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Mossad. Les grandes opérations

Michel Bar-Zohar; Nissim Mishal (2010)

Traduit de l’anglais par Raymond Clarinard et Caroline Lee (2012)

Michel Bar-Zohar
Nissim Mishal

        Mossad
Les grandes opérations
    Traduit de l’anglais

par Raymond Clarinard et Caroline Lee
Titre original
Mossad
The Great Operations of Israel’s Secret Service

 © Michel Bar-Zohar et Nissim Mishal, 2010
          All rights reserved © 2010

Miskal – Yedioth Ahronoth Books and Chemed Books
P.O.B. 53494, Tel-Aviv, 61534 Israel
ISBN édition originale (hébreu) : 978-965-545-147-4
© 2012 Biteback Publishing Limited, The Robson Press,
Londres, pour la traduction anglaise
ISBN édition anglaise : 978-1-84954-368-2
© Plon, 2012, pour la traduction française
Création graphique : V. Podevin
© Image Source/Corbis
ISBN Plon : 978-2-259-22048-4
http://www.plon.fr
Aux héros méconnus
Aux batailles ignorées
Aux livres non écrits
Aux secrets non révélés
Et à un rêve de paix
jamais abandonné, jamais oublié
Michel B AR -Z OHAR

              A Amy Korman
          Pour ses conseils ,
             son inspiration
  et son indéfectible soutien
            Nissim M ISHAL

« Ce livre raconte ce qui devrait être
connu, mais ne l’est pas, à savoir que les
forces secrètes d’Israël sont aussi
redoutables que sa force physique
reconnue. »
Shimon P ERES ,
président d’Israël
Introduction

               Seul dans la tanière du lion

Le 12 novembre 2011, une terrible explosion détruisit une base secrète
de missiles située près de Téhéran, tuant dix-sept Gardiens de la
Révolution et réduisant des dizaines de missiles à l’état de ferraille
carbonisée. Le général Tehrani Moghaddam, le « père » des missiles
Shehab à longue portée, également responsable du programme de missiles
iranien, périt dans la déflagration. Mais ce n’était pas lui la cible de
l’attaque. C’était un moteur à carburant solide destiné à une fusée capable
d’emporter une charge nucléaire à plus de 9 000 kilomètres de distance,
depuis les silos souterrains d’Iran jusque sur le territoire des États-Unis.
Le nouveau missile dont les dirigeants iraniens prévoyaient de se doter
aurait dû mettre à genoux les grandes villes d’Amérique et faire de l’Iran
une puissance mondiale. L’explosion de novembre retarda le projet de
plusieurs mois.
Bien que la cible du nouveau missile à longue portée ait été
l’Amérique, il est probable que les explosions qui détruisirent la base
iranienne ont été déclenchées par les services secrets israéliens, le
Mossad. Depuis sa création il y a plus de soixante ans, le Mossad est
intervenu clandestinement, sans faiblir, contre les dangers qui menacent
Israël et l’Occident. Et plus que jamais encore auparavant, les capacités
de collecte de renseignement et les opérations du Mossad ont une
influence sur la sécurité de l’Amérique, tant sur son sol qu’à l’étranger.
En ce moment même, il lutterait contre la volonté explicite des autorités
iraniennes de rayer Israël de la carte. Menant avec obstina tion une guerre
de l’ombre contre l’Iran en sabotant des installations nucléaires, en
assassinant des scientifiques, en fournissant des matières premières et des
équipements défectueux aux usines iraniennes par l’entremise de sociétés
écrans, en organisant la défection de généraux et de personnalités du
programme nucléaire, en introduisant de redoutables virus dans les
systèmes informatiques du pays, le Mossad serait ainsi occupé à combattre
la nucléarisation de l’Iran, une menace pour les États-Unis et pour le reste
du monde. S’il est parvenu à retarder la fabrication d’une bombe nucléaire
iranienne de plusieurs années, la bataille secrète atteint aujourd’hui son
paroxysme, avant que l’on fasse appel à l’ultime recours : une frappe
militaire.
Depuis les années soixante-dix, dans sa lutte contre la terreur, le
Mossad a capturé et éliminé des dizaines de chefs de file du terrorisme
dans leurs fiefs à Beyrouth, Damas, Bagdad et Tunis, ou encore avant
qu’ils ne frappent, à Paris, Rome, Athènes et Chypre. Le 12 février 2008,
à Damas, à en croire les médias occidentaux, des agents du Mossad
auraient pris en embuscade et tué Imad Mughniyeh, le dirigeant militaire
du Hezbollah. Mughniyeh était un ennemi juré d’Israël, mais il se trouvait
aussi sur la liste des personnes les plus recherchées par le FBI. Il avait
préparé et perpétré le massacre de 241 Marines américains à Beyrouth, et
laissé derrière lui une piste sanglante, jonchée des cadavres de centaines
d’Américains, d’Israéliens, de Français et d’Argentins. Actuellement, les
chefs du Djihad islamique et d’Al-Qaïda sont pourchassés dans tout le
Moyen-Orient.
Et pourtant, quand le Mossad a averti l’Occident que le Printemps arabe
risquait de dégénérer en Hiver arabe, personne ne semble l’avoir écouté.
Tout au long de l’année 2011, l’Occident a salué ce qu’il croyait être
l’avènement d’une nouvelle ère de démocratie, de liberté et de défense
des droits de l’homme dans les pays arabes. Espérant s’assurer le soutien
des Égyptiens, l’Ouest a fait pression pour que le président Moubarak, son
allié le plus fiable dans le monde arabe, démissionne. Mais dès que la
foule a envahi la place Tahrir au Caire, elle a brûlé des drapeaux
américains, puis a pris d’assaut l’ambassade israélienne, réclamant
l’abrogation du traité de paix avec l’État hébreu, et a arrêté des membres
d’ONG américaines. En Égypte, des élections démocratiques ont permis
aux Frères musulmans de prendre le pouvoir. Aujourd’hui, le pays oscille
au bord du gouffre de l’anarchie et de la catastrophe économique. Un
régime islamique fondamentaliste est en train de s’implanter en Tunisie, et
la Libye devrait suivre. Le Yémen est en ébullition. En Syrie, le président
Assad massacre son peuple. Les nations modérées comme le Maroc, la
Jordanie, l’Arabie Saoudite et les émirats du Golfe persique ont le
sentiment d’avoir été trahies par leurs alliés occidentaux. Quant aux
espoirs dans le domaine des droits de l’homme, de la liberté pour les
femmes, de l’État de droit et de la démocratie, à l’origine de ces
révolutions historiques, ils ont été balayés par des partis religieux
fanatiques mieux organisés et plus en phase avec les masses.
Cet Hiver arabe a transformé le Moyen-Orient en une bombe à
retardement qui menace le peuple israélien et ses alliés du monde
occidental. Au fil des événements, la mission du Mossad deviendra plus
dangereuse, mais aussi plus cruciale encore pour l’Ouest. Les services
israéliens sont apparemment le meilleur rempart contre la menace
nucléaire iranienne, contre le terrorisme, contre tout ce dont pourrait
accoucher le tumulte qui s’est emparé du Moyen-Orient. Mais surtout, le
Mossad représente le dernier coup de semonce avant la guerre ouverte.
Les combattants anonymes du Mossad en sont l’énergie vitale, des
hommes et des femmes qui risquent leur vie, qui vivent loin des leurs sous
de fausses identités, menant à bien des opérations audacieuses dans des
pays ennemis, là où la moindre erreur pourrait être synonyme
d’arrestation, de torture ou de mort. Pendant la guerre froide, tout ce que
risquait un agent secret capturé à l’Ouest ou dans le bloc communiste,
c’était d’être échangé contre un autre agent sur un pont brumeux et froid,
quelque part à Berlin. Russe ou Américain, Britannique ou Est-Allemand,
l’agent savait toujours qu’il n’était pas seul, qu’il y aurait toujours
quelqu’un pour le ramener chez lui. Alors que pour les combattants
solitaires du Mossad, il n’y a pas d’échange sur un pont brumeux. Leur
audace, c’est de leur vie qu’ils la payent.
Dans ce livre, nous faisons la lumière sur les plus grandes missions et
les héros les plus courageux du Mossad, ainsi que sur les erreurs et les
échecs qui, plus d’une fois, ont terni la réputation des services et ébranlé
jusqu’à leurs fondations. Ces missions ont décidé du sort d’Israël et, de
bien des façons, de celui du monde. Les agents du Mossad ont tous en
commun un amour profond, idéaliste de leur pays, un dévouement entier à
son existence et sa survie, et la volonté de prendre les risques les plus
terribles, de faire face aux dangers les plus redoutables. Au nom d’Israël.
1

                      Le Roi des Ombres

À la fin de l’été 1971, un violent orage balayait le littoral
méditerranéen, et de hautes vagues s’écrasaient sur les côtes de Gaza.
Prudents, les pêcheurs arabes étaient restés à terre. La mer était traîtresse,
et ce n’était pas un jour à la braver. Ils eurent la surprise de voir soudain
émerger de la houle rugissante une embarcation branlante qui atterrit
lourdement sur le sable mouillé. Quelques Palestiniens en jaillirent, les
vêtements et les keffiehs froissés et trempés. Leurs visages mal rasés
trahissaient la fatigue d’un long séjour en mer. Mais ils n’avaient pas le
temps de souffler, leurs vies étaient en danger. Des flots furieux surgit un
torpilleur israélien qui transportait des soldats en tenue de combat. Il
fonçait sur la côte à pleine vitesse, et les soldats sautèrent dans les eaux
peu profondes, tirant sur les Palestiniens en fuite. Des gamins de Gaza qui
jouaient sur la plage coururent vers les Palestiniens et les guidèrent
jusqu’à un verger voisin où ils purent se mettre en sécurité. Les soldats
israéliens perdirent leurs traces, mais se déployèrent sur la plage et se
lancèrent à leur recherche.
Tard dans la nuit, un jeune Palestinien armé d’une Kalachnikov se
faufila dans le verger, où il retrouva les fugitifs blottis à l’écart.
« Qui êtes-vous, mes frères ? demanda-t-il.
— Des membres du Front populaire pour la libération de la Palestine,
lui répondit-on. Du camp de réfugiés de Tyr, au Liban.
— Marhaba, bienvenue, déclara le jeune homme.
— Tu connais Abou Saïf, notre commandant ? Il nous envoie rencontrer
les commandants du Front populaire à Beth Lahia (un bastion terroriste
dans le sud de la Bande de Gaza). On a de l’argent et des armes, et on veut
coordonner nos opérations.
— Je vais vous aider », fit le jeune homme.
Le lendemain matin, les nouveaux venus furent escortés par plusieurs
terroristes en armes jusqu’à une maison isolée dans le camp de réfugiés de
Jabalia. Là, on les mena dans une grande salle et on les invita à s’asseoir à
une table. Peu après, les chefs du Front populaire entraient. Après avoir
chaleureusement salué leurs frères libanais, ils s’assirent face à eux.
« On peut commencer ? lança un jeune homme râblé au front dégarni qui
portait un keffieh rouge et était apparemment le patron du groupe venu du
Liban. Tout le monde est là ?
— Tout le monde. »
Le Libanais leva la main et consulta sa montre. C’était le signal
convenu. Brutalement, les « émissaires libanais » dégainèrent leurs armes
de poing et ouvrirent le feu. En moins d’une minute, les terroristes de Beth
Lahia étaient morts. Les « Libanais » s’enfuirent de la maison, se frayèrent
un chemin dans les allées tortueuses du camp de Jabalia et les rues
bondées de Gaza, et se retrouvèrent bientôt en territoire israélien. Le soir
même, l’homme au keffieh rouge, le capitaine Meir Dagan, commandant du
commando secret israélien « Rimon », annonçait au général Ariel « Arik »
Sharon que l’opération « Caméléon » avait été un succès. Tous les
dirigeants du Front populaire à Beth Lahia, un groupe terroriste meurtrier,
avaient été tués.
Dagan n’avait que vingt-six ans, mais était déjà un combattant de
légende. C’était lui qui avait préparé toute l’opération : l’idée de se faire
passer pour des terroristes libanais à bord d’un vieux bateau parti
d’Ashdod, un port israélien ; la longue nuit d’attente cachés dans le
verger, la rencontre avec les chefs terroristes et le trajet de leur repli une
fois la mission effectuée. Il avait même organisé la fausse poursuite par le
torpilleur israélien. Dagan était l’incarnation du guérillero, audacieux et
inventif, qui n’avait cure des règles d’engagement. Yitzhak Rabin dit un
jour : « Meir a une capacité exceptionnelle, celle d’inventer des
opérations antiterroristes qui ressemblent à des films d’action. »
Danny Yatom, futur chef du Mossad, se souvenait de Dagan comme d’un
jeune homme trapu aux cheveux en bataille, qui avait voulu s’engager dans
Sayeret Matkal, unité d’élite des commandos israéliens, et dont les talents
de lanceur de couteau impressionnaient tout le monde. Son énorme couteau
de commando filait dans les airs et touchait toutes ses cibles dans le mille.
Mais, bien qu’étant un excellent tireur, il avait échoué aux tests d’entrée à
Sayeret Matkal et avait dû au départ se contenter des ailes d’argent des
parachutistes. Au début des années soixante-dix, il avait été envoyé dans
la Bande de Gaza, conquise par l’État hébreu durant la guerre des Six
Jours en 1967. Depuis, la région était devenue un véritable nid de frelons,
centre d’une activité terroriste meurtrière. Jour après jour, des terroristes
palestiniens assassinaient des Israéliens dans la Bande de Gaza et en
Israël à coups de bombes et d’armes à feu, et Tsahal avait pratiquement
perdu le contrôle des camps de réfugiés, véritables foyers de violence.
Tout le pays portait encore le deuil des malheureux enfants Arroyo,
Avigail, cinq ans, et Mark, huit ans, déchiquetés par l’explosion d’une
grenade lancée par un terroriste dans leur voiture. Pour le général Ariel
Sharon, il était temps de mettre fin à ce massacre. Il recruta quelques
vieux amis du temps de sa jeunesse guerrière, et d’autres militaires plus
jeunes. Dagan en faisait partie. Cet officier courtaud et large, au visage
rond, boitait depuis qu’il avait marché sur une mine pendant la guerre des
Six Jours. À l’hôpital de Soroka, à Beersheba, il était tombé amoureux de
Bina, l’infirmière qui s’occupait de lui. Dès qu’il avait été remis, il l’avait
épousée.
Officiellement, l’unité de Sharon n’existait pas. Elle avait pour mission
de détruire les organisations terroristes de Gaza en ayant recours à des
méthodes risquées et non conventionnelles. Dagan avait coutume de
déambuler dans les rues de Gaza occupée avec sa canne, armé de
plusieurs automatiques, revolvers et pistolets-mitrailleurs, accompagné
d’un doberman. D’aucuns prétendent l’avoir vu déguisé en Arabe,
tranquillement monté sur un âne dans les dangereuses ruelles de Gaza. Son
infirmité n’entamait en rien sa volonté de prendre part aux opérations les
plus risquées. Son point de vue était simple. Il y a des ennemis, de
mauvais Arabes qui veulent nous tuer, donc, nous devons les tuer les
premiers.
Au sein de l’unité, Dagan créa « Rimon », la première équipe de
commandos israéliens clandestins, qui opéraient, déguisés en Arabes, en
profondeur dans les fiefs ennemis. Pour pouvoir se mouvoir en toute
liberté dans la population et atteindre leurs objectifs sans se faire repérer,
ils devaient intervenir sous couverture. Ils furent rapidement surnommés
« les tueurs d’Arik ». D’après les rumeurs, il leur arrivait souvent
d’exécuter de sang-froid les terroristes qu’ils capturaient. Parfois, disait-
on, ils escortaient un terroriste jusque dans une ruelle sombre et lui
annonçaient : « Tu as deux minutes pour t’enfuir. » Quand il commençait à
courir, ils l’abattaient. D’autres fois, ils laissaient tomber un couteau ou un
pistolet, et dès que le terroriste tentait de s’en emparer, ils le tuaient sur
place. Les journalistes rapportaient que, tous les matins, Dagan sortait
dans la campagne et qu’il urinait d’une main tout en tirant de l’autre sur
des boîtes de Coca vides. Des histoires qui le laissaient de marbre.
« Nous faisons tous l’objet de mythes, disait-il, mais une partie de ce qui
s’écrit est tout simplement faux. »
Cette minuscule unité de commandos israéliens menait une guerre
implacable et cruelle, et chaque jour, ses membres risquaient leur vie.
Tous les soirs ou presque, les hommes de Dagan se déguisaient en femmes
ou en pêcheurs et partaient traquer des terroristes recherchés. Se faisant
passer pour des terroristes arabes, ils tendirent une embuscade à des gens
du Fatah. Dans l’échange de tirs qui s’ensuivit, les terroristes du Fatah
furent éliminés. Le 29 janvier 1971, Meir et son équipe se rendaient dans
deux Jeep vers les faubourgs du camp de Jabalia. Quand ils croisèrent un
taxi, Dagan, parmi les passagers, reconnut un célèbre terroriste, Abou
Nimer. Il ordonna aux Jeep de faire halte et ses soldats encerclèrent le
taxi. Dagan s’approcha alors qu’Abou Nimer descendait du véhicule, une
grenade à la main. Fixant Dagan, il la dégoupilla. « Grenade ! » hurla
celui-ci, mais au lieu de se précipiter pour se mettre à l’abri, il se jeta sur
Nimer, le plaqua au sol, lui agrippa les bras et lui arracha la grenade des
mains. Une action qui lui valut la médaille du Courage. Certains ont
affirmé qu’après avoir lancé la grenade au loin, Dagan aurait tué Abou
Nimer à mains nues.
Des années plus tard, dans un entretien exceptionnel accordé au
journaliste israélien Ron Leshem, Dagan expliqua : « Rimon n’était pas
une équipe de tueurs… Ce n’était pas le Far West, où tout le monde était
des cinglés de la gâchette. Nous n’avons jamais fait de mal à des femmes
ou à des enfants… Nous nous attaquions à des gens qui étaient des
assassins violents. Nous les éliminions et dissuadions les autres. Pour
protéger la population civile, l’État doit parfois entreprendre des choses
qui sont contraires à un comportement démocratique. C’est vrai, dans des
unités comme la nôtre, les limites peuvent devenir floues. C’est pour cela
qu’il faut veiller à ne recruter que des gens doués des meilleures qualités.
Les actions les plus douteuses devraient être commises par les plus
honnêtes des hommes. »

                                   *

Démocratiques ou non, les actions de Sharon, Dagan et de leurs
collègues aboutirent à l’annihilation presque totale du terrorisme à Gaza
et, des années durant, la région resta tranquille et paisible. Cependant,
quelques-uns affirment que Sharon aurait dit de son fidèle adjoint, sur un
ton proche de la plaisanterie : « La spécialité de Meir, c’est de séparer la
tête d’un Arabe de son corps. »
Rares sont ceux qui connaissent le véritable Dagan. Il naquit en 1945
dans un wagon, sous le nom de Meir Huberman, en banlieue de Kherson,
en Ukraine, alors que sa famille fuyait la Pologne pour la Sibérie. Sa
famille avait été décimée pendant l’Holocauste. Meir émigra avec ses
parents en Israël et grandit dans un quartier pauvre de Lod, une vieille
ville arabe à environ 25 kilomètres au sud de Tel-Aviv. Si beaucoup
savent qu’il fut un redoutable combattant, bien peu sont au fait de ses
passions secrètes : fervent lecteur de livres d’histoire, végétarien, il
adorait la musique classique et avait pour passe-temps la peinture et la
sculpture. Hanté par l’histoire de sa famille et du peuple juif, s’identifiant
aux terribles souffrances des Juifs pendant l’Holocauste, il consacra sa vie
à la défense du jeune État d’Israël. Au fil de sa progression dans la
hiérarchie militaire, chaque fois qu’il prenait de nouvelles fonctions, il
commençait par suspendre, dans son bureau, une grande photo d’un vieux
Juif enroulé dans son châle de prière, à genoux devant deux officiers SS,
l’un brandissant une matraque et l’autre un pistolet. « Ce vieil homme,
c’est mon grand-père, disait-il à ses visiteurs. Je regarde cette photo, et je
sais que nous devons être forts et nous défendre pour que l’Holocauste ne
puisse plus jamais se reproduire. »
Le vieil homme en question était effectivement son grand-père maternel,
Ber Ehrlich Slochni, assassiné à Loukov quelques secondes après que le
cliché avait été pris. Pendant la guerre du Kippour en 1973, Dagan fut
parmi les premiers Israéliens à traverser le canal de Suez avec une unité
de reconnaissance. Pendant la guerre du Liban en 1982, il entra à Beyrouth
à la tête de sa brigade blindée. Il fut très vite nommé commandant de la
zone de sécurité du Sud-Liban. Là, le colonel dans son uniforme empesé
redevint l’aventurier et le guérillero qu’il était.
Au Liban, il fit usage de son expérience dans le domaine du secret, du
camouflage et de la désinformation, comme du temps de ses interventions
à Gaza. Ses soldats affublèrent leur chef, aussi mystérieux que risque-tout,
d’un nouveau surnom : le « Roi des Ombres ». La vie au Liban était faite
pour lui, avec ses alliances secrètes, ses trahisons, sa cruauté et ses
guerres souterraines. « Même avant que ma brigade de chars entre à
Beyrouth, racontait-il, je connaissais bien la ville. » Et il ne renonça pas à
ses aventures clandestines une fois terminée la guerre au Liban. En 1984,
il fut officiellement réprimandé par le chef de l’état-major Moshé Levy
pour être allé traîner, déguisé en Arabe, près du quartier général terroriste
de Bhamdoun 1 .
Pendant la première Intifada (1987-1993), il fut transféré en
Cisjordanie pour jouer le rôle de consultant auprès du chef d’état-major
Ehud Barak. Dagan reprit ses vieilles habitudes et réussit même à
convaincre Barak de se joindre à lui. Tous deux enfilèrent des joggings,
comme d’authentiques Palestiniens, se procurèrent une Mercedes bleu ciel
munie de plaques d’immatriculation locales et partirent faire un tour dans
la dangereuse casbah de Naplouse. À leur retour, les sentinelles du
quartier général de l’armée eurent un choc quand elles reconnurent qui se
trouvait dans la Mercedes bleue.
En 1995, Dagan quitta l’armée avec le grade de général et, avec son
ami Yossi Ben-Hanan, partit pour un voyage à moto de dix-huit mois dans
les steppes d’Asie. Leur odyssée fut écourtée par la nouvelle de
l’assassinat de Yitzhak Rabin. De retour en Israël, Dagan effectua un
séjour à la tête de l’autorité antiterroriste, tenta sans conviction de se
lancer dans les affaires, et soutint la campagne électorale du Likoud et de
Sharon. Puis, en 2002, il se retira dans sa maison de campagne en Galilée,
pour retrouver ses livres, ses disques, sa palette et son ciseau de sculpteur.
Trente ans après Gaza, le général en retraite, âgé de cinquante-sept ans,
apprenait à faire connaissance avec sa famille : « C’est là que je me suis
réveillé et que je me suis aperçu que mes gosses étaient déjà adultes. »
Mais son vieux copain Ariel Sharon, maintenant Premier ministre,
l’appela. « Je veux que tu prennes la tête du Mossad, lui déclara Sharon.
J’ai besoin d’un chef du Mossad avec le couteau entre les dents. »
On était en 2002, et le Mossad s’essoufflait. Les années précédentes,
plusieurs échecs avaient sévèrement écorné son prestige. Il n’avait pas
réussi à éliminer un des dirigeants du Hamas à Amman, ce qui avait été
abondamment relayé par les médias, et des agents israéliens avaient été
arrêtés en Suisse, à Chypre et en Nouvelle-Zélande. La réputation du
Mossad en sortait ternie. Le dernier patron du service, Ephraïm Halevy, ne
s’était pas montré à la hauteur. Ancien ambassadeur auprès de l’Union
européenne à Bruxelles, c’était un fin diplomate et un bon analyste, mais
ce n’était ni un meneur d’hommes, ni un combattant. Sharon, lui, voulait à
la tête du Mossad un responsable audacieux et créatif, capable de contrer
le terrorisme islamique et les projets nucléaires de l’Iran.
Le Mossad accueillit froidement sa nomination. Il n’était pas de la
maison, s’était auparavant concentré sur les opérations de terrain, et il se
souciait peu des analyses exhaustives du renseignement ou des échanges
diplomatiques secrets. Plusieurs officiers de haut rang du service
démissionnèrent en signe de protestation, ce qui ne le dérangea guère. Il
reconstitua les unités opérationnelles, établit des relations de travail
étroites avec des services secrets étrangers, et se préoccupa de la menace
iranienne. Quand la seconde et désastreuse guerre du Liban éclata en
2006, il fut le seul responsable israélien à s’opposer à la stratégie de
bombardements massifs de l’armée de l’air. Il était partisan d’une
offensive terrestre, ne croyait pas que l’aviation l’emporterait, et sa
renommée ne pâtit donc pas de la guerre.
Ce qui n’empêcha pas la presse de dénoncer sa rudesse envers ses
subordonnés. Des agents du Mossad exaspérés, après avoir été mis sur la
touche, se ruèrent sur les médias pour s’épancher, et Dagan se retrouva
constamment sur la sellette, brocardé par les éditorialistes. « Dagan
qui ? » lança un jour l’un des plus célèbres d’entre eux.
Puis, un jour, les gros titres changèrent. Des articles flatteurs riches en
superlatifs se mirent à remplir les pages des quotidiens, vantant les
mérites de « l’homme qui a redonné son honneur au Mossad ».
Sous les ordres de Dagan, le Mossad avait accompli ce qui avait
jusque-là paru impensable : l’assassinat à Damas d’Imad Mughniyeh, le
tueur fou du Hamas, la destruction du réacteur nucléaire syrien, la
liquidation de chefs terroristes au Liban et en Syrie. Mais surtout, Dagan
avait mené sans répit et avec succès une campagne impitoyable contre le
programme nucléaire iranien.

1 Une ville du Liban (NdT).
2

                   Funérailles à Téhéran

Le 23 juillet 2011, à 16 h 30, deux hommes montés sur une moto
surgirent dans la rue Bani Hashem, dans le sud de Téhéran. Ils sortirent
des armes automatiques de leurs blousons de cuir et abattirent un homme
qui était sur le point de rentrer chez lui. Quand la police arriva sur les
lieux, ils avaient disparu depuis longtemps. La victime s’appelait
Darioush Rezaei Najad, c’était un professeur de physique de trente-cinq
ans, et l’une des personnalités clés du programme nucléaire secret iranien.
Il était responsable du développement d’interrupteurs électroniques,
nécessaires à l’activation d’une tête nucléaire.
Rezaei Najad n’était pas le premier scientifique à connaître une fin
tragique.
Officiellement, Téhéran travaillait au développement de technologie
nucléaire à des fins pacifiques, et Téhéran soutenait que le réacteur de
Bushehr, importante source d’énergie construite avec l’aide des Russes,
était la preuve de ses bonnes intentions. Mais outre la centrale de Bushehr,
d’autres installations nucléaires secrètes avaient été identifiées, toutes
sévèrement gardées et littéralement inaccessibles. Peu à peu, l’Iran dut
reconnaître l’existence de certains de ces sites, tout en continuant à nier
leur vocation militaire. Mais entre-temps, les services secrets occidentaux
et des mouvements clandestins locaux avaient repéré plusieurs
scientifiques de haut niveau qui, dans les universités iraniennes,
participaient à l’élaboration de la première bombe atomique iranienne.
Alors, soudain, des « inconnus » déclenchèrent une guerre sans merci pour
donner un coup d’arrêt au programme secret d’armement nucléaire des
Iraniens.
Le 29 novembre 2010, à 7 h 45, dans le nord de Téhéran, une moto
rattrapa la voiture du docteur Majid Shahriyari, chef du département
scientifique du programme nucléaire iranien. Le motocycliste casqué fixa
un dispositif, apparemment doté de ventouse, sur le pare-brise arrière du
véhicule. Quelques secondes plus tard, l’engin explosait, tuant ce
physicien de quarante-cinq ans et blessant son épouse. Dans le même
temps, sur la rue Atashi, dans le sud de la capitale, un autre motard faisait
la même chose à la Peugeot 206 du docteur Fereydoun Abassi-Davani, un
autre spécialiste du nucléaire. L’explosion blessa Abassi-Davani et sa
femme.
Le gouvernement iranien accusa immédiatement le Mossad. Les deux
scientifiques occupaient en réalité des fonctions mystérieuses au sein du
programme nucléaire iranien. Mais Ali Akbar Salehi, le directeur du
projet, déclara que ces attentats avaient fait de Shahriyari un martyr et
avaient privé son équipe de sa « fleur la plus précieuse ».
À son tour, le président Ahmadinejad exprima de façon particulière ce
qu’il pensait des deux victimes : dès qu’Abassi-Davani fut remis de ses
blessures, Ahmadinejad le nomma vice-président du pays. Les hommes
qui avaient attaqué les scientifiques ne furent pas retrouvés.
Le 12 janvier 2010, à 7 h 50, le professeur Masoud Ali Mohammadi
sortit de son domicile, rue Shariati, dans le quartier de Gheytarihe, dans le
nord de Téhéran. Il se rendait à son laboratoire de l’université de
technologie Sharif.
Lorsqu’il voulut ouvrir la portière de sa voiture, une violente explosion
ébranla le quartier d’ordinaire tranquille. Quand les forces de sécurité
furent sur place, la voiture de Mohammadi avait volé en éclats et son
cadavre était déchiqueté. Il avait été tué par une charge explosive
dissimulée dans une moto garée près de sa voiture. Les médias iraniens
affirmèrent que l’assassinat avait été perpétré par des agents du Mossad.
Le président Ahmadinejad proclama : « L’assassinat nous fait penser aux
méthodes sionistes. »
Âgé de cinquante ans, le professeur Mohammadi était un spécialiste en
physique quantique, consultant du projet nucléaire. Certains médias
signalèrent qu’il avait été membre des Gardiens de la Révolution, la
formation paramilitaire proche du pouvoir. Comme sa mort, la vie de
Mohammadi était auréolée de mystère. Quelques-uns de ses amis
soutinrent qu’il n’était impliqué que dans la recherche théorique et qu’il
n’avait rien à voir avec des projets militaires ; d’autres prétendirent aussi
qu’il était favorable aux mouvements dissidents et qu’il avait pris part à
des manifestations contre le régime.
Mais à ses obsèques, près de la moitié de l’assistance se composait de
Gardiens de la Révolution. Son cercueil fut porté par des officiers de
l’organisation. Une enquête ultérieure montra que Mohammadi avait
effectivement été très impliqué dans le programme.
Mohammadi n’était pas le premier scientifique dont le meurtre était
attribué au Mossad. Le Sunday Times de Londres rapporta
l’empoisonnement du docteur Ardashir Hosseinpour par des agents du
Mossad en janvier 2007. Stratfor, cabinet de consultants du Texas
spécialisé dans le renseignement géostratégique, révéla que le Mossad
avait assassiné Hosseinpour à l’aide de poison radioactif. Les
responsables iraniens tournèrent cette accusation en ridicule, lâchant que
jamais le Mossad n’aurait été en mesure de mener une telle opération sur
le territoire iranien, et que « le professeur Hosseinpour [avait] été
asphyxié par la fumée d’un incendie à son domicile ». Et ils affirmèrent
que ce scientifique de quarante-quatre ans n’était qu’un expert réputé en
électromagnétique.
Or, il s’avéra que lui non plus n’était pas mort à cause de ses
publications scientifiques. Hosseinpour travaillait sur un site secret où
l’uranium était enrichi grâce à une série (une « cascade ») de
centrifugeuses. C’était à Natanz, près d’Ispahan, dans des installations
éloignées, souterraines et fortifiées. En 2006, Hosseinpour avait obtenu la
plus haute distinction iranienne dans le domaine des sciences et de la
technologie. Mais deux ans plus tôt, il avait aussi reçu la plus haute
distinction de son pays dans le domaine de la recherche militaire.
Les assassinats de spécialistes iraniens du nucléaire n’étaient que la
partie émergée de l’iceberg. À en croire le Daily Telegraph britannique,
le Mossad était entré en guerre contre le programme nucléaire iranien, et
avait recours à des agents doubles, des équipes de tueurs, des actions de
sabotage et des sociétés écrans. Il visait les personna lités au cœur de ce
projet secret. Son but était de retarder le programme le plus longtemps
possible. Reva Bhalla, directrice de l’analyse chez Stratfor, aurait
déclaré : « Avec la coopération des États-Unis, les opérations clandestines
israéliennes se sont concentrées sur l’élimination de membres essentiels
du programme nucléaire et sur le sabotage de la chaîne de livraison
iranienne. » Israël, ajouta-t-elle, avait eu recours à des tactiques
comparables en Irak au début des années quatre-vingt, quand le Mossad
avait tué trois spécialistes irakiens du nucléaire, empêchant ainsi que soit
terminé le réacteur atomique d’Osirak, près de Bagdad.
Dans la guerre qu’il était censé mener contre le programme nucléaire
iranien, le Mossad de Dagan parvenait à retarder autant que possible le
développement d’une bombe atomique iranienne, et à neutraliser le pire
danger qu’ait connu l’État hébreu depuis sa création, Ahmadinejad ayant
menacé Israël d’annihilation.
Pourtant, ces petites victoires ne peuvent suffire à compenser la plus
grave erreur commise par le Mossad dans toute son histoire. Depuis des
années, l’Iran développait sa puissance nucléaire, et Israël n’en savait
rien. Téhéran avait investi des sommes considérables, engagé des
scientifiques, bâti des bases secrètes, procédé à des tests complexes, et
Israël ne s’en était pas aperçu.
Du jour où l’Iran de Khomeiny avait décidé de devenir une puissance
nucléaire, il avait usé de désinformation, de ruses et de stratagèmes qui
firent tourner en bourrique les services occidentaux, dont le Mossad.
L’Iran avait trompé son monde et tendu un piège subtil aux services secrets
de l’Ouest – et tous étaient tombés dedans.
En fait, c’était le shah Reza Pahlavi qui avait lancé la construction de
deux réacteurs nucléaires, dans un but à la fois civil et militaire. Les
projets du shah n’avaient suscité aucune inquiétude en Israël. Après tout,
l’Iran était un allié proche. En 1977, le général Ezer Weizman, ministre
israélien de la Défense, avait reçu le général Hassan Toufainian, chargé de
la modernisation de l’armée iranienne. Selon les minutes de leur rencontre
ultrasecrète, Weizman aurait offert de fournir à l’Iran de l’équipement
militaire moderne et des missiles surface-surface dernier cri. Et le
directeur général du ministère, le docteur Pinhas Zusman, avait
impressionné Toufainian quand il lui avait expliqué que les missiles
israéliens pouvaient être adaptés pour emporter des ogives nucléaires.
Cependant, à cause de la révolution iranienne, le projet conjoint n’avait
jamais vu le jour. Le gouvernement islamique révolutionnaire massacra les
partisans du shah et se retourna contre Israël. Le monarque, souffrant,
s’enfuit tandis que son pays tombait aux mains des mollahs, dirigés par
l’ayatollah Khomeiny.
Ce dernier mit immédiatement fin au programme nucléaire qui, à ses
yeux, était « anti-islamique ». La construction des réacteurs fut
interrompue et leurs équipements démantelés. Puis une guerre sanglante
éclata entre l’Irak et l’Iran. Saddam Hussein utilisa des gaz toxiques
contre les Iraniens. Leurs plus infâmes ennemis ayant eu recours à des
armements non conventionnels, les religieux changèrent d’orientation.
Même avant le décès de Khomeiny, Ali Khamenei, son héritier présomptif,
déclara à ses forces armées que, puisque les ennemis du pays utilisaient
des armes de destruction massive, l’Iran devait donc développer de
nouvelles armes pour se défendre. Ce fut le feu vert à des programmes
bactériologiques, chimiques et nucléaires. Les chefs religieux, obéissants,
proclamèrent lors de la prière du vendredi que l’interdit était levé sur les
armes « anti-islamiques ». Peu à peu, des informations fragmentaires
commencèrent à circuler sur les efforts iraniens dans ces domaines. Avec
l’effondrement de l’Union soviétique, l’Europe fut submergée de rumeurs.
Les Iraniens tentaient d’acheter des bombes et des ogives à des officiers
au chômage ou à des scientifiques affamés issus de l’ancien complexe
militaro-industriel soviétique. La presse décrivit, avec un luxe de détails
angoissants, la disparition de scientifiques et de généraux russes, recrutés,
semblait-il, par les Iraniens. Des journalistes à l’imagination enfiévrée
parlaient de camions scellés qui quittaient les marches orientales de
l’Europe en échappant aux contrôles frontaliers, à destination du Moyen-
Orient. Des sources à Téhéran, Moscou et Pékin révélèrent que l’Iran
avait signé un accord avec la Russie portant sur la construction d’un
réacteur nucléaire à Bushehr, sur la côte du golfe Persique. Un autre
accord avait été signé avec la Chine pour deux réacteurs plus petits.
Des informations qui inquiétèrent grandement les États-Unis et Israël.
Des équipes d’agents spéciaux se répandirent en Europe, sur la trace de
bombes soviétiques vendues à l’Iran et de scientifiques recrutés. Elles
revinrent bredouilles. Les États-Unis exercèrent des pressions
considérables sur la Russie et la Chine pour qu’ils rompent leurs accords
avec l’Iran. La Chine fit marche arrière et annula son traité avec l’Iran. La
Russie décida de continuer, mais ne cessa dès lors d’en reporter la mise
en œuvre. Il fallut plus de vingt ans pour construire le réacteur, et encore
était-il limité dans son utilisation par des contrôles très stricts tant de la
part de la Russie que de la communauté internationale.
C’est ailleurs qu’Israël et les États-Unis auraient dû chercher afin de
résoudre l’énigme iranienne, mais ils n’en firent rien. Les patrons du
Mossad et de la CIA ne comprirent pas que les réacteurs russe et chinois
n’étaient qu’un écran de fumée, une pilule destinée à endormir « les
meilleurs services secrets du monde ». Et pendant que les Américains, les
Britanniques et les Israéliens couraient après des leurres, l’Iran lançait
clandestinement son gigantesque programme censé faire de lui une
puissance nucléaire.

                                   *

À l’automne 1987, une rencontre secrète fut organisée à Dubaï, sur le

littoral du golfe Persique. Huit hommes se retrouvèrent dans un petit
bureau poussiéreux : trois Iraniens, deux Pakistanais et trois spécialistes
européens (dont deux Allemands) financés par Téhéran. Les représentants
pakistanais et iraniens signèrent un accord top secret. Une somme d’argent
importante fut versée aux Pakistanais ou, plus précisément, au docteur
Abdul Qadeer Khan, le directeur du programme nucléaire du Pakistan.
Quelques années plus tôt, le Pakistan avait lancé son propre programme
atomique, dans l’espoir de parvenir à l’équilibre avec son ennemi juré,
l’Inde. Le docteur Khan avait désespérément besoin des substances
fissiles nécessaires à l’assemblage d’une bombe nucléaire. Or, il avait
choisi de ne pas se servir du plutonium, que l’on récupère dans les
réacteurs nucléaires classiques, mais d’uranium enrichi. Le minerai
d’uranium ne contient que 1 % d’uranium-235, vital pour la production
d’armes nucléaires, et 99 % d’uranium-238, qui ne sert à rien. Le docteur
Khan développa une méthode afin de convertir l’uranium naturel en gaz, et
d’injecter ce gaz dans une chaîne de centrifugeuses, la cascade. Quand les
centrifugeuses font tourner le gaz d’uranium à la vitesse ahurissante de
100 000 tours par minute, l’uranium-235, plus léger, se sépare de
l’uranium-238, élément plus lourd. En répétant ce processus des milliers
de fois, les centrifugeuses produisent de l’uranium 235 enrichi. Le gaz, une
fois solidifié, forme la substance nécessaire à la fabrication d’une bombe
nucléaire.
En réalité, Khan avait volé l’idée des centrifugeuses à Eurenco, une
société pour laquelle il avait un temps travaillé. Il se lança alors dans la
construction de son système. Il se transforma bientôt en « marchand de
mort », et se mit à vendre ses méthodes, ses formules et ses centrifugeuses.
L’Iran fut son principal client, mais la Libye et la Corée du Nord furent
elles aussi intéressées.
Les Iraniens achetèrent aussi des centrifugeuses ailleurs, puis apprirent
à les fabriquer chez eux. D’énormes livraisons d’uranium, de
centrifugeuses, de matériel électronique et de pièces détachées arrivèrent
en Iran. De vastes installations furent construites pour le traitement de
l’uranium brut, le stockage des centrifugeuses et la reconversion du gaz en
solide. Des scientifiques iraniens se rendirent au Pakistan tandis que des
experts pakistanais venaient en Iran – et personne ne le savait.
Les Iraniens avaient veillé à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même
panier. Leur programme nucléaire était éparpillé en plusieurs endroits
dans tout le pays, dans des bases militaires, des laboratoires camouflés,
des installations éloignées. Certains sites étaient enterrés en profondeur,
entourés de batteries de missiles sol-air. Une centrale fut construite à
Ispahan, une autre à Arak. La plus importante, où se trouvaient les
centrifugeuses, fut ouverte à Natanz, et une quatrième dans la ville sainte
de Qom. Dès qu’ils soupçonnaient qu’un site était découvert, les Iraniens
transféraient les installations nucléaires ailleurs, allant jusqu’à retirer des
couches de terre qui auraient pu être irradiées par des substances
radioactives. Ils parvinrent aussi habilement à tromper les inspecteurs de
l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Le directeur de
cette dernière, l’Égyptien Mohammed Elbaradei, se comportait comme s’il
croyait à toutes les fausses déclarations des Iraniens, et publia des
rapports complaisants qui permirent à l’Iran de poursuivre ses projets
macabres.
C’est le 1 er juin 1998 que, pour la première fois, la véritable situation
fut présentée dans son étendue aux autorités américaines. Un dissident
pakistanais passa devant des enquêteurs du FBI à New York, réclamant le
statut de réfugié politique. Il dit être le docteur Iftikhar Khan Chaudhry et
dévoila les ramifications de la coopération entre l’Iran et le Pakistan. Il
dénonça le docteur Khan, décrivit les rencontres auxquelles il avait pris
part, et donna les noms des spécialistes pakistanais qui avaient participé
au programme iranien.
Le FBI vérifia les faits et les chiffres fournis par Chaudhry et en
constata l’exactitude. Le Bureau recommanda donc que Chaudhry puisse
rester aux États-Unis en tant que réfugié politique – mais son incroyable
témoignage n’eut pas de suite ! Les responsables américains enterrèrent
les transcriptions de ses déclarations, n’engagèrent aucune action et ne
prévinrent pas Israël. Il fallut attendre quatre ans de plus avant que la
vérité au sujet de l’Iran n’éclate.
Soudain, en août 2002, le mouvement clandestin d’opposition iranien,
le MEK (Moudjahidine el-Khalq) dévoila l’existence de deux sites
nucléaires à Arak et Natanz. Dans les années qui suivirent, le MEK
continua à diffuser des informations sur le programme nucléaire iranien,
ce qui éveilla les soupçons : peut-être les informations du mouvement
provenaient-elles de sources extérieures. La CIA estimait apparemment
que le Mossad et le MI6 britannique alimentaient le MEK en
renseignements qu’ils avaient obtenus, espérant que l’opposition iranienne
serait considérée comme une source digne de foi. Selon des sources
israéliennes, ce serait en fait un officier vigilant du Mossad qui aurait
découvert la gigantesque installation de centrifugeuses à Natanz, au cœur
du désert. Toujours en 2002, l’opposition clandestine iranienne confia à la
CIA un ordinateur portable regorgeant de documents. Les dissidents ne
voulurent pas révéler comment ils avaient mis la main dessus. Sceptiques,
les Américains supposèrent que les documents n’avaient été scannés et
entrés dans l’ordinateur que depuis peu. Ils accusèrent le Mossad d’avoir
chargé dans le portable des documents provenant de sources diverses,
puis de les avoir passés aux chefs du MEK pour qu’ils les transmettent à
leur tour à l’Occident.
D’autres preuves commençaient à s’accumuler sur les bureaux des
Américains et des Européens, qui durent enfin ouvrir les yeux. Les
rumeurs à propos du négoce aussi sinistre que lucratif du docteur Khan se
répandirent dans le monde entier. Le 4 février 2004, un docteur Khan en
larmes apparut sur les écrans de la télévision pakistanaise, où il avoua
qu’il avait effectivement vendu le savoir-faire, l’expertise et des
centrifugeuses à la Libye, la Corée du Nord et l’Iran, ce qui lui avait
rapporté des millions. Le gouvernement pakistanais s’empressa
d’accorder son pardon au « docteur Mort », le père de sa bombe
nucléaire.
Israël était maintenant la principale source d’information sur l’Iran. Le
Mossad de Dagan fournit aux États-Unis des informations récentes sur les
installations secrètes bâties par les Iraniens à Qom ; Israël aurait
également été impliqué dans la défection de plusieurs membres de haut
rang des Gardiens de la Révolution et du programme nucléaire ; le
Mossad transmit aussi des informations de première main à plusieurs
pays, les appelant à saisir, dans leurs ports, les navires emportant des
équipements nucléaires à destination de l’Iran.
Toutefois ces informations, à elles seules, ne pouvaient suffire. Israël
était seul face à un Iran fanatisé qui le menaçait d’annihilation, et le reste
du monde répugnait à entreprendre quoi que ce soit de sérieux. Israël
n’avait pas le choix, il lui fallait déclencher une guerre totale, mais
clandestine, contre le programme nucléaire iranien.
Alors, après les échecs catastrophiques de ses prédécesseurs, qui
s’étaient étalés sur seize ans, Dagan décida de passer à l’action.

