »; à dormir au voisinage, réchauffant l’hiver, de leurs bêtes; à n’avoir aucune des commodités que l’hygiène commande et vulgarise aujourd’hui et, pour économiser la chandelle, « à suivre le soleil pas à pas », voire à le précéder :« Le gros de la population se [levant] au premier jour, partout les premières messes se [disent] en hiver dans l’ombre ténue de l’aurore. »
Oui, tant que sera resté en place, dur, actif, tranquille, cet univers paysan que les hommes de mon âge ont encore connu et aimé, avec ses couleurs, ses habitudes, sa connaissance intime du terroir, ses besoins réduits, sa modération profonde, l’histoire de France, la vie française auront eu une autre assise, une autre résonance.