                                   *

En janvier 2006, un avion s’écrasa dans le centre de l’Iran. Il n’y eut
aucun survivant. Parmi les victimes se trouvaient des officiers généraux
des Gardiens de la Révolution, dont Ahmed Kazami, un de leurs
commandants en chef. Les Iraniens affirmèrent que le crash était dû au
mauvais temps, mais d’après Stratfor, l’appareil aurait été saboté par des
agents occidentaux.
Un mois plus tôt, un avion de transport militaire s’était écrasé sur un
immeuble à Téhéran. Les quatre-vingt-quatorze passagers étaient tous
morts. Là encore, beaucoup étaient des officiers des Gardiens de la
Révolution, ainsi que des journalistes influents favorables au régime. En
novembre 2006, un autre appareil militaire s’écrasa au décollage à
Téhéran, causant la mort de trente-six Gardiens de la Révolution. À la
radio, le ministre iranien de la Défense déclara : « Selon les informations
de sources proches du renseignement, nous sommes en mesure de dire que
des agents américains, britanniques et israéliens sont responsables de ces
crashs. »
Pendant ce temps-là, discrètement et sans qu’il en soit fait
officiellement mention, Meir Dagan était devenu le stratège de toute la
politique iranienne de l’État hébreu. Il était convaincu qu’Israël n’aurait
peut-être en fin de compte d’autre solution que d’attaquer l’Iran. Mais il
ne pouvait s’agir que d’un ultime recours.
En fait, les actes de sabotage avaient débuté dès février 2005. La presse
internationale signala une explosion sur un site nucléaire à Dialem, touché
par un missile tiré depuis un avion non identifié. Et le même mois, une
explosion eut lieu près de Bushehr, sur une canalisation qui alimentait en
gaz le réacteur nucléaire de fabrication russe.
Un autre site fut ensuite visé, celui de Parchin, près de Téhéran, destiné
aux essais. Là, des spécialistes iraniens travaillaient au développement de
la « lentille explosive », le mécanisme qui transformerait le cœur de la
bombe en masse critique et déclencherait la réaction en chaîne d’une
explosion atomique. L’opposition clandestine iranienne soutint que
l’attaque contre le site de Parchin avait gravement endommagé les
laboratoires secrets.
En avril 2006, le saint des saints, l’installation centrale de Natanz, fut la
scène de joyeuses célébrations. Une foule de scientifiques, de techniciens
et les responsables du programme nucléaire se réunirent dans des salles
souterraines où des centaines de centrifugeuses tournaient nuit et jour.
D’humeur festive, tous étaient venus assister au premier essai d’activation
d’une nouvelle cascade de centrifugeuses. Tout le monde attendait le
moment crucial où les machines seraient lancées. L’ingénieur en chef
appuya sur le bouton d’activation – et une formidable déflagration ébranla
l’immense salle. Les conduits éclatèrent dans une détonation
assourdissante et toute la cascade fut détruite.
Furieux, les chefs du projet exigèrent que l’on procède à une enquête
minutieuse. Des « inconnus » avaient apparemment installé des pièces
défectueuses dans les équipements. La chaîne américaine CBS annonça
que les centrifugeuses avaient été neutralisées par des charges explosives
minuscules qui y avaient été fixées peu de temps avant le test. D’aucuns
prétendirent également que les renseigne ments israéliens avaient aidé des
agents américains à provoquer l’explosion de Natanz.
En janvier 2007, les centrifugeuses furent une fois de plus victimes
d’une opération complexe de sabotage. Les services secrets occidentaux
avaient créé des sociétés écrans en Europe de l’Est qui produisaient des
matériaux d’isolation utilisés dans les conduits reliant les centrifugeuses.
Les Iraniens ne pouvaient se procurer les leurs sur le marché légal, du fait
des limitations qui leur étaient imposées par les Nations unies. Ils se
tournèrent donc vers des entreprises de l’Europe de l’Est bidons, fondées
par des exilés russes et iraniens qui travaillaient en réalité pour les
services occidentaux. Ce n’est qu’une fois l’isolation posée que les
Iraniens s’aperçurent qu’elle était défectueuse et ne pouvait être utilisée.
En mai 2007, le président Bush avait signé un ordre présidentiel secret
qui autorisait l’Agence à lancer des opérations clandestines afin de
retarder le programme iranien. Peu après, la décision fut prise, par
certains services secrets occidentaux, de saboter la chaîne de livraison
des composants, équipements et matières premières nécessaires au projet.
Depuis sept ans, les sites iraniens étaient le théâtre d’accidents, de
sabotages et d’explosions à répétition. Un mystérieux incident causa des
problèmes dans le système de refroidissement du réacteur de Bushehr, ce
qui retarda de deux ans l’achèvement des travaux. En mai 2008, une
explosion dans une usine de cosmétiques à Arak endommagea
sérieusement le site nucléaire voisin. Une autre explosion ravagea une
installation de haute sécurité à Ispahan, où de l’uranium était converti en
gaz.
Le New York Times a révélé que les Tinner, une famille d’ingénieurs
suisses, avaient aidé la CIA à dévoiler l’existence des programmes
nucléaires libyen et iranien, et que l’Agence leur avait versé 10 millions
de dollars. La CIA les aurait en outre garantis contre une action en justice
intentée contre eux par les autorités helvétiques pour trafic de composants
nucléaires. Le père, Friedrich Tinner, et ses deux fils, Urs et Marco,
avaient vendu une installation d’alimentation électrique défectueuse au site
de Natanz, ce qui avait abouti à la destruction de cinquante centrifugeuses.
Les Tinner avaient acheté des pompes de compression à la Pfeiffer
Vacuum Company, une société allemande, les avaient fait trafiquer au
Nouveau-Mexique, puis les avaient vendues aux Iraniens.
D’après l’hebdomadaire Time, le Mossad aurait été impliqué dans le
détournement de l’ Arctic Sea, un navire armé par un équipage russe et
battant pavillon maltais, qui transportait un « chargement de bois » depuis
la Finlande jusqu’en Algérie. Le 24 juillet 2009, deux jours après son
départ, le bateau avait été arraisonné par huit pirates. Il fallut attendre un
mois avant que les autorités de Moscou déclarent qu’une unité de
commandos russes s’était emparée du navire. Le Times de Londres et le
Daily Telegraph affirmèrent que le Mossad avait donné l’alarme. Les
hommes de Dagan auraient informé les Russes que le navire transportait
une cargaison d’uranium, vendu aux Iraniens par un ancien officier russe.
Mais l’amiral estonien Tarmo Kouts, rapporteur de l’Union européenne
sur la piraterie, a proposé une autre version des faits au Time. La seule
explication possible, a-t-il dit, est que le Mossad avait arraisonné l’ Artic
Sea pour intercepter l’uranium.
En dépit de ces attaques incessantes, les Iraniens ne restèrent pas
inactifs. Entre 2005 et 2008, dans le secret le plus absolu, ils
construisirent un nouveau site à Qom. Ils prévoyaient d’y installer 3 000
centrifugeuses dans de nouvelles salles souterraines. Mais à la mi-2009,
ils comprirent que les services de renseignements des États-Unis, de
Grande-Bretagne et d’Israël connaissaient parfaitement l’existence de la
centrale de Qom. Ils réagirent sur-le-champ. En septembre 2009, Téhéran
prit la planète par surprise en informant en toute hâte l’AIEA de
l’existence du site de Qom. À en croire certaines sources, les Iraniens
auraient capturé un espion occidental (peut-être un agent du MI6
britannique) qui avait collecté des informations fiables sur Qom. Ils
choisirent donc d’en révéler l’existence pour masquer leur embarras.
Un mois plus tard, Leon Panetta, le directeur de la CIA, assurait au Time
que son organisation était au courant depuis trois ans pour Qom et
qu’Israël était impliqué dans sa détection.
La découverte de Qom permit d’entrevoir cette alliance secrète entre
les trois groupes engagés dans la bataille contre l’Iran : la CIA, le MI6 et
le Mossad. D’après des sources françaises, les trois services agissaient de
concert, le Mossad se chargeant des opérations sur le territoire iranien
avec le soutien des Américains et des Britanniques. Le Mossad était
responsable de plusieurs explosions en octobre 2010, qui avaient entraîné
la mort de dix-huit techniciens iraniens dans une usine des monts Zagros
où étaient assemblées les fusées Shahab. Avec l’aide de ses alliés
britanniques et américains, le Mossad avait en outre éliminé cinq
scientifiques spécialistes du nucléaire.
Cette alliance était essentiellement le fruit des efforts de Meir Dagan.
Du jour où il était devenu directeur du Mossad, il avait poussé ses
hommes à établir des liens de coopération étroits avec des services
étrangers. Ses conseillers lui avaient recommandé de ne pas divulguer les
secrets du Mossad à des étrangers, mais il avait balayé leurs arguments
d’un revers de main. « Cessez ces idioties, avait-il grommelé, et allez-y,
travaillez avec eux ! »
En dehors des Britanniques et des Américains, Dagan pouvait compter
sur un autre allié important, source d’informations précieuses en
provenance d’Iran : les chefs de la résistance iranienne. À l’occasion
d’une succession de conférences de presse extraordinaires, les dirigeants
du Conseil national de la résistance iranienne dévoilèrent le nom du
scientifique qui était aux commandes du programme iranien. Jusqu’alors,
son identité avait été tenue secrète. Mohsen Fakhri Zadeh, quarante-neuf
ans, était professeur de physique à l’université de Téhéran. Personnalité
mystérieuse et insaisissable, il était à la tête du programme nucléaire
militaire. La résistance fournit de nombreux détails à son sujet, dont le fait
qu’il était membre des Gardiens de la Révolution depuis l’âge de dix-huit
ans, ainsi que son adresse – rue Shahid Mahallaiti, à Téhéran –, ses
numéros de passeport – 0009228 et 4229533 – et même le numéro de
téléphone de son domicile, 021-2448413. Fakhri Zadeh était un spécialiste
du processus complexe de création de la masse critique à l’intérieur du
dispositif atomique afin de déclencher la réaction en chaîne et l’explosion
nucléaire. Son équipe travaillait également sur la miniaturisation de la
bombe destinée à être adaptée sur l’ogive du missile Shahab.
Conséquence de ces révélations, il se vit refuser l’entrée sur le
territoire des États-Unis et de l’Union européenne, et ses comptes en
banque en Occident furent gelés. La résistance décrivit en détail toutes ses
fonctions, révéla les noms de ses collaborateurs et même l’emplacement
de son laboratoire secret. Face à une telle abondance d’informations, on
ne peut que se demander une fois de plus si « certains services secrets »
n’auraient pas minutieusement rassemblé ces faits et ces chiffres avant de
les confier à la résistance iranienne, qui les aurait alors transmis à
l’Occident. La révélation de l’existence de Fakhri Zadeh avait pour
objectif de le mettre en garde. Il risquait d’être « le prochain sur la liste »
des assassinats. On espérait ainsi qu’il adopterait un profil bas ou
choisirait la meilleure solution : il ferait défection. Le général Ali Reza
Asgari, ancien adjoint au ministre de la Défense, avait disparu en février
2007 alors qu’il était en déplacement à Istanbul. Il était très impliqué dans
le programme nucléaire. Les services iraniens le cherchèrent dans le
monde entier, en vain. Près de quatre ans plus tard, en janvier 2011, Ali
Akbar Salehi, ministre iranien des Affaires étrangères, lança un appel au
secrétaire général des Nations unies et accusa le Mossad de l’avoir enlevé
et emprisonné en Israël.
Le Sunday Telegraph de Londres affirma qu’Asgari était passé à
l’Ouest ; le Mossad aurait préparé sa défection et s’était chargé de sa
protection en Turquie. D’autres sources soutiennent qu’il aurait ensuite été
interrogé par la CIA, à qui il aurait fourni des informations précieuses sur
le programme nucléaire iranien.
Un mois après Asgari, en mars 2007, un autre officier général iranien
disparut. Amir Shirazi servait dans l’unité al-Quds, la force d’élite des
Gardiens de la Révolution responsable des opérations secrètes à
l’extérieur des frontières du pays. Une source iranienne révéla au Times de
Londres qu’en dehors des disparitions d’Asgari et Shirazi, un autre
officier s’était volatilisé : Mohammad Soltani, commandant des Gardiens
de la Révolution pour le golfe Persique.
En juillet 2009, Shahram Amiri, spécialiste du nucléaire, rejoignit la
liste des défections. Amiri, qui était employé à Qom, disparut en Arabie
Saoudite pendant un pèlerinage à La Mecque. Les Iraniens exigèrent des
Saoudiens qu’ils découvrent ce qui lui était arrivé. Amiri refit surface
quelques mois plus tard aux États-Unis, où il fut soumis à un interrogatoire
exhaustif, avant de se voir offrir cinq millions de dollars, une nouvelle
identité et une nouvelle adresse en Arizona. Des sources proches de la
CIA dévoilèrent qu’il travaillait depuis des années comme informateur
pour les services occidentaux et qu’il leur avait fourni des renseignements
« originaux et substantiels ». Amiri révéla que l’université Malek Ashtar,
où il avait enseigné, servait de couverture à une unité de recherche qui
concevait les têtes des missiles iraniens à longue portée. Et cette
université était dirigée par Fakhri Zadeh.
Au bout d’un an passé en Amérique, Amiri changea d’avis et décida de
rentrer en Iran. Il n’aurait pu supporter le stress lié à sa nouvelle vie. Dans
une vidéo artisanale diffusée sur Internet, il affirma avoir été enlevé par la
CIA. Quelques heures plus tard, il en mit une autre en ligne pour démentir
la première, puis une troisième qui contredisait la deuxième. Il entra en
contact avec l’ambassade pakistanaise, qui représentait les intérêts de
l’Iran aux États-Unis, et demanda à être renvoyé dans son pays. Les
Pakistanais l’aidèrent. En juillet 2010, il atterrit à Téhéran. Il prit part à
une conférence de presse, accusa la CIA de l’avoir enlevé et de l’avoir
maltraité. Puis il disparut. Des observateurs reprochèrent à la CIA d’avoir
échoué, mais un porte-parole de l’Agence riposta : « Nous avons obtenu
des informations importantes et les Iraniens ont récupéré Amiri ; alors, qui
a fait la meilleure affaire ? »
Mais les Iraniens n’étaient pas sans ressources contre le Mossad. En
décembre 2004, l’Iran avait arrêté dix personnes soupçonnées
d’espionnage au profit d’Israël et des États-Unis ; trois d’entre elles
travaillaient sur les sites nucléaires. En 2008, les Iraniens affirmèrent
avoir démantelé une autre cellule composée de trois ressortissants
iraniens entraînés par le Mossad à utiliser des équipements de
communication, des armes et des explosifs complexes. En novembre 2008,
Ali Ashtari, jugé coupable d’espionnage pour Israël, fut pendu. Au cours
de son procès, il reconnut avoir rencontré trois agents du Mossad en
Europe. Ils lui auraient fourni de l’argent et des équipements
électroniques. « Les gens du Mossad voulaient que je vende des
ordinateurs et des équipements électroniques aux services de
renseignements iraniens, sur lesquels j’aurais placé des systèmes
d’écoute », témoigna-t-il.
Le 28 décembre 2010, dans la sinistre cour de la prison d’Evin, à
Téhéran, les autorités iraniennes firent pendre un autre espion, Ali-Akbar
Siadat, condamné pour avoir travaillé pour le Mossad, lui avoir fourni des
informations sur les capacités militaires du pays et sur le programme de
missiles géré par les Gardiens de la Révolution. Au fil des six années
précédentes, Siadat avait rencontré des agents israéliens en Turquie, en
Thaïlande et aux Pays-Bas, et avait touché des versements de 3 000 à
7 000 dollars à chacune de ces rencontres. Le régime iranien promit que
d’autres arrestations et exécutions suivraient.
2010 fut une année particulièrement dévastatrice pour le programme
nucléaire iranien. Était-ce à cause du manque de pièces détachées de
qualité pour les équipements ? À cause des composants et des métaux
défectueux que les fausses sociétés du Mossad vendaient à Téhéran ? À
cause des accidents d’avion, des incendies dans les laboratoires, des
explosions sur les sites atomiques et de missiles, des défections de hauts
responsables, de la mort de scientifiques importants, des révoltes et des
troubles dans les minorités – autant d’événements et de phénomènes que
l’Iran attribuait aux hommes de Dagan ?
Ou était-ce à cause du dernier « grand coup » de Dagan, d’après la
presse européenne ? Durant l’été 2010, des milliers d’ordinateurs
contrôlant le programme nucléaire iranien furent infectés par le redoutable
virus Stuxnet. Dépeint comme l’un des plus sophistiqués du monde,
Stuxnet s’en prit aux ordinateurs qui contrôlaient les centrifugeuses de
Natanz et sema le chaos. Compte tenu de sa complexité, il était évident
que le virus avait été conçu par une équipe d’experts, et que son
développement et son injection dans un réseau d’ordinateurs extrêmement
protégés avaient nécessité des fonds considérables. Il avait entre autres
pour caractéristique de pouvoir être orienté sur un système spécifique,
sans porter atteinte aux autres en chemin. Sa présence, difficile à détecter,
pouvait modifier la vitesse de rotation d’une centrifugeuse et
compromettre la qualité de ses produits sans que personne s’en aperçoive.
Pour les observateurs au fait de ces technologies, deux pays avaient les
moyens de déclencher une cyberattaque de ce type : les États-Unis et
Israël.
En Iran, le président Ahmadinejad s’efforça de minimiser la portée de
Stuxnet et déclara que son pays avait la situation en main. En réalité, au
début de 2011, près de la moitié des centrifugeuses iraniennes étaient
paralysées.
En août 2007, lors d’une rencontre secrète avec Nicolas Burns, sous-
secrétaire d’État américain, Dagan décrivit « les cinq piliers » de la
stratégie israélienne vis-vis de l’Iran. A – Pression diplomatique et
sanctions imposées par le Conseil de sécurité des Nations unies. B –
Contre-prolifération : empêcher les Iraniens de se procurer les éléments
nécessaires à la production d’une bombe. L’Iran importait des milliers de
composants dans ce but. S’il ne les recevait pas, la fabrication de l’arme
serait interrompue. C – Guerre économique : interdire aux banques du
monde libre de faire des affaires avec Téhéran. Trois banques iraniennes,
souligna Dagan, étaient déjà sur le point de s’effondrer. D – Changement
de régime, en soutenant et en fomentant l’agitation estudiantine, et en
attisant les divisions ethniques au sein du pays, où les Kurdes, les Azéris,
les Béloutches, les Arabes et les Turkmènes représentent 50 % de la
population. E – Mesures clandestines (et immédiates), opérations
spéciales contre le programme iranien. Toutefois elles ne pouvaient pas y
mettre un coup d’arrêt définitif, aussi douées qu’elles aient été. « Dagan
est un authentique James Bond », a déclaré un analyste israélien proche du
secteur, mais dans ce cas précis, même James Bond ne pouvait pas sauver
le monde. Au mieux, il pouvait retarder les Iraniens. Seule une décision du
gouvernement de Téhéran ou une offensive massive de l’étranger
pourraient mettre un terme à ce rêve de voir naître un terrible géant
nucléaire là où se dressait autrefois l’Empire perse.
Et pourtant, quand Dagan avait été nommé Ramsad (abréviation de
« Rosh Hamossad », chef du Mossad), les analystes prédisaient que l’Iran
serait nucléarisé en 2005. Cette date fut ensuite reportée à 2007, puis
2009, 2011. Et quand Dagan quitta ses fonctions, le 6 janvier 2011, il fit
savoir à son pays que les projets iraniens avaient été repoussés au moins
jusqu’en 2015. Par conséquent, il recommandait de poursuivre ces actions,
qui avaient connu un tel succès au cours des huit années précédentes, et de
suspendre tout projet d’attaque militaire contre l’Iran. Ce n’est que quand
la lame du poignard commencera à nous entamer les chairs qu’il nous
faudra attaquer, dit-il. Et la lame en question avait désormais au moins
quatre ans à attendre.
Dagan a travaillé comme Ramsad pendant huit ans et demi – plus
longtemps que n’importe quel autre directeur du Mossad. Il a été remplacé
par Tamir Pardo, vétéran des services qui a démarré sa carrière
opérationnelle en tant que proche conseiller de Yoni Netanyahu, héros du
raid israélien sur Entebbe en 1976. Plus tard, il s’est distingué par son
audace, sa maîtrise des nouvelles technologies et son inventivité dans le
domaine des opérations non conventionnelles.
En passant le flambeau à Pardo, Dagan a évoqué la redoutable solitude
des agents du Mossad qui opèrent en territoire ennemi, où ils ne peuvent
compter sur personne, où personne ne peut venir les sauver en cas
d’échec. Il a aussi reconnu en toute honnêteté quelques-uns de ses propres
échecs, comme le fait de ne pas avoir pu trouver le lieu où le Hamas
détenait le soldat israélien Gilad Shalit, enlevé cinq ans plus tôt. Malgré
tout, ses accomplissements font de lui le meilleur Ramsad à avoir jamais
été en exercice. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu l’a remercié
« au nom du peuple juif », lui donnant une chaleureuse accolade. Les
ministres du gouvernement israélien ont eu une réaction spontanée sans
précédent : ils se sont levés et ont applaudi le Ramsad de soixante-cinq
ans. George W. Bush l’a félicité dans une lettre personnelle.
Mais c’est un an plus tôt qu’il a eu droit à l’hommage le plus marquant
de l’étranger, dans les pages du journal égyptien Al Ahram. Le 16 janvier
2010, le quotidien, connu pour être l’un des plus virulents et des plus
hostiles dans ses critiques contre Israël, publia un article d’un tout autre
genre, du célèbre auteur Ashraf Abou El Hul. « Sans Dagan, écrivit El
Hul, le programme nucléaire aurait été achevé il y a des années […]. Les
Iraniens savent qui est derrière la mort du scientifique Masoud Ali
Mohammadi. Tous les dirigeants iraniens le savent, le mot clé, c’est
Dagan. Seules quelques personnes connaissent le nom du directeur du
Mossad israélien. Il travailla discrètement, loin de l’attention des médias.
Mais durant les sept dernières années, il a porté des coups terribles au
programme nucléaire iranien et a bloqué sa progression. »
« Le Mossad est responsable de plusieurs opérations audacieuses au
Moyen-Orient », ajouta El Hul, citant quelques-uns des exploits de Dagan
contre la Syrie, le Hezbollah, le Hamas et le Djihad islamique (voir
chapitres 18 à 20). « Tout cela, conclut-il, a fait de Dagan le Superman de
l’État d’Israël. »

                                  *

En mai 1948, à la naissance des services secrets israéliens, il n’y avait
pas de surhommes autour de son berceau, seulement d’obscurs vétérans du
Shay, qui avaient déjà acquis une grande expérience dans le domaine de
l’espionnage et des opérations clandestines. Le Shay était le service de
renseignements de la Haganah, la principale organisation armée de la
communauté juive de Palestine.
Or, les chefs du Shay, ces humbles et dévoués combattants de l’ombre,
ne pouvaient imaginer que leur service embryonnaire allait, pendant plus
d’un an, être secoué par la violence, les luttes intestines, la cruauté et le
meurtre, une terrible calamité connue aujourd’hui sous le nom de
« l’affaire Be’eri ».
3

                     Pendaison à Bagdad

Isser Be’eri, dit « Isser le Grand », était de haute taille, dégingandé,
avec des cheveux grisonnants et épars. Sous ses sourcils broussailleux, il
avait des yeux enfoncés et sombres, et ses lèvres minces se tordaient
souvent en un sourire narquois. Né en Pologne, il avait la réputation d’être
un ascète, un homme modeste d’une intégrité sans faille. Mais ses rivaux
prétendaient qu’il était en réalité un mégalomane féroce et dangereux.
Membre de longue date de la Haganah, Isser le Grand était directeur d’une
entreprise de travaux publics à Haïfa. C’était un solitaire, asocial et avare
de mots, et il vivait avec son épouse et son fils dans une petite maison
balayée par le vent dans le village côtier de Bat Galim.
Peu avant la création d’Israël, Be’eri avait été nommé chef du Shay par
les commandants de la Haganah. Quand la guerre d’Indépendance avait
éclaté, le 14 mai 1948, Israël avait été attaqué de tous les côtés par ses
voisins, et Be’eri était devenu le patron des tout nouveaux services secrets
de l’armée. Be’eri était actif au sein de l’aile gauche du mouvement
travailliste et jouissait d’excellentes relations dans les cercles politiques.
Ses amis et collègues saluaient son engagement pour la défense d’Israël.
La guerre d’Indépendance prit fin en avril 1949. À la déclaration
d’indépendance, le 14 mai 1948, il devint le patron des nouveaux services
secrets militaires.
Be’eri était un membre actif de l’aile gauche du mouvement travailliste,
et bénéficiait d’excellentes connexions politiques. Ses amis et ses
collègues louaient la ferveur qu’il mettait à défendre Israël. Pourtant, peu
après avoir été nommé à la tête des services secrets, des événements
étranges et terrifiants – apparemment sans aucun lien entre eux –
commencèrent à se produire.
Sur le mont Carmel, un couple de randonneurs fit une découverte
macabre. Dans une ravine profonde au pied de la hauteur, ils retrouvèrent
un cadavre criblé de balles, en partie carbonisé. Il s’agissait d’un
informateur arabe bien connu des services, Ali Kassem. Ses assassins
l’avaient abattu puis avaient tenté de brûler son corps.
Quelques semaines plus tard, lors d’une réunion secrète avec le Premier
ministre Ben Gourion, Isser le Grand accusa Abba Hushi, personnalité
influente du Mapai, le parti de Ben Gourion, d’être un traître et un agent
des Britanniques. Le Premier ministre en fut abasourdi. La Grande-
Bretagne avait été la puissance tutélaire en Palestine avant
l’indépendance, et la Haganah avait mené une lutte clandestine contre les
restrictions imposées par Londres à la communauté juive. Les
renseignements britanniques n’avaient cessé de tenter d’infiltrer la
hiérarchie juive. Mais Abba Hushi, pilier de la communauté et chef
charismatique des ouvriers de Haïfa, un traître ?
Cela semblait impossible. Au début, les dirigeants israéliens mis au
courant, indignés, rejetèrent les accusations de Be’eri. Mais il déposa sur
le bureau de Ben Gourion des preuves irréfutables de la trahison : deux
télégrammes confidentiels envoyés par les services britanniques, que
Be’eri et ses hommes avaient trouvés à la poste de Haïfa en mai 1948, et
qui démontraient en termes clairs qu’Abba Hushi était un agent
britannique.
Dans le même temps, Be’eri ordonnait l’arrestation de Jules Amster, un
ami de Hushi. Be’eri fit emmener Amster dans une saline d’Atlit, en
banlieue de Haïfa, le fit passer à tabac et torturer pendant soixante-seize
jours pour qu’il avoue que Hushi était un traître méprisable. Amster
refusa, et finit par être relâché. Brisé, il n’avait plus de dents, ses jambes
étaient couvertes de blessures et de cicatrices, et il vivait désormais dans
la peur.
Le 30 juin 1948, un autre drame avait eu lieu. Alors qu’il faisait ses
courses sur un marché de Tel-Aviv, le capitaine Meir Tubiansky avait été
interpellé et emmené à Beth Giz, village arabe occupé depuis peu.
Tubiansky était soupçonné par le renseignement militaire d’avoir, à
l’occasion d’un séjour à Jérusalem, révélé des infor mations ultrasecrètes
à un ressortissant britannique qui, à son tour, les avait confiées à la Légion
arabe, l’armée de la Jordanie. S’appuyant sur ces informations, l’artillerie
jordanienne avait lourdement pilonné plusieurs objectifs stratégiques dans
tout Jérusalem. Lors d’un procès en cour martiale qui dura moins d’une
heure, il fut accusé d’être un espion à la solde des Arabes, jugé coupable
et condamné à mort. Un peloton d’exécution assemblé à la hâte le fusilla
sous les yeux d’un groupe de soldats israéliens éberlués. (Tubiansky sera
la seule personne jamais exécutée en Israël, à l’exception d’Adolf
Eichmann.)
Toutes les enquêtes aboutissaient au même responsable : Isser le Grand.
C’était lui qui avait soupçonné Ali Kassem d’être un agent double et qui
avait ordonné son assassinat. Après ce meurtre, il y avait eu le coup monté
contre Hushi. D’après certains des enquêteurs, Isser le Grand avait un
compte personnel à régler avec Abba Hushi et avait décidé de le piéger. Il
aurait peut-être réussi si le principal faussaire employé par les services
secrets, rongé par la culpabilité, n’avait avoué à ses supérieurs qu’il avait
falsifié les télégrammes incriminant Abba Hushi, sur l’ordre direct de
Be’eri.
Et c’était encore Be’eri qui avait ordonné l’arrestation précipitée et
l’exécution du capitaine Tubiansky.
Le Premier ministre Ben Gourion réagit immédiatement. Be’eri fut jugé
devant un tribunal militaire, puis par la justice civile, il fut dégradé et
chassé de l’armée israélienne, inculpé pour les morts d’Ali Kassem et de
Tubiansky. Les dirigeants israéliens étaient sidérés. Les méthodes de
Be’eri étaient dignes du tristement célèbre KGB ; sa personnalité sinistre,
sa propension à faire usage de faux, à torturer et à assassiner jetaient une
ombre sur les principes moraux et humanistes sur lesquels avait été fondé
Israël.
L’affaire Be’eri laissait une vilaine cicatrice sur les Services secrets et
eut un impact profond sur leur évolution. Si, en temps de guerre, les
dirigeants civils avaient hésité à condamner Be’eri, les services secrets
seraient peut-être devenus très différents. Ils auraient fort bien pu se
transformer en une sorte de KGB pour lequel il était courant de piéger des
victimes, d’utiliser des faux, de torturer et d’assassiner.
Ainsi, à long terme, cet épisode sordide eut des conséquences positives
pour Israël. À l’avenir, les méthodes de Be’eri seraient interdites. Les
services secrets eux-mêmes imposèrent des limites à leurs propres
pouvoirs et s’inspirèrent, pour leurs opérations futures, des principes
légaux et moraux garantissant les droits des individus. Avec la mise à
l’écart de Be’eri, c’est un autre homme qui joua un rôle central dans le
monde de l’ombre israélien : Reuven Shiloach.

                                  *

Reuven Shiloach était un personnage mystérieux. Ce quadragénaire à la
voix douce, d’une remarquable culture, était doué d’un esprit vif et
analytique, et d’une connaissance approfondie du Moyen-Orient arabe, de
ses traditions tribales, de ses clans, de ses alliances volatiles et de ses
vendettas sanglantes. Un de ses admirateurs disait de lui qu’il était « la
reine de l’échiquier de Ben Gourion ». Quelques-uns le comparaient au
rusé cardinal de Richelieu. D’autres le considéraient comme un habile
manipulateur, un maître marionnettiste, un homme qui savait quelles
ficelles tirer en coulisses. Toute sa vie, Shiloach avait pris part à des
missions secrètes et des opérations clandestines.
Fils de rabbin, Shiloach, aimable et poli, était né dans la Vieille Ville
de Jérusalem. Toujours vêtu avec soin, ce jeune homme svelte au front
dégarni avait été envoyé en mission à Bagdad, longtemps avant
l’indépendance d’Israël. Il avait vécu trois ans en Irak, se faisant passer
pour un journaliste et un enseignant, tout en étudiant la vie politique du
pays. Par la suite, il devint conseiller politique de David Ben Gourion.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il négocia avec les Britanniques la
création d’une unité de commandos juifs qui se verrait confier des
missions de sabotage en Europe occupée. Il contribua à la mise en place
de deux unités spéciales de ce type : l’une était le bataillon allemand,
équipé d’armes et d’uniformes allemands et qui entreprit des missions
audacieuses derrière les lignes ennemies en Europe ; l’autre était le
bataillon arabe, dont les membres parlaient l’arabe, s’habillaient comme
des Arabes, et étaient entraînés pour opérer en profondeur en territoire
arabe. Il convainquit également les Britanniques de parachuter des
volontaires juifs de Palestine en Europe occupée afin d’organiser la
résistance juive contre les nazis. Shiloach fut le premier à établir des
contacts avec l’OSS (Office of Strategic Services), prédécesseur de la
CIA. À la veille de la guerre d’Indépendance israélienne, il se rendit dans
les capitales arabes voisines pour y effectuer des missions d’espionnage,
et en rapporta un trophée inestimable : les plans d’invasion des armées
arabes.
Sa tendance à toujours agir dans le secret le plus absolu donna
naissance à de nombreuses légendes. Ses amis avaient l’habitude de
raconter qu’un jour, alors qu’il prenait un taxi, le chauffeur lui avait
demandé : « Où va-t-on ? » Et Shiloach lui aurait répondu : « C’est un
secret d’État. »
Pendant la guerre d’Indépendance, Shiloach commanda le « Service
d’information politique extérieur ». C’était l’un des multiples groupes de
renseignement quasi autonomes créés avant la naissance d’Israël. Le 13
décembre 1949, Ben Gourion ordonna l’établissement d’un « institut [
mossad, en hébreu] pour coordonner les agences de renseignements de
l’État », qui serait dirigé par Reuven Shiloach.
Mais le Mossad ne fut créé qu’au bout de deux ans de retards et de
querelles. Celles-ci étaient principalement le fait d’une unité, le
« Département politique », dont les membres collectaient des
renseignements à l’étranger, bénéficiaient de copieuses notes de frais et
menaient grand train, comme autant de James Bond. Quand ils eurent vent
du projet de démantèlement de leur unité, qui devait être incorporée au
Mossad, ils se révoltèrent et… refusèrent de continuer à espionner pour
Israël. Ce n’est qu’une fois leur fronde réprimée – tous ou presque ayant
été licenciés – que Shiloach put véritablement créer le Mossad.
Son appellation officielle serait finalement « l’Institut de renseignement
et des opérations spéciales », et sa devise était tirée des Proverbes,
11,14 : « Faute de direction un peuple succombe, le succès tient au grand
nombre de conseillers. » Ni son nouveau nom, ni sa devise n’en faisait
quelque chose d’unique. Une caractéristique le rendrait exceptionnel.
Shiloach tenait à ce que le Mossad ait le bras long, non seulement pour
Israël, mais pour l’ensemble du peuple juif. Lors d’une réunion avec ses
premières recrues, le Ramsad lança : « Outre toutes les fonctions des
services secrets, nous avons une autre grande mission : protéger le peuple
juif, où qu’il se trouve, et organiser son émigration en Israël. » Et
effectivement, dans les années qui suivirent, le Mossad aida secrètement à
la création d’unités d’auto défense là où la communauté juive était en
danger : Le Caire, Alexandrie, Damas, Bagdad, et quelques villes
d’Amérique du Sud. De jeunes Juifs militants étaient discrètement amenés
en Israël, où ils étaient formés par l’armée de terre et le Mossad, on
transférait des armes en contrebande dans les pays menaçants et, sur place,
les Juifs étaient regroupés en unités clandestines d’autodéfense. L’objectif
était de développer des forces capables de défendre les communautés
juives lors d’émeutes ou contre des groupes armés irréguliers – au moins
le temps qu’interviennent les forces gouvernementales, ou les
organisations internationales.
Et ce fut le Mossad qui, dans les années cinquante, fit venir en Israël
des dizaines de milliers de Juifs en péril dans les pays arabes du Moyen-
Orient et au Maroc. Des années plus tard, dans les années quatre-vingt,
c’est encore le Mossad qui organisa le sauvetage de Juifs pris au piège
dans l’Iran de Khomeiny, et qui se chargea de l’exode massif des Juifs
d’Éthiopie vers Israël. Mais sa première opération clandestine en Irak fut
un désastre.

                                  *

Dans le grand magasin Ouruzdi Bek de Bagdad, rue Rachid, un jeune
homme du nom d’Assad tenait le rayon des cravates. Réfugié palestinien,
il avait quitté son foyer d’Acre après la prise de la ville par l’armée
israélienne. Peu de temps avant son départ, il avait donné un coup de main
à son cousin, serveur dans un café près de l’édifice du gouverneur
militaire, et l’avait remplacé alors qu’il était souffrant. Pendant une
semaine, Assad avait parcouru les couloirs du bâtiment du gouverneur
militaire, portant un plateau de cuivre décoré et servant de minuscules
tasses de vigoureux café turc aux officiers de l’armée israélienne. Les
visages de certains d’entre eux étaient restés gravés dans sa mémoire.
Ce jour-là à Bagdad, le 22 mai 1951, il observait les clients qui
déambulaient dans le magasin quand il remarqua un visage familier. Non,
se dit-il tout d’abord, c’est impossible ! Pourtant, il se souvenait bien de
l’homme qu’il venait de voir, non en chemisette et pantalon d’été comme
aujourd’hui, mais en uniforme kaki. Assad appela aussitôt la police : « Je
viens de voir un officier israélien ! Ici, à Bagdad ! »
La police eut tôt fait d’arrêter l’homme, qui avait l’air européen et était
accompagné d’un Juif irakien quelconque qui portait des lunettes. Ce
dernier s’appelait Nishim Moshé, et il expliqua aux forces de l’ordre qu’il
n’était qu’un simple fonctionnaire au Centre communautaire juif. « J’ai
rencontré ce touriste hier, à un concert, affirma-t-il, et il m’a demandé de
lui faire faire le tour des boutiques. » Arrivés au quartier général de la
police, les deux hommes furent séparés. Les enquêteurs irakiens
interrogèrent Moshé sans ménagement au sujet de l’homme, identifié
comme un Israélien. Moshé ne dévia pas de sa version : il n’avait
rencontré ce touriste que la veille, il ne le connaissait pas. Dans les caves
sombres du quartier général de la police, les interrogateurs attachèrent
Moshé au plafond par les pieds, puis par les poignets, ils le passèrent à
tabac, menacèrent de le tuer. Mais leur misérable prisonnier ne savait
apparemment rien. Après une semaine de torture, les Irakiens, persuadés
que Nishim Moshé était un personnage insignifiant, le relâchèrent.
L’autre détenu ne cessait de répéter qu’il était iranien, qu’il s’appelait
Ismaïl Salhoun, et il montra son passeport iranien à ses geôliers. Mais ils
continuèrent à le torturer. Il ne ressemblait pas à un Iranien, et il ne parlait
pas un mot de persan. Pour finir, ils organisèrent une confrontation avec
Assad, le Palestinien qui l’avait identifié. « Mon sang s’est figé quand je
l’ai vu », raconta plus tard le prisonnier. Il craqua et avoua : il s’appelait
Yehuda Taggar (« Yudke » Tadjer) et était un capitaine israélien. Les
inspecteurs le traînèrent jusqu’à son appartement, fracassèrent les
meubles, sondèrent les murs, et découvrirent la cachette où étaient remisés
des documents – un dossier volumineux scotché au fond d’un tiroir de son
bureau.
Alors, le cauchemar commença, non seulement pour Taggar, mais pour
toute la communauté juive de Bagdad.
Plusieurs organisations clandestines juives et israéliennes opéraient
dans la ville, dont une unité d’émigration illégale, un groupe d’autodéfense
et quelques mouvements sionistes et de jeunesse. La création de certains
remontait même à avant la naissance de l’État d’Israël. Un peu partout
dans la capitale irakienne, des armes et des documents étaient stockés
dans des caches, y compris dans la synagogue Mas’uda Shemtov, dans le
centre. À ces groupes s’étaient ajoutés depuis peu des réseaux
d’espionnage, montés à la hâte avant la création du Mossad. Il n’y avait
pratiquement aucun cloisonnement, et la chute d’une cellule risquait
d’entraîner facilement toutes les autres. Les Juifs irakiens étaient assis sur
un baril de poudre : l’Irak était l’ennemi le plus acharné du jeune État
d’Israël, le seul à avoir refusé de signer un armistice avec lui. Tous les
membres des réseaux juifs clandestins savaient que les Irakiens se
montreraient sans pitié, et que leur vie ne tenait qu’à un fil.
C’est pour cette raison que Yehuda Taggar y avait été dépêché, afin de
détacher la filière d’espionnage de toutes les autres. Ancien officier du
Palmah, une unité d’élite de la Haganah, Taggar, jeune homme souriant à la
mèche rebelle, avait vingt-sept ans. C’était sa première mission à
l’étranger et, avant d’être arrêté, il avait fait tout son possible pour isoler
le réseau qu’il dirigeait des autres groupes. Malgré tout, quelques-uns de
ses hommes prenaient également part à d’autres activités secrètes. Un
autre Israélien, Peter Raniv (« Rodney l’Hindou »), était doté d’un
authentique passeport britannique. Il commandait un réseau distinct, mais
restait en contact avec Taggar. Les communications entre Taggar et Tel-
Aviv passaient par le chef de tous les groupes en activité à Bagdad, un
homme mystérieux, dont bien peu connaissaient la véritable identité. Il
s’appelait Mordechai Ben-Porat, Israélien né en Irak, ancien officier de la
guerre d’Indépendance, mais il agissait à Bagdad sous le nom de Zaki
Haviv. Il n’avait pas tenu à revenir en Irak, étant sur le point de se marier
avec une jeune femme qu’il avait rencontrée dans l’armée, mais il avait
finalement cédé aux pressions des gens du renseignement et s’était lancé
dans cette mission périlleuse.
Dans les jours qui suivirent l’arrestation de Taggar, toute l’organisation
secrète s’écroula. Des unités de la police spéciale irakienne interpellèrent
des dizaines de Juifs. Quelques-uns craquèrent lors des interrogatoires et
menèrent leurs tourmenteurs jusqu’à leurs planques. Les Irakiens
découvrirent des documents reliant certains Juifs à des activités
d’espionnage. Sous les dalles de la synagogue Semtov, la police découvrit
une énorme cache d’armes qui s’était constituée au fil du temps à partir de
1941 quand, lors d’un pogrom sanglant, 179 Juifs avaient été massacrés,
2 118 blessés et des centaines de femmes violées. Les Irakiens furent
stupéfaits par la quantité d’armes retrouvées : 436 grenades, 33 pistolets-
mitrailleurs, 186 revolvers, 97 chargeurs de fusils-mitrailleurs, 32
poignards de commando et 25 000 cartouches.
Pendant les terribles séances d’interrogatoire, un nom revenait
constamment : Zaki Haviv, le mystérieux patron des réseaux clandestins.
Mais qui était-il ? Et où se trouvait-il ? Enfin, un jeune enquêteur établit
habilement le lien : Zaki Haviv ne pouvait être que Nishim Moshé, ce
personnage falot qui avait été interpellé en même temps que Taggar avant
d’être remis en liberté. Des dizaines d’agents effectuèrent une descente
chez Moshé, mais n’y trouvèrent personne. Bagdad devint le théâtre d’une
gigantesque chasse à l’homme. En vain. Zaki Haviv s’était volatilisé.
En réalité, il était au seul endroit où la police n’aurait jamais songé à
chercher. Il était… en prison.
Deux jours après avoir été relâché à la suite de sa première arrestation
avec Taggar, Ben-Porat avait été réveillé par des coups violents à sa
porte. « Police, ouvrez ! » avaient crié les agents. Ben-Porat avait cru sa
fin venue. Il n’y avait pas d’autre issue dans sa maison, et plus personne
ne pouvait le sauver à Bagdad. Il le savait, pour un homme qui occupait
ses fonctions, il ne pouvait y avoir qu’un seul verdict dans les tribunaux
irakiens : la potence. Résigné, il ouvrit. Deux agents l’attendaient.
« Vous êtes en état d’arrestation, fit l’un d’eux.
— Mais qu’est-ce que j’ai fait ? dit Ben-Porat, feignant la surprise.
— Oh, rien de grave, répondit le policier, juste un accident de voiture.
Allez, habillez-vous. »
Ben-Porat n’en croyait pas ses oreilles. Il avait complètement oublié cet
accident dans lequel il avait été impliqué quelques mois plus tôt. Il n’avait
pas satisfait aux citations à comparaître et devait maintenant en répondre
devant la justice. Le procès fut bref, ne durant qu’une heure à peine. Le
juge le condamna à deux semaines de prison. Et donc, tandis qu’une armée
d’agents irakiens ratissait la ville à sa recherche, Zaki Haviv payait sa
dette à la société dans une prison de Bagdad.
Juste avant sa libération, il fut emmené au quartier général, où l’on
devait prendre ses empreintes et le photographier. Il savait qu’alors il
serait perdu. Ils seraient en effet en mesure de l’identifier et, cette fois, il
n’aurait pas droit qu’à deux semaines derrière les barreaux. Encadré par
deux gardes, il marcha dans les rues de la capitale jusqu’au quartier
général, à quelque distance de là. Sur le chemin, ils passèrent par le souk
bondé de Shurja, marché exotique où des échoppes sombres dont les
marchands vantent en hurlant les qualités de leurs produits bordent des
ruelles étroites et sinueuses. À ce qu’il espérait être le bon moment, Ben-
Porat bouscula ses gardes, plongea dans la foule et disparut. Les policiers
ne se donnèrent même pas la peine de le poursuivre. De toute façon, il
devait être remis en liberté une heure plus tard, alors, pourquoi s’en
soucier ?
Mais quand ils le signalèrent, l’incident déclencha un sacré raffut. Ils
avaient laissé filer Zaki Haviv, l’homme le plus recherché d’Irak ! La
presse d’opposition s’en aperçut et s’en prit à l’ineptie du gouvernement à
coups de gros titres rageurs. « Où est Haviv ? » demanda un quotidien. Et
de répondre : « Haviv – à Tel-Aviv ! »
Pendant ce temps, en Israël, les supérieurs de Ben-Porat préparaient
méticuleusement son évasion. Alors qu’il était caché chez un ami, un plan
audacieux fut mis en œuvre. À l’époque, un gigantesque pont aérien était
en cours, pour transporter toute la communauté juive d’Irak en Israël, via
Chypre. Près de 100 000 Juifs fuyaient l’Irak, de gros avions décollaient
presque tous les soirs.
Dans la nuit du 12 juin, Ben-Porat enfila ses plus beaux vêtements et
appela un taxi. Ses amis l’avaient inondé d’arak, le spiritueux local, et,
puant l’alcool, il s’effondra sur la banquette arrière et fit semblant de
dormir. Le chauffeur emporta son chargement ivre jusqu’à une petite rue
derrière l’aéroport de Bagdad, où il le laissa. Une fois seul, Ben-Porat se
rua sur la clôture de l’aéroport. Il savait exactement où elle avait été
coupée, et se faufila par le trou. Un avion, qui venait de terminer
d’embarquer des émigrés, roulait sur le tarmac. Soudain, le pilote braqua
ses phares sur la tour de contrôle, aveuglant momentanément le personnel.
L’appareil prit de la vitesse, sa porte arrière s’ouvrit en coulissant, à trois
mètres au-dessus du sol, et une corde en jaillit. Surgissant de l’obscurité,
Ben-Porat fonça sur l’avion, agrippa la corde et fut tiré à l’intérieur alors
que l’appareil décollait. Ni les contrôleurs aériens ni les passagers ne
s’aperçurent de cette évasion que l’on croirait sortie d’un film d’action.
En survolant la ville, l’avion fit clignoter ses phares à trois reprises.
« Dieu soit loué », murmurèrent quelques hommes rassemblés sur un toit.
Leur ami était en sécurité, en route pour Israël.
Une poignée d’heures plus tard, Haviv était bel et bien à Tel-Aviv.
Il épousa l’élue de son cœur, puis se tourna vers la politique. Il devint
député, puis ministre, et est aujourd’hui un chef respecté des Juifs irakiens
d’Israël.

                                   *

Ceux qu’il laissa derrière lui n’eurent pas autant de chance. Des
dizaines de Juifs furent arrêtés, battus et torturés. Taggar et vingt et un
autres furent jugés pour activités subversives. Deux membres éminents de
la communauté juive de Bagdad, Shalom Salach et Joseph Batzri, furent
inculpés pour détention d’explosifs et d’armes et furent condamnés à mort.
Peu de temps avant le début de son procès, Taggar fut réveillé en pleine
nuit et sa cellule envahie de policiers.
« On va te pendre cette nuit ! proclama le chef des enquêteurs.
— Mais vous ne pouvez pas pendre un homme sans le juger ! protesta
Taggar.
— Ah oui ? On sait déjà tout de toi, tu es un officier israélien, tu es un
espion – on n’a pas besoin de plus. »
Un rabbin barbu entra et s’assit à ses côtés pour lui lire les Psaumes. À
3 h 30 ce matin-là, les agents entraînèrent Taggar jusqu’à la salle
d’exécution. Il marcha entre eux, abasourdi. Quelques semaines plus tôt, il
était encore à Jérusalem, chez les siens. Puis, avant d’arriver ici, il avait
fait un détour pour goûter aux plaisirs de Paris et de Rome. Et maintenant,
il était sur le point de finir suspendu au bout d’une corde.
Les Irakiens lui firent signer plusieurs formulaires – la bureaucratie à
l’œuvre, même dans un moment pareil –, et le bourreau lui retira ses
bagues et sa montre. Taggar réclama que sa dépouille soit envoyée en
Israël. Le bourreau le fit placer sur une trappe et fit attacher des sacs de
sable à ses chevilles. Il dut tourner le dos au bourreau, qui lui passa la
corde au cou avant d’empoigner le levier de la trappe. Taggar refusa la
cagoule noire dont ils tentaient de l’affubler. Le bourreau jeta un coup
d’œil à son supérieur, debout avec plusieurs autres face à cet homme qui
allait mourir. Taggar pensa à sa famille, à Jérusalem, sa ville natale, à la
vie qu’il aurait pu mener. Est-ce que ma nuque va se briser ? se demanda-
t-il, tandis qu’une terreur sans nom s’emparait de tout son être.
Puis, brutalement, les agents sortirent. Taggar fut retiré de la trappe. Le
bourreau au visage fermé ôta les sacs de sable attachés à ses chevilles, et
la corde de son cou, marmonnant qu’il ne serait pas payé pour ses
prestations cette nuit. Bouleversé, Tagger comprit qu’il n’allait pas
mourir !
Tout, jusque dans les moindres détails, n’avait été qu’une ruse. Ils
avaient espéré le faire craquer, pour qu’il fournisse plus de détails sur ses
complices. Mais maintenant, en revenant lentement vers sa cellule, Taggar
savait que ses amis allaient le sortir de là.
À la fin de son procès, il fut condamné à mort, sentence aussitôt
commuée en prison à perpétuité. Batzri et Salach, eux, furent pendus ; ils
passèrent leur dernière nuit avec Taggar, qui s’efforça de leur remonter le
moral.
Alors commença pour « Yudke » un véritable chemin de croix. Il
parvint à en réchapper, vivant en compagnie de meurtriers, de prisonniers
politiques et de gardiens sadiques dans diverses prisons irakiennes. Mais
jamais il n’en douta : il ne mourrait pas ici, un jour, il serait libre !
Son attente dura neuf ans. En 1958, il y eut un coup d’État en Irak, et le
général Abdul Karim Qasim prit le pouvoir après avoir assassiné le
Premier ministre et la famille royale. Deux ans plus tard, quelques-uns de
ses plus proches confidents complotèrent pour l’éliminer (ce qu’ils
finiraient par faire quelques années plus tard). Le Mossad eut vent de la
conjuration. Le Ramsad entra immédiatement en contact avec les fidèles
de Qasim et conclut un accord avec eux. Il leur donnerait les noms des
conspirateurs, en échange de la libération de Yehuda Taggar.
Taggar se trouvait dans sa cellule sombre et lugubre quand ses geôliers
entrèrent avec des vêtements kaki. « Enfile ça ! lui ordonnèrent-ils. Tu
pars à Bagdad. »
Un véhicule de la police emporta un Taggar stupéfait jusqu’au palais
royal, où des soldats l’escortèrent dans une grande pièce. Là, derrière un
bureau richement décoré, se tenait un personnage familier, le président
Qasim lui-même. Soudain, Taggar comprit : ils allaient le libérer ! Qasim
ausculta longuement le visage de l’Israélien.
« Dites-moi, fit-il enfin, si la guerre éclatait entre l’Irak et Israël, vous
battriez-vous contre nous ?
— Quand je serai de retour dans mon pays, répondit Taggar, je ferai
tout ce que je peux pour favoriser la paix et la compréhension entre Israël
et les États arabes. Mais si la guerre éclate, je me battrai pour Israël, tout
comme vous vous êtes maintes fois battu pour votre pays. »
Une réponse qui dut plaire à Qasim. Il se leva. « Quand vous rentrerez
chez vous, lui déclara-t-il, dites aux vôtres que l’Irak est un État
indépendant, maintenant. Nous ne sommes plus les laquais de
l’impérialisme. »
Une voiture emmena Taggar du palais vers l’aéroport. Il n’arrivait
toujours pas à croire à ce qui était en train de lui arriver. Ils le mirent dans
un avion pour Beyrouth, d’où il prit un vol pour Nicosie, à Chypre, et de
là un autre pour Israël. À l’aéroport, il fut accueilli par ses amis et ses
collègues. Ils s’attendaient à retrouver un homme brisé, une épave
humaine. Mais celui qui descendit de l’avion était le même homme plein
de vigueur, extraverti et souriant qu’ils avaient vu pour la dernière fois
plus de neuf ans plus tôt. Mais comment t’en es-tu sorti ? lui demandèrent-
ils. Comment t’es-tu accroché à la raison, à ton optimisme ? « Je savais
que vous me tireriez de là », leur expliqua simplement Yudke.
En ramenant Taggar parmi les siens, les chefs du Mossad avaient
appliqué un autre des principes fondateurs de l’organisation : il ne fallait
ménager aucun effort, consacrer tous les moyens possibles et consentir à
tous les sacrifices pour arracher nos garçons à la captivité.
En Israël, Taggar se maria, fonda une famille et, après une brillante
carrière dans la diplomatie, il devint professeur d’université.

                                    *

Reuven Shiloach n’avait rien eu à voir avec la tragédie de Bagdad.
Pourtant, à la fin de 1952, il démissionna. Il fut remplacé par une star
fraîchement émoulue du monde de l’ombre des services secrets
israéliens : Isser le Petit.
4

    Une taupe soviétique et un cadavre à la mer

Ze’ev Avni rêvait de devenir agent du Mossad.
Un jour pluvieux d’avril 1956, il se rendit au quartier général des
services, souhaitant de tout son cœur en ressortir officiellement engagé.
Des années durant, il avait essayé de faire partie des rares élus, au point
que c’était désormais l’objectif le plus important de sa vie.
Né Wolf Goldstein à Riga, en Lettonie, il avait grandi en Suisse, servi
dans l’armée suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, et émigré en
Israël en 1948. Il avait hébraïsé son nom en Ze’ev Avni. Et deux ans après
avoir vécu et travaillé dans le kibboutz Hazorea, il était entré au ministère
des Affaires étrangères, qui l’avait affecté à Bruxelles. Présentant bien,
cultivé, il parlait couramment plusieurs langues, et avait séduit ses
supérieurs par ses manières et son empressement. Mais aussi par sa
disposition à accepter n’importe quelle corvée, surtout celles qui étaient
en rapport avec le Mossad. Chaque fois qu’il y avait besoin d’un
diplomate pour jouer les courriers secrets, pour un déplacement urgent
dans une autre ville, pour apporter des documents confidentiels à une unité
clandestine du Mossad où que ce soit en Europe, Avni était toujours le
premier à se porter volontaire. Sa coopération fréquente avec le Mossad
en avait fait un de leurs contacts en Europe. Et cette collaboration alla
s’intensifiant quand il fut transféré à l’ambassade israélienne à Belgrade,
en Yougoslavie. Dans plusieurs lettres adressées à Isser Harel, le Ramsad,
Avni proposait d’établir une station du Mossad à Belgrade. Harel refusa,
les services n’avaient que faire d’une station en Yougoslavie. Avni ne
renonça pas. En avril 1956, il revint en Israël pour une visite privée et
demanda une entrevue avec le Ramsad, qu’il obtint. Et donc, en cette
pluvieuse journée d’avril, il était sur le point de rencontrer Isser Harel
pour la première fois.
Tendu, nerveux, il pénétra dans le bureau de Harel, installé dans une
vieille bâtisse de l’ancienne colonie allemande de Tel-Aviv. Harel avait
été nommé Ramsad moins de quatre ans plus tôt, mais était déjà un
directeur légendaire. Les gens admiraient autant qu’ils craignaient ce petit
homme énigmatique. Des histoires, vraies et fausses, circulaient à son
sujet dans les couloirs mal éclairés de l’institution. Avni avait entendu
toutes sortes de choses sur Harel, surnommé « Isser le Petit » pour le
distinguer d’Isser le Grand de sinistre mémoire. Avni redoutait cet
entretien, compte tenu des bruits qui couraient sur l’entêtement d’Isser le
Petit, sa brusquerie et sa fabuleuse intuition.
Mais le petit homme mince et chauve, en pantalon et chemise à manches
courtes, qui le reçut dans son bureau spartiate s’exprimait avec douceur et
gentillesse. Il reconnut être impressionné par l’attitude d’Avni et sa finesse
politique. Il lui demanda pourquoi il se trouvait en Israël, et Avni expliqua
que sa fille d’un premier mariage avait demandé à le voir.
« Quel âge à votre fille ? fit Isser dans un sourire.
— Huit ans.
— Huit ans ? » dit Isser, surpris.
Il semblait trouver curieux qu’un diplomate rentre précipitamment au
pays simplement parce que sa petite fille le lui avait demandé. Avni
entreprit alors de détailler la complexité de ses relations avec sa première
épouse, sa fille, et sa nouvelle épouse. Isser commença à s’impatienter. Il
l’interrompit et lui annonça qu’il n’y aurait pas de station du Mossad à
Belgrade. Quant à l’avenir d’Avni, « nous verrons quand vous aurez
conclu votre affectation en Yougoslavie ». Avni était désespéré.
Néanmoins, avant qu’il ne parte, Isser lui proposa de revenir le voir
dans un ou deux jours, « mais pas ici, il y a trop de gens qui vont et
viennent. Vous me retrouverez dans mon bureau secret en centre-ville, mon
chauffeur vous y conduira ».
Il y avait encore de l’espoir, se dit Avni, sinon, pourquoi Isser aurait-il
souhaité le revoir ?
Ainsi, quelques jours plus tard, Avni entra dans un discret appartement
du centre de Tel-Aviv. Il n’avait plus aucune raison d’avoir peur d’Isser ;
après tout, il s’était montré aimable lors de leur première rencontre.
Isser l’attendait. Il l’emmena dans une grande pièce aux murs nus et aux
volets fermés, seulement meublée d’un bureau et de deux chaises. Avni
s’assit et, brutalement, Isser se métamorphosa en taureau furieux. Les traits
déformés par la rage, il tapa des deux poings sur son bureau et rugit : « Tu
es un agent soviétique ! Avoue ! Avoue ! » Puis, une fois encore :
« Avoue ! » Il continua à marteler son bureau de ses poings fermés tout en
hurlant : « Je sais que les Soviétiques t’ont envoyé ! Je sais que tu es un
espion ! Avoue ! » Avni, sous le choc, paralysé, ne pouvait plus prononcer
un mot.
« Avoue ! Si tu coopères avec moi, j’essaierai de t’aider, sinon… »
Le cœur d’Avni battait la chamade. Couvert d’une sueur froide, il avait
l’impression que sa langue était en plomb. Il était sûr que ses derniers
instants étaient arrivés et qu’Isser allait le faire tuer. Il trouva enfin la
force de balbutier quelques mots.
« J’avoue, bafouilla-t-il, je travaille pour les Russes. »
Isser ouvrit une porte dérobée, cédant le passage à deux de ses
meilleurs agents accompagnés d’un policier. Ce dernier mit Avni en état
d’arrestation et l’emmena pour procéder à son interrogatoire. Alors, petit
à petit, il dévoila sa véritable identité, et quel avait été son objectif.
Communiste fervent depuis l’adolescence, il avait été recruté par le GRU
soviétique (les services de renseignements de l’armée Rouge) alors qu’il
résidait encore en Suisse, et il avait espionné pour le compte de l’Union
soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Peu après, il avait reçu
l’ordre d’émigrer en Israël et d’attendre. Il était censé devenir une taupe.
Pendant des années, il avait attendu un message de Moscou, mais les
maîtres espions russes ne l’avaient de nouveau contacté que quand il avait
été en poste à Bruxelles. Là, il leur avait fourni des informations
importantes sur les accords entre Israël et les usines d’armement FN
Herstal en Belgique, ainsi que les codes du ministère israélien des
Affaires étrangères. Il leur avait même révélé les noms de deux anciens
nazis qui espionnaient pour Israël en Égypte. À la surprise de leurs
officiers traitants, les deux Allemands avaient été soudain expulsés
d’Égypte. Mais cela n’avait pas suffi pour les contacts russes d’Avni. Ils
voulaient que leur homme infiltre le Mossad. Et c’était ce qu’il s’était
efforcé de faire avec tant d’acharnement, jusqu’au moment où Isser avait
hurlé : « Avoue ! »
Il y avait plus étonnant encore. Quand il passa aux aveux, il ne savait
pas qu’il aurait pu sortir de ce piège en homme libre ! Le Ramsad n’avait
pas la moindre preuve contre lui, que des soupçons, pas même l’ombre
d’un indice démontrant qu’Avni était un espion. Certes, des années
auparavant, quelqu’un avait expliqué à Isser qu’Avni avait été exclu de
son kibboutz pour ses opinions communistes. Mais de là à être un agent
des Soviétiques…
Isser avait fait confiance à sa seule intuition. Les efforts inépuisables
d’Avni pour entrer au Mossad, cette curieuse visite à sa fille, ses
tentatives pour convaincre Isser d’ouvrir une station du Mossad à
Belgrade… Tous ces détails, dans l’esprit acéré d’Isser, avaient fini par
fusionner et l’amener à une conclusion impensable : une taupe, un traître
avait failli pénétrer jusqu’au saint des saints d’Israël.
À son procès, Avni avoua tout. Il fut condamné à quatorze ans de prison.
Remis en liberté conditionnelle au bout de neuf ans, il devint un citoyen
modèle et exerça le métier de psychologue. Isser affirma à son biographe
qu’Avni avait été l’espion le plus dangereux jamais capturé en Israël, mais
aussi « le plus charmant », et il parlait avec affection de lui comme du
« gentleman espion ».
Avni en personne nous a déclaré que, au fil du temps, certains des
membres de la hiérarchie de la police et des interrogateurs du Shabak
(correspondant à peu près au FBI américain) étaient devenus ses amis.
Longtemps, l’Opération Pygmalion, nom donné à l’affaire Avni, resta un
des secrets les mieux gardés du Mossad. Mais pour les rares personnes
dans le secret, elle avait une fois de plus fait la preuve du formidable
instinct d’Isser.
Qui était donc Isser le Petit ? Taciturne, timide, têtu comme une mule, il
serait né dans l’antique ville fortifiée de Dvinsk, dans la Russie impériale.
On racontait que quand il avait émigré en Israël à l’âge de dix-huit ans, il
avait, dans son petit sac à dos, une miche de pain qu’il avait fait cuire en y
dissimulant un revolver. Isser le Petit s’installa d’abord dans le kibboutz
Shefayim, où il épousa une sympathique cavalière, Rivka. Dur, entêté et
sûr de lui, il quitta le kibboutz pour des raisons inconnues avec son
épouse, un enfant, et pour tout bien sa chemise. Pendant la Seconde Guerre
mondiale, il rejoignit la Haganah et devint rapidement chef du
« département juif » du Shay, chargé de poursuivre les traîtres et les
dissidents. Les « dissidents » en question étaient les membres de l’Irgoun
et du groupe Stern, deux organisations clandestines de droite qui
contestaient l’autorité et la politique de David Ben Gourion et de la
communauté juive organisée. Après la chute d’Isser le Grand, Isser le Petit
prit la tête du Service de sécurité interne, le Shabak.
Le Mossad commençait à peine à fonctionner quand Ben Gourion
accepta subitement la démission de Reuven Shiloach, nommant Isser à sa
place. Officiellement, ce changement était dû à un accident de la
circulation dont Shiloach était sorti invalide. Mais au Mossad la rumeur
prétendait qu’Isser avait poussé Shiloach dehors après avoir convaincu
Ben Gourion que le Ramsad était certes un homme charmant et érudit, mais
qu’il était incapable de diriger des agents inflexibles et de mener des
opérations clandestines.
Sous la direction d’Isser, la communauté du renseignement prit ce qui
allait être sa forme définitive. Elle se composait de cinq services : le
Mossad, le Shabak, AMAN (le renseignement militaire), la Branche
spéciale de la police, et la Division de recherche du ministère des
Affaires étrangères. Seul le Mossad, AMAN et le Shabak comptaient
vraiment. Les deux autres étaient considérés comme des parents pauvres.
Les directeurs des cinq services et leurs adjoints constituaient le « Comité
des chefs de services ». Isser en fut nommé président. Ben Gourion créa
aussi un titre spécialement pour lui : « Memunneh », directeur exécutif
responsable des services de sécurité. Quand il confia pour la première
fois ce nouveau poste à Isser le Petit, il eut cette réflexion : « Bien sûr,
vous continuerez à diriger le Shabak, même si maintenant vous êtes au
Mossad. » Isser choisit un nouveau directeur pour le Shabak, tout en
gardant le contrôle tant du Mossad que du Shabak.
Isser le Petit était devenu le maître incontesté du renseignement
israélien.
L’affaire Pygmalion ne fut qu’une parmi les nombreuses opérations
cruciales qu’il mena durant les premières années de l’État d’Israël,
essentiellement contre des espions soviétiques dont beaucoup furent
arrêtés, emprisonnés ou expulsés.
Mais tous les espions ne travaillaient pas pour les Soviétiques, et toutes
les histoires d’espionnage ne se terminent pas forcément bien.

                                    *

Un après-midi, au début du mois de décembre 1954, un avion de
transport dessinait des cercles au-dessus de la Méditerranée orientale.
Quand ses pilotes eurent la certitude qu’il n’y avait aucun navire dans les
environs, une des portes de l’appareil s’ouvrit et un objet volumineux fut
largué en pleine mer.
C’était le corps d’un homme.
L’avion fit demi-tour. Une heure plus tard, il se posait en Israël. Ainsi
prit fin l’opération du Mossad baptisée « Ingénieur » (un nom fictif), qui
resta ultrasecrète pendant plus de cinquante ans.
En 1949, trois frères d’une famille juive de Bulgarie étaient arrivés à
Haïfa. L’aîné, Alexandre Israel, venait tout juste d’obtenir son diplôme de
l’école d’ingénieurs de Sofia. Il s’engagea dans l’armée, où il obtint le
grade de capitaine, et fut affecté dans la Marine israélienne. Le capitaine
Israel était un jeune homme séduisant et tout à fait charmant. Apprécié de
ses supérieurs, il prit part à des recherches extrêmement sensibles dans le
domaine de la guerre électronique et le développement de nouvelles
armes. Il se choisit un nouveau prénom hébreu, Avner, et, en 1953, il
épousa Matilda Arditi, une jolie jeune femme d’origine turque. Le jeune
couple s’installa à Haïfa, près de la principale base navale d’Israël.
Matilda était très amoureuse de son époux charismatique. En revanche,
elle n’avait pas conscience de certains aspects moins reluisants de sa
personnalité. Elle ne savait pas qu’il avait un casier judiciaire aussi fourni
que pittoresque. Les rapports traitant de fraudes où apparaissait le nom
d’Avner Israel commençaient à s’accumuler dans les archives de la police
de Haïfa. Il avait été accusé de louer simultanément le même appartement
à plusieurs locataires, de se faire passer pour un représentant en
réfrigérateurs qui récoltait des arrhes pour des appareils qui n’étaient
jamais livrés, et faisait l’objet d’autres plaintes du même genre. L’une
d’entre elles finit par aboutir en justice, et il fut assigné à comparaître le 8
novembre 1954.
Matilda, enceinte, n’en savait rien, pas plus qu’elle ne savait que son
mari aimant entretenait une relation avec une jolie employée du consulat
italien à Haïfa. Il était même allé jusqu’à la demander en mariage, et
l’Italienne avait accepté, à une condition : il devait d’abord se convertir
au catholicisme.
Ce qui n’était pas pour déranger le jeune Avner. Il s’était déjà converti
une première fois, en Bulgarie, quand il avait dû épouser une autre
chrétienne qu’il avait séduite, et que la famille de cette dernière, furieuse,
l’avait contraint, presque sous la menace des armes, à se convertir et à
l’épouser. Mais juste avant le mariage, il avait fui Sofia. Sa future femme
s’était suicidée, et il était revenu à Sofia et au judaïsme. Donc, il
recommença. Il se rendit à Jérusalem avec sa maîtresse, fut baptisé au
couvent de Terra Santa et changea de nom. Il s’appelait maintenant
Alexandre Ivor. À l’aide de documents fournis par l’église, le charmant
capitaine, sous sa nouvelle identité, obtint un passeport du ministère de
l’Intérieur.
La date du mariage avec son amie italienne fut fixée au 7 novembre. Il
devait passer en jugement à Haïfa le 8. Avner Israel, alias Alexandre Ivor,
n’avait l’intention d’honorer ni l’un ni l’autre de ces engagements. Le
moment était venu pour lui de disparaître.
À la fin du mois d’octobre, le capitaine Israel prit une permission de
deux semaines. Il n’avait pas de visa de sortie, mais Alexandre Ivor, lui,
en avait un, ainsi que toutes sortes de papiers officiels, certains vrais,
d’autres non. Il acheta un billet d’avion pour Rome et, le 4 novembre, il
partit. Ni son épouse, ni sa « fiancée » n’étaient au courant de son départ.
Quand son futur mari eut disparu, la jeune Italienne, angoissée, se lança à
sa recherche. Elle finit par s’adresser à la police de Haïfa. Avec son aide,
elle découvrit son adresse, où elle eut la stupeur de rencontrer Mme
Matilda Israel, qui en était au septième mois de sa grossesse.
À Rome, Avner Israel disparut, mais pas pour longtemps. Le résident du
Mossad sur place disposait de sources fiables au sein de la communauté
diplomatique arabe en Italie. Le 17 novembre, un câble urgent arriva au
quartier général du Mossad à Tel-Aviv : « Un officier israélien, Alexandre
Ivon, Ivon ou Ivy, est ici, et il tente de vendre des informations à l’attaché
militaire égyptien. »
Le Ramsad et le nouveau chef du Shabak, Amos Manor, s’associèrent
pour découvrir qui était cet homme. Ils l’identifièrent au bout de quelques
jours et furent effarés d’apprendre que c’était un officier de marine
israélien. Ils reçurent alors un autre télégramme de Rome, encore plus
inquiétant : l’agent du Mossad signalait qu’Israel avait vendu aux
Égyptiens les plans détaillés d’une grande base de Tsahal, et qu’il avait
touché 1 500 dollars qu’il avait ensuite déposés au Credit Suisse. Il aurait
promis davantage d’informations aux Égyptiens et aurait accepté de se
rendre en Égypte pour y être débriefé.
Quelques jours plus tard, un autre câble leur parvint : « L’ambassade
d’Égypte a commandé deux billets pour Le Caire pour la fin de novembre
auprès de l’agence de la TWA. Apparemment, les deux passagers seront
l’attaché militaire égyptien et l’officier israélien. »
Au quartier général du Mossad, ce fut le branle-bas de combat. Pour
Isser, il y avait une énorme différence entre l’interrogatoire d’un
informateur par un attaché militaire dans un pays étranger et le transfert
dudit informateur dans la capitale égyptienne, où il serait questionné par
des spécialistes qui obtiendraient alors de lui des informations encore
plus détaillées et dangereuses. Isser était fermement décidé à empêcher le
voyage d’Avner Israel au Caire, par tous les moyens. Il envoya son équipe
opérationnelle à Rome. En ce temps-là, le Mossad ne disposait pas encore
d’un Département des opérations, et avait donc recours à l’unité
opérationnelle du Shabak. Rafi Eitan, le commandant de cette dernière, un
des meilleurs agents israéliens, était une légende aux yeux de ses hommes.
Né dans un kibboutz, c’était un joyeux petit bonhomme, rondouillard et
portant lunettes, mais aussi audacieux, inventif et impitoyable. Combattant
audacieux du Palmah dans les années qui avaient précédé l’indépendance,
il avait été très impliqué dans « l’Aliya Beth », l’organisation clandestine
chargée de faire venir des Juifs en Palestine malgré les restrictions
imposées par les Britanniques. Ils devaient fuir l’Europe sur des
embarcations de fortune, échapper aux navires de guerre de la Royal Navy
qui croisaient le long du littoral palestinien, débarquer sur des plages
désertes, puis se mêler à la population juive locale. L’exploit le plus
célèbre de Rafi était la destruction du site de radar britannique du mont
Carmel, près de Haïfa, qui repérait les bateaux de l’Aliya Beth en
approche. Pour arriver jusqu’au radar, Rafi avait rampé dans des
canalisations répugnantes, d’où son surnom de « Rafi le Puant ». Durant la
guerre d’Indépendance, ses actions ne firent que confirmer sa bravoure,
son intelligence et sa ruse.
Quand Isser regroupa son équipe opérationnelle, il recruta des gens
d’origines diverses : des rescapés de l’Holocauste, des vétérans du
Palmah et de la Haganah, d’anciens membres de l’Irgoun et du groupe
Stern – des militants d’extrême droite qu’il avait lui-même traqués du
temps de la lutte pour l’indépendance. (Une des recrues du Mossad était
Yitzhak Shamir, un ancien chef du groupe Stern, et futur Premier ministre.)
Et Rafi fut nommé à la tête de l’équipe.
Il partit pour Rome avec les agents Raphael Medan et Emmanuel
(Emma) Talmor. D’autres les rejoignirent peu après. Ils préparèrent
aussitôt une embuscade à l’aéroport Fiumicino de Rome. Lors de leur
dernier briefing avant leur départ, Isser leur avait ordonné d’arrêter Avner
Israel à l’aéroport. « Il ne faut pas qu’il monte à bord de cet avion.
Simulez une bagarre, maîtrisez-le, blessez-le si besoin est. Et si vous
échouez, tirez et tuez-le ! »
C’était la toute première fois qu’un permis de tuer était accordé à des
agents israéliens. Mais l’embuscade de l’aéroport n’eut pas lieu.
Apparemment, l’information sur le voyage d’Avner en Égypte était fausse.
Il séjourna un temps à Rome puis, brutalement, il quitta l’Italie et se mit à
parcourir l’Europe, l’équipe d’Eitan sur ses talons. Comme s’il cherchait
à semer ses poursuivants, il se rendit à Zurich, Genève, Paris, Vienne…
Soudain, le capitaine Israel disparut. Les agents du Mossad le
cherchèrent partout, en vain. Jusqu’à ce que la chance proverbiale d’Eitan
lui sourie. À Vienne se trouvait l’émissaire israélien d’une organisation
secrète, « Nativ », qui avait pour mission d’orchestrer le transfert de Juifs
d’Europe de l’Est et de Russie vers Israël. Il entretenait des liens étroits
avec le Mossad. Un jour, en décembre, son épouse née en Bulgarie lui fit
une surprise.
« Tu ne vas pas me croire, lui dit-elle, rayonnante. Ce matin, je
marchais dans la rue et je suis tombée sur un de mes amis de Sofia. Ça
faisait des années que je ne l’avais pas vu. Nous sommes allés à l’école
ensemble, dans la même classe ! Quelle coïncidence, tu ne trouves pas ?
— Ah bon ? Comment s’appelle-t-il ? demanda son mari.
— Alexandre Israel. On se retrouve demain pour déjeuner. »
L’envoyé du Nativ savait qu’Eitan était sur la trace d’un homme qui
correspondait à la description qu’en avait faite son épouse. Il le prévint
sur-le-champ. Le lendemain, deux agents du Mossad allèrent déjeuner
dans le même restaurant et s’assirent à quelques pas de là où Alexandre
Israel et son amie d’enfance échangeaient des souvenirs. Quand Israel
quitta l’établissement, ils le suivirent comme son ombre.
Quelques jours plus tard, « Alexandre Ivor » embarquait à bord d’un
avion des Austrian Airlines à destination de Paris ; le siège voisin du sien
était occupée par une séduisante jeune femme. Ivor, éternel homme à
femmes, entama la conversation, à laquelle elle participa avec grâce. Ils
décidèrent de se retrouver à Paris pour une virée nocturne. Juste avant
l’atterrissage, elle lui expliqua : « Je suis attendue par des amis à
l’aéroport. Vous voulez vous joindre à nous ? Je suis sûre qu’ils auront de
la place dans leur voiture. »
Ivor était ravi. À l’aéroport, deux messieurs tirés à quatre épingles
accueillirent la jeune dame. Tous quatre montèrent dans une voiture et
prirent la route pour Paris. Ivor était assis à côté du chauffeur. La nuit était
tombée ; le chauffeur aperçut un homme qui, débout à un carrefour mal
éclairé, leur faisait signe, comme un auto-stoppeur. « Prenons-le », dit-il.
Il arrêta son véhicule, et soudain, « l’auto-stoppeur » et quelques autres
hommes surgis de l’obscurité foncèrent sur eux tandis qu’une seconde
voiture faisait halte derrière eux.
« On nous enlève ! » s’exclama Ivor. Brusquement, l’homme assis
derrière lui l’agrippa à la gorge. Ivor se débattit furieusement. La portière
de la voiture s’ouvrit, un autre homme se jeta sur Ivor et le maîtrisa. Il
dégaina un pistolet et cria en hébreu : « Encore un geste et tu es mort ! »
Ivor se figea. Une main, qui tenait une compresse imbibée de chloroforme,
se plaqua sur son visage, et il sombra dans un profond sommeil.
Il fut discrètement transféré dans un endroit sûr à Paris, où Rafi Eitan et
son équipe l’interrogèrent. Il avoua qu’il avait vendu des documents top
secret aux Égyptiens, pour l’argent. Depuis Israël, Isser leur ordonna de le
ramener. Même le traître le plus infâme, estimait-il, devait être jugé, et ses
droits respectés. Eitan et ses hommes droguèrent Avner, le logèrent dans
une grande caisse et le chargèrent à bord d’un DC-3 de l’armée de l’air
israélienne qui effectuait le vol hebdomadaire entre Paris et Tel-Aviv.
Le chemin du retour fut long et pénible. L’avion dut faire le plein à
Rome et à Athènes. Un médecin réputé, un anesthésiste du nom de Yona
Elian, se trouvait à bord. Avant chaque atterrissage et chaque décollage, il
injectait un somnifère à leur passager. Mais après avoir décollé
d’Athènes, ce fut le désastre. La respiration d’Avner Israel, toujours
inconscient, s’affola, son pouls s’accéléra et ses pulsations cardiaques
devinrent irrégulières. Le docteur Elian fit tout son possible pour le
stabiliser et maîtriser ses convulsions, y compris la respiration
artificielle, en vain. Longtemps avant que l’avion n’atterrisse en Israël, le
prisonnier mourut.
Dès qu’ils furent posés, les agents du Mossad appelèrent Isser et lui
annoncèrent le décès d’Israel. Le Ramsad leur ordonna de laisser sa
dépouille dans l’avion et dit au pilote de reprendre les airs. Loin des
côtes, le cadavre fut jeté à la mer.

                                   *

Ce malheureux incident ébranla le quartier général du Mossad. Isser se
rendit en hâte au cabinet du Premier ministre Moshé Sharett et lui demanda
de nommer une commission d’enquête sur la mort de l’officier. Sharett
confia la mission à deux hommes qui exonérèrent les agents du Mossad de
toute culpabilité. Tout ce qu’ils avaient fait, considéra la commission,
c’était d’amener l’homme devant ses juges ; ils n’étaient pas responsables
de sa mort. Elle conclut que le décès était apparemment dû à une surdose
de somnifère injecté par le médecin. Interrogé à ce sujet des années plus
tard, le docteur Elian soutint, quant à lui, que la mort avait été causée par
des changements brutaux de pression à l’intérieur de l’appareil. (En 1960,
toujours en sa qualité d’anesthésiste, il participa à la capture d’Eichmann
en Argentine.)
Les hommes d’Isser épluchèrent les documents d’Avner Israel et
découvrirent des déclarations sous serment et des lettres de
recommandation de l’Église catholique de Jérusalem. Après avoir vendu
ses secrets à l’Égypte, il avait prévu de s’enfuir en Amérique du Sud.
Dans ses bagages, les agents retrouvèrent un billet de paquebot pour le
Brésil.
Isser dut ensuite régler la question de la famille du défunt. Il aurait dû
contacter Matilda pour lui dire toute la vérité. Mais les chefs du Mossad,
que la triste fin de l’affaire embarrassait, préfé rèrent enterrer toute
l’histoire, avec l’appui du Premier ministre. Le Mossad laissa filtrer des
récits inventés de toutes pièces dans les journaux à propos du capitaine
Avner Israel. On raconta qu’il avait fui Israël, criblé de dettes et hanté par
ses relations amoureuses. Les quotidiens en firent leurs choux gras.
Longtemps, Matilda, les frères de son mari et son fils, Moshé Israel-
Ivor, ne surent pas ce qui s’était passé. Ils croyaient qu’il vivait encore
quelque part, peut-être en Amérique du Sud. Un mensonge impardonnable.
La première erreur du Mossad avait été le traitement infligé à Israel,
même si c’était un traître. Cette conjuration du silence avait été la
seconde, la suppression de toute référence à l’homme dans les archives
militaires, et les mensonges à son épouse et à ses frères. Rafi Eitan et
plusieurs officiers du Mossad s’opposèrent ouvertement à la décision du
Ramsad de jeter le corps à la mer et de ne pas dire la vérité à la famille,
mais ils étaient pieds et poings liés. « En ce temps-là, nous a déclaré
Eitan, Isser le Petit était le M. Sécurité. Il était le maître absolu des
services secrets, et jamais la communauté du renseignement ne remettait
ses décisions en cause. » Le fait que cette affaire ait été malgré tout rendue
publique des années plus tard prouve à quel point il est difficile d’effacer
l’existence d’une personne. Même par-delà la mort, on peut encore
entendre sa voix.
5

« Oh, ça ? C’est le discours de Khrouchtchev… »

Tout commença par une histoire d’amour.
Au printemps 1956, Lucia Baranovski était folle amoureuse d’un beau
journaliste, Victor Grayevski. Son mariage avec le vice-Premier ministre
de la Pologne communiste partait à vau-l’eau, c’était tout juste s’ils
vivaient encore ensemble. Lucia travaillait comme assistante d’Edward
Ochab, secrétaire général du parti communiste polonais. Les membres de
son personnel avaient pris l’habitude de voir le séduisant Victor rendre
souvent visite à sa jolie petite amie, laquelle ne faisait pas mystère de ce
que lui inspirait ce fringant jeune homme.
Victor était rédacteur en chef de la PAP, l’agence de presse polonaise,
pour les affaires soviétiques et d’Europe de l’Est. En réalité, il était juif,
et s’appelait Victor Shpilman. Mais des années plus tôt, quand il avait
rejoint les rangs du parti communiste, ses amis lui avaient fait savoir
qu’avec un nom comme Shpilman il n’irait pas bien loin. Il avait donc pris
celui de Grayevski, qui faisait polonais.
Il était enfant quand l’armée allemande avait envahi la Pologne en 1939.
Sa famille avait réussi à passer en Russie et échappé de peu à
l’Holocauste. Après la guerre, ils étaient rentrés en Pologne. En 1949, les
parents et la jeune sœur de Victor avaient émigré en Israël. Mais lui,
communiste fervent, était resté. Admirateur de Staline, il brûlait de
participer à l’avènement du paradis des travailleurs.
Or, ni ses amis et collègues, ni même la femme qu’il aimait ne savaient
que le désenchantement avait commencé à se frayer un chemin dans le
cœur du jeune communiste. En 1955, il était parti voir sa famille en Israël
et avait découvert un autre monde, libre, progressiste, une nation juive
démocratique, un rêve, en quelque sorte, totalement différent de la
propagande communiste à laquelle il avait été exposé. De retour en
Pologne, Victor, âgé de trente ans, avait commencé à caresser l’idée
d’émigrer à son tour.
Ce matin-là, au début du mois d’avril 1956, Victor vint rendre sa visite
habituelle à Lucia, dans les locaux du secrétariat du parti. Sur un coin de
son bureau, il vit une brochure à la couverture rouge, numérotée et portant
la mention « top secret ».
« C’est quoi ? lui demanda-t-il.
— Oh ça, c’est le discours de Khrouchtchev », lui répondit-elle d’un air
détaché.
Victor se tendit. Il avait entendu parler de ce fameux discours, mais
n’avait jamais rencontré personne qui en eût connaissance, même d’une
seule phrase. C’était l’un des secrets les mieux gardés du bloc
communiste.
Victor savait que Nikita Khrouchtchev, le tout-puissant premier
secrétaire du parti communiste soviétique, avait tenu ce discours à
l’occasion du XX e congrès du parti, en février dernier au Kremlin. Le 25
février, peu avant minuit, il avait été demandé à tous les invités étrangers
et les chefs des partis communistes étrangers de quitter la salle. À minuit,
Khrouchtchev était monté sur l’estrade et s’était adressé aux 1 400
délégués soviétiques. Son discours, disait-on, avait causé la stupeur dans
l’assemblée.
Mais qu’avait-il dit ? Selon un journaliste américain qui avait été le
premier à envoyer une dépêche à ce sujet à l’Ouest, le discours avait duré
quatre heures. Et Khrouchtchev y avait décrit en détail les crimes terribles
de l’homme que des millions de communistes vénéraient dans le monde
entier : Staline. Khrouchtchev, disait la rumeur, avait accusé Staline
d’avoir fait massacrer des millions de gens. Il se murmurait que, pendant
le discours, de nombreux délégués avaient pleuré ou s’étaient arraché les
cheveux de désespoir ; quelques-uns s’étaient évanouis ou avaient
succombé à un infarctus ; deux au moins s’étaient suicidés depuis. Or pas
un mot des révélations de Khrouchtchev n’avait été publié dans les médias
soviétiques. Moscou bruissait de rumeurs, et certains passages du discours
étaient lus à huis clos dans les principales institutions du parti. Mais le
texte intégral, lui, était inaccessible, au même titre qu’un secret d’État.
Des journalistes étrangers avaient raconté à Victor que les services
secrets occidentaux faisaient tout leur possible pour mettre la main dessus.
La CIA avait même offert une récompense d’un million de dollars. On
calculait que la publication du texte, au plus fort de la guerre froide entre
l’Ouest et le bloc soviétique, risquait de provoquer un séisme politique
dans les pays communistes et de déclencher une crise sans précédent. Des
centaines de millions de communistes, en Russie et ailleurs, vouaient un
culte aveugle à Staline. La révélation de ses crimes pourrait détruire leur
foi, et même entraîner la chute de l’Union soviétique.
Mais tous les efforts pour se procurer le discours avaient échoué. Il
restait une énigme. Sauf que, peu de temps auparavant, Victor avait appris
que Khrouchtchev avait décidé d’en envoyer quelques exemplaires
numérotés aux dirigeants des partis communistes d’Europe de l’Est. Et
c’est ainsi que la brochure reliée de rouge s’était retrouvée sur le bureau
de l’amoureuse Lucia.

                                   *

Quand Victor Grayevski la vit, il fut pris d’une idée folle. Il demanda à
Lucia de la lui prêter pendant quelques heures, le temps de la lire chez lui,
loin du tohu-bohu des lieux. À sa grande surprise, elle accepta. Elle était
ravie de lui faire plaisir… « Tu peux la prendre, dit-elle, mais il faut que
tu la rapportes avant 16 heures, il faut que je l’enferme dans le coffre-
fort. »
Chez lui, Victor lut le discours. Il était effectivement stupéfiant.
Courageusement, impitoyablement, Khrouchtchev avait détruit le mythe de
Joseph Vissarionovitch Staline. Il avait révélé que Staline, durant les
années qu’il avait passées au pouvoir, avait commis des crimes
abominables et ordonné l’assassinat de millions de personnes. Il avait
rappelé à son auditoire que Lénine, le père de la Révolution bolchevique,
avait mis le parti en garde contre Staline. Khrouchtchev dénonçait le culte
de la personnalité de l’homme qui avait été glorifié comme « le Soleil des
Nations ». Il parlait de l’exil contraint de peuples entiers en Union
soviétique, ce qui avait causé des morts innombrables ; des « grandes
purges » (1936-1937), quand un million et demi de communistes avaient
été arrêtés et 680 000 d’entre eux exécutés. Sur les 1 966 délégués du
XVII e congrès du parti, 848 avaient été fusillés sur ordre de Staline, ainsi
que 98 des 138 candidats au Comité central. Khrouchtchev évoquait
également le « Complot des blouses blanches », accusations mensongères
contre quelques médecins juifs qui auraient prétendument conspiré pour
assassiner Staline et d’autres dirigeants soviétiques. Les mots de
Khrouchtchev révélaient que Staline avait été un meurtrier de masse, qui
avait fait massacrer des millions de Russes et de membres d’autres
nationalités, dont beaucoup de fidèles communistes. En quatre heures, le
Messie s’était métamorphosé en monstre.
Le discours de Khrouchtchev acheva de dissiper les dernières illusions
de Victor quant au communisme. Et il comprit qu’il tenait entre les mains
une bombe susceptible d’ébranler le camp soviétique jusque dans ses
fondations. Il décida de rendre la brochure rouge à Lucia. Mais sur le
trajet de retour, il y réfléchit, et ses pas le menèrent dans une autre
direction, vers l’ambassade d’Israël. Il s’y présenta avec assurance, et le
cordon de policiers et membres des services spéciaux polonais lui
cédèrent le passage. Quelques minutes plus tard, il se trouvait dans le
bureau de Yaakov Barmor, officiellement premier secrétaire de
l’ambassade, mais en réalité le représentant du Shabak en Pologne.
Grayevski lui tendit la brochure rouge. L’Israélien la parcourut du
regard, bouche bée. Pouvez-vous patienter quelques instants ? demanda-t-
il en quittant la pièce, la brochure en main ; Il revint au bout d’une heure.
Grayevski se douta que Barmor l’avait photocopiée, mais ne posa pas de
question. Il la récupéra, la dissimula sous son manteau et sortit. Il arriva à
temps au bureau de Lucia, qui rangea la brochure dans le coffre. Personne
ne vint importuner Grayevski au sujet de sa visite impromptue à
l’ambassade d’Israël.

                                   *

Le vendredi 13 avril 1956, en début d’après-midi, Zelig Katz entra dans
le bureau d’Amos Manor, le directeur du Shabak. Katz était l’assistant
personnel de Manor. Le quartier général du Shabak était situé dans un vieil
édifice arabe à Jaffa, à peu de distance du pittoresque marché aux puces.
Comme tous les vendredis, Manor posa à Katz la sempiternelle question :
« Des documents en provenance d’Europe de l’Est ? » C’était le vendredi
que leur parvenaient les rapports des agents du Shabak derrière le Rideau
de Fer, par la valise diplomatique.
Zelig mentionna en passant que, quelques minutes plus tôt, il avait reçu
de Varsovie « un discours de Khrouchtchev au Congrès… ». Manor bondit
de son fauteuil. « Quoi ? rugit-il. Apporte-le-moi tout de suite ! »
Manor, grand et beau jeune homme, n’était arrivé en Israël que depuis
quelques années. Né Arthur Mendelovitch en Roumanie dans une famille
aisée, il avait été envoyé à Auschwitz, où tous les siens avaient péri, ses
parents, sa sœur et ses deux frères. Il avait survécu, pesant moins de
quarante kilos à la libération du camp. De retour à Bucarest, il avait
travaillé pour l’Aliya Beth et aidé à faire passer des réfugiés en Palestine
sous contrôle britannique. Il avait pris pour nom de guerre Amos, ainsi
que d’autres, afin de brouiller les pistes. En 1949, quand vint son tour de
venir en Israël, les autorités roumaines l’empêchèrent de partir. Il réussit à
s’échapper avec un faux passeport tchécoslovaque au nom d’Otto Stanek.
D’où le surnom que lui donnaient ses amis, « homme aux mille noms ». En
Israël, il devint Amos Manor.
Il connut une ascension fulgurante au sein des services secrets. Il
fascinait Isser. Manor était son contraire, grand alors qu’il était petit,
aimable et poli là où il était rude et brusque. Isser ne pratiquait aucun
sport, Manor était nageur, jouait au football, au tennis, au volley. Isser
parlait russe et yiddish, Manor maîtrisait sept langues. Isser était un
membre convaincu du parti travailliste, Amos se moquait de la politique.
Isser s’habillait modestement, Amos se vêtait à la dernière mode
européenne. Mais il était aussi intelligent et plein de ressources. Isser
l’engagea dans le Shabak en 1949. Moins de quatre ans plus tard, il en
était nommé directeur par Ben Gourion, sur recommandation d’Isser. On
lui confia en outre les relations secrètes entre le renseignement israélien et
la CIA.
*

En ce vendredi pluvieux, Manor se plongea dans la liasse de
photocopies, qu’il pouvait lire sans difficulté, le russe faisant partie des
sept langues qu’il parlait. Au fil de sa lecture, il prit conscience de
l’incroyable importance du discours de Khrouchtchev. Il se rua dans sa
voiture et fonça chez Ben Gourion.
« Il faut que vous lisiez ça », déclara-t-il au Premier ministre, qui
parlait aussi le russe. Le lendemain matin, jour du Shabbat, Ben Gourion
convoqua instamment Manor. « C’est un document historique, fit-il, qui
prouve pratiquement qu’à l’avenir la Russie va devenir une nation
démocratique. »
Isser, le Ramsad, récupéra le discours le 15 avril et comprit aussitôt le
parti qu’Israël pouvait en tirer. Il permettrait de renforcer les liens fragiles
entre le Mossad et la CIA. En 1951, en visite aux États-Unis, Ben Gourion
était passé voir le général Walter Bedell Smith, qu’il avait rencontré en
Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bedell Smith était le
directeur de la CIA (sur le point d’être remplacé par Allen Dulles, vétéran
de l’OSS et frère du futur secrétaire d’État). Bedell Smith avait accepté,
non sans hésitation, d’établir des liens de coopération limités entre
l’Agence et le Mossad, qui avait principalement pour objet le débriefing,
par les Israéliens, des émigrés en provenance d’Union soviétique et
d’Europe de l’Est. Beaucoup étaient des ingénieurs, des techniciens, voire
des officiers de l’armée, qui avaient travaillé sur les sites des Soviétiques
et de leurs alliés, et étaient à même de fournir des informations détaillées
sur les capacités des armées du bloc communiste. Régulièrement
transférées, ces informations impressionnaient les Américains. La CIA
avait nommé un personnage de légende au poste d’agent de liaison avec
Israël : James Jesus Angleton, patron du contre-espionnage à la CIA.
Angleton se rendit en Israël et rencontra les responsables des services
locaux. Il se lia d’amitié avec Amos Manor, et passa même quelques nuits
à partager des bouteilles de whisky avec lui dans son minuscule deux
pièces.
Mais cette fois, Isser et Amos avaient bien plus à offrir que des
rapports d’émigrés. Ils décidèrent de transmettre le discours de
Khrouchtchev aux Américains, non par le biais de l’homme de la CIA à
Tel-Aviv, mais directement à Washington. Dans un courrier spécial, Manor
envoya une copie du discours à Izzi Dorot, représentant du Mossad aux
États-Unis, qui se précipita à Langley 1 pour le donner à Angleton. Le 17
avril, celui-ci apporta le discours à Allen Dulles. Plus tard dans la
journée, le texte atterrissait sur le bureau du président Eisenhower.
Les analystes du renseignement américain étaient éberlués. Les
minuscules services israéliens avaient mis la main sur ce que les
gigantesques services ultramodernes des États-Unis, de Grande-Bretagne
et de France n’avaient pu trouver. Sceptiques, les responsables de la CIA
soumirent le document à l’examen de spécialistes, qui conclurent à
l’unanimité qu’il était authentique. La CIA en organisa la fuite au New
York Times, qui le publia en première page le 5 juin 1956. Cela déclencha
effectivement un séisme relatif dans le monde communiste et poussa des
millions de gens à se détourner de l’Union soviétique. Divers
commentateurs vont jusqu’à affirmer que les soulèvements spontanés qui
eurent lieu contre les Soviétiques en Pologne et en Hongrie durant
l’automne 1956 avaient été provoqués par les révélations de
Khrouchtchev.
L’événement, en tout cas, représenta une formidable percée dans les
relations du Mossad avec son homologue d’outre-Atlantique.
Grâce à l’humble brochure que la gentille Lucia avait montrée à son
beau Victor, le Mossad était désormais paré d’une aura mythique.

                                   *

À Varsovie, personne ne soupçonnait Victor Grayevski d’avoir fait
passer le discours de Khrouchtchev aux États-Unis. En janvier 1957, il
émigra en Israël. Reconnaissant, Amos Manor l’aida à trouver du travail
au département d’Europe de l’Est du ministère des Affaires étrangères.
Peu après, il était également engagé comme rédacteur et correspondant en
polonais pour Kol Israel, la radio nationale.
Mais il se trouva très vite un troisième emploi. À peine arrivé en Israël,
il avait rencontré quelques diplomates soviétiques à « l’Ulpan », école
spécialisée où les émigrés et les étrangers apprenaient l’hébreu. Un des
diplomates russes le croisa ensuite dans les salons du ministère des
Affaires étrangères et fut impressionné par le poste important qu’occupait
cet émigré de fraîche date. Bientôt, un agent du KGB surgit « par hasard »
à côté de Grayevski dans une rue de Tel-Aviv. Il discuta avec lui et lui
rappela son passé d’antinazi et de communiste en Pologne. Puis il lui fit
une offre : il lui proposa de devenir un agent du KGB en Israël. Grayevski
promit d’y penser, et se rendit directement au quartier général du Mossad.
« Que devrais-je faire ? » demanda-t-il.
Les gens du Mossad étaient aux anges. « Merveilleux, firent-ils, allez-y,
acceptez ! » Ils comptaient faire de Grayevski un agent double qui
alimenterait les Russes en fausses informations.
Ainsi Victor démarra une nouvelle et longue carrière. Pendant des
années, il donna aux Russes des informations préparées et encadrées par
le Mossad. Ses agents traitants du KGB le rencontraient dans les bois
autour de Jérusalem et Ramla, dans les églises et monastères russes de
Jaffa, Jérusalem et Tibériade, « par hasard » dans des restaurants bondés
et lors de réceptions diplomatiques. Pas une seule fois, durant les quatorze
ans où il exerça en tant qu’agent double, les Soviétiques ne soupçonnèrent
que c’était lui qui se servait d’eux. Ils ne cessaient de le complimenter
pour la qualité des informations qu’il leur transmettait. Au quartier général
du KGB à Moscou, la rumeur disait que l’Union soviétique disposait d’un
agent très haut placé dans les cercles dirigeants israéliens.
Pendant tout ce temps, les Soviétiques eurent confiance en lui et ne
remirent jamais sa crédibilité en doute. Il n’y eut qu’une exception, en

  1. Ironie du sort, ce fut la seule fois où il leur fournit des informations
    exactes. C’était dans la « période d’attente », avant la guerre des Six
    Jours. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser croyait à tort qu’Israël
    allait attaquer la Syrie en mai. Il massa donc ses troupes dans le Sinaï,
    expulsa les forces de maintien de la paix des Nations unies, ferma les
    détroits de la mer Rouge aux navires israéliens et menaça l’État hébreu
    d’annihilation. Le Premier ministre Eshkol demanda alors au Mossad
    d’informer les Soviétiques que, si l’Égypte continuait d’adopter cette
    attitude agressive, Israël n’aurait d’autre solution que d’entrer en guerre. Il
    espérait que Moscou, qui exerçait une énorme influence sur Le Caire,
    arrêterait Nasser. Grayevski transmit au KGB un document détaillant les
    véritables intentions d’Israël. Mais l’URSS ne prit pas la mesure de la
    situation, ignora le rapport de Grayevski et encouragea Nasser dans son
    désir de guerre.
    Par conséquent, Israël procéda à une attaque préventive, détruisit les
    armées égyptienne, syrienne et jordanienne et conquit une grande partie de
    leur territoire. L’Union soviétique aussi y perdit considérablement. Ses
    armements s’étaient révélés inférieurs, elle n’avait pas tenu ses promesses
    et n’avait pas soutenu ses alliés, sévèrement battus.
    Quoi qu’il en soit, ce fut aussi en 1967 que la longue histoire d’amour
    entre Grayevski et le KGB atteignit son apogée. Il fut convié à une
    rencontre avec son officier traitant soviétique dans une forêt au centre
    d’Israël. Là, l’agent du KGB lui annonça solennellement que le
    gouvernement soviétique tenait à le remercier pour ses services dévoués
    et avait décidé de lui décerner sa plus haute distinction, l’ordre de
    Lénine !
    Le Russe s’excusa de ne pouvoir lui épingler la décoration au revers de
    sa veste en Israël, mais l’assura que la médaille l’attendait à Moscou et
    qu’il la recevrait dès qu’il s’y rendrait. Grayevski préféra rester dans son
    pays.
    Et, en 1971, il se retira du jeu.
    Mais il ne fut pas oublié. En 2007, il fut invité au quartier général du
    Shabak, où il fut reçu par un groupe trié sur le volet, composé d’anciens
    directeurs du Shabak et du Mossad, de leurs successeurs encore en
    exercice, et de nombre de ses amis, collègues et parents. Yuval Diskin,
    directeur du Shabak de l’époque, lui décerna une récompense prestigieuse
    pour les services accomplis. Ainsi Grayevski devint-il le seul agent secret
    à être décoré deux fois : par son propre pays, qu’il avait servi avec
    dévouement toute sa vie, et par l’ennemi de son pays, qu’il avait trompé et
    floué sans tenir compte des risques.
    Un journaliste a dit de lui qu’il était « l’homme qui a entamé le déclin
    de l’Empire soviétique ». Mais Grayevski n’était pas de cet avis. « Je ne
    suis pas un héros, et je n’ai pas fait l’histoire, disait-il. Celui qui a fait
    l’histoire, c’est Khrouchtchev. Moi, je n’ai croisé l’histoire que pendant
    quelques heures, puis nos chemins se sont séparés. »
    Il est mort à quatre-vingt-un ans. Et quelque part au Kremlin, dans une
    petite boîte capitonnée de velours rouge, sa médaille ornée du profil de
    Vladimir Ilitch Lénine l’attend peut-être encore. 1 Commune de Virginie où se trouve le siège de la CIA (NdT).
    6 « Ramenez Eichmann mort ou vif ! » « Et quel est votre nom ? demanda la jeune fille.
    — Nicolas, répondit son prétendant en souriant. Mais tous mes amis
    m’appellent Nick. Nick Eichmann. »
    Et c’est ainsi que tout commença.

La fille du Juif aveugle

À la fin de l’automne 1957, Isser Harel reçut de Francfort un curieux
message. Il disait que Fritz Bauer, procureur général de Hesse, souhaitait
transmettre des informations secrètes au Mossad. Isser avait entendu
parler de Bauer, une personnalité très respectée en Allemagne. Grand,
charismatique, cet homme au visage léonin et à la mâchoire volontaire
était célèbre pour poursuivre sans relâche les criminels nazis. Avec sa
crinière de cheveux blancs, il ressemblait un peu à David Ben Gourion.
Lui aussi était juif, et un combattant-né. En 1933, à l’arrivée de Hitler au
pouvoir, il avait été interné dans un camp de concentration. Mais cette
horrible expérience ne l’avait pas brisé. Plus tard, il s’était évadé,
d’abord au Danemark, puis en Suède. À la fin de la guerre, il avait décidé
de consacrer sa vie à la traque et au châtiment des criminels nazis. Et il ne
cachait pas sa déception face au peu d’empressement des autorités ouest-
allemandes quand il s’agissait d’éradiquer le nazisme.
En novembre 1957, Isser envoya Shal Darom, un officier de la sécurité
israélienne, rencontrer Bauer. Il arriva à Francfort et eut une longue
conversation avec Bauer. Quelques jours plus tard, Darom entrait dans le
bureau d’Isser à Tel-Aviv. « Le docteur Bauer m’a dit, expliqua Daron,
qu’Eichmann était en vie, et qu’il se cachait en Argentine. »
Isser cilla. Comme des millions de Juifs, il voyait dans le colonel SS
Adolf Eichmann l’incarnation même de l’horreur nazie.
L’Obersturmbannführer Eichmann avait personnellement dirigé la
« solution finale », l’annihilation systématique des Juifs d’Europe.
Monstre humain, technocrate servile, il avait planifié méticuleusement le
massacre de six millions de Juifs. Il avait disparu après la guerre, et
personne ne savait où il était. On disait qu’il vivait en Syrie, en Égypte, au
Koweït, en Amérique du Sud…
Darom décrivit en détail sa conversation avec Bauer. Quelques mois
plus tôt, Bauer avait reçu une lettre d’Argentine, envoyée par un émigré
allemand à moitié juif qui avait été victime des nazis pendant la guerre. Il
avait eu vent, par les journaux, des efforts incessants de Bauer pour
capturer les criminels nazis, et savait qu’en tête de sa liste se trouvait
Adolf Eichmann. Quand sa jolie fille, Sylvia, lui avait annoncé qu’elle
sortait avec un jeune homme du nom de Nick Eichmann, il était resté sous
le choc. Il s’était dit que le jeune Nick devait être lié à l’assassin disparu.
Il avait écrit à Bauer qu’il pourrait guider ses agents jusqu’à la planque
d’Eichmann, censé vivre à Buenos Aires sous une fausse identité.
Bauer savait déjà qu’Eichmann avait fui l’Allemagne après la guerre.
Son épouse Vera et ses trois fils étaient restés en Autriche, mais quelques
années plus tard, ils avaient disparu à leur tour. Par la suite, Bauer avait
découvert qu’ils avaient émigré en Argentine, où Vera s’était remariée.
Bauer était convaincu qu’elle avait rejoint Eichmann et que son second
mariage était une mascarade. Son « nouveau mari » ne pouvait être
qu’Eichmann en personne, qui l’avait attendue.
Bauer craignait d’échouer s’il se tournait vers le gouvernement
allemand pour obtenir une demande d’extradition à l’Argentine. Il n’avait
pas confiance dans le pouvoir judiciaire allemand, où de nombreux
anciens nazis étaient encore actifs. Il se méfiait également de certains des
employés de l’ambassade allemande à Buenos Aires. Il redoutait que,
avant même qu’une demande d’extradition offi cielle ait été présentée aux
Argentins, quelqu’un, en Allemagne ou à l’ambassade, ne prévienne
Eichmann, qui risquait de disparaître à nouveau.
Avec Shaul Darom, Bauer ne mâcha pas ses mots. Il voulait que le
Mossad découvre si cet homme à Buenos Aires était effectivement
Eichmann. Et si c’était le cas, Israël devrait réclamer son extradition, ou
lancer une opération clandestine pour enlever Eichmann.
« J’ai réfléchi nuit et jour avant de vous parler, reconnut Bauer. Un seul
homme en Allemagne est au courant de ma décision de vous donner ces
informations, Georg August Zinn, le ministre-président de Hesse (social-
démocrate, par deux fois président du Bundesrat, la chambre haute
allemande). »
De retour en Israël, Shaul Darom posa sur le bureau d’Isser une feuille
de papier qui révélait l’adresse de la planque d’Eichmann. Le Ramsad se
concentra sur une ligne : « 4261 Calle Chacabuco, Olivos, Buenos
Aires. »
Début janvier 1958, un jeune homme entra d’un pas nonchalant dans la
rue Chacabuco. C’était Emmanuel (« Emma ») Talmor, membre des
opérations spéciales du Mossad. Isser l’avait envoyé vérifier l’exactitude
du message de Bauer. Ce qu’il vit lui déplut. Olivos était un quartier
vétuste, habité principalement par des ouvriers. Des deux côtés, la rue
Chacabuco, en terre battue, était flanquée de masures décrépites. Dans la
cour minuscule du numéro 4261, Emma remarqua une grosse femme mal
fagotée.
« Je ne pense pas que ça puisse être le domicile d’Eichmann, déclara
Talmor à Isser dans son bureau de Tel-Aviv quelques jours plus tard. Je
suis certain qu’Eichmann a dû transférer des tonnes d’argent en Argentine,
comme toutes les grosses pointures nazies qui avaient préparé leur fuite
longtemps avant la chute du Reich. Je ne peux pas croire qu’il vive dans
une telle masure, dans un bidonville pareil. Pas plus que cette grosse
femme dans la cour ne peut être Vera Eichmann. »
Les objections de Talmor ne suffirent pas à convaincre le Ramsad. Isser
souhaitait continuer l’enquête, mais il savait qu’il ne pourrait parvenir à
une conclusion irréfutable sans avoir accès à la source de l’information. Il
entra en contact avec Bauer, qui lui donna immédiatement le nom et
l’adresse de son informateur : Lothar Hermann. Ce dernier avait entre-
temps déménagé à Coronel Suarez, à environ 450 kilomètres de Buenos
Aires. Bauer envoya à Isser une lettre de recommandation, où il invitait
Hermann à tout faire pour aider le porteur de la missive.
En février 1958, un visiteur venu de l’étranger arriva à Coronel
Suarez : Efraim Hofstetter, directeur du département des investigations de
la police de Tel-Aviv. Il se trouvait alors en Argentine pour une
conférence d’Interpol et avait accepté de coopérer avec Isser. Toutefois,
de nature prudente, quand il frappa à la porte de l’avenue Libertad, il se
présenta comme un citoyen allemand, Karl Huppert. Dans le salon, il vit
un aveugle vêtu simplement, les mains posées sur une lourde table de bois.
Quand Hofstetter entra, l’aveugle entendit ses pas et se tourna vers lui, lui
tendant la main. C’était Lothar Hermann.
« Je suis un ami de Fritz Bauer », dit Hofstetter. Il laissa entendre qu’il
avait des liens avec les services secrets allemands. Hermann lui expliqua
qu’il était juif, et qu’il était policier quand les nazis avaient pris le
pouvoir. Ses parents avaient été assassinés et il avait été envoyé à Dachau,
où il avait perdu la vue. Plus tard, il avait émigré en Argentine avec son
épouse allemande. Il n’avait d’autre motivation, assura-t-il, que de
contribuer à punir les criminels nazis qui avaient exterminé sa famille.
« Vous voyez, fit-il en effleurant le bras de sa jolie fille, Sylvia, qui
venait d’entrer. C’est elle qui a trouvé Eichmann. »
La jeune fille rougit et, d’une voix hésitante, raconta son histoire.
Un an et demi plus tôt, sa famille vivait dans le quartier d’Olivos, à
Buenos Aires. C’était là qu’elle avait rencontré Nick Eichmann, un gentil
garçon avec qui elle était sortie quelque temps. Elle ne lui avait pas fait
part de ses origines juives, les Hermann étant connus comme une famille
aryenne. Mais Nick n’était pas homme à dissimuler ses opinions. Un jour,
il lui asséna que les Allemands auraient dû terminer leur travail et anéantir
tous les Juifs. Une autre fois, il affirma que son père avait été officier de
la Wehrmacht pendant la guerre et qu’il avait accompli son service pour la
patrie.
S’il ne lui cachait pas ses idées, jamais il ne l’invita chez lui. Même
quand elle eut quitté la capitale, il ne lui donna pas son adresse et lui
demanda de lui écrire à l’adresse d’un ami.
La bizarrerie de ce comportement mit la puce à l’oreille de Lothar
Hermann, qui se mit à soupçonner Nick d’être le fils d’Eichmann. Avec sa
fille, il se rendit à Buenos Aires, où ils prirent un bus pour Olivos. Sylvia,
aidée de quelques amis, découvrit l’adresse de Nick, et réussit même à
entrer dans la maison de la rue Chacabuco. Mais Nick n’était pas là. Elle
tomba sur un homme au crâne dégarni, qui portait des lunettes et une fine
moustache. Il se présenta comme le père de Nick.
Hermann dit à Hofstetter qu’il était prêt à revenir à Buenos Aires avec
Sylvia, pour l’aider dans son enquête. Sylvia était indispensable, elle
devait accompagner son père partout, écrivait et lisait sa correspondance.
Hofstetter leur donna une liste d’éléments qu’il lui fallait pour procéder à
l’identification définitive d’Eichmann : sa photographie, son nom actuel,
son lieu de travail, des documents officiels à son sujet, et ses empreintes
digitales. Puis Hofstetter et Hermann devisèrent d’un système protégé pour
pouvoir correspondre, et Hofstetter laissa à l’aveugle un peu d’argent pour
couvrir ses frais. Enfin, il sortit une carte postale de sa poche et la déchira
en deux. Il en donna une moitié à Hermann. « Si quelqu’un vous apporte
l’autre moitié, dit-il, vous pourrez tout lui dire, il sera des nôtres. »
Hofstetter rentra en Israël où il fit son rapport à Isser.
Quelques mois plus tard, le quartier général du Mossad reçut des
nouvelles de Hermann. Enthousiaste, il annonça avoir trouvé tout ce qu’il
fallait sur Eichmann. La maison de la rue Chacabuco avait été construite
dix ans plus tôt par un Autrichien du nom de Francisco Schmidt, qui avait
l’avait louée à deux familles, les Daguto et les Klement. Hermann affirma
avec emphase que Schmidt ne pouvait qu’être Eichmann. Il pensait que les
Daguto et les Klement servaient simplement de couverture à l’ancien nazi.
Isser demanda à son agent en Argentine de vérifier les dires de
Hermann. L’homme répondit dans un câble : « Il n’y a aucun doute que
Francisco Schmidt n’est pas Eichmann. Il ne vit pas et n’a jamais vécu
dans la maison de la rue Chacabuco. » Isser en conclut que Hermann
n’était pas fiable, et décida de mettre un terme à l’enquête.

Contretemps

C’était une erreur grossière, qui aurait pu réduire à néant les efforts
pour capturer Eichmann. On ne peut que s’étonner du niveau
d’incompétence manifesté lors des premières étapes de l’opération.
Comment une enquête clandestine et aussi complexe avait-elle pu être
confiée à un vieil homme aveugle et sans expérience ? Comment le
Mossad avait-il pu prendre au sérieux son identification erronée
d’Eichmann ? Comment Isser avait-il pu ignorer que Sylvia s’était rendue
rue Chacabuco et qu’elle y avait rencontré le père de Nick Eichmann ? Au
lieu d’envoyer un enquêteur professionnel sur place, qui aurait pu vérifier
les identités des deux locataires et du propriétaire, Isser préféra tirer un
trait dessus. Une erreur terrible, indigne de lui, et qui manqua
compromettre l’ensemble de la traque.
Un an et demi plus tard, Fritz Bauer vint en Israël. Il ne tenait pas à
rencontrer Isser Harel, qu’il rendait responsable de l’échec de la capture
d’Eichmann. Il alla directement voir le procureur général Haim Cohen, à
Jérusalem. Là, il laissa libre cours à sa colère en décrivant comment le
Mossad s’était fort mal tiré de l’affaire.
Haim Cohen convoqua Isser et Zvi Aharoni, principal enquêteur du
Shabak. Bauer attendait dans son bureau et accusa Harel d’avoir saboté
l’opération. Il prévint en outre que, si le Mossad se révélait incapable de
mener cette mission à bien, il n’aurait d’autre choix que de demander aux
autorités allemandes de s’en charger. Ce n’est pourtant pas cette menace
qui persuada Harel de rouvrir le dossier, mais une nouvelle information
que Bauer avait apportée avec lui : deux mots qui, apparemment,
permettaient de résoudre l’énigme. La fausse identité d’Eichmann en
Argentine, leur révéla Bauer, était Ricardo Klement.
Immédiatement, Isser sut où il s’était trompé, et où ses hommes avaient
été induits en erreur. En réalité, Eichmann était un des locataires de la rue
Chacabuco, pas Schmidt, mais Klement.
La fille de Hermann était bel et bien sortie avec le fils d’Eichmann, et
que la famille Eichmann vivait effectivement rue Chacabuco. Hermann ne
savait pas qu’Eichmann se faisait appeler Klement, et l’avait au contraire
pris pour Francisco Schmidt. Si Isser avait fait son travail et dépêché des
agents expérimentés pour enquêter sur le récit de Hermann, il aurait
découvert bien plus tôt la véritable identité d’Eichmann.
Isser suggéra alors à Cohen et Bauer de confier la suite de l’enquête à
Zvi Aharoni. Aharoni était grand, efflanqué, le front dégagé, avec une
moustache en brosse et un esprit incisif. Juif allemand lui-même, il était
proche de Cohen, et beaucoup moins d’Isser. Aharoni reprochait encore à
ce dernier de ne pas lui avoir confié la vérification du témoignage de
Hermann quand il était venu à Buenos Aires en 1958 pour une autre
affaire. Pourtant, il fallait tourner la page. Maintenant, Isser avait
désespérément besoin de l’expertise d’Aharoni.
Ainsi, en février 1960, Aharoni atterrit à Buenos Aires. Il demanda à un
ami, un Juif local, de garder un œil sur la maison de la rue Chacabuco.
L’homme en revint désolé. Les lieux, annonça-t-il, étaient vides. Des
peintres et des maçons étaient occupés à refaire un des deux appartements,
celui des Klement. Lesquels étaient partis pour une destination inconnue. Il
fallait maintenant qu’Aharoni trouve un moyen de remonter la piste de
Klement sans éveiller les soupçons.
Début mars, un jeune Argentin en uniforme de chasseur se présenta au
4261, rue Chacabuco. Il était porteur d’un petit paquet cadeau adressé à
Nicolas Klement, qui contenait un luxueux briquet et une carte parfumée
sur laquelle était écrit : « Cher Nick, tous mes vœux pour ton
anniversaire. » On aurait dit un cadeau d’anniversaire envoyé par une
femme préférant garder l’anonymat.
Le messager entra dans l’appartement où quelques peintres étaient à
l’œuvre et demanda la famille Klement, mais la plupart des ouvriers
n’avaient aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Toutefois, un des
peintres dit au chasseur que, d’après lui, ils avaient déménagé dans le
quartier San Fernando, à l’autre bout de la ville. Puis il emmena le jeune
homme dans un atelier voisin, où travaillait le frère de Nick Eichmann, un
blond du nom de Dieter. Dieter se montra aimable, mais refusa de révéler
la nouvelle adresse des Klement. Bavard, il expliqua quand même au
chasseur que son père travaillait momentanément dans la ville très
éloignée de Tucuman.
Le chasseur revint dans l’appartement où il continua à harceler les
peintres de ses questions. Pour finir, l’un d’eux dit vaguement se souvenir
de la nouvelle adresse des Klement. « Il faut prendre le train jusqu’à la
gare de San Fernando, expliqua-t-il. Là, il faut prendre le bus 203 et
descendre à Avijenda. De l’autre côté de la rue, il y a un kiosque. À
droite, un peu à part des autres maisons, il y en a une petite, en briques.
C’est celle des Klement. »
Ravi, le messager revint en hâte faire son rapport à Aharoni. Le
lendemain, Aharoni prit le train pour San Fernando, suivit les instructions
du peintre et trouva immédiatement la maison. Il s’arrêta au kiosque et
s’enquit du nom de la rue.
« C’est la rue Garibaldi », lui dit le vieux vendeur. L’enquête était de
nouveau sur les rails.

Rue Garibaldi

À la mi-mars, Aharoni, en costume, se présenta à la porte d’une maison
de la rue Garibaldi, en face de celle des Klement. « Je suis mandaté par
une société américaine, déclara-t-il à la femme qui lui ouvrit. Nous
fabriquons des machines à coudre et nous voudrions construire une usine
dans ce quartier. Nous souhaiterions vous acheter votre maison. » Puis il
ajouta, montrant du doigt le domicile des Klement : « Et celle-là
aussi. Seriez-vous intéressée ? »
Tout en bavardant avec la femme, Aharoni appuyait régulièrement sur un
bouton dissimulé dans la moitié de la petite mallette qu’il portait. Il
contrôlait un appareil photo caché, qui prit des clichés de la maison des
Klement sous divers angles. Le lendemain, il se rendit au cadastre et
découvrit que la parcelle où se dressait la maison des Klement était au
nom de Mme Vera Liebl Eichmann, preuve que Vera ne s’était pas
remariée, et, conformément à la coutume argentine, l’acte de propriété
avait été enregistré sous son nom de jeune fille et de femme mariée ;
Ricardo Klement, semblait-il, ne tenait pas à apparaître dans les
documents officiels.
Aharoni revint plusieurs fois rue Garibaldi, à pied, en voiture ou à bord
d’une camionnette, et prit des photos de la maison, de Vera et de son petit
garçon, qu’il vit jouer dans la cour. Il ne vit pas Klement, mais décida
d’attendre une date particulière : le 21 mars. D’après les informations
dont il disposait, ce serait le vingt-cinquième anniversaire de mariage
d’Adolf Eichmann et Vera Liebl. Il supposait qu’Eichmann reviendrait
alors de Tucuman pour célébrer l’événement en famille.
Le 21 mars, Aharoni était de retour avec son appareil photo. Dans la
cour, il vit un homme mince de taille moyenne, le front dégarni, avec un
grand nez et des lèvres minces surmontées d’une moustache. Il portait des
lunettes. Cette description correspondait à celle du dossier du
renseignement. C’était Eichmann.
En Israël, Isser se rendit chez Ben Gourion.
« Nous avons repéré Eichmann en Argentine, lui annonça-t-il. Je pense
que nous pouvons le capturer et le ramener en Israël.
— Ramenez-le mort ou vif », répliqua aussitôt Ben Gourion. Il réfléchit
quelques instants avant d’ajouter : « Il vaudrait mieux le ramener vivant,
ce sera très important pour notre jeunesse. »

L’arrivée de la première équipe

Isser constitua alors son équipe opérationnelle. Chacun des douze
membres était volontaire. Certains étaient des survivants de l’Holocauste,
portant sur l’avant-bras le numéro qu’on leur avait tatoué dans les camps
de concentration. Ils avaient un compte personnel à régler avec Eichmann.
Le noyau de l’équipe se composait de l’unité opérationnelle des services
de sécurité, dirigée par les deux meilleurs agents du Shabak. Rafi Eitan en
fut nommé commandant. Il avait pour adjoint Zvi Malkin, décrit par Eitan
comme « courageux, d’une grande force physique, et doué d’inventivité
tactique ». Malkin, personnage à la calvitie naissante, aux sourcils
broussailleux, à la mâchoire carrée et aux yeux tristes et enfoncés, était
connu pour être le meilleur chasseur d’espion du Shabak. Il ne portait
jamais d’arme (« pour ne pas être tenté de s’en servir »), il faisait appel
« au sens commun, à l’imagination et à l’improvisation », et avait
démasqué plusieurs agents soviétiques clés. Il avait passé une partie de
son enfance en Pologne et avait émigré en Israël avec sa famille après un
pogrom sanglant dans le village de Granik Lubelski. Seules sa sœur Fruma
et sa famille étaient restées ; tous, ainsi que d’autres proches de Zvi,
périrent dans l’Holocauste. Il avait grandi en Israël et s’était battu pendant
la guerre d’Indépendance. Lors d’un séjour à New York, il s’était lié avec
Lee Strasberg, directeur de l’Actor’s Studio, qui lui avait beaucoup appris
sur le jeu d’acteur. « Dans nombre des opérations du Mossad auxquelles
j’ai pris part, raconta-t-il par la suite, j’ai joué comme si j’avais été sur
scène, me servant même de déguisements et de maquillage. Dans d’autres
opérations, j’avais l’impression d’être le metteur en scène d’une pièce. Je
rédigeais mes ordres opérationnels comme des scripts. »
Dans l’équipe se trouvait également Avraham (« Avrum ») Shalom, né à
Vienne, autre adjoint d’Eitan, un homme trapu et peu disert qui deviendrait
plus tard directeur du Shabak. Il y avait aussi Yaakov Gat, agent sur le
terrain d’une grande discrétion, basé à Paris ; Moshé Tavor, ancien soldat
dans l’armée britannique, membre du groupe secret des « Vengeurs », qui
avaient traqué les criminels de guerre nazis à la fin de la guerre, en ayant
personnellement tué quelques-uns ; et Shalom Danny, peintre de talent,
modeste et effacé, « génie » de la fabrication de faux documents. D’aucuns
rapportaient qu’il s’était évadé d’un camp de concentration en trafiquant
une autorisation factice à partir de papier toilette.
La plupart étaient mariés et pères de famille.
Sur le plan professionnel, l’équipe était tout aussi redoutable. Elle
pouvait compter sur Efraim Ilani, qui connaissait bien l’Argentine et les
rues de Buenos Aires, sur un serrurier exceptionnel, un homme d’une
grande force, et un agent au visage très « honnête ». Et une femme très
pieuse, Yehudith Nissiyahu, le meilleur agent féminin du Mossad. Yehudith
était discrète, timide, réservée, assez grosse et quelconque. Elle était
mariée à Mordechai Nissiyahu, activiste du parti travailliste. Elle a reçu
plusieurs fois l’un des auteurs de ce livre, et rien en elle ne sortait de
l’ordinaire.
Le docteur Yona Elian, qui avait déjà participé à plusieurs opérations
du Mossad par le passé, serait présent pour aider à ramener Eichmann en
Israël. Zvi Aharoni, l’enquêteur, se joignit à l’équipe. Mais le premier des
volontaires fut Isser lui-même. Il adorait commander ses hommes sur le
terrain dans des missions dangereuses à l’étranger. De plus, il y avait une
autre raison. L’opération aurait lieu très loin d’Israël, les communications
seraient difficiles et il savait qu’en pleine action il serait nécessaire de
prendre des décisions immédiates au plus haut niveau, ce qui pouvait
avoir des conséquences politiques considérables. Il était donc crucial que
les Israéliens soient dirigés par quelqu’un à même de prendre des
décisions d’ordre politique si nécessaire. Isser se dit qu’il lui fallait
prendre le commandement.
À la fin du mois d’avril, une première équipe de quatre agents arriva en
Argentine en ordre dispersé. Ils transportaient clandestinement des
équipements essentiels : des talkies-walkies, des outils et des instruments
électroniques, des fournitures médicales et certains éléments du
laboratoire mobile de Shalom Danny, afin de fabriquer des passeports, des
documents et des laissez-passer.
Ils louèrent un appartement à Buenos Aires, où vivraient et
travailleraient plusieurs membres de l’équipe (nom de code : le
« Château »), et y stockèrent des vivres. Le lendemain, les quatre hommes
louèrent une voiture et se rendirent à San Fernando, qu’ils atteignirent à 19
h 40.
La nuit était tombée et ils eurent une énorme surprise. Alors qu’ils
roulaient lentement sur la route 202, ils aperçurent soudain Ricardo
Klement qui marchait droit sur eux ! Il ne les remarqua pas, tourna et entra
chez lui. Les agents en conclurent que ce devait être à peu près l’heure où
il rentrait tous les soirs. Il serait donc possible de se saisir de lui dans
l’obscurité, pendant ce même trajet reliant l’arrêt de bus à son domicile.
Le soir, ils envoyèrent en Israël un message codé : « Opération faisable. »

Un avion pour Abba Eban

Isser se dit qu’il avait de la chance. Il avait appris que, le 25 mai,
l’Argentine fêterait le cent cinquantième anniversaire de son
indépendance. Des délégations de haut rang viendraient du monde entier
pour assister aux festivités, dont celle de l’État hébreu, avec à sa tête le
ministre de l’Éducation Abba Eban. Ce dernier fut ravi de savoir qu’El Al
mettait à sa disposition un avion spécial, un Bristol Britannia, surnommé
le « Géant murmurant ». Personne ne dit à Eban que si El Al se montrait si
généreux, c’était à cause de l’Opération Eichmann.
Le vol 601 pour Buenos Aires avait été programmé pour le 11 mai.
L’équipage fut choisi avec soin, et Isser n’avait mis dans la confidence que
deux des plus hauts responsables de la compagnie aérienne nationale,
Mordechai Ben-Ari et Efraim Ben-Artzi. Le pilote, Zvi Tohar, fut invité à
prendre avec lui un mécanicien qualifié, au cas où l’avion serait obligé de
décoller brutalement sans l’assistance des rampants argentins.
Le 1 er mai à l’aube, Isser atterrit à Buenos Aires avec un passeport
européen. Un vent glacial soufflait sur le tarmac, en Argentine, c’était
presque l’hiver. Huit jours plus tard, dans la soirée du 9 mai, plusieurs
Israéliens se faufilèrent dans un grand immeuble d’habitation de la
capitale (nom de code : « Hauteurs »). Tous les membres de l’équipe
opérationnelle étaient là. Au début, ils s’étaient installés dans des hôtels
en ville. Le dernier à entrer fut Isser ; pour la première fois, « les douze »
étaient réunis.
Depuis son arrivée en Argentine, Isser avait mis en place un mode de
communication original avec son équipe. Dans sa poche, il avait une liste
de trois cents cafés de la ville, avec leurs adresses et leurs heures
d’ouverture. Tous les matins, il partait faire la tournée de certains de ces
cafés, suivant un itinéraire et un horaire établis à l’avance. De cette façon,
ses hommes savaient toujours avec précision où il se trouvait à tout
moment de la journée. Le seul gros inconvénient de ce système, c’étaient
les litres de puissant café argentin que le Ramsad devait engloutir sur son
parcours. C’est depuis les cafés qu’Isser dirigea les préparatifs de
l’enlèvement.
Ce furent des jours d’une activité fébrile : il fallait transporter et
installer les équipements nécessaires pour garder un prisonnier, louer
d’autres appartements et des villas isolées dans les faubourgs, où cacher
Eichmann. La plus importante (« la Base ») était située sur le chemin de
l’aéroport. Elle était louée par deux agents du Mossad qui se faisaient
passer pour des touristes. L’un d’eux était Yaakov Meidad (« Mio »), un
robuste Juif allemand qui avait perdu ses parents dans l’Holocauste et
s’était battu dans les rangs de l’armée britannique pendant la guerre.
Yehudith Nissiyahu jouait le rôle de sa compagne. À l’intérieur de la villa,
les agents construisirent une cachette pour Eichmann et son garde si jamais
la police locale en venait à enquêter et à fouiller les lieux. Un appartement
fut également préparé, en guise de solution de rechange.
Le plan prévoyait maintenant qu’Eichmann serait capturé le 10 mai ; le
11 mai, l’avion d’Eban arriverait, et le 12, il redécollerait pour Israël.
Mais un incident de dernière minute fit capoter le projet. À cause du
grand nombre de visiteurs venant assister aux cérémonies d’anniversaire,
le département du protocole du ministère argentin des Affaires étrangères
fit savoir à la délégation israélienne qu’elle devrait reporter son voyage
au 19 mai à 14 heures. Pour Isser, cela voulait dire qu’il faudrait soit
patienter jusqu’au 19 pour s’emparer d’Eichmann, soit passer quand même
à l’action le 10, puis que l’équipe devrait attendre, dissimulée avec son
captif, pendant neuf ou dix jours. Ce qui pouvait se révéler très risqué,
surtout si, à la demande de la famille, les Argentins lançaient des
recherches intensives pour retrouver Eichmann. On courrait le danger,
bien réel, qu’Eichmann et ses ravisseurs soient découverts par la police.
Isser décida malgré tout de respecter le plan d’origine, mais le retarda
d’une journée, tant son équipe était épuisée. L’opération aurait lieu le 11
mai dans la soirée.
Tout était prêt, jusque dans les moindres détails : Eichmann revenait du
travail tous les soirs à 19 h 40. Il descendait du bus 203 au kiosque et
rentrait chez lui en longeant la rue Garibaldi, sombre et peu fréquentée.
L’opération serait effectuée par des agents répartis dans deux véhicules :
une équipe chargée de l’enlèvement proprement dit, l’autre de la sécurité
et de la protection. La première voiture serait garée sur la chaussée, capot
levé, et les agents feraient semblant de la réparer. Quand Eichmann les
dépasserait, ils sauteraient sur lui, le maîtriseraient et le jetteraient à
l’intérieur. Puis ils démarreraient en trombe, suivis par l’autre voiture, où
se trouverait le médecin, au cas où il faudrait droguer le prisonnier.
Isser, d’un ton sévère, donna des instructions précises. « En cas de
problème, dit-il, ne lâchez pas Eichmann, mais si on vous arrête, si la
police vous interpelle, dites que vous êtes israéliens, que vous agissez de
votre propre chef, pour amener ce criminel nazi devant la justice. » Tous
ceux qui échapperaient à une arrestation, ajouta-t-il, devraient quitter le
pays conformément au plan.
Il ordonna à Meidad et Yehudith Nissiyahu de s’installer dans la villa et
d’adopter le comportement d’un couple de touristes. « De temps à autre,
sortez, mettez-vous à l’air dans le jardin, avec des journaux et de quoi
manger. » Il intima aux autres agents de quitter leurs hôtels et de se rendre
dans les planques prévues.

Compte à rebours

Matin du 11 mai.
L’unité opérationnelle avait bouclé ses préparatifs. Avant même l’heure
H, les hommes avaient entrepris d’effacer leurs traces. Ils restituèrent la
plupart des véhicules de location. Tous les membres du groupe étaient
déguisés – maquillage, fausses moustaches, barbes et perruques, avec de
fausses identités correspondant à leurs nouveaux visages. Les douze
personnes qui étaient arrivées à Buenos Aires quelques jours plus tôt, qui
s’étaient promenées dans les rues, avaient loué des voitures et des
logements, pris des chambres dans des hôtels, surveillé la maison dans la
rue Garibaldi, disparurent. Elles furent remplacées par douze autres, des
gens différents, avec d’autres identités.
Isser quitta lui aussi son hôtel, mit sa valise à la consigne de la gare de
chemin de fer et revint en ville. Ce jour-là, comme tous les jours, il
passerait d’un café à l’autre, cette fois dans un quartier commercial où les
débits de boissons n’étaient séparés que par cinq minutes de marche.

13 h 00 – Isser, Rafi Eitan et certains des principaux agents se
retrouvent pour un ultime briefing dans un grand restaurant du centre-ville.
Tout autour d’eux, des Argentins s’amusent, rient, boivent et dévorent
d’énormes plats de viande grillée. À 14 h 00, l’équipe se disperse.
14 h 30 – Dans un grand garage en centre-ville, les agents prennent la
voiture destinée à l’enlèvement, garée là depuis quelques jours, et la
conduisent à la Base. La seconde voiture part d’un autre garage.
15 h 30 – Prêts à démarrer, les deux véhicules sont stationnés près de la
Base.
16 h 30 – Dernier briefing à la Base. Les hommes de l’unité
opérationnelle se changent, prennent leurs papiers et se préparent à partir.
18 h 30 – Les deux voitures démarrent. Quatre agents sont assis dans la
première, celle de l’enlèvement : Zvi Aharoni au volant ; Rafi Eitan, le
commandant, Moshé Tavor et Zvi Malkin. Trois autres sont dans la
seconde : Avraham Shalom, Yaakov Gat et le docteur Elian, qui emporte
une sacoche avec des médicaments, des instruments et des sédatifs.
Les véhicules arrivent séparément et se rencontrent à un carrefour, à peu
de distance de la maison des Klement. Les agents contrôlent les environs
et constatent qu’il n’y a ni barrage, ni forces de police sur place.
19 h 35 – Les deux voitures sont garées rue Garibaldi. Celle destinée à
l’enlèvement, une berline Chevrolet noire, est stationnée le long du
trottoir, tournée vers la maison des Klement. Deux agents en sortent et
soulèvent le capot ; Aharoni reste au volant, et le quatrième est
recroquevillé à l’intérieur, surveillant le point d’où Eichmann doit surgir
de l’obscurité. Un des hommes porte des gants, au cas où il devrait
toucher le nazi : la seule idée de son contact le répugne. De l’autre côté de
la rue se tient l’autre voiture, une Buick noire. Deux agents en sont sortis,
et semblent s’occuper de leur véhicule. Le troisième est resté sur le siège
du conducteur, prêt à allumer ses phares pour aveugler Klement à son
approche. Le piège est tendu.
Mais Klement ne se montre pas.
19 h 40 – Le bus 203 s’arrête au coin de la rue, personne n’en descend.
19 h 50 – Deux autres bus sont passés, et toujours pas de Klement. Chez
les agents, l’inquiétude croît. Que s’est-il passé ? A-t-il changé ses
habitudes ? A-t-il flairé le danger et fui ?
20 h 00 – Lors du premier briefing de la journée, Isser leur avait dit
que, si Klement n’était pas là à cette heure, ils devraient abandonner et
partir. Mais Rafi Eitan décide d’attendre jusqu’à 20 h 30.
20 h 05 – Un autre bus s’arrête au coin de la rue. Au début, les
Israéliens ne voient rien. Puis Avrum Shalom, de la deuxième équipe,
distingue soudain une silhouette qui approche dans la rue Garibaldi.
Klement ! Il allume ses phares, braquant un faisceau de lumière aveuglante
sur l’homme.

Ricardo Klement rentrait chez lui. La lueur vive le frappa en plein
visage, et il détourna les yeux, continuant à marcher. Il remarqua une
voiture garée le long du trottoir – sans doute un problème de moteur –, et
quelques personnes autour. À cet instant, un des hommes près de la
Chevrolet se tourne vers lui. « Momentíto, señor » (Un moment,
monsieur), lui dit-il. C’était Zvi Malkin, utilisant les deux seuls mots qu’il
connaissait en espagnol.
Klement fouilla dans sa poche à la recherche de sa lampe, dont il se
servait souvent pour s’éclairer dans ce tronçon de la rue plongé dans
l’obscurité. Tout se passa alors à la vitesse de l’éclair. Malkin, craignant
que Klement ne soit en train de dégainer un pistolet, bondit sur lui et le
jeta sur la chaussée. Klement poussa un cri aigu. Deux autres hommes
jaillirent de la voiture pour le maîtriser. Des mains puissantes le
bâillonnèrent et l’entraînèrent à l’arrière de la Chevrolet où il se retrouva,
étourdi, plaqué au sol. Le chauffeur démarra, et ils foncèrent. Entre
l’apparition de Klement et le départ de la voiture, trente secondes à peine
s’étaient écoulées.
Peu après, la Buick démarrait à son tour.
Des mains habiles lièrent les poignets et les chevilles de Klement et
quelqu’un lui enfonça un chiffon dans la bouche. On lui ôta ses lunettes,
remplacées par d’autres, opaques. Une voix, près de son oreille, lui aboya
en allemand : « Tu bouges et tu es mort ! » Il obéit et ne bougea pas de tout
le voyage. Pendant ce temps, deux mains se glissaient sous ses vêtements
et lui couraient sur la peau. Rafi Eitan cherchait ses cicatrices – une sous
l’aisselle gauche, l’autre sur le côté droit de son ventre. Eitan jeta un coup
d’œil à Malkin et hocha la tête. Ils se serrèrent la main : ils tenaient
Eichmann.
Eitan croyait être parfaitement maître de ses sentiments. Soudain, il
s’aperçut qu’il était en train de fredonner le chant des partisans juifs dans
la guerre contre les nazis, et qu’il répétait le refrain : « Nous sommes là !
Nous sommes là ! »
La voiture, qui roulait à vive allure, s’arrêta brutalement, moteur
tournant. Klement ne pouvait pas savoir qu’ils étaient à un passage à
niveau. Les deux véhicules durent rester là de longues minutes, le temps
qu’un train de marchandises interminable ait fini de passer. Pour les
agents, ce fut le moment le plus critique de toute l’opération. Leurs
voitures étaient dans une file avec d’autres, attendant que la barrière se
lève. Dehors, on entendait des voix, mais Klement n’osa pas bouger. Les
Argentins autour d’eux ne s’aperçurent de rien. Quelques minutes plus
tard, le passage à niveau s’ouvrit et les voitures purent reprendre
tranquillement leur route.
À 20 h 55, elles se garèrent dans l’allée de la Base. Klement, titubant
comme un aveugle entre deux de ses ravisseurs, fut poussé dans la maison.
Quand les hommes commencèrent à le déshabiller, il ne protesta pas. En
allemand, ils lui ordonnèrent d’ouvrir la bouche. Il s’exécuta. Ils
vérifièrent qu’il n’avait pas une capsule de cyanure dissimulée entre les
dents. Portant toujours des verres opaques, il ne voyait rien, mais sentit de
nouveau des mains se mettre à le palper et à toucher ses cicatrices. Une
main experte se glissa sous son aisselle gauche et y découvrit la marque
minuscule qui s’y trouvait depuis que, quelques années plus tôt, il avait
tenté d’effacer le tatouage de son groupe sanguin, un trait caractéristique
des officiers SS.
Soudain, une voix résonna en allemand : votre tour de tête… votre
pointure… date de naissance… nom du père… de la mère. Il répondit
comme un robot. Même quand ils lui demandèrent : « Quel est le numéro
de votre carte du parti nazi ? Votre matricule dans la SS ? » il ne put
garder le silence.

  1. Et un autre numéro, 63752.
    « Votre nom ?
    — Ricardo Klement.
    — Votre nom ? fit encore la voix.
    — Otto Heninger. » Il frissonna.
    « Votre nom ?
    — Adolf Eichmann. »
    Autour de lui, le silence se fit. Il le rompit. « Je suis Adolf Eichmann,
    répéta-t-il. Je sais que je suis aux mains des Israéliens. Je connais aussi
    quelques mots d’hébreu, je les ai appris avec un rabbin à Varsovie… »
    Se souvenant de versets de la Bible, il commença à les réciter,
    s’efforçant de prononcer correctement les mots en hébreu. Plus personne
    ne parlait.
    Les Israéliens le fixaient, stupéfaits.

Un messager à Sdeh Boker

Isser se déplaçait d’un café à l’autre. La nuit était bien avancée quand il
entra dans un nouvel établissement et s’affala dans un fauteuil face à la
porte. Soudain, devant lui, il vit deux de ses hommes. Il se dressa. « On
l’a eu, lui annonça Aharoni, radieux. On l’a définitivement identifié et il a
avoué qu’il était Adolf Eichmann. »
Isser leur serra la main, et ils s’en furent. Il lui fallait revenir à la gare,
récupérer sa valise et prendre une chambre dans un autre hôtel sous sa
nouvelle identité, comme s’il venait d’arriver en ville. La nuit était
fraîche, et il décida de faire le trajet à pied. Il traînait un rhume et était un
peu fiévreux, mais maintenant, il se sentait merveilleusement bien. Seul
dans l’obscurité, il marcha, savourant l’air froid de la nuit, éprouvant une
sensation enivrante d’exaltation qu’il n’oublierait jamais.
Le lendemain, une voiture s’arrêta près d’un baraquement de bois dans
le kibboutz de Sdeh Boker. Un homme élancé, portant des lunettes, en
sortit. Il présenta ses papiers aux gardes et entra dans le bureau de Ben
Gourion. C’était Ya’acov Caroz, un des proches conseillers d’Isser.
« Isser m’envoie, dit-il. Nous avons reçu un câble de lui. Eichmann est
entre nos mains. »
Le Vieux Lion garda le silence. Puis il demanda : « Quand Isser revient-
il ? J’ai besoin de lui. »

                                    *

Quand il découvrit les visages défaits de ses hommes, Isser comprit à
quel point la présence même d’Eichmann les déprimait. Le monstre
allemand était près d’eux, maintenant, seulement séparé par une mince
cloison. Et cela suffisait à désarçonner ces hommes, de vrais durs, et à les
emplir de dégoût. Ils ne pouvaient se faire à l’idée de regarder un homme
qui, à leurs yeux, était le symbole du Mal ; un homme qui, pour beaucoup,
avait été l’assassin de leurs plus proches parents – un père, une mère, des
frères et des sœurs, tous disparus dans les fours crématoires. Or, garder
Eichmann, cela voulait dire s’occuper de lui vingt-quatre heures sur vingt-
quatre. Ils ne pouvaient pas lui donner de rasoir, donc, ils étaient obligés
de le raser ; ils ne pouvaient pas le laisser un seul instant, de peur qu’il ne
tente de se suicider ; donc, ils devaient l’accompagner en permanence,
même quand il allait aux toilettes. Yehudith Nissiyahu cuisinait et lui
servait ses repas, mais elle refusait de laver la vaisselle dont il s’était
servi. Elle était incapable de résister à la répulsion qu’il lui inspirait.
Assis dans un coin, Zvi Malkin luttait contre son dégoût en esquissant des
croquis d’Eichmann sur un vieil exemplaire du Guide d’Amérique du Sud.
Les gardes, qui changeaient une fois par jour, étaient complètement
lessivés, et Isser se dit qu’il aurait intérêt à leur accorder à chacun une
journée de permission. Qu’ils aillent se promener dans Buenos Aires,
pensa-t-il, qu’ils oublient pendant quelques heures l’obscène réalité de la
Base. Ces dix jours étaient en train de devenir les plus longs de leur vie,
dissimulés dans un pays étranger, vivant dans la peur que l’erreur la plus
infime puisse déclencher une descente de la police et un scandale
international.
Préparation de l’évasion

Eichmann était enfermé dans une pièce nue, sans fenêtre, éclairée nuit et
jour par une ampoule solitaire. Obéissant, il se pliait à toutes les
instructions de ses gardiens. C’était comme s’il s’était résigné à son sort.
Aharoni était le seul à lui parler, qui l’interrogeait sur sa vie avant son
enlèvement. Eichmann répondait à toutes les questions. Il dit à Aharoni
qu’après la débâcle de l’Allemagne, en mai 1945, il avait pris l’identité
d’un soldat de la Luftwaffe, Adolf Karl Barth. Puis il s’était fait passer
pour le lieutenant Otto Eckmann, de la 22 e division de cavalerie SS, et
avait été interné dans un camp de prisonniers de guerre. Sous le nom
d’Otto Heninger, jusqu’en 1950, il s’était caché à Zelle, en Basse-Saxe.
La même année, il avait réussi à fuir en Argentine, via l’Italie, empruntant
l’une des filières d’évasion des criminels de guerre nazis.
Neuf ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait débarqué en Argentine, en
chemise blanche, cravate et pardessus, avec des lunettes de soleil et une
fine moustache. Il était resté quatre mois chez des amis à la pension
Jurmann dans un faubourg de Buenos Aires, et quatre de plus au domicile
d’un Allemand, Rippler. Ce n’était qu’alors qu’il avait pris le risque de se
déplacer, et qu’il avait quitté Buenos Aires pour Tucuman, une petite ville
à quelque 900 kilomètres de là. Il y avait trouvé un travail chez Capri, une
entreprise de travaux publics peu connue, considérée comme une société
écran dont la mission était de fournir des emplois aux nazis en fuite. Le 4
avril 1952, il avait obtenu ses papiers argentins, sous l’identité de
Ricardo Klement, né à Bolzano, en Italie, célibataire, mécanicien de
profession.
Un an plus tôt, au début de 1951, Eichmann, sous un faux nom, avait
envoyé une lettre à sa femme en Autriche. Il l’avait informée que « l’oncle
de ses enfants, l’homme qu’elle croyait mort, était en fait sain et sauf ».
Vera Liebl avait aussitôt reconnu son écriture et avait dit à ses enfants que
l’oncle Ricardo, le cousin de leur père défunt, les invitait à le rejoindre en
Argentine.
Elle avait obtenu un passeport légal pour ses enfants et elle. Le réseau
secret des nazis s’était alors mis fébrilement à l’œuvre et s’était chargé de
brouiller les pistes et d’effacer les traces de Vera. Quand des agents
israéliens avaient finalement mis la main sur le dossier Vera Liebl dans
les archives autrichiennes, il était vide. Son contenu s’était évaporé.
En juin 1952, Vera Liebl et ses trois fils, Horst, Dieter et Klaus, avaient
disparu de chez eux. Début juillet, ils avaient brièvement refait surface à
Gênes et, le 28, ils étaient arrivés par bateau en Argentine. Le 15 août, ils
descendaient du train à la gare poussiéreuse de Tucuman.
« Vera Eichmann, écrit Moshé Pearlman dans son livre, avait toujours
en mémoire le portrait du fringant officier nazi, qui avait si fière allure
dans son uniforme de parade avec ses bottes luisantes. Mais l’homme qui
l’attendait sur le quai de Tucuman était d’âge moyen, humblement vêtu, le
visage pâle et ridé, l’air déprimé et la démarche lente. C’était là son
Adolf. »
Eichmann le terrible était devenu méconnaissable. Il avait minci et
perdu des cheveux, ses joues s’étaient creusées et il avait perdu cette
expression arrogante si caractéristique. Il semblait résigné, aux abois ;
seules ses lèvres minces laissaient entrevoir sa cruauté et sa malfaisance.
En 1953, l’entreprise Capri avait fait faillite et Eichmann avait dû
chercher un autre emploi. Il avait d’abord voulu ouvrir une blanchisserie à
Buenos Aires avec deux autres nazis, puis avait travaillé dans un élevage
de lapins, et ensuite dans une conserverie de jus de fruits. Pour finir, avec
le soutien d’une autre organisation nazie clandestine, Ricardo Klement
avait été nommé contremaître à l’usine d’assemblage Mercedes Benz de
Suarez. Il commençait à croire qu’il terminerait paisiblement ses jours.
Jusqu’au 11 mai 1960.
Pendant ce temps, après son enlèvement, ses fils s’étaient lancés à sa
recherche dans les hôpitaux, les morgues et les commissariats. Ils
demandèrent de l’aide à l’organisation de jeunesse fasciste-péroniste
Tecuara. Ils conclurent rapidement que leur père avait dû être capturé par
les Israéliens. Ils tentèrent alors vainement de convaincre les
organisations pronazies de prendre des mesures extrêmes, comme
d’enlever l’ambassadeur d’Israël et de le garder en otage jusqu’à ce que
leur père soit libéré, mais les Argentins refusèrent.
Dans le même temps, Isser donnait à ses hommes des instructions sur la
marche à suivre en cas de découverte de leur planque par la police. Si
celle-ci effectuait une descente sur la Base, leur dit-il, il faudrait aussitôt
enfermer Eichmann dans la pièce dérobée qui avait été préparée à
l’intérieur de la maison. Et si la police entreprenait une fouille minutieuse,
il fallait emmener Eichmann par une sortie de secours spécialement
prévue à cet effet. Plusieurs agents devaient s’échapper avec leur
prisonnier, tandis que les autres feraient tout pour ralentir la perquisition,
en dépit des risques encourus.
Isser déclara aux gardiens d’Eichmann : « Si la police trouve la planque
et y entre, menottez-vous à lui et jetez les clés, comme ça, ils ne pourront
pas le séparer de vous. Dites-leur que vous êtes israéliens et qu’avec vos
amis vous avez capturé Adolf Eichmann, le criminel le plus haï du monde,
afin de l’amener devant la justice. Puis donnez à la police mon vrai nom,
et ma fausse identité, et le nom de l’hôtel où je réside. S’ils vous attrapent
avec Eichmann, que je sois arrêté aussi. »
Quelques jours plus tard, Eichmann consentit même à signer un
document stipulant qu’il acceptait d’être emmené en Israël pour y être
jugé :
« Je, soussigné Adolf Eichmann, déclare par la présente de mon plein
gré : maintenant que ma véritable identité a été découverte, je reconnais
qu’il ne sert plus à rien de tenter d’échapper à la justice. J’accepte d’être
emmené en Israël afin d’y être jugé par un tribunal qualifié. Il est admis
que je bénéficierai de l’assistance d’un avocat et qu’il me sera permis de
détailler devant la cour, sans travestir les faits, mes dernières années de
service en Allemagne, pour qu’une description fidèle de ces événements
puisse être transmise aux générations futures. J’effectue cette déclaration
de ma propre volonté. Rien ne m’a été promis, et je n’ai pas été menacé.
Je désire connaître enfin la paix intérieure.
« Étant incapable de me remémorer tous les détails, et qu’il est possible
que je sois confus dans mon récit, je demande que les documents et
témoignages appropriés soient mis à ma disposition afin de m’aider dans
mes efforts pour établir la vérité.
« Adolf Eichmann, Buenos Aires, mai 1960. »
Une déclaration qui n’avait évidemment aucune valeur juridique.

L’avion arrive
Le 18 mai 1960, à 11 heures du matin, une cérémonie officielle eut lieu
à l’aéroport international de Lod, près de Tel-Aviv. Plusieurs
personnalités, dont le chef d’état-major, le général Laskov, le directeur
général du ministère des Affaires étrangères et l’ambassadeur argentin en
Israël, se rassemblèrent pour faire leurs adieux à l’impressionnante
délégation en partance pour Buenos Aires et les festivités du cent
cinquantième anniversaire. Le « Géant murmurant » d’El Al décolla,
emportant aussi quelques passagers ordinaires qui devaient descendre aux
escales.
Rares furent les passagers qui s’aperçurent qu’à Rome trois autres
civils avaient embarqué. Quelques heures plus tard, ces civils s’étaient
transformés en personnel de bord, affublés d’uniformes d’El Al. En
réalité, il s’agissait d’agents du Mossad partis épauler leurs collègues en
Argentine. L’un d’entre eux était Yehuda Carmel, un gaillard chauve dont
le nez proéminent surmontait une petite moustache. Ce voyage ne
l’emballait guère. Il savait qu’il n’avait pas été sélectionné pour ses
compétences, mais à cause de son apparence. Quelques jours plus tôt, il
avait été convoqué chez son chef, sur le bureau duquel il avait vu deux
photos : la sienne et celle d’un inconnu. La ressemblance était nette.
Quand on lui dit que l’inconnu en question était Adolf Eichmann, il eut un
frisson, et fut encore plus choqué d’apprendre qu’il avait été choisi pour
jouer les doublures du nazi. Isser projetait de faire entrer Carmel en
Argentine comme membre du personnel d’El Al, puis de récupérer son
uniforme et ses papiers pour faire monter dans l’avion un Eichmann
drogué au préalable. Carmel était détenteur d’un passeport israélien au
nom de Ze’ev Zichroni.
Isser avait également préparé un plan de secours. Avec l’aide d’un
intermédiaire, il convoqua Meir Bar-Hon, jeune membre d’un kibboutz en
visite chez des parents à Buenos Aires. Meir fut invité à se rendre au bar
Gloria, sur l’avenue Bartolomé Mitre, où deux hommes l’attendaient, Isser
et le docteur Elian. Isser lui ordonna : « Quand tu rentreras chez tes
proches, dis-leur que tu as eu un accident de voiture et que tu souffres de
vertiges, de nausées et que tu te sens faible. Le médecin en conclura sans
doute que tu souffres d’un traumatisme cervical et te fera admettre à
l’hôpital. Le matin du 19 mai, tu lui diras que tu te sens beaucoup mieux et
tu demanderas à rentrer chez toi. Tu pourras sortir, et l’hôpital te fournira
un document attestant que tu as été traité pour un traumatisme. »
Le docteur Elian lui décrivit ensuite les symptômes caractéristiques
qu’il devrait afficher. Meir quitta le Gloria et suivit les instructions
d’Isser. Pendant trois jours, il resta alité à gémir dans un hôpital de
Buenos Aires. Le 19 mai, il fut autorisé à rentrer chez lui. Une heure plus
tard, Isser avait en main un document officiel au nom de Meir Bar-Hon,
certifiant qu’il était sorti après avoir été victime d’un accident de voiture.
Si le plan prévoyant d’exfiltrer Eichmann d’Argentine déguisé en
membre d’équipage d’El Al échouait, Isser le ferait allonger sur une
civière et transporter dans l’avion en tant que Meir Bar-Hon, patient
souffrant encore d’un grave traumatisme cervical.
Le 19 mai, dans l’après-midi, le Bristol d’El Al se posa à Buenos
Aires. Les responsables du protocole du ministère des Affaires étrangères,
des Juifs locaux enthousiastes et des enfants brandissant de petits drapeaux
bleu et blanc se tenaient sur deux rangs le long du tapis rouge déroulé au
pied de la passerelle.
Quelques heures plus tard, Isser s’entretenait avec Zvi Tohar, le pilote,
et un dirigeant d’El Al. Ils s’entendirent sur l’heure du décollage : le 20
mai à minuit. Isser décrivit son plan. À l’issue d’une rapide discussion, on
opta pour la solution suivante : Eichmann serait amené à bord en tant que
membre d’équipage tombé malade. Yehuda Carmel, son double, avait déjà
donné son uniforme et des documents au nom de Yossef Bashan, steward, à
l’équipe du Mossad. Shalom Dany, le maître faussaire de l’opération,
modifia les documents pour qu’ils correspondent parfaitement à Eichmann.
Carmel récupéra de nouveaux papiers et on lui expliqua qu’il pourrait
bientôt quitter l’Argentine.
Ce soir-là, la Base se mit à vibrer d’activité. Au bout d’une semaine
d’une pénible attente, les agents du Mossad passèrent à l’action.
Eichmann, drogué, s’endormit. L’équipe effaça méticuleusement toutes ses
traces de la maison. Les divers appareils et instruments furent démontés,
les effets personnels emballés, et la villa reprit son aspect initial. Au petit
matin, il ne restait rien qui aurait pu seulement suggérer le rôle que les
lieux avaient joué au cours des huit derniers jours. Toutes les autres
planques firent l’objet des mêmes soins.
Le 20 mai, pour la dernière fois, Isser quitta son hôtel, prit un taxi
jusqu’à la gare où il mit sa valise à la consigne. Puis il recommença à
circuler d’un café à l’autre, comme les jours précédents. Les gens d’El Al
furent les premiers à se présenter et, avec eux, il prépara un horaire
détaillé.
À midi, on entra dans la dernière phase de l’opération. Isser paya
l’addition dans le dernier café où il mit les pieds, récupéra sa valise et se
rendit à l’aéroport pour superviser l’évasion. Il parcourut le terminal, en
quête d’un endroit idéal pour établir son poste de commandement. Il
déambula dans la zone des guichets et dans celle des boutiques, et finit par
tomber sur la cafétéria des employés. Dehors, il régnait un froid mordant,
et la cafétéria était envahie d’employés, de personnel au sol et de
membres d’équipages, tous là pour manger sur le pouce ou savourer une
boisson chaude. Isser était ravi. C’était parfait. Personne ne le
remarquerait, ou ne s’intéresserait à ses conversations rapides et à voix
basse avec ses hommes. Isser attendit qu’un siège se libère, et de là, il
commença alors à superviser les dernières manœuvres sur le sol argentin.

« Salut, El Al ! »

À 21 heures, dans la planque, tout était prêt. Eichmann, lavé, rasé et
habillé d’un uniforme d’El Al, avait en poche un passeport au nom de
Yossef Bahran. Il était si bien maquillé que même son propre fils ne
l’aurait pas reconnu. Le médecin et deux agents portaient eux aussi des
uniformes de la compagnie aérienne. Le docteur Elian avait injecté à
Eichmann une drogue qui ne le faisait pas dormir, mais l’étourdissait
seulement. Il entendait, voyait, et pouvait même marcher, mais était
incapable de parler et ne comprenait pas vraiment ce qui se passait.
Aharoni, en uniforme également, s’installa au volant de la voiture, un
agent assis à ses côtés. Eichmann fut mis sur la banquette, entre le médecin
et un autre agent. Ils partirent.
Au même moment, deux autres voitures quittaient un hôtel populaire
dans le centre-ville. Elles transportaient le véritable équipage d’El Al.
Leur déplacement jusqu’à l’aéroport avait été méticuleusement
synchronisé avec celui des véhicules du Mossad.
Depuis son poste de commandement improvisé, Isser était tenu au
courant minute par minute. Il ordonna que les bagages de ses hommes
soient apportés à l’aéroport. Il avait préparé des itinéraires d’évasion
pour chacun d’entre eux, mais si le plan principal se déroulait sans heurt,
ils décolleraient tous à bord de l’avion d’El Al. À quelques pas d’Isser,
Shalom Danny sirotait une tasse de café noir brûlant. Les passants ne
pouvaient pas savoir que ce client-là avait un sacré culot. Il avait installé
son petit laboratoire sous leurs yeux, et était occupé à trafiquer les
passeports des agents du Mossad, y inscrivant tous les tampons et toutes
les inscriptions nécessaires afin de faciliter leur départ.
À 23 heures, un homme se présenta à Isser. Toutes les voitures, du
Mossad et d’El Al, étaient arrivées, signala-t-il. Isser se précipita vers le
parking et contrôla les véhicules d’El Al. Les membres d’équipage étaient
muets. Ils sentaient qu’ils étaient en train de prendre part à un événement
hors du commun, mais n’avaient aucune idée de ce dont il s’agissait.
Patiemment, ils écoutèrent les instructions d’Isser, sans poser de question.
Isser jeta un coup d’œil dans la troisième voiture, où Eichmann somnolait
entre ses gardiens. « Allez-y, lança-t-il. Bonne chance ! »
Les trois voitures démarrèrent tandis qu’Isser revenait au terminal. Le
petit convoi atteignit la barrière des lignes aériennes argentines. Au-delà
était garé l’appareil israélien. « Salut, El Al ! » s’exclama joyeusement un
des Israéliens. Les gardes argentins le reconnurent. En fait, ils avaient
l’habitude de voir les Israéliens aller et venir pendant la journée. Ils
regardèrent d’un air las les passagers des trois véhicules, tous vêtus
d’uniformes d’El Al. Dans deux des voitures, ils chantaient, riaient et
discutaient d’une voix forte, alors que ceux de la troisième dormaient.
Les gardes ouvrirent la barrière, et les trois voitures roulèrent en
direction de l’avion. Les portières s’ouvrirent, et les membres d’équipage,
environ une douzaine, approchèrent de la passerelle en groupe. Eichmann
titubait au milieu, pratiquement invisible. Deux hommes le soutenaient,
l’aidèrent à monter les escaliers et l’installèrent près du hublot en
première classe. Le médecin et l’équipe de sécurité s’éparpillèrent sur les
sièges autour de lui et firent semblant de dormir. Si jamais les agents des
douanes argentines montaient à bord pour contrôler leurs papiers, les
Israéliens leur expliqueraient que c’étaient les membres de la deuxième
équipe, qui avaient besoin de se reposer avant de prendre leur service
plus tard.
À 23 h 15, Isser, de retour à son poste de commandement de la
cafétéria, entendit le grondement caractéristique des moteurs du Géant
murmurant. L’avion roula jusqu’au terminal et s’immobilisa près de la
porte des départs. D’un pas vif, il se dirigea vers la salle des départs et
regarda aux alentours. Il repéra ses hommes, qui attendaient çà et là,
debout près de leurs bagages. Il passa les voir un par un, leur chuchotant
chaque fois : « Monte dans l’avion. » L’air de rien, ils se joignirent à la
queue devant le guichet des services de l’immigration, passeports en main.
Des passeports que Shalom Danny avait particulièrement réussis.
À 23 h 45, le groupe, ayant franchi les contrôles sans problème, passa
par la porte des départs et marcha vers l’avion. Isser fut le dernier à
prendre sa valise, à passer par les douanes et à monter à bord. Presque
aussitôt, l’avion roula vers la piste de décollage.
Un quart d’heure plus tard, à minuit, l’appareil dut faire halte. La tour
de contrôle lui ordonnait d’attendre. À bord, tous étaient tendus. Que
s’était-il passé ? La police argentine avait-elle été informée à la dernière
minute ? Allaient-ils devoir faire demi-tour ? Mais après quelques minutes
d’une angoisse terrible, le pilote obtint enfin le feu vert. Le Géant
murmurant décolla au-dessus des eaux argentées du Rio de la Plata, et
Isser poussa un soupir de soulagement.

« Je dois informer la Knesset… »

L’avion se posa à Lod tôt dans la matinée du 22 mai. À 9 h 50, Isser se

rendit directement à Jérusalem. Yitzhak Navon, le directeur de cabinet, le
fit tout de suite entrer dans le bureau du Premier ministre. Ben Gourion eut
l’air surpris.
« Quand êtes-vous arrivés ?
— Il y a deux heures. Nous avons Eichmann.
— Où est-il ? demanda le Vieux Lion.
— Ici, en Israël. Adolf Eichmann est en Israël, et si vous êtes d’accord,
nous allons le transférer immédiatement à la police. »
Ben Gourion se tut. Il ne fondit pas en larmes, comme l’écrivirent des
journalistes par la suite, pas plus qu’il n’éclata d’un rire triomphant,
comme d’autres l’affirmèrent. Il ne prit pas Isser dans ses bras, et ne trahit
aucune émotion.
« Vous êtes sûr que c’est Eichmann ? fit-il. Comment l’avez-vous
identifié ? » Pris de court, Isser passa en revue tous les critères qui
avaient permis l’identification d’Adolf Eichmann. Mais le Vieux Lion
n’était toujours pas satisfait. Pas assez, dit-il. Avant de prendre d’autres
mesures, il tenait à ce qu’une ou deux personnes qui avaient connu
Eichmann le rencontrent pour l’identifier formellement. Il voulait être
certain à 100 %, et il n’en toucherait pas un mot à son gouvernement tant
que ce ne serait pas le cas.
Isser appela son quartier général et ordonna à son personnel de trouver
des gens capables d’identifier personnellement Eichmann. En un temps
record, ils repérèrent deux Israéliens qui l’avaient rencontré autrefois. On
les amena jusqu’à la cellule où il était enfermé, ils s’entretinrent avec lui
et l’identifièrent sans conteste.
À midi, dans un restaurant de Francfort, un envoyé israélien fit irruption
et se rua sur une des tables où se tenait un homme aux cheveux blancs,
visiblement nerveux. « Herr Bauer, lança-t-il. Adolf Eichmann est
maintenant entre nos mains. Nos hommes l’ont capturé et l’ont emmené en
Israël. Il faut s’attendre à tout moment à une déclaration du Premier
ministre à la Knesset. »
Bauer, pâle et profondément ému, se leva, les mains tremblantes.
L’homme qui avait fourni au Mossad l’adresse d’Eichmann en Argentine,
celui sans qui Eichmann n’aurait sans doute jamais été capturé, ne pouvait
plus se retenir. Il éclata en sanglots, agrippa l’Israélien par les épaules, le
prit dans ses bras et l’embrassa.
À 16 heures, lors de la séance plénière de la Knesset, Ben Gourion
monta à la tribune. D’une voix ferme et claire, il lut un bref communiqué :
« Je dois informer la Knesset que les services de sécurité d’Israël
viennent de mettre la main sur l’un des plus grands criminels nazis, Adolf
Eichmann, qui avec d’autres dirigeants nazis a été responsable de ce
qu’ils appelaient “la solution finale”, c’est-à-dire l’extermination de six
millions de Juifs d’Europe. Eichmann est pour l’heure en état d’arrestation
ici en Israël. Il sera bientôt jugé en Israël, conformément à la loi sur les
crimes des nazis et de leurs collaborateurs. »
La stupeur et l’étonnement suscités par ses mots se muèrent en une
formidable ovation. Le monde entier, abasourdi, ne cacha pas son
admiration. À la fin de la séance à la Knesset, un homme se leva de son
siège, derrière les bancs du gouvernement. Bien peu connaissaient son
visage ou son nom : c’était Isser Harel.

                                   *

Le procès d’Adolf Eichmann s’ouvrit à Jérusalem le 11 avril 1961.
Cent dix rescapés de l’Holocauste vinrent témoigner à charge. Certains
n’avaient encore jamais parlé de leur passé, ni raconté leurs terribles
expériences. C’était comme si tout l’État d’Israël était suspendu à la radio,
suivant avec une grande douleur et avec horreur l’histoire abominable que
dévoilèrent ces récits. Et comme si le peuple juif dans son ensemble
s’identifiait à Gideon Hausner, le procureur général, qui s’attaquait à
Eichmann au nom de ses six millions de victimes.
Le 15 décembre 1961, Eichmann fut condamné à mort. Son appel fut
rejeté par la Cour suprême, et le président Yitzhak Ben-Zvi lui refusa sa
grâce. Le 31 mai 1962, Adolf Eichmann fut informé de sa fin imminente.
Dans sa cellule, le condamné écrivit quelques lettres à sa famille et but
une demi-bouteille de vin rouge de Carmel. Vers minuit, le révérend Hull,
pasteur non conformiste, entra dans la cellule d’Eichmann, comme il
l’avait souvent fait. « Ce soir, je ne vous parlerai pas de la Bible, lui
déclara Eichmann. Je n’ai pas de temps à perdre. »
Le religieux sortit, mais un visiteur inattendu se substitua à lui : Rafi
Eitan. Le ravisseur était debout, face au condamné vêtu d’une tenue beige
de prisonnier. Eitan ne dit rien. Eichmann le regarda, puis fit, en
allemand : « J’espère qu’après moi, votre tour viendra. »
Les gardes emmenèrent Eichmann dans une pièce exiguë convertie en
salle d’exécution. Il fut placé sur une trappe, le nœud coulant autour du
cou. Un petit groupe de responsables, de journalistes, et un médecin
étaient présents. Tous entendirent ses derniers mots, proférés dans la plus
pure tradition nazie : « Nous nous reverrons… J’ai vécu en croyant en
Dieu… J’ai obéi aux lois de la guerre et à mon drapeau… »
Deux policiers, derrière un écran, appuyèrent simultanément sur deux
boutons, dont un seul contrôlait la trappe. Ni l’un ni l’autre ne savaient
lequel des deux boutons fonctionnait, si bien que le nom du bourreau reste
inconnu aujourd’hui. Eitan n’assista pas à l’exécution, mais entendit le
choc sourd de l’ouverture de la trappe. Le corps d’Eichmann fut incinéré
dans un four d’aluminium dans la cour de la prison. « Une fumée noire
monta vers le ciel, écrivit un correspondant américain. Personne ne dit
mot, mais il était impossible de ne pas penser aux crématoires
d’Auschwitz… »
Peu avant l’aube, le 1 er juin 1962, une vedette rapide des gardes-côtes
israéliens quitta les eaux territoriales de l’État hébreu. Moteur coupé,
tandis que le bateau dérivait en silence, un policier jeta les cendres
d’Eichmann dans la Méditerranée. Le vent et les vagues dispersèrent les
restes de l’homme qui, vingt ans plus tôt, avait déclaré d’un ton enjoué :
« Je rirai en sautant dans ma tombe, car j’aurai la satisfaction d’avoir
exterminé six millions de Juifs. »
Zvi Malkin, au chevet de sa mère mourante, pensa à ses parents
massacrés, à sa sœur Fruma et à ses enfants, disparus dans l’Holocauste.
Il se pencha vers sa mère et lui murmura :
« Mère, j’ai eu Eichmann. Fruma est vengée.
— Je savais que tu n’oublierais pas ta sœur », fit-elle dans un souffle.
7

                     « Où est Yossele ? »

L’Opération Eichmann eut une suite étrange. Alors qu’Isser, ses agents
et leur prisonnier attendaient l’arrivée du Bristol de Tel-Aviv dans leurs
planques à Buenos Aires, le Ramsad s’intéressait également à un autre
projet. Isser avait décidé de vérifier si les rumeurs disaient vrai, et si un
autre criminel nazi se dissimulait dans la ville. Il s’agissait du docteur
Josef Mengele, « l’ange de la mort », le monstrueux médecin qui se
chargeait de réceptionner les Juifs qui descendaient des trains sur le quai
d’Auschwitz, et envoyait froidement les plus forts aux travaux forcés et les
plus faibles, les femmes, les enfants et les personnes âgées, dans les
chambres à gaz. Mengele en était venu à incarner la cruauté et la folie du
Troisième Reich. Il avait disparu après la guerre, mais la rumeur disait
qu’il s’était caché en Argentine. Il était issu d’une famille riche qui,
apparemment, avait transféré de fortes sommes d’argent au criminel en
fuite. La piste de ces versements, remontée par les agents du Mossad,
aboutissait à Buenos Aires, mais jusqu’à présent ils n’avaient pas réussi à
retrouver Mengele.
Cette fois, la chance leur sourit. En mai 1960, juste avant que le Géant
murmurant se pose en Argentine, les agents d’Isser récupérèrent l’adresse
de Mengele. Il vivait à Buenos Aires sous son vrai nom ! Manifestement,
il était sûr d’être bien protégé. Isser envoya Zvi Aharoni, son meilleur
enquêteur, vérifier l’information, mais Mengele n’était pas chez lui. Ses
voisins expliquèrent à Aharoni que le couple Mengele était parti pour
quelques jours, et qu’ils seraient bientôt de retour. Surexcité, Isser
convoqua Rafi Eitan. « Mettons- nous en surveillance, dit-il, et quand
Mengele rentrera, on l’enlèvera aussi, et on le ramènera en Israël avec
Eichmann. »
Rafi refusa. « L’opération Eichmann est très complexe, contra-t-il. Nous
avons capturé un homme, et nous avons de grandes chances de réussir à le
faire monter dans l’avion et à l’emmener en Israël. Mais une autre
opération pour s’emparer d’un deuxième homme ne ferait qu’accroître
considérablement les risques. Ce serait une grave erreur. »
Isser céda, mais Rafi lui fit une autre proposition :
« Si vous ramenez Eichmann en Israël et que vous gardez le secret sur
sa capture pendant une semaine, je vous amènerai Mengele.
— Comment ferez-vous ? demanda Isser.
— Nous avons encore quelques planques à Buenos Aires, dont
personne ne sait rien. Conservons-les. Quand vous décollerez pour Israël
avec Eichmann, moi je me rendrai dans un des pays voisins de
l’Argentine, avec Zvi Malkin et Avraham Shalom. Vous arriverez en
Israël, et vous maintiendrez le secret sur la capture d’Eichmann ; personne
ne saura que nous l’avons fait, personne ne nous cherchera. À ce moment-
là, nous reviendrons à Buenos Aires, nous attraperons Mengele et nous le
garderons dans une de nos planques ; et quelques jours plus tard, nous
l’amènerons en Israël. »
Isser accepta. Quand le Bristol décolla pour Israël avec Eichmann à son
bord, Eitan, Shalom et Malkin prirent l’avion pour Santiago du Chili. Ils
comptaient revenir à Buenos Aires un ou deux jours plus tard, si le secret
était préservé au sujet de la capture d’Eichmann, et lancer alors
l’« Opération Mengele ».
Mais le lendemain, les journaux du monde entier firent leurs gros titres
avec la capture d’Eichmann par les Israéliens en Argentine. Il était hors de
question que certains des principaux agents du Mossad reviennent dans le
pays pour y commettre un nouvel enlèvement. Rafi et ses amis durent tirer
un trait sur leur projet et rentrer en Israël.
Plus tard, Isser dit à Rafi qu’il avait demandé à Ben Gourion de garder
le secret sur Eichmann pendant une semaine, mais que le Vieux Lion avait
refusé. « Trop de gens savent déjà qu’Eichmann est entre nos mains, lui
aurait affirmé Ben Gourion. Nous ne pourrons pas garder le secret plus
longtemps. J’ai décidé d’informer la Knesset de sa capture cet après-
midi. »
Ce qui fut fait, et Israël perdit l’occasion de traîner devant ses juges
l’un des criminels les plus sadiques de l’histoire.
Peu après la capture d’Eichmann, Mengele flaira le danger. Il partit
pour le Paraguay et disparut pendant des années, jusqu’à ce qu’il soit
terrassé par un infarctus presque vingt ans plus tard, en février 1979.

                                   *

Au début de mars 1962, Isser Harel fut convoqué chez Ben Gourion qui
l’accueillit avec effusion, avant de bavarder avec lui à bâtons rompus.
Qu’est-ce qu’il veut ? se demanda Isser. Il connaissait bien le Premier
ministre, et était certain qu’il ne l’avait pas invité pour lui faire la
causette. Les deux hommes s’appréciaient. Sous certains aspects, ils
étaient pareils. Tous deux étaient petits, entêtés et décidés, des meneurs
d’hommes-nés qui se consacraient corps et âme à la sécurité d’Israël. Ils
ne gaspillaient ni leur salive, ni leur temps. La capture d’Eichmann les
avait rapprochés. Brutalement, en pleine conversation, Ben Gourion fit à
Isser : « Dites-moi, est-ce que vous pouvez retrouver l’enfant ? »
Il ne précisa pas de quel enfant il parlait, mais Isser comprit aussitôt.
Depuis deux ans, une question revenait sans cesse dans tout le pays, à la
une des quotidiens, du haut de la tribune de la Knesset, ou encore hurlée
avec colère par les jeunes Juifs laïcs à l’adresse des ultra-orthodoxes :
« Où est Yossele ? »
Yossele Schuchmacher, un garçon de huit ans de la ville d’Holon, avait
été kidnappé par des juifs ultra-orthodoxes dirigés par son grand-père. Le
vieil homme, un hassid, tenait à élever Yossele dans l’orthodoxie judaïque
et avait subtilisé l’enfant à ses parents. Depuis, le petit garçon avait
disparu sans laisser de traces. La police n’était pas parvenue à le
retrouver. Le litige à son sujet avait enflé, au point de faire d’une affaire
de famille un scandale national, qui menaçait de dégénérer en
confrontation violente entre les laïcs et les ultra-orthodoxes. On évoquait
avec inquiétude le risque d’une guerre fratricide qui déchirerait la nation.
En dernier recours, Ben Gourion fit donc appel à Isser.
« Est-ce que vous pouvez retrouver l’enfant ?
— Si vous voulez que je le fasse, je vais essayer », répondit le Ramsad.
De retour dans son bureau, il ouvrit un dossier opérationnel, baptisé
« Opération Bébé tigre ».

                                   *

Yossele était un beau petit garçon plein de vivacité. Sa seule erreur,
apparemment, avait été de se tromper de parents. Du moins, c’était ce que
pensait son grand-père, Nahman Shtarkes. Le vieux Shtarkes, barbu
squelettique portant des lunettes, était un hassid fanatique, un homme dur et
buté. Personne n’avait jamais pu le briser, ni les gros bras du NKVD, ni
les camps de concentration soviétiques dans les neiges de Sibérie, où il
avait passé une partie de la Seconde Guerre mondiale. En Sibérie, il avait
perdu un œil et trois orteils à cause du gel, mais son moral n’avait pas été
atteint. Ses souffrances n’avaient fait qu’attiser sa haine pour les
Soviétiques, qui parvint à son paroxysme en 1951, quand une bande de
brutes assassina son fils à coups de couteau. Il se consola avec ses deux
autres fils, Shalom et Ovadia, et sa fille Ida, qui avait épousé un tailleur.
Le jeune couple avait vécu un temps dans la maison du vieux Shtarkes à
Lvov, où la famille avait emménagé après avoir erré en Russie et en
Pologne. Là, en 1953, était né le deuxième enfant de la famille
Schuchmacher, Yossele.
Le petit garçon avait quatre ans quand il avait émigré en Israël avec ses
parents. Grand-père et grand-mère Shtarkes, ainsi que l’un des fils,
Shalom, étaient arrivés quelques mois plus tôt. Nahman Shtarkes, membre
de la secte hassidique Brastlav, s’installa à Mea Shearim, le quartier ultra-
orthodoxe de Jérusalem. C’était un autre monde, où les hommes portaient
de longs manteaux noirs ou des caftans de soie, des chapeaux noirs ou de
fourrure, des barbes épaisses et de longues boucles des deux côtés du
visage. Les femmes, vêtues de longues robes strictes, dissimulaient leurs
cheveux sous des perruques ou des foulards. Un monde de yeshiva (les
écoles talmudiques), de synagogues, où de célèbres rabbins tenaient cour ;
Shalom entra dans une yeshiva ; son frère Ovadia partit pour l’Angleterre.
Ida et Alter Schuchmacher s’installèrent à Holon. Finalement, Alter
trouva du travail dans une filature des environs de Tel-Aviv et Ida fut
embauchée comme photographe. Ils achetèrent un petit appartement à
Holon et s’endettèrent lourdement. Pour limiter leurs frais, ils inscrivirent
leur fille Zina dans une institution religieuse à K’far Habad et confièrent
Yossele à ses grands-parents.
Ida et Alter Schuchmacher peinaient à joindre les deux bouts. Ils
écrivirent à des amis en Russie qu’ils n’auraient peut-être pas dû venir en
Israël. Quelques-unes des réponses aux lamentations du couple tombèrent
entre les mains du vieux Nahman Shtarkes. Il en conclut que les
Schuchmacher avaient l’intention de rentrer en Russie avec leurs enfants.
Bouillant de rage, il décida de ne pas rendre Yossele à ses parents.
Mais à la fin de 1959, la situation économique des Schuchmacher
s’améliora. Plus aisés, ils se dirent que le moment était venu de
rassembler leur famille. En décembre, Ida alla chercher son fils à
Jérusalem, mais ni Yossele ni son grand-père n’étaient à la maison.
« Demain, dit la mère d’Ida, ton frère Shalom te ramènera ton fils. Là, il
est à la synagogue avec son grand-père, il ne faut pas les déranger. »
Le lendemain, cependant, Shalom était seul quand il vint à Holon. Il
annonça à sa sœur que leur père avait décidé de ne pas lui rendre Yossele.
Éperdue, Ida se précipita à Jérusalem avec son mari. Ils passèrent le
week-end chez les Shtarkes, et cette fois, Yossele était là. Le samedi soir,
alors qu’ils étaient sur le point de partir avec lui, la mère d’Ida intervint :
« Il fait très froid dehors, fit-elle. Laissez l’enfant dormir ici, et demain, je
vous le ramènerai. » Ils acceptèrent. Ida embrassa son fils qui se blottit
dans son lit et s’en fut avec son époux. Comment pouvait-elle savoir qu’il
lui faudrait attendre des années avant de revoir son petit garçon ?
Le lendemain, ni Yossele ni sa grand-mère ne vinrent à Holon. Une fois
de plus, Ida et Alter prirent la route pour Jérusalem. En vain. L’enfant
s’était volatilisé, et le vieux Shtarkes refusa sèchement de le rendre,
malgré les larmes de sa fille.
Son fils avait disparu.
Au bout de plusieurs allers-retours, le couple comprit que le vieil
homme ne leur rendrait jamais leur fils, pas plus qu’il ne leur dirait où il
se trouvait. En janvier 1960, ils décidèrent de faire appel à la justice. Ils
portèrent plainte contre Nahman Shtarkes auprès de la cour rabbinique de
Tel-Aviv. Shtarkes ne répondit pas, et ce fut le début de leur cauchemar.
Le 15 janvier, la Cour suprême israélienne ordonna à Nahman Shtarkes
de rendre l’enfant à ses parents dans les trente jours et l’assigna à
comparaître. Deux jours plus tard, Shtarkes écrivit à la Cour : « Je ne peux
pas venir car je suis en mauvaise santé. » Le 17 février, la famille déposa
une plainte à la police et réclama que Nahman Shtarkes soit arrêté et
incarcéré jusqu’à ce qu’il ait restitué le petit garçon. La Cour suprême
ordonna à la police de retrouver l’enfant. Le 27 février, la police ouvrit un
dossier, « Yossele Schuchmacher 720-60 », et les recherches
commencèrent. Le 7 avril, la police, ayant échoué, demanda à la Cour
suprême d’être relevée de l’affaire. Le 12 mai, la Cour suprême,
scandalisée, ordonna aux forces de l’ordre de poursuivre les recherches.
Elle leur ordonna aussi de procéder à l’interpellation de Nahman
Shtarkes, qui eut lieu le lendemain.
Mais c’était se tromper lourdement que de croire qu’un séjour derrière
les barreaux suffirait à faire plier le vieux Shtarkes. L’impitoyable
vieillard ne dit rien. Il était évident qu’il avait bénéficié de complicités
pour cacher l’enfant et qu’il avait été aidé par un réseau de juifs ultra-
orthodoxes qui avaient induit la police en erreur. Tous étaient désormais
engagés dans une mission sacrée : il leur fallait faire échouer les projets
retors des parents du garçon, qui voulaient rentrer en Russie où il serait
converti au christianisme. Même le rabbin Frank, Grand Rabbin de
Jérusalem, rendit un arrêt en faveur du vieux Shtarkes, appelant la
communauté orthodoxe à l’aider par tous les moyens.

                                   *

En mai 1960, la question se retrouva inscrite à l’ordre du jour de la
Knesset, et la presse s’en donna à cœur joie. Les premiers à comprendre
les implications potentielles de l’affaire furent les représentants des partis
religieux. Shlomo Lorenz, membre de la Knesset, avait le sentiment que
l’enlèvement de l’enfant risquait de déclencher une guerre de religion en
Israël. Il offrit ses services de négociateur à Shtarkes et aux
Schuchmacher. Il apporta au vieil homme, toujours en prison, un projet
d’accord par lequel les parents s’engageaient à donner une éducation
orthodoxe à leur fils. Shtarkes accepta de signer, à une condition : que le
rabbin Meizish, un des rabbins les plus fanatiques de Jérusalem, lui en
donne l’ordre.
Lorenz fila à Jérusalem, où il rencontra le rabbin. Meizish fit
comprendre au député qu’il ne donnerait son consentement que si les
ravisseurs échappaient aux poursuites. Lorenz rencontra donc le chef de la
police, Joseph Nahmias. « J’accepte, déclara celui-ci. Prenez ma voiture
et ramenez l’enfant. Vous bénéficiez de l’immunité parlementaire, et de
toute façon, personne n’oserait suivre ma voiture, donc, les gens impliqués
resteront anonymes. »
Fou de joie, Lorenz s’en fut voir le rabbin Meizish, qui revint sur sa
promesse ; Lorenz était de retour à la case départ. Il se doutait que l’enfant
était probablement caché dans une des communautés religieuses, des
écoles talmudiques ou un village orthodoxe, mais tous étaient protégés par
un mur de silence. Y retrouver l’enfant serait une mission impossible.
Le 12 avril 1961, Nahman Shtarkes fut libéré de prison « pour raison de
santé », après avoir promis qu’il s’efforcerait de trouver le petit garçon.
Promesse qu’il ne tint pas, et la Cour suprême le fit de nouveau arrêter.
Elle déclara que l’enlèvement était « un crime choquant et méprisable ».
En août 1961, un « Comité national pour le retour de Yossele » fut créé. Il
commença à distribuer des tracts, à organiser des réunions publiques et à
alerter les médias. Des milliers de gens signèrent les pétitions qu’il faisait
circuler ; l’ombre sinistre d’une guerre culturelle se profilait à l’horizon.
Toujours en août 1961, la police fit une descente dans le village
hassidique de Komemiut, mais elle arrivait trop tard. Yossele avait été
caché là un an et demi plus tôt, en décembre 1959, quand son oncle
Shalom l’avait amené chez un certain Zalman Kot. L’enfant avait été
dissimulé sous l’identité d’Israël Hazak. Mais dans l’intervalle, il avait
été emmené ailleurs. Shalom Shtarkes, lui, avait quitté le pays et s’était
installé dans la communauté hassidique de Golders Green à Londres. À la
demande de la police israélienne, Shtarkes fut arrêté par les Britanniques.
À la naissance de Kalman, son premier fils, sa famille vint avec le bébé à
la prison, où eut lieu le rite de la circoncision.
Yossele avait disparu sans laisser de traces. Quelques-uns pensaient
qu’il n’était plus dans le pays, ou qu’il était tombé malade et était mort. La
police devint un objet de risée. Des bagarres violentes éclatèrent entre
laïcs et orthodoxes. Des passants s’en prenaient aux élèves des yeshiva,
qu’ils tabassaient dans la rue. La jeunesse laïque narguait les jeunes
orthodoxes en scandant : « Où est Yossele ? »
La colère de l’opinion publique n’était plus loin du point de rupture. La
Knesset était le théâtre de débats houleux.
C’est alors que Ben Gourion appela Isser.

                                   *

Quand Isser Harel accepta de chercher Yossele, il n’imaginait pas que
ce serait la mission la plus difficile et la plus délicate de sa carrière.
D’ordinaire, il ne parlait jamais de problèmes opérationnels avec Rivka,
son épouse. Mais cette fois, il lui dit : « C’est l’autorité du gouvernement
qui est en jeu. » Un de ses meilleurs agents, Avraham Shalom (futur chef
du Shabak), était d’un autre avis : « Isser voulait démontrer qu’il pouvait
réussir là où la police avait échoué. »
La police ne demandait pas mieux que d’être dégagée de cette affaire
déplorable. Sceptique, Joseph Nahmias demanda à Isser : « Vous croyez
vraiment qu’il est possible de retrouver l’enfant ? »
Amos Manor, le directeur du Shabak et proche collaborateur d’Isser,
était opposé à toute l’entreprise. Il était soutenu par beaucoup de hauts
responsables du Mossad et de son service. Tous pensaient que cette
mission n’entrait pas dans le cadre de leurs activités. Ils étaient censés se
charger de la sécurité d’Israël, pas courir après un gamin dans les écoles
hassidiques. Surtout, ils n’étaient pas d’accord avec la théorie d’Isser, qui
estimait que les services secrets étaient là au nom d’un objectif plus
important, la garantie de l’autorité de l’État juif.
Toutefois, quand Isser eut pris sa décision, ils ne la contestèrent pas.
Son charisme et sa détermination étaient tels que personne ne se permettait
vraiment de remettre ses ordres en question. Avec ses adjoints, il mit en
place un groupe d’une quarantaine d’agents – les meilleurs enquêteurs du
Shabak, des membres de l’équipe opérationnelle, des agents religieux ou
se faisant passer pour tels, et même des gens de l’extérieur qui s’étaient
portés volontaires. La plupart de ces derniers étaient justement des
orthodoxes, qui comprenaient le danger que représentait l’enlèvement de
Yossele pour le pays.
La première opération aboutit à un piètre résultat. Ils tentèrent
maladroitement d’infiltrer les bastions ultra-orthodoxes, où ils furent
aussitôt repérés, tournés en dérision et rejetés. « C’est comme si j’avais
atterri sur Mars, raconta un des agents d’Isser, et que j’avais dû me mêler
à une foule de petits hommes verts sans me faire reconnaître. »
Patiemment, le Ramsad éplucha le dossier, en lisant et relisant tous les
éléments. Il n’y avait aucune trace de Yossele en Israël. Il en vint enfin à
une conclusion : l’enfant avait été emmené à l’étranger.
Certes, mais où ? Une information curieuse attira son attention. À la mi-
mars, un groupe important de juifs hassidiques étaient arrivés de Suisse.
Des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants étaient venus escorter le
cercueil de leur rabbin vénéré avant de l’inhumer en Terre sainte. Isser,
peu à peu, soupçonna que toute cette histoire d’enterrement n’était qu’une
couverture, afin de faire discrètement sortir Yossele du pays quand le
groupe repartirait en Suisse. Il déploya ses hommes à l’aéroport et
dépêcha une petite équipe à Zurich, commandée par Avraham Shalom,
avec l’ordre de suivre les hassidim à leur retour. Les agents du Mossad
trouvèrent même le pensionnat des enfants et, la nuit, ils se faufilaient dans
la cour pour les observer par les fenêtres. « Nous sommes arrivés dans
cette yeshiva, raconta Shalom. Nous étions collés aux fenêtres ; nous
savions qu’il était peut-être déguisé, mais nous cherchions un enfant qui
pouvait avoir à peu près son âge. » Au bout d’une semaine de ces
aventures noctambules, il dut annoncer à Isser que Yossele ne se trouvait
clairement pas parmi les enfants suisses.
Isser décida de prendre la direction des opérations. Il confia toutes les
affaires en cours à ses adjoints, s’installa dans un quartier général
improvisé à Paris et déploya ses hommes dans le monde entier. Ils
menèrent des enquêtes en France, en Italie, en Suisse, en Belgique, en
Angleterre, en Amérique du Sud, aux États-Unis et en Afrique du Sud.
Sous différentes couvertures, ils tentèrent d’infiltrer les yeshiva et les
communautés orthodoxes, pour pouvoir établir une liste des centres où
l’enfant pouvait être retenu. Un jeune juif orthodoxe de Jérusalem
s’inscrivit dans la célèbre yeshiva du rabbin Soloweichik, se présentant
comme un universitaire venu étudier la Torah avec ce maître réputé. Une
pieuse femme, d’une grande dévotion, vint à Londres, porteuse de lettres
de recommandation chaleureuses de la part de la belle-mère de Shalom
Shtarkes, dont elle parvint à gagner la confiance. Elle fut invitée par la
famille Shtarkes à séjourner à son domicile. Ils ne se doutaient pas que
cette brave femme n’était autre que Yehudith Nissiyahu, le meilleur agent
féminin d’Isser, qui avait participé à l’enlèvement d’Eichmann.
Yehudith n’était pas le seul agent en opération à Londres à ce moment-
là. La capitale britannique était un centre important de la secte hassidique
Satmar (du nom de la ville de Roumanie, Satu Mare, dont la secte était
originaire). Isser envoya une autre équipe d’agents dans les quartiers
résidentiels où vivaient les membres de Satmar. Une autre équipe partit
pour l’Irlande. Au fil de leurs investigations en Angleterre, les hommes
d’Isser étaient tombés sur un jeune couple religieux qui avait
soudainement loué une maison isolée dans la campagne irlandaise. Les
agents, se disant que le couple comptait utiliser la maison pour y cacher
Yossele, préparèrent un plan détaillé pour s’emparer de l’enfant. En toute
hâte, ils louèrent des appartements et des voitures, firent entrer
clandestinement de l’équipement et fabriquèrent de faux papiers.
L’opération était planifiée jusque dans ses moindres détails. Et c’est là
que les ennuis commencèrent.
Les premiers à rentrer bredouilles furent les membres de l’équipe
irlandaise. Il s’avéra que le couple religieux était innocent, et qu’il avait
simplement décidé de passer des vacances en Irlande. Yehudith Nissiyahu
ne parvint pas elle non plus à soutirer des informations aux Shtarkes, et le
jeune envoyé étudier les Saintes Écritures en Suisse en revint certes
éclairé, mais les mains vides. L’enfant avait disparu. Ceux qui avaient
infiltré les hassidim Satmar de Londres connurent un sort plus pénible.
Malins, de jeunes élèves de la yeshiva de Stamford Hill découvrirent
immédiatement l’identité des intrus et les confrontèrent, se mettant à
hurler : « Voilà les sionistes ! Venez, Yossele est là ! » Ils appelèrent
même la police de Londres, et les adjoints d’Isser eurent fort à faire pour
obtenir la libération de leurs collègues des prisons de Sa Majesté.
L’un après l’autre, les plus fidèles partisans d’Isser commencèrent à
perdre espoir. Ils lui dirent : « Isser, ça ne marchera pas. Annule la traque,
c’est comme si on cherchait une aiguille dans une botte de foin. On ne le
trouvera pas, cet enfant. »
Mais il ne renonça pas. Têtu comme un bouledogue, il ne prêta aucune
attention à leurs doutes et à leurs plaintes, et il continua, obsédé par
l’affaire, persuadé que, en dépit de tout, il réussirait.
*

À Paris, il convoqua Yaakov Caroz, chef de la station locale du
Mossad. Caroz, né en Roumanie, avait perdu ses parents pendant
l’Holocauste, et était impliqué dans l’espionnage et les questions de
sécurité depuis ses études à l’Université hébraïque de Jérusalem. Mince,
avec un grand front, des traits fins et des lunettes, Caroz, extérieurement,
avait tout d’un intellectuel. Il était l’ancien chef de « Tevel » (Univers), le
département du Mossad chargé des relations clandestines avec des
services de renseignements étrangers, et avait noué certaines des alliances
les plus secrètes et les plus incroyables d’Israël. Il avait contribué à
l’élaboration d’un « pacte périphérique » entre Israël, l’Iran, l’Éthiopie, la
Turquie et même le Soudan. Il avait établi des liens de coopération étroits
avec les responsables des services secrets français, britanniques et
allemands. Il avait conclu une alliance avec l’imposant général Oufkir, le
redoutable ministre marocain de l’Intérieur, et avait secrètement rencontré
le roi Hassan. Il avait même aidé l’empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié à
écraser une tentative de putsch menée par un de ses plus proches
conseillers. Lors d’une mission clandestine en Argentine, il était tombé
amoureux d’une jeune femme, Juliette (Yaël), qu’il avait épousée. Caroz,
d’une politesse et d’une douceur trompeuses, était un maître espion en
costume, qui ne se comportait jamais comme un homme de terrain.
Pourtant, qu’il soit un homme du monde parlant couramment français et
anglais en faisait un atout essentiel pour Isser.
À Paris, Isser travailla jour et nuit. Il avait pris une chambre d’hôtel,
mais passait le plus clair de son temps dans l’appartement qu’il avait
transformé en quartier général. Ses assistants lui achetèrent un lit pliant
(qu’ils surnommèrent le « lit de Yossele ») sur lequel il lui arrivait parfois
de s’écrouler pour piquer un petit somme. Cette situation dura des mois.
La plupart du temps, il était occupé à consulter des rapports, rédiger des
télégrammes et parler à ses hommes éparpillés dans toute l’Europe. À
l’aube, il quittait son bureau et se rendait à son hôtel, où il prenait une
douche et se rafraîchissait avant de repartir travailler. La première fois
qu’il était rentré à l’hôtel aux premières lueurs du jour, le portier lui avait
adressé un sourire admiratif. Ce petit monsieur profitait, semblait-il,
pleinement de la vie nocturne parisienne. La deuxième fois, il lui fit un
clin d’œil. Mais quand ces aventures nocturnes se poursuivirent une
troisième, une quatrième et une cinquième nuit, le portier n’y tint plus.
Quand il vit Isser revenir à l’aurore, les yeux rougis par le manque de
sommeil, mal rasé et les vêtements froissés, il se découvrit avec emphase,
s’inclina et lui lança : « Mes respects, monsieur 1 ! »
Puis, un matin d’avril, un curieux rapport parvint aux agents du Mossad.
Il émanait d’un jeune juif orthodoxe du nom de Meir, envoyé à Anvers, en
Belgique. Là, il avait fait connaissance d’un groupe de diamantaires
religieux qui éprouvaient une véritable vénération pour le vieux rabbin
Itzikel, considéré comme un saint homme. Quand ils souhaitaient résoudre
leurs litiges commerciaux, ils ne se tournaient par vers les tribunaux, mais
demandaient au rabbin de jouer à la fois le médiateur et le juge – souvent
pour des affaires portant sur des millions. Sa parole avait force de loi.
Même dans l’Europe moderne, ce groupe respectait les coutumes antiques.
Meir réussit à infiltrer le cercle des fidèles du rabbin et apprit que,
pendant la Seconde Guerre mondiale, ils avaient fonctionné comme un
réseau antinazi clandestin et avaient sauvé de nombreux Juifs de la
Gestapo. Après la guerre, le groupe avait continué à utiliser les mêmes
méthodes et l’expérience qu’il avait acquise pour conclure des affaires
dans le monde entier. Les marchands racontèrent à Meir une histoire
extraordinaire au sujet d’une Française blonde aux yeux bleus, une
catholique qui avait fait partie de leur organisation pendant la guerre et les
avait aidés à sauver des Juifs des griffes de Hitler. Profondément marquée
par le charisme du rabbin, elle s’était convertie au judaïsme et était
devenue une orthodoxe fervente. Pour le groupe, elle était un atout
inestimable. Elle avait beaucoup appris de ses années dans la
clandestinité ; elle était brillante, audacieuse, savait effacer ses traces, se
déguiser, et elle se servait de son charme naturel comme d’une arme. Elle
avait de plus un véritable instinct pour les affaires et une intelligence
incisive. Elle parcourait la planète en mission pour le groupe d’Anvers.
Son passeport français, son sang-froid et son intellect étaient pour elle
comme autant de sésames. « C’est une sainte femme », dirent les Juifs
d’Anvers à Meir. Ils lui expliquèrent aussi qu’elle s’était rendue en Israël.
Claude, le fils de son premier mariage, s’était lui aussi converti et, après
avoir fréquenté des yeshiva en Suisse et à Aix-les-Bains, il étudiait
maintenant dans une école talmudique à Jérusalem. Mais même les gens
d’Anvers ne savaient pas où se trouvait cette sainte fabuleuse à ce
moment-là.
Cette histoire enflamma l’imagination d’Isser. À première vue, rien ne
rattachait la Française à Yossele. Mais aux yeux du Ramsad, elle lui
semblait être une personne douée d’un formidable potentiel, la femme aux
mille visages. Pour les dirigeants orthodoxes, elle était un don de Dieu,
s’ils avaient besoin de quelqu’un qui soit capable d’effectuer des missions
secrètes à propos de Yossele.
Isser décida de suivre son intuition. Il abandonna toutes les autres pistes
et se concentra sur cette mystérieuse convertie. Il transmit en Israël tous
les détails dont il disposait, et ordonna à son service de retrouver la mère
et le fils.
Quelques jours plus tard, il reçut une réponse. Le fils s’appelait
désormais Ariel et était effectivement en Israël. Mais personne ne savait
où se trouvait sa mère. À l’origine, elle s’était appelée Madeleine
Feraille ; en Israël, elle était connue comme Ruth Ben-David.

                                   *

Les rapports qui affluaient au quartier général d’Isser permirent de se
faire une idée plus précise du profil de Madeleine Feraille. La jolie jeune
femme avait étudié l’histoire et la géographie à l’université de Toulouse et
à la Sorbonne. Elle avait épousé Henri, rencontré pendant ses études, et
leur fils était né peu après le début de la Seconde Guerre mondiale.
Madeleine avait pris le maquis, et ses activités clandestines l’avaient
amenée à entrer en contact avec des Juifs français et belges, dont le groupe
d’Anvers. À la fin de la guerre, elle avait même lancé avec certains
d’entre eux des affaires d’import-export.
En 1951, elle avait divorcé d’Henri, après être tombée amoureuse d’un
jeune rabbin dans une petite ville d’Alsace. Le rabbin, sioniste convaincu,
voulait émigrer en Israël, et les deux amants décidèrent de s’y marier. La
raison de sa conversion au judaïsme, par conséquent, n’était pas tant due à
la religion elle-même qu’à son amour pour l’un de ses représentants. Ruth
Ben-David, récemment convertie, avait noué un foulard sur ses cheveux
blonds, troqué ses vêtements élégants pour ceux, informes, d’une juive
orthodoxe, et avait suivi son fiancé en Terre sainte. Mais en Israël, les
choses avaient mal tourné. Le rabbin l’avait quittée et elle s’était
retrouvée seule, déprimée et frustrée. Cette crise personnelle expliquerait
pourquoi elle se serait rapprochée des cercles les plus extrémistes de
Jérusalem et de leur leader, le rabbin Meizish. Elle obtint un grand respect
de ce milieu le jour où elle se servit de son passeport français pour passer
dans le secteur jordanien de la ville afin d’aller prier au Mur des
Lamentations.
Au début des années cinquante, Ruth revint en France et recommença à
beaucoup voyager. Les agents du Mossad découvrirent qu’elle séjournait
souvent à Aix-les-Bains, ou dans une institution religieuse pour femmes
près de Paris. Mais elle n’avait pas d’adresse permanente.
Les autorités de l’immigration informèrent les hommes d’Isser que, ces
dernières années, Ruth s’était rendue à deux reprises en Israël. La seconde
fois, le 21 juin 1960, elle était repartie avec une petite fille, enregistrée
sur son passeport comme étant la sienne. Elle avait pris un vol d’Alitalia,
avec pour destination finale Zurich. Qui était la petite fille ? Ben-David
n’avait pas de fille. Isser sentit qu’il était sur la bonne piste. « Trouvez-
la ! » ordonna-t-il à Yaakov Caroz.
Disposant d’une description détaillée de la femme, Caroz, accompagné
d’un autre agent, partit pour Aix-les-Bains. Et, alors qu’ils arrivaient en
voiture dans la petite ville, ils eurent une vision étonnante : Ruth Ben-
David – sous son identité de Madeleine Feraille –, superbement vêtue,
était debout près de la route et faisait de l’auto-stop ! Ils en furent surpris.
Une Française élégante et raffinée, le pouce levé sur un bord de route,
c’était un spectacle pour le moins inhabituel. Le chauffeur fit aussitôt
demi-tour et fonça vers elle, mais une autre voiture s’était déjà arrêtée, et
la jolie femme était montée à bord.
Les agents rentrèrent d’Aix-les-Bains les mains vides. Toutefois, par
une autre source, ils apprirent que Ruth Ben-David entretenait des liens
étroits avec Joseph Domb, un riche joaillier londonien. Elle avait été vue
assise en compagnie de Domb dans une automobile, ce qui était
inconvenant pour un hassid. Isser connaissait Domb. C’était un farouche
ennemi de l’État d’Israël. Membre de la secte Satmar, c’était un confident
du rabbin Satmar de New York, et il était en relation avec les principaux
responsables Satmar des diverses communautés en Europe. « Si le rabbin
Satmar de New York est le pape, expliqua un spécialiste à Isser, alors
Domb est son archevêque. »
Isser comprit que toutes les routes menaient à Londres. C’était là que
vivaient les deux fils du vieux Shtarkes. Là qu’était basée une communauté
active de la secte Satmar, dirigée par Domb. Là que ce dernier avait été
aperçu avec Ruth Ben-David, qui avait peut-être fait sortir Yossele
d’Israël. Isser en était maintenant sûr : les hassidim Satmar d’Israël et
d’Europe avaient orchestré le kidnapping. Domb avait été aux commandes
de l’opération. Grâce à ses compétences, son expérience et son passeport
français, Ruth Ben-David avait joué un rôle central dans l’enlèvement.
Elle savait sans doute où l’enfant était caché.
Ses soupçons furent confirmés par un agent du Shabak qui avait
intercepté plusieurs lettres de Ruth Ben-David à son fils. Elles contenaient
des références voilées à Yossele Schuchmacher.
Mais Isser avait besoin de davantage d’informations. Il décida
d’infiltrer les hassidim Satmar. À Londres, ses hommes avaient parlé d’un
mohel, un rabbin spécialisé dans la circoncision des nouveau-nés, un
certain Freyer (nom fictif). Ce grand bavard, sous ses airs vertueux, aimait
les plaisirs de la vie et, surtout, il était proche de Domb et disait savoir où
était Yossele.
Isser déclencha une opération complexe afin de faire venir Freyer à
Paris. Un de ses hommes, se faisant passer pour un prince marocain, vint
voir Freyer et lui raconta qu’il était tombé amoureux d’une Juive. Ils
s’étaient mariés en secret et, chez eux, au Maroc, ils respectaient les rites
juifs. Or, sa femme venait d’avoir un petit garçon, et il tenait à ce qu’il
soit circoncis, mais il ne pouvait pas le faire au Maroc, sa famille le
tuerait si jamais elle l’apprenait. Son épouse et son fils se trouvaient à
Paris, le rabbin Freyer acceptait-il de venir procéder à la circoncision ? Il
serait généreusement récompensé.
Freyer accepta avec empressement. Quelques jours plus tard, il arriva à
Paris. Dès qu’il entra dans l’appartement du « prince marocain », il fut
appréhendé par des agents du Mossad. Ils l’escortèrent jusqu’à une pièce
vide, où il fut interrogé pendant des heures par Victor Cohen, chef du
département des enquêtes du Shabak. Le mohel était terrorisé. Il n’offrit
aucune résistance et se mit à parler. Mais quand on le questionna au sujet
de Yossele, il leva les mains. « Je suis terriblement désolé, dit-il, mais je
ne sais absolument rien. »
Il s’avéra en effet que Freyer ne savait rien de l’enfant disparu et que
toutes ses vantardises n’avaient eu d’autre but que d’impressionner son
entourage. Une fois de plus, Isser était dans une impasse.
Étonnamment, une autre de ses équipes avait touché le gros lot. Avec
l’aide des services français, ils avaient réussi à intercepter plusieurs
lettres adressées à Madeleine Feraille et, dans l’une d’elles, ils trouvèrent
ce qu’ils cherchaient. C’était une réponse à une petite annonce publiée
dans un journal à propos de la vente de sa maison de campagne à Orléans,
jolie ville située dans le « jardin de la France », la vallée de la Loire. Ils
envoyèrent une lettre à la boîte postale indiquée dans l’annonce, offrant à
Feraille plus qu’elle ne demandait pour la maison. Ils se firent passer pour
des hommes d’affaires autrichiens en quête d’un lieu de villégiature.
Madeleine Feraille répondit et donna l’adresse de sa maison. Peu après,
ils lui écrivirent pour lui dire qu’ils l’avaient visitée et qu’elle
correspondait à leurs besoins. Ils convinrent d’un rendez-vous pour
conclure la vente le 21 juin 1962, à la réception d’un grand hôtel parisien.
Quelques jours avant le rendez-vous, les hommes d’Isser arrivèrent à
Paris un par un et se mirent fébrilement au travail. Ils louèrent des voitures
et des planques à Paris et en banlieue, établirent des itinéraires de fuite,
préparèrent documents et équipement, et firent venir d’Israël des
spécialistes de la surveillance et des interrogatoires.
Isser estima que le meilleur moyen d’obliger Ruth Ben-David à
dévoiler ses secrets était de passer par son fils. Ariel étudiait dans une
yeshiva en Israël et en savait apparemment beaucoup sur Yossele. Isser se
disposa à le faire arrêter, au moment où sa mère serait enlevée en France.
Ariel était orthodoxe, mais moins fanatique que sa mère. Isser mit en place
un système de communication qui permettrait aux agents du Mossad de
synchroniser l’interrogatoire de Ruth avec celui de son fils en Israël, afin
de pouvoir utiliser les réponses du fils pour faire parler la mère.
Effectivement, le 21 juin, une grande femme élégante, d’une beauté
frappante, entra dans la réception de l’hôtel. C’était Madeleine Feraille.
Charmante, la Française se présenta aux deux Autrichiens qui
l’attendaient. L’un d’eux était Herr Furber, l’autre Herr Schmidt. Elle
parlait un anglais parfait, et maîtrisait aussi l’allemand. Elle ne soupçonna
jamais l’identité de ses deux acheteurs. Ils parvinrent rapidement à un
accord sur la vente, mais leur notaire était en retard. Furber l’appela
depuis l’une des cabines téléphoniques de la réception. De retour, il
expliqua que le notaire leur présentait ses plus plates excuses. Il avait été
retenu par plusieurs affaires urgentes. Il demandait s’il était possible que
tous se retrouvent à son étude ; il les recevrait immédiatement et ils
pourraient signer tous les papiers sur place.
« Quelle est votre adresse ? » avait demandé Furber.
« Y allons-nous ? »
Madeleine accepta. Ils montèrent dans la voiture de location des deux
Autrichiens et prirent la route jusqu’à la villa du notaire. Mais le charme
de la Française manqua faire capoter toute l’opération. Furber, qui était au
volant, était tellement fasciné par elle qu’il brûla un feu rouge. Un
sifflement strident le ramena à la réalité. Un gros agent de police en colère
lui arriva dessus en courant tout en soufflant dans son sifflet et en pointant
du doigt vers le feu.
Furber arrêta la voiture, en proie à un mauvais pressentiment. Que
faire ? Il était dans un pays étranger, avec de faux papiers, et conduisait
une voiture de location où était assise une femme sur le point de
disparaître. Il allait prendre une contravention, la police allait ouvrir un
dossier à son sujet, et… Mais Madeleine Feraille, cause de ses ennuis, fut
aussi celle qui vint à sa rescousse. Elle passa la tête par la vitre baissée.
« Monsieur l’agent, fit-elle gentiment, ce monsieur est un touriste. Il est
dans un pays étranger, il voyage avec une dame, et il s’efforce de lui
raconter des histoires… Vous comprenez, sans doute. Veuillez
l’excuser… » L’agent de police succomba à son tour au charme de la dame
et laissa les hommes du Mossad, paniqués, s’en tirer sans même une
amende.
La voiture entra dans la magnifique ville de Chantilly, où résidait le
« notaire ». Ils s’engagèrent dans l’allée de la villa et s’arrêtèrent devant
l’entrée principale. Les deux hommes d’affaires aidèrent galamment leur
invitée à descendre de voiture, l’escortèrent jusqu’à la demeure. La porte
s’ouvrit et elle entra.
On l’emmena dans le « bureau du notaire ».
C’était Yaakov Caroz qui jouait le rôle de ce dernier.
« Madame, dit-il en français, vous n’êtes pas ici pour discuter de votre
maison à Orléans, mais pour une autre affaire.
— Quoi ? Que se passe-t-il ?
— Je veux vous entretenir du petit Yossele Schuchmacher. »
À cet instant, deux hommes surgirent à ses côtés. Quand elle se
retourna, elle vit que les deux « hommes d’affaires » s’étaient volatilisés.
Elle prit peur.
« Je suis tombée dans un piège ! murmura-t-elle en français d’une voix
rauque.
— Vous êtes tombée entre les mains des services israéliens, madame »,
lui répondit Caroz.
Au même moment, la police interpellait Ariel Ben-David, son fils, à
Be’er Yaakov, une ville d’Israël.

                                   *

À Chantilly, Caroz se tourna vers Ruth Ben-David.
« Madame, vous êtes impliquée dans l’enlèvement de Yossele
Schuchmacher. Nous voulons l’enfant !
— Je ne sais rien et je ne dirai rien », répondit-elle avec fermeté.
Elle s’était rapidement remise du choc. Caroz avait fait venir sa belle-
sœur, infirmière de formation, prête à intervenir en cas d’urgence.
« C’était une femme très intelligente, dira pour sa part Shalom. Nous
avons tout de suite compris qu’elle en savait beaucoup plus que ce qu’elle
était disposée à nous dire. »
Les Israéliens le savaient, Ruth était leur dernier espoir. Tout comme ils
savaient qu’il ne leur serait pas facile de faire plier cette dame de fer, que
cela risquait de prendre du temps. Elle fut confiée à Yehudith Nissiyahu,
arrivée de Londres. Nissiyahu la traita avec des égards, s’occupa de ses
besoins en tant que grande pratiquante. Elle lui trouva des livres de prière
et des bougies pour le Shabbat, lui prépara des plats casher. Les pièces où
elle résidait étaient interdites aux hommes. L’infirmière dormait dans la
chambre voisine de la sienne.
L’interrogatoire débuta. La convertie passa des heures avec les agents,
surtout Yaakov Caroz et Victor Cohen, qui lui parlaient en français. Elle
fut surprise de découvrir que les Israéliens savaient tout d’elle, mais elle
refusa obstinément de révéler quoi que ce soit sur Yossele. « Je ne dirai
rien », répétait-elle, tout en affirmant que Victor Cohen n’était qu’un
« flic ». Elle niait avoir un lien quelconque avec l’enlèvement. « Alors,
j’ai commencé à lui parler de toutes sortes de sujets, se souvenait Victor
Cohen, juste pour qu’elle baisse sa garde. Je voulais savoir comment une
chrétienne avait pu devenir une orthodoxe fanatique. Au départ, quand
nous discutions, elle insistait pour que ce soit en présence d’une autre
femme. Plus tard, elle a accepté d’être seule avec moi, mais il fallait que
la porte reste ouverte. »
Un de ses interrogateurs avait la mission déplaisante de lui lancer des
accusations insultantes, afin de lui faire perdre son calme. Les hommes du
Mossad espéraient qu’elle réagirait de manière impulsive, qu’elle
cracherait des mots qu’elle n’aurait pas eu l’intention de dire et qui
pourraient servir dans l’interrogatoire auquel son fils était soumis au
même moment en Israël.
D’ailleurs, l’interrogatoire d’Ariel Ben-David, lui, commençait à porter
ses fruits. En Israël, le principal interrogateur était Avraham Hadar, un dur
affublé du surnom improbable de « Pashosh » (la Grive). Il annonça au
jeune homme que sa mère avait capitulé. « Ta mère a tout avoué. Tes
mensonges ne te mèneront nulle part. Dis la vérité ! » Ariel finit par
craquer. Il dit qu’il savait ce qu’il était advenu de l’enfant, et qu’il ne
parlerait « que si [ma] mère et [moi] obten[ons] l’immunité ».
Pashosh lui rétorqua : « Ça marche ! » Il l’emmena aussitôt voir Amos
Manor, le chef du Shabak. Quand ils entrèrent, Manor hurla à Ariel : « Je
ne sais pas ce que vous a promis Pashosh, mais je suis d’accord.
Maintenant, où est l’enfant ? » Ariel en fut secoué. « Quand il s’agissait de
hurler, Amos s’y entendait », rapporta Pashosh par la suite. Ariel reconnut
enfin que sa mère avait fait sortir Yossele d’Israël déguisé en petite fille.
Elle avait trafiqué son passeport, transformant l’ancien prénom de son
propre fils, Claude, en Claudine, et modifiant également sa date de
naissance pour qu’elle corresponde à l’âge de Yossele. Ariel savait que
l’enfant avait été emmené en Suisse.
Ses aveux furent transmis sur-le-champ à Chantilly, et les interrogateurs
de Ruth Ben-David la confrontèrent à l’évidence.
« Ariel est entre nos mains, lui déclara Victor Cohen. Il risque une peine
sévère. Il a tout avoué. Ne vous souciez-vous donc pas de son sort ?
— Il n’est plus mon fils », marmonna-t-elle.
Elle résistait toujours. Les interrogateurs ne purent s’empêcher
d’admirer la force incroyable de cette femme. Peu à peu, la situation
devenait intenable. La solution paraissait si proche, et pourtant, ils
sentaient bien qu’ils pouvaient encore échouer lamentablement.
Isser décréta alors que le moment était venu de prendre les choses en
main.

                                   *

Dans la pièce sombre et nue, Isser Harel et Ruth Ben-David, assis à une
table, se faisaient face. Des agents du Mossad se tenaient derrière leur
supérieur ; Cohen et Caroz servaient d’interprètes.
Isser était convaincu que les menaces ne feraient jamais plier cette
femme à la détermination farouche. La seule solution, pensait-il, était de la
persuader grâce à des arguments moraux. Elle était effectivement très
religieuse, mais n’était pas étrangère à la logique. Après tout, elle n’avait
pas été une juive ultra-orthodoxe toute sa vie, le fanatisme de générations
passées ne coulait pas dans ses veines depuis sa naissance. C’était une
femme intelligente, rusée, et il fallait la traiter comme telle.
« Je représente le gouvernement israélien, attaqua Isser en pesant
chacun de ses mots. Votre fils nous a tout dit, et nous avons beaucoup
d’informations sur vous. Nous connaissons la plupart de vos secrets. Nous
sommes désolés d’avoir dû vous amener ici par la force. Vous vous êtes
convertie au judaïsme, et le judaïsme, c’est Israël. Sans Israël, le judaïsme
ne survivrait pas. L’enlèvement de Yossele a porté un coup terrible à la
communauté religieuse en Israël. Il a attisé un sentiment de colère contre
les orthodoxes. Vous pourriez être la cause de violences et d’une guerre
civile. Si vous ne restituez pas l’enfant, le sang risque de couler. Imaginez
seulement ce qui pourrait arriver à cet enfant ! Il pourrait tomber malade,
mourir, même. Dans ce cas, comment vos complices et vous pourriez
regarder ses parents en face ? Cela vous hantera pour le restant de vos
jours. Et jamais vous ne serez pardonnée !
« Vous êtes une femme et une mère. Si quelqu’un désapprouvait votre
façon d’élever votre fils et vous l’enlevait, que ressentiriez-vous ?
Pourriez-vous dormir la nuit ?
« Nous ne nous battons pas contre la religion. Notre seul but est de
retrouver l’enfant. Dès qu’il sera entre nos mains, vous serez libre, et
votre fils aussi – et Israël sera de nouveau uni. »
Isser observa le visage de Ruth, qui commençait à trahir son conflit
intérieur. Semblant déchirée par des sentiments contradictoires, elle se
trouvait dans un état de grande tension, luttant contre elle-même comme
seule peut le faire une forte personnalité face à un dilemme redoutable.
Les agents du Mossad étaient immobiles, telles des statues. Eux aussi
pensaient que l’heure de vérité avait sonné.
Ruth releva la tête. « Comment puis-je savoir que vous êtes bien un
représentant de l’État d’Israël ? Comment puis-je vous faire confiance ? »
Sans réfléchir, Isser sortit son passeport diplomatique, émis à son nom,
et le tendit à Ruth Ben-David. Ses hommes n’en revenaient pas. Était-il
devenu fou ? Lui donner son vrai nom et son passeport, c’était prendre un
risque considérable ! Isser, lui, se disait que ce n’était qu’en faisant la
preuve de sa sincérité, en lui montrant qu’il avait confiance en elle qu’il
pouvait espérer réussir.
Ruth contempla longuement les armoiries d’Israël gravées sur le
passeport. Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang. « Je n’en peux plus,
murmura-t-elle. Je vais craquer… »
Puis, soudain, elle le fixa. « L’enfant se trouve chez la famille Gertner,
126 Pen Street, Brooklyn, New York. Ils l’appellent Yankele. »
Isser bondit sur ses pieds. « Dès que nous aurons l’enfant, vous serez
libre. » Et il quitta la pièce.

                                   *

Des télégrammes circulèrent fiévreusement entre Jérusalem, New York
et Washington. Isser contacta Israel Gur-Arie, responsable de la sécurité
des missions diplomatiques israéliennes en Amérique du Nord. Gur-Arie,
basé à New York, vérifia l’adresse. La famille Gertner s’y trouvait bien,
dans un quartier principalement peuplé de hassidim Satmar. Jérusalem
envoya un message à Avraham Harman, ambassadeur israélien à
Washington, lui ordonnant d’entrer en relation avec le FBI pour lui
demander de retrouver l’enfant et de le confier à Israël.
Gur Arie lui-même appela son homologue au FBI et lui donna tous les
détails – « ce que l’enfant mange, comment il s’habille, etc. ». L’agent du
FBI répondit : « Si vous en savez tant sur lui, allez donc le chercher vous-
même. » Gur-Arie répliqua : « Donnez-m’en l’autorisation. » L’agent du
FBI refusa.
Le quartier général d’Isser fut peu à peu submergé de télégrammes
inquiétants. Les Américains hésitèrent, signalèrent Gur-Arie et
l’ambassadeur israélien. Ils demandèrent : Êtes-vous absolument sûrs que
l’enfant se trouve à cette adresse ? Que se passerait-il si nous y
effectuions une descente et que nous ne le trouvions pas ? Le FBI laissait
entendre que sa réticence était liée à l’approche des élections au Congrès.
La secte Satmar représentait presque une centaine de milliers de voix, et
le gouvernement ne tenait pas à les perdre.
À Chantilly, Isser perdait patience. À minuit, il décrocha. « Passez-moi
Harman à Washington », ordonna-t-il.
Quand la connexion fut établie, il n’y alla pas par quatre chemins.
« Harman, fit-il, c’est Isser Harel. Je veux que vous entriez en contact
avec le ministre de la Justice Robert Kennedy, immédiatement, et que vous
lui disiez en mon nom que le FBI devrait récupérer le gamin sur-le-
champ. » Harman était époustouflé. « Isser, comment pouvez-vous parler
comme ça ? » Il lui fit comprendre que les services américains écoutaient
peut-être leur conversation.
« Tant mieux, rétorqua Isser. Je ne m’adresse pas qu’à vous. » Il
espérait que les Américains écoutaient, et que son attitude inébranlable les
inciterait à agir. Harman, lui, continuait à hésiter et tenta de mettre Isser en
garde contre d’éventuelles complications diplomatiques.
« Je ne vous ai pas demandé votre avis, cingla Isser. Dites-leur que,
s’ils n’agissent pas immédiatement, ils seront tenus pour responsables de
ce qui pourrait advenir. »
Quelques heures plus tard, le téléphone d’Isser sonna. C’était New
York. Le consulat l’informa que Robert Kennedy avait aussitôt pris des
mesures. Une équipe d’agents du FBI, accompagnée d’un agent de la
sécurité israélienne, s’était rendue à Brooklyn. L’enfant avait
effectivement été retrouvé sain et sauf. C’était Yossele.
Un jeune reporter du nom d’Elie Wiesel (le futur lauréat du prix Nobel)
appela Gur-Arie. « J’ai appris que vous aviez retrouvé l’enfant. » Gur-
Arie, qui avait juré de ne rien dire, opposa un démenti formel. Wiesel lui
en voulut pendant des années.

                                   *

En 1962, le 4 juillet fut aussi une fête nationale en Israël, car c’est ce
jour-là que l’avion transportant Yossele atterrit à l’aéroport de Lod.
Enthousiaste, la presse salua le dévouement et l’efficacité des services
secrets. Israël était en train de devenir le seul pays au monde où une telle
organisation était admirée et aimée de tout un peuple. Shlomo Cohen
Zidon, célèbre avocat israélien, écrivit une lettre de remerciement à
Ben Gourion pour avoir retrouvé l’enfant. Le Premier ministre répondit :
« C’est nos services secrets qu’il faudrait remercier, surtout leur chef, qui
a passé des jours et des nuits sur cette mission, et n’a pas pris de repos,
même alors que ses adjoints étaient sur le point de jeter l’éponge, jusqu’à
ce que l’enfant soit retrouvé et extirpé de sa cachette, ce qui n’a pas été
facile non plus. »
Tandis que tout le pays célébrait la libération de Yossele, Isser était à
Paris, où ses hommes donnaient une petite fête discrète en son honneur. Un
des agents leva son verre « à l’enfant restitué à sa patrie, à l’homme à la
volonté de fer qui l’a retrouvé, à l’État qui sait si bien protéger ses
citoyens ». Un autre offrit à Isser un bébé tigre en peluche en souvenir de
l’opération. Ses collègues expédièrent à son domicile à Tel-Aviv le « lit
de Yossele », sur lequel il avait passé tant de nuits blanches.

                                   *

Avec le retour de l’enfant, toute la vérité fut révélée.
Tout avait commencé par un télégramme.
Au printemps 1960, alors que Yossele était transféré clandestinement
d’une yeshiva à l’autre, Ruth Ben-David reçut un télégramme de son ami
le rabbin Meizish : « Venez immédiatement à Jérusalem, je vous ai trouvé
quelqu’un de bien. » Quand elle arriva, Ruth s’aperçut qu’en fait c’était
une mission secrète qu’il avait à lui confier. Elle devait faire sortir
Yossele du pays.
Elle revint en France, modifia son passeport, changea le nom de son fils
en Claudine et sa date de naissance de 1945 à 1953. Puis elle redevint
l’élégante Madeleine Feraille. Elle prit l’avion pour Gênes, où elle acheta
un billet à bord d’un bateau en partance pour Israël avec des passagers et
des candidats à l’immigration.
Sur le quai, à Gênes, elle se mit à jouer, comme par hasard, avec la fille
de huit ans d’une famille d’immigrants. Au moment de l’embarquement,
alors que la famille se débattait avec ses colis et ses bagages, la
charmante Madeleine offrit de monter à bord avec la petite fille, qu’elle
tenait par la main et qu’elle fit monter sur le pont. Les douaniers italiens,
contrôlant ses papiers, notèrent qu’elle avait embarqué avec sa petite fille.
En Israël, elle refit la même chose, et les services israéliens de
l’immigration consignèrent qu’elle était descendue du bateau avec sa
petite fille.
Quelques jours plus tard, Madeleine Feraille montait dans un avion à
Lod en compagnie de sa « fille Claudine », qui était en réalité Yossele
Schuchmacher, portant une jolie robe et des escarpins de cuir de bonne
marque.
Yossele passa presque deux ans dans des pensionnats ultra-orthodoxes
en Suisse et en France. Mais quand les recherches se développèrent en
Israël, Madeleine se présenta dans le pensionnat de Meaux où l’enfant
était caché sous le nom de « Menachem, orphelin d’origine suisse ». Elle
l’affubla une fois encore de vêtements de fille, et partit avec lui en
Amérique. Là, elle obtint l’aide du chef de la secte Satmar, le rabbin
Joelish Teitlebaum, qui ordonna à un certain Gertner, laitier de profession,
de prendre chez lui le petit « Yankele » et de dire que c’était un cousin
d’Argentine venu effectuer un long séjour.
Les spécialistes du Mossad s’aperçurent que le réseau clandestin ultra-
orthodoxe s’étendait à toute l’Amérique et en Europe, et qu’il était
comparable aux organisations secrètes des meilleurs services de
renseignement du monde. Mais surtout, ils furent impressionnés par Ruth
Ben-David. Elle respectait les règles du métier, n’avait jamais d’adresse
permanente, conservait tous ses documents importants dans son sac à
main, changeait d’identité aussi aisément que de vêtements. La jolie
Française était la Mata Hari du monde orthodoxe.
Or si tout Israël se réjouissait du retour de Yossele chez ses parents,
Ruth Ben-David, elle, se sentait brisée, vaincue. « Je suis coupable, dit-
elle en pleurant à ses amis. J’ai trahi notre cause. Je ne pourrai jamais me
le pardonner. On m’avait confié un précieux trésor, et je n’ai pas su le
garder. »
Toutefois, Madeleine Feraille avait fait une démonstration si
remarquable de toutes les qualités nécessaires à un agent secret qu’Isser
Harel décida de lui proposa de travailler pour le Mossad. Mais il arriva
trop tard. Elle était repartie à Jérusalem et avait disparu dans le monde
ultra-orthodoxe. Trois ans plus tard, elle épousa le rabbin Amram Bloy,
âgé de soixante-douze ans, chef de Neturei Karta, la plus fanatique de
toutes les sectes.
Isser Harel et Yossele Schuchmacher ne se rencontrèrent que neuf ans
plus tard, quand l’un des auteurs de ce livre organisa une fête en l’honneur
d’Isser et y invita Yossele. Désormais soldat de première classe dans une
division blindée, le jeune homme serra la main d’Isser et déclara : « Je
suis très touché. Isser Harel a été l’homme le plus important de ma vie.

1 En français dans le texte (NdT).
8

         Un héros nazi au service du Mossad

Il régnait une chaleur étouffante à Madrid en ce mois d’août 1963 quand
deux hommes entrèrent dans les locaux d’une société de constructions
mécaniques et demandèrent à rencontrer le propriétaire, un Autrichien du
nom d’Otto Skorzeny. Ils se présentèrent comme des officiers du
renseignement de l’OTAN et dirent à Skorzeny qu’ils étaient là sur
recommandation de son épouse, dont il était séparé. Ils avaient une offre à
lui faire qu’il ne pouvait refuser…
Très vite, le respectable chef d’entreprise s’aperçut que ses visiteurs
savaient tout de lui et de son passé. Car il n’avait pas été directeur d’une
société de constructions mécaniques toute sa vie. Pendant la Seconde
Guerre mondiale, Skorzeny, officier dans la SS, avait été l’un des grands
héros, sinon le plus grand, de l’Allemagne nazie. De grande taille,
charismatique, cet athlète au visage couturé de cicatrices dues à la
Mensur, ces duels au sabre typiques des cercles estudiantins allemands et
autrichiens, était devenu un commandant d’unité spéciale, véritable risque-
tout qui s’était chargé d’opérations spectaculaires. Le 12 septembre 1943,
il s’était posé en planeur avec un groupe de parachutistes sur le Gran
Sasso, le plus haut sommet des Apennins, en Italie. Ils avaient pris
d’assaut l’hôtel Campo Imperator, où l’ancien dictateur fasciste Benito
Mussolini était enfermé sur l’ordre du nouveau gouvernement italien
antinazi. Le capitaine SS Skorzeny avait délivré le Duce et l’avait ramené
à un Hitler reconnaissant, qui l’avait couvert de médailles et de
promotions. Pendant la bataille des Ardennes, en décembre 1944,
Skorzeny, désormais colonel dans la Waffen SS, s’était faufilé derrière les
lignes alliées où il avait semé le désordre et la confusion avec plusieurs
dizaines de ses hommes déguisés en soldats américains. Ses opérations lui
avaient valu la réputation d’être « l’homme le plus dangereux d’Europe ».
Acquitté lors des procès de Dachau après la guerre, il s’était installé en
Espagne, où il bénéficiait de la protection de Franco, et avait créé sa
société.
Ce jour-là, ses visiteurs ne tournèrent pas longtemps autour du pot.
« Nous ne sommes pas vraiment de l’OTAN, admit l’un d’eux dans un
allemand parfait. En fait, nous sommes membres des services secrets
israéliens. » Les deux hommes n’étaient autres que Rafi Eitan et Avraham
Ahituv, chef de la station du Mossad en Allemagne.
Skorzeny pâlit. Il y avait à peine un an que les Israéliens avaient pendu
Adolf Eichmann. Son tour était-il venu ? Il avait été acquitté, mais
certaines sources affirmaient qu’il avait pris part à l’incendie de
synagogues pendant la Nuit de Cristal, en novembre 1938.
Le petit homme assis face à lui dissipa ses inquiétudes. « Nous avons
besoin de votre aide, lui dit-il. Nous savons que vous avez de bons
contacts en Égypte. » Puis il entreprit d’expliquer à l’ancien colonel SS
pourquoi l’État juif avait besoin de ses services.

                                  *

Le 21 juillet 1962, deux semaines seulement avant le retour triomphal
de Yossele en Israël, l’Égypte avait impressionné la planète en procédant
au tir de quatre missiles. Deux étaient de type Al Zafir (le Vainqueur),
avec une portée de 280 kilomètres, et deux de type Al Kahir (le
Conquérant), d’une portée de 560 kilomètres. Ces énormes missiles, ornés
de drapeaux égyptiens, avaient été fièrement exhibés dans les rues du
Caire lors des défilés pour le jour de la Révolution, le 23 juillet. Le
président Gamal Abdel Nasser avait clamé devant une foule en extase que
ses missiles étaient capables de toucher n’importe quelle cible « au sud de
Beyrouth ».
Au sud de Beyrouth, justement, les dirigeants israéliens furent frappés
d’étonnement et d’inquiétude. Les missiles de Nasser étaient effectivement
capables d’atteindre n’importe quelle cible en Israël. Leur existence était
une surprise totale pour les Israéliens et, dans les coulisses du pouvoir,
personne n’avait de mot assez dur pour Isser Harel. Pendant que Nasser
construisait ses fusées meurtrières, Isser le Petit était occupé à courir
après Yossele, disaient ses détrac teurs. Alors que de terribles dangers
menaçaient la survie même de l’État hébreu, les meilleurs agents du
Ramsad écumaient les yeshiva déguisés en juifs ultra-orthodoxes.
Anxieux, Ben Gourion convoqua Isser Harel, qui promit de faire toute la
lumière sur le projet égyptien dès que possible. De retour à son quartier
général, Isser affecta ses meilleurs hommes à cette mission, et activa ses
taupes et ses informateurs en Égypte. Le 16 août, moins d’un mois après le
lancement des quatre missiles, il revenait voir Ben Gourion avec un
rapport détaillé.
Les missiles étaient construits par des scientifiques allemands, expliqua
Isser.
En 1959, Nasser avait décidé de se doter d’un arsenal secret
d’armements non conventionnels. Il avait nommé le général Mahmoud
Khalil, ancien chef du renseignement de l’armée de l’air, à la tête du
« Bureau des Programmes militaires spéciaux », chargé du développement
d’armes ultramodernes – avions de combat, fusées et missiles, mais aussi
substances chimiques et radioactives. Le budget du Bureau était
considérable.
Pour Khalil, la première étape avait été de trouver les hommes
nécessaires. Et il savait où chercher. Ses agents commencèrent à recruter
des centaines d’experts et de scientifiques allemands dont la plupart
avaient travaillé dans les instituts de recherche aéronautique et sur les
terrains d’essai de l’Allemagne nazie. Plus de trois cents Allemands,
attirés par les hauts salaires, les primes et les myriades d’avantages,
s’étaient clandestinement faufilés en Égypte et avaient aidé Nasser à
construire trois installations secrètes.
La première était « l’Usine 36 », où le génie allemand de
l’aéronautique, Willy Messerschmitt, mettait au point un chasseur à
réaction égyptien. Messerschmitt était le père des redoutables chasseurs
de la Luftwaffe pendant la Seconde Guerre mondiale. Mahmoud avait
signé un contrat avec lui le 29 novembre 1959.
Dans la deuxième usine, nom de code « 135 », l’ingénieur Ferdinand
Brandner produisait des moteurs à réaction pour les appareils de
Messerschmitt. Brandner avait passé plusieurs années en Russie ; après
son retour en Allemagne, Khalil était entré en contact avec lui avec l’aide
du docteur Eckart, un directeur de Daimler-Benz.
Mais le site le plus secret était « l’usine 333 », bâtie dans un endroit
isolé en plein désert. Là, les anciens enfants prodiges de Hitler
travaillaient maintenant sur les armes surprises de Nasser, les missiles à
moyenne portée.
Selon les sources d’Isser, le projet égyptien était passé à la vitesse
supérieure en décembre 1960. Ce mois-là, un avion de reconnaissance
américain U-2 avait photographié un gigantesque site à Dimona, en Israël,
qui semblait être un réacteur nucléaire. La découverte fit les gros titres de
la presse internationale ; personne ne crut les déclarations montées de
toutes pièces des Israéliens, qui affirmaient qu’il s’agissait d’une usine de
textiles. L’Égypte et plusieurs autres pays arabes menacèrent Israël. Mais
les menaces ne suffisaient pas, et l’Égypte espérait neutraliser le
programme nucléaire secret des Israéliens en développant ses propres
armes non conventionnelles.
Le professeur Eugen Sänger était le chef des spécialistes allemands des
fusées en Égypte. Directeur de l’Institut de recherche sur la propulsion par
réaction de Stuttgart, Sänger avait passé quelques années en France après
la guerre, et il avait contribué à la construction de la fusée Véronique,
médiocre réplique du V-2 allemand. Il arriva en Égypte avec ses
assistants, les professeurs Paul Goerke, spécialiste en électronique et en
guidage, et Wolfgang Pilz, autrefois ingénieur sur la base de Peenemünde,
où le brillant Wernher von Braun avait développé les fusées V-2. Le
docteur Hans Kleinwachter, dont le laboratoire de développement des
systèmes de missiles se trouvait dans la cité pittoresque de Lorrach, en
Allemagne, non loin de la frontière suisse, était un expert en électronique
et en guidage qui collaborait étroitement avec ses collègues en Égypte. Le
département de la chimie était sous la responsabilité du docteur Ermin
Dadieu, ancien officier SS. Les Allemands et les Égyptiens avaient créé
plusieurs sociétés écrans – Intra, Intra-Handel, Patwag et Linda – qui
achetaient les composants et les matériaux nécessaires au projet. Le
directeur administratif d’Intra-Handel était le docteur Heinz Krug, qui
dirigeait en outre l’Institut de recherche sur la propulsion de Stuttgart.
Hassan Kamil, un millionnaire égyptien vivant en Suisse, était également
de la partie, jouant le rôle de prête-nom et d’intermédiaire. Avec son aide,
les Égyptiens établirent deux entre prises factices en Suisse, MECO
(Mechanical Corporation) et MTP (Moteurs, Turbines et Pompes), qui
avaient pour mission de se procurer les matériaux de base, les
appareillages électriques et les outils de précision, et de recruter divers
spécialistes et techniciens. Les trois directeurs de ces entreprises étaient
Messerschmitt, Brandner et Kamil.
En 1961, Sänger et plusieurs centaines d’ingénieurs, de techniciens et
d’employés égyptiens avaient commencé à travailler à la fabrication des
missiles égyptiens. Mais à la fin de l’année, le gouvernement allemand
avait découvert le lien secret entre le projet égyptien et l’Institut de
recherche sur la propulsion de Stuttgart. Les autorités contraignirent
Sänger à démissionner, à rentrer en Allemagne et à cesser toute activité. Il
fut remplacé à la tête du programme égyptien par le professeur Pilz.
En juillet 1962, l’usine 333 avait produit trente missiles. Quatre d’entre
eux furent tirés en grande pompe devant un parterre choisi d’invités du
gouvernement et de journalistes. Vingt autres, dont certains n’étaient que
des leurres, défilèrent dans les rues du Caire, parés de drapeaux
égyptiens.

Quand Isser Harel vint voir Ben Gourion en août, il lui montra une lettre
de Pilz à Kamil Azab, le directeur égyptien de 333, dont Rafi Eitan et ses
hommes avaient réussi à obtenir une copie. C’était une demande portant
sur la somme de 3,7 millions de francs suisses en vue d’acheter des
composants de machines-outils et d’autres équipements nécessaires à la
fabrication de cinq cents missiles de Type 2 et quatre cents de Type 5.
Neuf cents missiles ! Le rapport d’Isser suscita une grande inquiétude
au ministère de la Défense. Les spécialistes israéliens étaient sûrs que les
Égyptiens n’avaient pas l’intention d’équiper les têtes de leurs missiles
d’explosifs conventionnels. Ils n’auraient pas consacré des millions de
dollars à leur construction pour qu’ils se contentent d’emporter une demi-
tonne de dynamite. Un bombardier était certain de s’en acquitter avec une
plus grande précision. Il était clair que l’Égypte doterait les missiles
d’ogives nucléaires ou les chargerait d’une autre substance interdite par le
droit international, comme des gaz toxiques, des cultures bactériologiques
ou des déchets radioactifs mortels.
D’après Isser, les scientifiques allemands travaillaient à un projet
retors visant à détruire Israël : ils développaient des armes
apocalyptiques, des missiles gigantesques, des ogives radioactives
capables de « détruire toute vie » et d’empoisonner l’air d’Israël pendant
des années ; ils travaillaient même sur des rayons de la mort et d’autres
inventions diaboliques.
« Nous les avons pris trop au sérieux, concéda ultérieurement le général
Zvi Zur, chef d’état-major de l’époque. Nos scientifiques étaient des
amateurs et ne savaient pas comment traiter ces informations. » Quoi qu’il
en soit, les Israéliens découvrirent le talon d’Achille du programme
égyptien – les Allemands n’avaient pas encore réussi à mettre au point un
système de guidage approprié pour diriger les missiles sur leurs objectifs.
Tant que cet obstacle ne serait pas surmonté, les missiles seraient
inutilisables.

                                 *

Isser Harel n’était plus le même. Il n’était plus celui que ses hommes
connaissaient et admiraient. Depuis la capture d’Eichmann, il avait
profondément changé. Ce professionnel réfléchi, célèbre pour ses nerfs
d’acier, voyait désormais dans l’Allemagne l’ennemi éternel d’Israël et du
peuple juif. Il était absolument convaincu que le gouvernement allemand
soutenait les scientifiques en Égypte et qu’il les aidait secrètement dans
leurs efforts pour détruire Israël. Le Ramsad demanda à Ben Gourion de
prévenir le chancelier allemand Konrad Adenauer et d’exiger qu’il
intervienne immédiatement pour mettre fin aux activités des scientifiques.
Ben Gourion refusa. Peu de temps auparavant, l’Allemagne avait accordé
à Israël un prêt colossal de 500 millions de dollars pour le développement
du Néguev. Ben Gourion et Adenauer avaient établi des relations de
confiance et de respect mutuel. Adenauer et son ministre de la Défense,
Franz-Josef Strauss, fournissaient à l’État hébreu d’énormes quantités
d’armes modernes, qui valaient des centaines de millions de dollars – des
chars, des canons, des hélicoptères et des avions –, le tout pour rien,
s’efforçant ainsi secrètement d’expier l’Holocauste et les crimes de
l’Allemagne contre le peuple juif. Ben Gourion faisait confiance au
gouvernement de Bonn et ne tenait pas à compromettre les relations
d’Israël avec ce pays en brandissant des accusations et en exigeant son
intervention dans la crise. Il ordonna au vice-ministre de la Défense
Shimon Peres d’écrire personnellement à Strauss pour lui demander
discrètement de l’aide.
Pour Isser, c’était insuffisant. Il décida de lancer de sa propre initiative
une campagne sans merci pour saboter les activités des Allemands en
Égypte.
Le 11 septembre 1962, à 10 h 30, un homme brun de type moyen-
oriental pénétra dans les bureaux de l’Intra, sur la Schillerstrasse à
Munich. L’employé qui le fit entrer dans le bureau du directeur de la
société, le docteur Heinz Krug, l’entendit dire qu’il était envoyé par le
colonel Nadim, un officier égyptien qui entretenait des contacts étroits
avec Krug. Trente minutes plus tard, l’Égyptien quittait le bâtiment en
compagnie de Krug. Une hôtesse des United Arab Airlines aperçut les
deux hommes qui se rendaient au guichet. Elle fut la dernière personne à
voir Krug.
Le lendemain matin, Mme Krug informait la police que son mari avait
disparu. Deux jours plus tard, la police retrouva la Mercedes blanche de
Krug abandonnée dans la banlieue de Munich. La voiture était maculée de
boue, et son réservoir complètement à sec. Un coup de téléphone anonyme
à la police annonça : « Le docteur Krug est mort. » Mais, se fondant sur
d’autres sources, la police estima que Krug avait été enlevé par des agents
du Mossad et emmené en Israël. Aujourd’hui, il ne fait plus aucun doute
que Krug est décédé.
Le 27 novembre 1962, Hannelore Wende, la secrétaire de Pilz à l’usine
333, repéra une épaisse enveloppe dans le courrier du matin. L’expéditeur
était un juriste de Hambourg réputé. Hannelore ouvrit l’enveloppe. Une
terrible explosion secoua les locaux. Gravement blessée, la secrétaire de
Pilz fut emmenée à l’hôpital, où elle séjourna durant plusieurs mois avant
de quitter l’Égypte, aveugle, sourde et défigurée.
Le lendemain, un gros colis portant la mention « Livres » arrivait à
l’usine 333. Quand un employé égyptien l’ouvrit, il explosa, tuant cinq
personnes. L’expéditeur, un éditeur de Stuttgart, était une fausse adresse.
Dans les jours qui suivirent, des colis piégés continuèrent à arriver.
Certains avaient été envoyés d’Allemagne, d’autres d’Égypte même.
Certains explosèrent, faisant des victimes, d’autres furent désamorcés par
des démineurs de l’armée égyptienne, alertés par les responsables de 333.
Officiellement, l’identité des expéditeurs ne fut pas établie, mais les
Égyptiens et les journalistes étaient certains que les bombes avaient été
préparées et adressées au Caire par le Mossad. Beaucoup plus tard, il
s’avéra que plusieurs des lettres piégées avaient été postées par « l’espion
Champagne ». Il s’agissait de Ze’ev Gur-Arie, un agent israélien qui
opérait en Égypte en se faisant passer pour « Wolfgang Lutz », propriétaire
allemand d’un haras près du Caire. Se prétendant ancien officier SS, il
s’était installé au Caire avec son épouse allemande, et avait tissé des liens
étroits avec la haute société égyptienne et ses dirigeants militaires.

                                   *

Les colis piégés semèrent le désarroi parmi les scientifiques allemands,
qui pensaient que leurs vies étaient en danger. Beaucoup reçurent des
appels anonymes, leurs interlocuteurs menaçant leur famille ou eux s’ils
continuaient à travailler sur le programme de Nasser. Les trois « usines »
en Égypte et les sociétés écrans en Europe firent l’objet d’un renforcement
des mesures de sécurité. Quand ils retournaient en Europe, les
scientifiques devaient se déplacer en grands groupes encadrés par des
agents de la sécurité allemande. Pratique qui sauva probablement le
professeur Pilz lors d’un déplacement en Europe à la fin de 1962. Un
groupe d’inconnus le suivit en Allemagne et en Italie, mais n’eut jamais
l’occasion de l’approcher.
Isser passa l’automne et l’hiver 1962 en Europe à diriger plusieurs
opérations du Mossad dont le but était de récolter des informations plus
récentes et plus précises. Rafi Eitan réussit à infiltrer une mission
diplomatique chargée de s’occuper du courrier des scientifiques
allemands. Les opérations de ce genre étaient ses préférées. « C’est bien
mieux que de recruter des agents, dit-il. Quand on recrute un agent, il faut
le former, lui fournir une couverture en béton, le mettre en place et lui
donner le temps d’établir des contacts… Lire le courrier de votre ennemi,
c’est beaucoup mieux – on obtient des résultats immédiats, et des
informations de premier choix. »
Pour ses opérations non conventionnelles, Eitan avait besoin d’un
équipement électronique très sophistiqué, mais ne savait pas où se le
procurer. Cet équipement, qu’utilisaient la CIA et d’autres ser vices, ne se
trouvait pas dans les boutiques. Alors qu’il lisait le journal dans son
bureau parisien, Eitan remarqua un court article sur Meyer Lansky,
mafieux juif notoire, patron du crime organisé à Miami. Pour son esprit
calculateur, c’était une occasion à exploiter. Il appela l’opératrice :
« Trouvez-moi Meyer Lansky à Miami ! »
Trois minutes plus tard, il avait Lansky au bout du fil.
« Shalom, Meyer, lança Eitan, je suis israélien, j’opère à Paris, et j’ai
besoin de votre aide pour l’État sioniste.
— Pas de problème, répondit Lansky. Dans un mois, je dois me rendre à
Lausanne, en Suisse. Rencontrons-nous là-bas. »
Eitan retrouva Lansky à Lausanne et lui expliqua de quoi il avait besoin.
Lansky lui donna l’adresse d’un homme à Chicago. « Il vous obtiendra ce
qu’il vous faut », lui dit-il. Une semaine plus tard, Eitan atterrissait à
Chicago et se dirigeait vers l’adresse en question. « L’équipement
électronique que ce type nous a trouvé nous a bien servi tout au long de
notre opération contre les scientifiques allemands », conclut Eitan.
Au cours d’une de ces opérations, Isser tomba sur un nouveau nom, le
docteur Otto Joklik. Selon les informations de sa source, Joklik était un
scientifique autrichien spécialiste des radiations nucléaires. Il aurait
travaillé sur un programme égyptien top secret visant à développer des
armes atomiques en un temps record. Les Égyptiens prévoyaient de créer
une société écran, Austra, qui, depuis l’Autriche, achèterait les matériaux
radioactifs nécessaires au projet de Joklik et les expédierait en Égypte.
Austra serait distincte d’Intra, pour échapper aux enquêtes des autorités
allemandes. Joklik était censé procéder à deux essais nucléaires en Égypte
et produire plusieurs bombes atomiques destinées à équiper des missiles.
Tout cela tendait à prouver que Joklik était un personnage
particulièrement dangereux, peut-être le plus dangereux des scientifiques
allemands. Toutes les stations du Mossad reçurent un ordre urgent :
trouvez Joklik !
Mais une incroyable surprise attendait Isser. Le 23 octobre 1962, un
inconnu sonna à l’entrée d’une des ambassades israéliennes en Europe,
demanda à rencontrer le responsable de la sécurité et donna son nom : « Je
suis Otto Joklik. Je suis disposé à tout vous dire sur mes activités dans
l’effort de guerre égyptien. »
Deux semaines plus tard, dans le secret le plus absolu, Joklik arrivait en
Israël.
Des mois après, quand la défection de Joklik fut découverte, des
journalistes européens écrivirent que Joklik avait probablement contacté
les Israéliens à cause de la disparition du directeur d’Intra, Heinz Krug.
Joklik était en liaison avec ce dernier, qui était un des rares à être au
courant du rôle de Joklik dans les programmes militaires spéciaux
égyptiens. À la disparition de Krug, Joklik avait cédé à la panique. Et si
Krug avait été enlevé par les Israéliens ? Il risquait de parler et révéler
quelles étaient les nouvelles fonctions de Joklik. Ce qui, il le savait,
équivalait pour lui à un arrêt de mort. Il décida donc de se rendre aux
Israéliens. De cette façon, au moins, il sauverait sa peau, espérait-il.
Joklik passa quatre jours en Israël, maintenu à l’isolement sur un site de
haute sécurité du Mossad. Isser choisit de se servir de lui pour deux
missions essentielles : en tant que source de renseignement sur le
programme égyptien, et en tant qu’agent double qui retournerait en Égypte
pour y travailler avec le Mossad.
Otto Joklik expliqua aux Israéliens qu’il avait été recruté par un
Allemand qui occupait un poste important chez United Arab Airlines et qui
l’avait présenté au général Mahmoud Khalil, surnommé « Herr Doktor
Mahmoud » par les Allemands. De cette rencontre étaient nés deux
projets, « Ibis » et « Cléopâtre ». Seuls le professeur Pilz et le docteur
Krug étaient également dans la confidence.

L’opération Ibis avait pour but de fournir à l’Égypte une arme
radiologique, susceptible de répandre des radiations dangereuses. Joklik
entreprit de se procurer de grandes quantités de cobalt-60, un isotope
radioactif, et de le tester en Égypte. Si les expériences étaient un succès, il
s’efforcerait d’obtenir davantage de cobalt, qui pourrait alors équiper les
ogives des missiles, lesquelles répandraient des radiations mortelles à
l’impact.
Le second projet, Cléopâtre, portait sur la production de deux bombes
atomiques. Joklik proposa une méthode originale pour les fabriquer : il
fallait acheter de l’uranium enrichi à 20 % aux États-Unis ou en Europe,
l’enrichir ensuite à 90 % dans des centrifugeuses spéciales développées
en Allemagne et aux Pays-Bas par des scienti fiques, les docteurs Wilhelm
Groth, Jacob Kistemaker et Gernot Zippe, et enfin fabriquer les bombes
avec cet uranium enrichi.
Joklik se rendit aux États-Unis pour tenter d’y récupérer de l’uranium
enrichi. Il rencontra également plusieurs scientifiques allemands qu’il
invita à venir construire des centrifugeuses en Égypte. Dans le même
temps, il achetait du cobalt-60 en Europe et l’envoyait à une gynécologue
du Caire, le docteur Khalil, la sœur de Herr Doktor Mahmoud…
À la fin du débriefing de Joklik en Israël, ses déclarations furent
soumises à plusieurs spécialistes afin qu’ils les analysent. Curieusement,
leurs rapports ne suscitèrent pas l’attention qu’ils auraient méritée. Or, les
experts affirmaient, à propos du projet Cléopâtre, qu’il était presque
impossible que Joklik obtienne de l’uranium enrichi à 20 %. Même si
c’était le cas, l’Égypte aurait besoin d’au moins une centaine des
meilleures centrifugeuses afin de récolter, en deux ou trois ans, l’uranium
nécessaire à la mise au point d’une seule bombe. Et même si les Égyptiens
se dotaient effectivement de la bombe, elle n’exploserait pas, car les
formules de Joklik étaient erronées. Ibis et les armes radiologiques
n’impressionnèrent pas plus les analystes. Leur impact, assurèrent-ils, ne
serait pas supérieur à celui d’une bombe conventionnelle. Mais le ton
rassurant de leurs rapports ne parvint pas à calmer les dirigeants
israéliens. Dont l’angoisse monta encore d’un cran quand ils apprirent que
les Égyptiens développaient aussi des armes chimiques. En juin 1963, il
s’avéra que leurs craintes étaient justifiées : les forces égyptiennes avaient
utilisé des gaz toxiques au Yémen 1 . Golda Meir, ministre des Affaires
étrangères, rencontra le président Kennedy et évoqua le risque que les
Égyptiens arment leurs missiles de têtes non conventionnelles. Elle lui
demanda d’intervenir, mais il refusa.
Ces têtes non conventionnelles étaient effectivement très dangereuses,
mais il fut considéré qu’il était prioritaire d’interrompre le développement
des systèmes de guidage des missiles. Pendant l’hiver 1963, le docteur
Kleinwachter, le spécialiste du guidage de l’usine 333, passait quelques
semaines en Allemagne. Dans la soirée du 20 février, il quitta son
laboratoire de Lorrach et engagea sa voiture dans la petite allée qui menait
à son domicile. L’allée, sombre et déserte, était couverte de neige.
Soudain, une voiture surgit d’une rue adjacente et lui bloqua le passage.
Un homme en sortit, qui marcha sur Kleinwachter. Le scientifique vit que,
outre le chauffeur, un troisième homme attendait dans le véhicule.
« Où habite le docteur Schenker ? » demanda celui qui était sorti. Sans
attendre la réponse, il dégaina un pistolet équipé d’un silencieux et ouvrit
le feu. La balle fracassa le pare-brise et se logea dans l’écharpe de laine
de Kleinwachter. Celui-ci tendit la main vers sa boîte à gants pour y
prendre son propre pistolet, mais son agresseur se replia vers la voiture,
qui fila dans la nuit.
La police retrouva le véhicule abandonné à une centaine de mètres du
lieu de l’attaque. Les trois hommes avaient fui à bord d’une autre voiture,
ils avaient toutefois laissé derrière eux un passeport au nom d’Ali Samir,
un des chefs des services secrets égyptiens. Ce n’était qu’une diversion ;
le jour de l’attaque, Samir se trouvait au Caire, où il avait été
photographié en compagnie d’un journaliste allemand.
On ne retrouva jamais les assaillants, mais la presse était unanime : les
Israéliens avaient tenté d’assassiner Kleinwachter, et avaient échoué.

                                   *

Quelques semaines plus tard, le Mossad recommença. Cette fois, il s’en
prit au scientifique allemand Paul Goerke, qui résidait en Suisse.
Comme Kleinwachter, Goerke travaillait sur un système de guidage
pour les missiles égyptiens dans son laboratoire de l’usine 333. Il était
considéré comme très important par les Égyptiens, et par le Mossad aussi.
Sa fille Heidi vivait à Fribourg, une ville allemande proche de la frontière
suisse. Peu après l’attaque contre Kleinwachter, Joklik avait appelé Heidi
pour lui dire qu’il avait rencontré son père en Égypte, où il travaillait au
développement d’armes terrifiantes destinées à détruire Israël. Joklik lui
laissa entendre que, si Goerke ne mettait pas un terme à ses activités, il
s’exposait à des risques terribles. En revanche, s’il quittait l’Égypte, il ne
lui serait fait aucun mal.
« Si vous aimez votre père, conclut Joklik, rendez-vous le samedi 2
mars à 16 heures à l’hôtel des Trois Rois à Bâle, et je vous présenterai un
de mes amis. »
Effarée, Heidi contacta aussitôt H. Mann, ancien officier nazi à qui les
Égyptiens avaient confié la sécurité des scientifiques. Mann alerta la
police de Fribourg, qui prévint les autorités suisses. Ainsi, quand Joklik et
son ami arrivèrent à l’hôtel des Trois Rois, plusieurs voitures de police
étaient garées derrière l’édifice, des inspecteurs étaient en poste à la
réception et des magnétophones avaient été placés près de la table où se
trouvait Heidi Goerke.
Joklik et son ami, l’agent du Mossad Joseph Ben-Gal, tombèrent dans le
piège. Ne se doutant de rien, ils discutèrent pendant une heure avec Heidi
Goerke, veillant cependant à ne pas proférer de menaces directes, tout en
faisant allusion au danger que courait son père s’il continuait à fabriquer
ses armes effrayantes. Ils proposèrent à Heidi de prendre l’avion pour Le
Caire afin qu’elle puisse persuader son père de rentrer en Allemagne, où
sa famille et lui seraient en sécurité.
Une fois la rencontre terminée, les deux hommes sortirent de l’hôtel et
prirent le train de 18 heures pour Zurich, où ils se séparèrent. Mais alors
que Joklik attendait une correspondance sur le quai, il fut arrêté par des
policiers en civil. Ben-Gal fut interpellé près du consulat israélien.
Le soir même, la police allemande demanda aux Suisses d’extrader les
deux hommes, soupçonnés d’avoir menacé Heidi Goerke et d’avoir pris
part à l’agression contre Kleinwachter.
Depuis son quartier général en Europe, Isser activa ses contacts et
s’efforça de convaincre les Suisses de relâcher Ben-Gal et Joklik, mais ils
refusèrent à cause de la demande d’extradition allemande. Isser revint
alors en Israël, où il rencontra Golda Meir. Ils s’étaient rapprochés depuis
quelque temps et nourrissaient la même hostilité et la même méfiance
envers l’Allemagne. Golda suggéra qu’Israël approche le chancelier
Adenauer et exige que l’Allemagne de l’Ouest annule sa demande
d’extradition.
Isser se rendit immédiatement à Tibériade, où le Premier ministre Ben
Gourion passait ses vacances. Il lui enjoignit d’envoyer un émissaire
extraordinaire à Bonn, qui apporterait à Adenauer des preuves des
sinistres activités des scientifiques allemands en Égypte et réclamerait le
retrait de la demande d’extradition.
Ben Gourion refusa.
Isser ne lâcha pas prise.
« Vous devez décider de ce que nous ferons si l’arrestation est rendue
publique. Parce que alors, toute l’affaire va éclater.
— Comment ça, éclater ? demanda Ben Gourion.
— Dès que l’arrestation de Ben-Gal sera connue, toute l’affaire des
scientifiques allemands aussi sera dévoilée. Israël devra expliquer
pourquoi Ben-Gal a fait ce qu’il a fait. Il va falloir que nous révélions que
les Égyptiens ont acheté des équipements pour leurs fusées et d’autres
programmes militaires à l’Allemagne. »
Ben Gourion réfléchit un moment, et dit : « Qu’il en soit ainsi. »
C’est là que le fossé commença à se creuser entre les deux hommes.

                                   *

Dans la soirée du 15 mars 1963, United Press annonça l’arrestation de
Joklik et Ben-Gal, « soupçonnés d’avoir menacé la fille d’un scientifique
allemand employé par l’Égypte ». Isser Harel convoqua une réunion
secrète des rédacteurs en chef des quotidiens israéliens, au cours de
laquelle il décrivit le contexte de l’interpellation de Ben-Gal. Il mit plus
particulièrement l’accent sur le rôle de Joklik dans l’affaire, le genre de
travaux qu’il avait effectués pour le compte des Égyptiens et le fait qu’il
avait volontairement changé de camp et s’efforçait de réparer les dégâts.
Dans les jours qui suivirent, les adjoints d’Isser fournirent des
informations à trois journalistes israéliens, Naftali Lavi du Ha’aretz,
Shmuel Negev de Ma’ariv et Yeshayahu Ben-Porat du Yedioth Ahronoth.
On leur donna tous les faits, ainsi que les adresses d’Intra, Patwag et de
l’Institut de Stuttgart. Les trois hommes partirent ensuite pour l’Europe,
pour rassembler des informations sur les scientifiques allemands et les
communiquer à leurs journaux. Venant d’Europe, les nouvelles sur le
programme des scientifiques allemands seraient plus crédibles, se disait
Isser. D’autres agents du Mossad furent envoyés à l’étranger pour y briefer
des journalistes pro-israéliens.
Isser Harel ne comprit pas que la question allemande était un des sujets
les plus sensibles en Israël. Son offensive à outrance contre l’Allemagne
avait provoqué une avalanche qu’il était impossible d’endiguer, un déluge
d’accusations contre les scientifiques qui déclencha une véritable panique
en Israël.
À partir du 17 mars, la presse israélienne et internationale se retrouva
noyée dans une mer de gros titres sensationnalistes : des scientifiques
allemands, d’anciens nazis pour la plupart, fabriquaient des armes
meurtrières en Égypte. Ils préparaient des armes biologiques, chimiques,
nucléaires et radioactives. Ils développaient des gaz toxiques, des
microbes monstrueux, des rayons de la mort, des ogives équipées de
bombes atomiques ou de déchets nucléaires capables de répandre des
radiations mortelles. Les journaux se bousculaient pour publier des
articles que l’on aurait jurés pompés dans les aventures de Guy l’Éclair :
le rayon de la mort qui, dans un sifflement, incinérait tout sur son
passage… l’air au-dessus d’Israël, empoisonné pendant au moins
quatre-vingt-dix ans… les microbes répandant des infections
abominables, et cætera. La campagne accusait également le gouvernement
de la République fédérale d’Allemagne non seulement de ne rien faire
pour mettre fin aux agissements diaboliques de ses sujets en Égypte, mais
même de suivre les traces de Hitler. Les journalistes dépêchés en Europe
jetaient de l’huile sur le feu en « découvrant » chaque jour de nouveaux
détails sur le complot démoniaque des scientifiques.

                                 *

À Bâle, Ben-Gal et Joklik écopèrent de condamnations bénignes : deux
mois de prison, déjà purgés. Mais le procès eut secrètement des
conséquences considérables.
Durant l’audience, le juge s’aperçut soudain qu’un des spectateurs était
armé.
« De quel droit portez-vous une arme dans mon tribunal ? demanda le
magistrat, indigné.
— J’ai un permis de port d’armes. Je suis chargé de la sécurité des
scientifiques allemands en Égypte. »
Il se présenta comme H. Mann, l’homme contacté par Heidi Goerke
après l’appel téléphonique de Joklik, qui avait alerté la police allemande.
Un informateur du Mossad, sous couverture, quitta aussitôt la salle
d’audience et signala l’incident à ses supérieurs. Dès qu’il l’apprit, Raphi
Medan, vétéran des services, sauta dans le premier train pour Vienne, où il
se précipita au domicile du célèbre chasseur de nazis Simon Wiesenthal.
Ce dernier accepta sur-le-champ d’aider le Mossad.
« Avez-vous entendu parler d’un Allemand du nom de H. Mann ? »
demanda Medan.
Wiesenthal se plongea dans ses gigantesques archives. Au bout de
quelques heures, il revint vers Medan, un dossier entre les mains. « Il était
officier dans les SS pendant la guerre, expliqua-t-il. Il a servi dans une
unité de commando sous le ordres du colonel Otto Skorzeny. »
Medan rapporta l’information à l’inévitable Rafi Eitan et à Avraham
Ahituv. Ahituv, moustachu dégarni à lunettes sensible aux coups de soleil,
était né en Allemagne sous le nom d’Avraham Gotfried. Il avait émigré en
Israël à l’âge de cinq ans avec ses parents, fervents pratiquants. Dès seize
ans, il était membre de la Haganah ; à dix-huit, il fut l’un des fondateurs du
Shabak. D’une grande intelligence, il avait terminé ses études pendant son
service, et était sorti diplômé de la faculté de droit avec la mention très
bien. En 1955, il avait capturé Rif’at El Gamal, l’espion égyptien le plus
important en Israël, qui opérait sous l’identité de Jack Bitton. Il l’avait
retourné et fait de lui l’un des agents doubles les plus efficaces du Mossad
qui, pendant plus de douze ans, fournit au Caire des informations
soigneusement préparées. En 1967, à la veille de la guerre des Six Jours,
El Gamal prévint les Égyptiens qu’Israël allait lancer une attaque terrestre
avant d’envoyer son aviation dans la bataille. Par conséquent, l’armée de
l’air égyptienne relâcha son attention, ce qui facilita sa destruction au sol
par les appareils israéliens. Ahituv deviendrait plus tard un des meilleurs
directeurs du Shabak, très apprécié pour ses efforts en faveur de
l’intégration des Arabes israéliens dans la société.
Ce soir-là, en mai 1963, Ahituv écouta le rapport de Medan sur Mann et
Skorzeny, puis se tourna vers Eitan : « Pourquoi n’essayons-nous pas de
recruter Skorzeny ? »
Au début, l’idée leur parut folle, mais elle n’était pas sans une certaine
logique : si Skorzeny s’adressait à Mann, il avait toutes les chances
d’obtenir des informations ultraconfidentielles de son ancien subordonné.
Restait à savoir comment contacter Skorzeny. Une enquête rapide leur
permit de découvrir que même s’il s’était séparé de son épouse, ils étaient
encore très proches. Elle gérait désormais une entreprise spécialisée dans
le courtage de métaux. Les agents du Mossad dénichèrent un chef
d’entreprise israélien, Shlomo Zablodovitch, qui travaillait dans le même
secteur. Oui, dit-il, il connaissait Mme Skorzeny. Il la leur présenta, et elle
leur apprit tout ce dont ils avaient besoin.
Ainsi Eitan et Ahituv débarquèrent-ils dans le bureau de Skorzeny à
Madrid.
Ils demandèrent alors à l’ancien héros du Troisième Reich de devenir
leur agent et de transmettre au Mossad des informations sur les activités
des scientifiques égyptiens en Égypte. Outre H. Mann, Skorzeny
connaissait bon nombre de membres de la colonie allemande en Égypte,
dont beaucoup avaient été officiers avec lui.
« Comment puis-je vous faire confiance ? demanda Skorzeny. Comment
puis-je être sûr que vous ne vous en prendrez pas à moi ensuite ? » Il
craignait que des Israéliens vengeurs ne finissent par le coincer comme ils
l’avaient fait pour Eichmann, et qu’il ne subisse le même sort.
Rafi Eitan trouva la solution sur l’instant. « Nous sommes autorisés à
vous garantir que vous n’avez pas de raison d’avoir peur », dit-il. Sur une
feuille de papier, il écrivit une lettre à Skorzeny au nom de l’État d’Israël,
lui assurant qu’il ne serait soumis à aucune poursuite ni violence.
Skorzeny étudia le document puis se tut. Il se leva et, plongé dans ses
pensées, se mit à faire les cent pas.
Enfin, il se tourna vers les Israéliens. « J’accepte », fit-il.
Dans les mois qui suivirent, Skorzeny communiqua à ses agents traitants
du Mossad des renseignements inestimables sur les activités des
scientifiques allemands en Égypte. Avec l’aide de H. Mann et d’autres
anciens camarades, il obtint des listes détaillées des scientifiques, ainsi
que leurs adresses, des rapports sur les progrès de leurs travaux, des plans
des missiles, des échanges de correspondance sur leur incapacité à mettre
au point un système de guidage.
Mais Isser Harel n’était plus là pour lire les rapports de Skorzeny.

                                    *

Entre-temps, les médias israéliens s’étaient déchaînés. Des unes
tapageuses, des éditoriaux, des dessins et même des poèmes proclamaient
que l’Allemagne de 1963 était la même que celle de 1933. Et que cette
Allemagne qui avait massacré six millions de Juifs aidait maintenant
l’Égypte à préparer un nouvel Holocauste. À la Knesset, Menahem Begin,
le chef de l’opposition, hurla à Ben Gourion dans une tirade incendiaire :
« Vous vendez des Uzis aux Allemands, et eux, ils envoient des microbes à
nos ennemis. » Dans un discours, Golda Meir, l’alliée d’Isser, accusa les
Allemands présents en Égypte de fabriquer des armes « dont le but est de
détruire toute vie ».
C’étaient des accusations outrancières, presque complètement coupées
de la réalité. Amos Manor, patron du Shabak et vieil ami d’Isser, nous
déclara plus tard : « Pendant cette période où il dirigeait la campagne
contre les scientifiques allemands, Isser était déséquilibré. C’était
beaucoup plus profond qu’une obsession. Il était impossible d’avoir une
conversation normale sur le sujet avec lui. »
Rentré en Israël d’un voyage en Afrique le 24 mars, Shimon Peres, le
vice-ministre de la Défense, perçut aussitôt le redoutable danger que la
croisade d’Isser Harel représentait pour les relations germano-
israéliennes. Il comprit aussi que ces histoires d’armes capables de
« détruire toute vie » étaient grotesques. AMAN, le service de
renseignements de Tsahal, lui fournit une analyse très différente. « Nous
avons rassemblé tout ce que nous avons pu, raconte le général Meir Amit,
chef d’AMAN, et peu à peu, le tableau s’est précisé : cette affaire avait
pris des proportions délirantes… Nos gens disaient que ça ne pouvait pas
être vrai, que ça ne pouvait pas être pris au sérieux. »
Les hommes d’Amit ne trouvèrent aucun indice prouvant que les
scientifiques allemands développaient des armes chimiques ou
bactériologiques ; les rumeurs d’armes apocalyptiques semblaient
empruntées à des récits de science-fiction. La quantité de cobalt importé
en Égypte était infinitésimale. Il fut également établi qu’Otto Joklik, dont
le témoignage avait joué un rôle clé dans toute l’histoire, n’était rien
d’autre qu’un aventurier auquel on ne pouvait pas faire confiance.
Le rapport d’AMAN atterrit sur le bureau de Ben Gourion le 24 mars. Il
convoqua immédiatement Isser Harel et l’interrogea sur ses sources. Il
exigea des réponses exhaustives et exactes ; Isser reconnut avoir envoyé
des journalistes en Europe, après les avoir soigneusement briefés. Il admit
aussi qu’il ne disposait d’aucune information sur des gaz toxiques, et des
bombes radiologiques ou au cobalt.
Le lendemain, Ben Gourion reçut Shimon Peres, accompagné du chef
d’état-major et du général Amit. Le patron d’AMAN présenta un rapport
détaillé et clair : les scientifiques qui travaillaient en Égypte étaient
médiocres, et ils construisaient des missiles déjà dépassés. Leurs activités
étaient certes dangereuses, mais la panique qui s’était répandue dans les
cercles dirigeants en Israël, y compris au ministère de la Défense et dans
l’armée, était tout à fait exagérée.
Ben Gourion convoqua de nouveau Isser. Leur conversation fut tendue,
et Ben Gourion fit part de ses doutes quant à l’exactitude des rapports et
des évaluations du Mossad. La confiance absolue qui avait caractérisé les
relations entre les deux hommes se mua en un échange acide qui aborda
également d’autres aspects des liens entre Israël et l’Allemagne. Isser,
furieux, revint à son bureau, d’où il envoya une lettre de démission à Ben
Gourion. Le Premier ministre tenta de l’en dissuader, mais Isser ne voulut
pas en démordre. Je démissionne, dit-il, un point, c’est tout.
C’était la fin d’une époque.
Ben Gourion demanda alors à Isser de rester le temps de lui trouver un
remplaçant. Le Ramsad refusa. « Dites à Ben Gourion d’envoyer
quelqu’un récupérer les clés tout de suite », lança-t-il au chef de cabinet
du Premier ministre. Ben Gourion dut se débrouiller pour trouver un
remplaçant à la hauteur du légendaire Isser, et ce sans tarder. « Trouvez-
moi Amos Manor, maintenant », ordonna-t-il à son chef de cabinet, qui se
rua sur le téléphone.
Mais le directeur du Shabak était injoignable. Il était en route pour le
kibboutz Magan, dans la vallée du Jourdain, pour rendre visite à des
parents, et les téléphones portables n’avaient pas encore été inventés.
« Alors, trouvez-moi Meir », s’impatienta Ben Gourion. Le général
Meir Amit était en tournée d’inspection dans le Néguev, mais il put être
joint par radio, et convoqué à Tel-Aviv. À son arrivée, il apprit qu’il était
nommé directeur intérimaire du Mossad jusqu’à ce que quelqu’un d’autre
puisse prendre en charge l’organisation. Quelques semaines plus tard, sa
nomination devenait définitive.
*

À la suite de la lettre discrète envoyée par Peres à Franz Josef Strauss,
l’Allemagne confia à un spécialiste respecté, le professeur Boehm, la
mission de trouver un moyen de ramener les scientifiques partis en Égypte.
Bonn réussit d’ailleurs à en convaincre plusieurs en leur offrant des postes
dans des institutions de recherche sur le territoire allemand. Peu à peu, les
autres suivirent. Ils ne parvinrent pas à construire des missiles, leurs
systèmes de navigation étaient défectueux, les ogives n’étaient pas pleines
de matériau radioactif, et même l’avion de Messerschmitt ne décolla
jamais.
Un des auteurs de ce livre se rendit à Huntsville, dans l’Alabama, où il
rencontra le petit génie aux yeux bleus de la NASA, Wernher von Braun.
Ce dernier étudia les listes des scientifiques allemands en Égypte, ainsi
que leurs projets présumés, et conclut qu’il était fort peu probable que ces
chercheurs de piètre qualité aient un jour pu construire des missiles
opérationnels.
Le programme de Herr Doktor Mahmoud échoua lamentablement.
L’affaire des scientifiques allemands causa la chute d’Isser Harel, et est
à l’origine de l’ascension de Meir Amit. Harel nourrit un profond
ressentiment à l’égard de son successeur, auquel il s’opposa avec
acharnement tant qu’Amit occupa les fonctions de Ramsad. L’affaire
contribua en outre à saper le pouvoir politique de Ben Gourion, qui
démissionna quelques mois plus tard.
Au Caire, les services secrets égyptiens démasquèrent Wolfgang Lutz,
« l’espion Champagne », et l’arrêtèrent en 1965. Toutefois, ils ne
percèrent jamais sa couverture. Continuant à le prendre pour un Allemand,
ils le condamnèrent à la prison, dont il fut libéré au bout de deux ans et
demi.
Quand l’affaire fut enterrée, ce fut également la fin de la coopération
entre le Mossad et Otto Skorzeny, l’agent le plus improbable à avoir
jamais espionné pour l’État hébreu.

1 De 1962 à 1970, le Yémen du Nord fut le théâtre d’une guerre entre républicains et royalistes.
Les Égyptiens y intervinrent massivement aux côtés des républicains, qui finirent par l’emporter
(NdT).
9

                   Notre homme à Damas

« Ma chère Nadia, ma chère famille,
« Je vous écris ces derniers mots dans l’espoir que vous resterez unis
pour toujours. Je demande à mon épouse de me pardonner, de prendre soin
d’elle et de donner une bonne éducation à nos enfants… Ma très chère
Nadia, tu peux te remarier, pour que nos enfants aient un père. Tu es tout à
fait libre à cet égard. Je te demande de ne pas pleurer sur le passé, mais
de te tourner vers l’avenir. Je t’envoie mes derniers baisers, prie pour mon
âme.
« Eli. »
Cette lettre arriva sur le bureau de Meir Amit, le nouveau Ramsad, en
mai 1965. Eli Cohen, un des agents les plus audacieux dans l’histoire de
l’espionnage, l’avait rédigée d’une main tremblante, quelques minutes
seulement avant que sa vie ne connaisse une fin brutale sur l’échafaud à
Damas.

                                  *

La vie secrète d’Eli Cohen avait débuté plus de vingt ans plus tôt.
Cohen, jeune et séduisant Juif égyptien de taille moyenne, au sourire
désarmant surmonté d’une moustache noire soigneusement taillée, rentrait
chez lui par un après-midi humide de juillet 1954. Il avait trente ans. Dans
une rue du Caire, il tomba sur un vieil ami, agent de police. « Ce soir, lui
confia le policier, on va arrêter des terroristes israéliens. L’un d’eux
s’appelle Shmuel Azar. » Eli prétendit être impressionné et admiratif, mais
dès qu’il eut quitté son ami, il se hâta de rejoindre son appartement de
location et en fit disparaître le pistolet, les explosifs et les documents
qu’il y dissimulait. Eli était très impliqué dans les activités clandestines.
Il préparait les itinéraires de fuite des familles juives qui voulaient
émigrer en Israël, leur fabriquant de faux documents. Il était également
membre du réseau juif qui participait à une opération ambitieuse, connue
plus tard sous le nom d’« affaire Lavon ».
Cette dernière remontait au début de 1954, quand les dirigeants d’Israël
avaient eu vent de la décision du gouvernement britannique de se retirer
complètement d’Égypte, où il disposait d’une présence militaire depuis

  1. L’Égypte était le plus puissant des pays arabes, et l’ennemi juré
    d’Israël. Tant que l’armée britannique était déployée en Égypte, qu’elle
    conservait des dizaines de bases et d’aérodromes le long du canal de
    Suez, Israël pouvait compter sur l’influence modératrice de Londres sur la
    junte militaire au pouvoir. Mais avec la décision d’évacuer l’Égypte, c’en
    serait aussitôt fait de cette influence ; de plus, des bases modernes, des
    pistes aériennes et d’énormes quantités d’équipements et de matériel de
    guerre tomberaient entre les mains d’une armée égyptienne qui ne tenait
    pas en place. Israël, indépendant depuis à peine six ans, pouvait être la
    cible d’une violente offensive lancée par une armée égyptienne plus
    importante, mieux équipée, et rêvant de venger sa défaite honteuse pendant
    la guerre de 1948.
    Était-il possible de faire revenir les Britanniques sur leur décision ?
    Ben Gourion n’était plus à la barre de l’État, il s’était retiré dans le
    kibboutz Sdeh Boker et avait été remplacé par un dirigeant modéré, mais
    faible, Moshé Sharett. Le ministre de la Défense Pinhas Lavon contestait
    ouvertement son autorité. À l’insu de Sharett, et sans en informer le
    Mossad, Lavon et le colonel Benyamin Gibli, chef d’AMAN, devisèrent
    d’un plan aussi délirant que dangereux. Ils dénichèrent une clause, dans
    l’accord entre la Grande-Bretagne et Le Caire, qui autorisait Londres à
    réoccuper ses anciennes bases en cas de crise grave, et en conclurent
    naïvement que, si l’Égypte était frappée par une campagne d’attentats
    terroristes, le Royaume-Uni décréterait que les Égyptiens n’étaient pas
    capables de maintenir l’ordre. Donc, les Britanniques ne se retireraient
    plus du pays.
    Lavon et Gibli décidèrent alors de déclencher une série d’attentats à la
    bombe au Caire et à Alexandrie, prenant pour cibles des bibliothèques et
    des centres culturels américains et britanniques, mais aussi des cinémas,
    des bureaux de poste et d’autres édifices publics. En Égypte, les agents
    secrets d’AMAN recrutèrent de jeunes Juifs locaux, sionistes fervents
    prêts à donner leur vie pour Israël. Ce faisant, AMAN rompit avec une
    règle sacro-sainte des services de renseignement israéliens : ne jamais
    faire appel à des Juifs locaux dans le cadre d’opérations hostiles, puisque
    cela risquait de leur coûter la vie et de mettre en danger toute la
    communauté juive. Par ailleurs, ces jeunes hommes et femmes n’étaient
    nullement entraînés à ce genre d’opération.
    On leur demanda de poser des bombes rudimentaires, fabriquées à
    partir d’étuis à lunettes remplis d’une substance chimique. Une autre
    substance était versée dans un préservatif glissé dans l’étui. Extrêmement
    corrosif, ce deuxième produit chimique finissait par percer le préservatif
    et par entrer en contact avec l’autre substance, provoquant une petite boule
    de feu. Le préservatif servait de minuteur, permettant à la personne qui
    avait placé la bombe incendiaire de s’échapper avant l’explosion.
    C’était un plan voué à l’échec. Le 23 juillet, après une ou deux actions,
    une des bombes explosa dans la poche de Philip Natanson, un membre du
    réseau, à l’entrée du cinéma Rio, à Alexandrie. Il fut arrêté par la police
    et, dans les jours qui suivirent, le réseau fut démantelé.
    Eli Cohen fut interpellé lui aussi, mais aucun indice n’avait été
    découvert lors de la fouille de son appartement. Il fut remis en liberté,
    mais la police égyptienne conserva un dossier à son nom. Il comprenait
    trois photos de lui, et décrivait le suspect comme Eli Saul Jundi Cohen, né
    en 1924 à Alexandrie de Saul et Sophie Cohen, qui avaient émigré vers
    une destination inconnue en 1949 avec les deux sœurs et les cinq frères
    d’Eli. Ce dernier, diplômé du collège français, étudiait à l’université
    Farouk du Caire.
    Les Égyptiens ne savaient pas que la famille d’Eli avait émigré en
    Israël, où elle s’était installée à Bat Yam, en banlieue de Tel-Aviv.
    En dépit de son arrestation, Eli décida de rester en Égypte au lieu de
    fuir. Redoutant le pire pour ses amis, il chercha des informations sur leur
    incarcération, sur les passages à tabac et les tortures qu’ils avaient subis
    dans les prisons égyptiennes.
    En octobre, les Égyptiens rendirent publique l’interpellation des
    « espions israéliens ». Le 7 décembre, leur procès débuta au Caire. Max
    Bennet, agent israélien infiltré qui avait été arrêté avec le groupe, se
    suicida en s’ouvrant les veines avec un clou rouillé qu’il avait arraché à la
    porte de sa cellule. Le ministère public réclama la peine capitale pour
    certains des détenus. Le nonce papal, le ministre français des Affaires
    étrangères, les ambassadeurs américain et britannique, Richard Crossman
    et Maurice Auerbach, membres de la Chambre des communes britannique,
    le grand rabbin d’Égypte, tous lancèrent des appels à la clémence… en
    vain. Le 17 janvier 1955, le tribunal militaire extraordinaire annonça les
    sentences : deux des accusés furent innocentés, deux condamnés à sept ans
    de travaux forcés, deux à quinze ans, et deux à perpétuité. Les deux chefs
    du réseau, le docteur Moshé Marzuk et l’ingénieur Shmuel Azzar, furent
    condamnés à mort et pendus quatre jours plus tard dans la cour de la
    prison du Caire. En Israël, l’affaire fut la cause d’un énorme scandale
    politique qui fit vaciller le gouvernement. Qui avait donné l’ordre, idiot et
    criminel, de mener cette opération ? Malgré les efforts de plusieurs
    commissions d’enquête, la réponse restait floue. Lavon et Gibli se
    rejetaient la faute. Le ministre de la Défense Lavon fut contraint de
    démissionner et fut remplacé par Ben Gourion, tiré de sa retraite. Le
    colonel Gibli ne fut jamais promu et finit par quitter l’armée.
    En Égypte, Eli Cohen avait perdu quelques-uns de ses meilleurs amis.
    Toujours suspect aux yeux des autorités, il n’en resta pas moins au Caire et
    poursuivit ses activités clandestines. Il n’émigra en Israël qu’en 1957,
    après la crise de Suez. * La rue des « Martyrs du Caire », à Bat Yam, est ombragée et paisible.
    Tous les jours, Eli l’empruntait pour rendre visite à sa famille. Ses
    premiers pas en Israël furent difficiles. Il était doué pour les langues,
    parlant l’arabe, le français, l’anglais et même l’hébreu, ce qui lui valut son
    premier emploi : il traduisait des hebdomadaires et des mensuels pour
    AMAN. Son bureau, dans une rue de Tel-Aviv, était camouflé en agence
    commerciale. Il touchait un salaire modeste, 170 livres israéliennes (95
    dollars) par mois. Au bout de quelques mois, il fut licencié. Un de ses
    amis, lui aussi Juif égyptien, lui trouva un nouveau travail : comptable
    pour la chaîne de grands magasins Hamashbir. Un emploi ennuyeux, mais
    le salaire était plus élevé. À ce moment-là, son frère lui présenta Nadia,
    une jeune infirmière, jolie et intelligente, d’origine irakienne, sœur de
    Sami Michael, étoile montante de la littérature. Un mois plus tard, Eli
    l’épousait.
    Un matin, un homme entra dans le bureau d’Eli.
    « Je m’appelle Zalman, dit-il, je suis officier du renseignement, et je
    veux vous proposer un travail.
    — Quel genre de travail ?
    — Un travail très intéressant, en fait. Vous allez beaucoup voyager en
    Europe. Peut-être même dans les pays arabes, en tant qu’agent. »
    Eli refusa. « Je viens de me marier, répondit-il. Je ne veux aller ni en
    Europe, ni nulle part. »
    Ce fut la fin de la conversation, mais l’affaire n’en resta pas là. Nadia,
    enceinte, dut quitter son emploi. Hamashbir, victime d’une restructuration,
    licencia quelques salariés, dont Eli. Il ne réussit pas à trouver de nouvel
    emploi. Puis, comme par hasard, un visiteur inattendu tapa à la porte de
    son appartement. C’était Zalman.
    « Pourquoi refusez-vous de travailler pour nous ? demanda-t-il à Eli.
    Nous vous paierons 350 livres (195 dollars) par mois. Vous aurez droit à
    une formation de six mois. Ensuite, si ça vous plaît, vous continuerez, et
    sinon, vous serez libre de partir. »
    Cette fois, Eli ne dit pas non. Ainsi devint-il agent secret.
    Les anciens d’AMAN ont une autre version de son recrutement. Ils
    affirment qu’à son arrivée en Israël il n’a pas été embauché par AMAN,
    parce que les tests psychologiques qu’il avait passés montraient qu’il
    avait une trop grande confiance en lui. Il était effectivement très
    courageux, était doué d’une formidable mémoire, mais avait tendance à se
    surestimer et à prendre des risques inutiles. Compte tenu de ces éléments
    de sa personnalité, il n’était pas apte à travailler pour AMAN.
    Mais au début des années soixante, la situation changea. L’unité 131
    d’AMAN, unité des opérations spéciales des services de renseignement
    de l’armée israélienne, se mit soudain en quête d’un agent hautement
    qualifié à envoyer à Damas, capitale de la Syrie. En quelques années, la
    Syrie était devenue le pays arabe le plus agressif, et ce nouvel ennemi juré
    d’Israël ne ratait pas une occasion d’en découdre. La Syrie avait affronté
    l’État hébreu dans des combats sanglants sur les hauteurs du Golan et sur
    les rives du lac de Tibériade. Elle faisait passer des escouades de
    terroristes en Israël. Et elle se préparait maintenant à lancer un grandiose
    projet d’ingénierie qui avait pour objectif de détourner les eaux des
    affluents du Jourdain, privant Israël d’eau.
    À la fin des années cinquante, Israël avait entrepris de construire un
    gigantesque réseau de canaux et de canalisations afin de transférer une
    partie des eaux du Jourdain vers le désert aride du Néguev. L’eau était
    prélevée dans le fleuve qui passait en territoire israélien. Ce projet fut à
    l’origine d’une succession de sommets des pays arabes, au cours desquels
    il fut solennellement décidé de détourner les affluents du Jourdain pour
    neutraliser le programme israélien. La mission fut confiée à la Syrie.
    Israël ne pouvait pas survivre sans l’eau du Jourdain, et ne pouvait donc
    permettre à la Syrie de réussir. Les services commencèrent à réfléchir à la
    destruction du projet syrien. Il devenait impératif d’infiltrer un agent à
    Damas, quelqu’un de fiable, sûr de soi, audacieux. Des traits de caractère
    qui avaient poussé AMAN à rejeter autrefois la candidature d’Eli, mais
    qui, maintenant, incitaient l’unité 131 à l’accueillir à bras ouverts.
    (Cinquante ans plus tard, on apprit qu’AMAN avait tenté de recruter
    d’abord Sami Michael, le frère de Nadia ! Mais celui-ci avait refusé.
    Resté en Israël, il en est aujourd’hui l’un des plus grands poètes.)
    La formation de Cohen fut longue et rude. Tous les matins, inventant tel
    ou tel prétexte, il sortait de chez lui pour se rendre au centre
    d’entraînement d’AMAN. Des semaines durant, il n’eut qu’un seul
    instructeur, du nom de Yitzhak. Pour commencer, il apprit à se souvenir.
    Yitzhak jetait une dizaine d’objets sur la table – un stylo, un trousseau de
    clés, une cigarette, une gomme, des punaises. Eli les regardait pendant une
    ou deux secondes, puis fermait les yeux, et devait les décrire. Il apprit
    également à identifier différents types de chars, d’avions et de canons.
    « Allons-nous promener », disait Yitzhak. Les deux hommes déambulaient
    dans les rues bondées de Tel-Aviv. « Tu vois le kiosque à journaux, là-
    bas ? chuchotait Yitzhak. Bien, vas-y et fais semblant de regarder les
    journaux, mais en même temps, essaye de savoir qui est en train de te
    suivre. » De retour au centre, Yitzhak écoutait Eli faire son rapport, puis
    dispo sait une série de photos sur la table. « Tu avais raison pour celui-là,
    il te suivait effectivement. Mais celui-là, près de l’arbre ? Lui aussi te
    filait. »
    Un matin, Zalman lui présenta un nouvel instructeur, Yehuda, qui lui
    apprit à utiliser un petit transmetteur radio sophistiqué. Puis il soumit Eli à
    des examens médicaux, des tests d’aptitude physique et psychologique.
    Une fois les tests terminés, Zalman lui présenta une jeune femme,
    Marcelle Cousin. « Eli, tu vas passer ton test décisif, lui annonça-t-il.
    Marcelle va te donner un passeport français au nom d’un Juif égyptien qui
    a émigré en Afrique et vient faire du tourisme en Israël. Avec ce
    passeport, tu vas aller à Jérusalem, ou tu séjourneras pendant dix jours.
    Marcelle va te fournir tous les détails sur ta couverture – ton passé en
    Égypte, ta famille, ton travail en Afrique. À Jérusalem, tu ne parleras que
    français et arabe. Il faut que tu rencontres des gens, que tu te fasses des
    amis, que tu établisses des nouveaux contacts sans révéler ta véritable
    identité. Tu veilleras aussi à t’assurer que tu n’es pas suivi. »
    Eli resta deux semaines à Jérusalem. À son retour, il eut droit à
    quelques jours de permission. Nadia venait de donner naissance à une
    fille, Sophie. Après Roch Hachana, le nouvel an juif, Zalman lui fit
    rencontrer deux inconnus, qui ne se présentèrent pas. « Tu as réussi ton test
    à Jérusalem, Eli, fit l’un d’eux en souriant. Il est temps de passer à des
    choses plus sérieuses. » * Dans une pièce dépouillée du centre, Eli rencontra un cheikh musulman,
    qui lui enseigna patiemment le Coran et les prières musulmanes. Eli
    s’efforçait de se concentrer, mais ne cessait de se tromper. « Ne t’inquiète
    pas, lui dirent ses instructeurs. Si quelqu’un commence à te poser des
    questions, dis-leur que tu n’es pas un musulman pratiquant et que tu n’as
    que de vagues souvenirs religieux du temps de ta scolarité. »
    Puis il eut droit à un avant-goût de sa mission : il serait envoyé dans un
    pays neutre d’où, après une formation supplémentaire, il partirait pour une
    capitale arabe.
    « Laquelle ? demanda-t-il.
    — Tu le sauras en temps voulu. »
    Zalman continua :
    « Tu vas te faire passer pour un Arabe, nouer des contacts sur place et
    établir un réseau d’espionnage israélien. »
    Sans hésiter, Eli accepta. Il était persuadé qu’il s’acquitterait de la
    mission.
    « On va te donner des papiers syriens ou irakiens, lui expliquèrent ses
    officiers traitants.
    — Pourquoi ? Je ne sais rien de l’Irak. Donnez-moi des papiers
    égyptiens.
    — C’est impossible, répondit Zalman. Les Égyptiens ont mis à jour les
    archives de leur population et de tous les passeports qu’ils ont émis. C’est
    trop dangereux. L’Irak et la Syrie n’ont pas ce genre d’archives. Ils ne
    pourront pas te retrouver. »
    Deux jours plus tard, Zalman et ses collègues révélèrent sa nouvelle
    identité à Eli.
    « Tu t’appelles Kamal. Ton père s’appelle Amin Tabaat, donc, ton nom
    complet sera Kamal Amin Tabaat. »
    Les services lui avaient préparé une couverture détaillée. « Tu es le fils
    de parents syriens. Ta mère s’appelle Saïda Ibrahim. Tu avais une sœur.
    Tu es né à Beyrouth, au Liban. Quand tu avais trois ans, ta famille à quitté
    le Liban pour l’Égypte et Alexandrie. N’oublie pas, ta famille est
    syrienne. Un an plus tard, ta sœur est morte. Ton père était négociant en
    textiles. En 1946, ton oncle a émigré en Argentine. Peu après, il a écrit à
    ton père et a invité ta famille à le rejoindre à Buenos Aires. En 1947, vous
    êtes tous arrivés en Argentine. Ton père et ton oncle se sont associés à une
    troisième personne et ont ouvert une boutique de textiles, mais elle a fait
    faillite. Ton père est mort en 1956 et ta mère six mois plus tard. Tu as vécu
    avec ton oncle et travaillais dans une agence de voyages. Ensuite, tu t’es
    lancé dans les affaires, avec un franc succès. »
    Eli avait maintenant besoin d’inventer une histoire pour sa propre
    famille. « J’ai trouvé un emploi dans une société qui travaille avec les
    ministères de la Défense et des Affaires étrangères, déclara-t-il à Nadia
    en rentrant chez lui. Il leur faut quelqu’un pour se déplacer en Europe,
    acheter des outils, des équipements et du matériel pour Ta’as (l’industrie
    militaire israélienne) et trouver des débouchés pour ses produits. Je
    reviendrai souvent à la maison, pour de longues permissions. Je sais que
    la séparation va être difficile, pour nous deux, mais ici, tu toucheras mon
    salaire et, dans quelques années, nous achèterons des meubles en Europe
    et arrangerons notre appartement. »
    Au début de février 1961, une voiture banalisée déposa Eli à l’aéroport
    de Lod. Un jeune qui se présenta comme « Gideon » lui tendit un passeport
    israélien à son vrai nom, ainsi que cinq cents dollars et un billet pour
    Zurich.
    À son arrivée en Suisse, il fut accueilli par un homme aux cheveux
    blancs qui lui prit son passeport et lui en donna un autre, européen, et à un
    autre nom. Ce passeport portait un visa d’entrée au Chili et un visa de
    transit par l’Argentine. « À Buenos Aires, nos gens se chargeront de
    prolonger votre visa de transit, lui dit l’inconnu en lui glissant un billet
    pour Santiago du Chili avec escale à Buenos Aires. Vous arriverez en
    Argentine demain. Le lendemain, à 11 heures, vous devriez vous rendre au
    Café Corrientes. Nos gens vous y attendront. »
    Eli débarqua dans la capitale argentine et prit une chambre dans un
    hôtel. Le lendemain matin, à 11 heures pile, un homme d’un certain âge
    vint à sa table au Café Corrientes, et se présenta comme « Abraham ». Il
    dit à Cohen de s’installer dans un appartement meublé loué pour lui. Un
    enseignant du cru le contacterait pour lui apprendre l’espagnol. « Ne vous
    souciez de rien, le rassura Abraham, je m’occupe de vos finances. »
    Trois mois plus tard, Eli était prêt à passer à l’étape suivante. Il parlait
    un espagnol passable, connaissait bien Buenos Aires, s’habillait et se
    comportait comme les milliers d’immigrés arabes qui vivaient dans la
    capitale argentine. Un autre professeur lui apprit à s’exprimer en arabe
    avec l’accent syrien.
    Abraham le rencontra de nouveau dans un café et lui donna un passeport
    syrien au nom de Kamal Amin Tabaat. « Vous devrez changer d’adresse
    d’ici la fin de la semaine, lui dit-il. Ouvrez un compte en banque à ce nom.
    Commencez à fréquenter les restaurants arabes, les cinémas qui passent
    des films arabes, et les clubs culturels et politiques arabes. Essayez de
    vous faire autant d’amis que possible et établissez des contacts avec les
    responsables de la communauté arabe. Vous êtes un homme aisé, un
    négociant et un homme d’affaires brillant. Vous êtes dans l’import-export,
    mais vous êtes aussi impliqué dans les transports et les investissements.
    Faites de généreuses donations aux organisations caritatives de la
    communauté arabe. Bonne chance ! » * Et de la chance, il en eut effectivement. En quelques mois, Eli Cohen
    parvint à pénétrer au cœur de la communauté arabe syrienne de Buenos
    Aires. Son charme personnel, son assurance, son sens commun et sa
    fortune attirèrent de nombreux Arabes parmi les plus éminents du pays. Il
    devint bientôt une personnalité connue des cercles arabes. Il atteignit
    véritablement son objectif un soir où il se trouvait dans un club musulman.
    Il y rencontra un digne personnage, bien habillé, chauve, le visage orné
    d’une épaisse moustache, qui se présenta comme Abdel Latif Hassan,
    rédacteur en chef de la revue Le Monde arabe, publiée en Argentine.
    Hassan fut impressionné par le côté sérieux de « l’immigrant syrien », et
    tous deux devinrent amis.
    Les rencontres culturelles dans les clubs furent suivies par des réunions
    plus privées avec des responsables de la communauté arabe. Eli se
    retrouva porté sur la liste des invités à l’ambassade de Syrie et fut convié
    à des soirées mondaines. Lors d’une réception officielle à l’ambassade,
    Hassan entraîna son ami Tabaat vers un officier imposant, en uniforme de
    général syrien. « Permettez-moi de vous présenter un authentique patriote
    syrien », déclara Hassan au général. Puis, se tournant vers Eli, il ajouta :
    « Voici le général Amin El Hafez, l’attaché militaire de l’ambassade. »
    Eli, apparemment, était arrivé à l’ultime étape de sa légende. Le
    moment était venu de se lancer vraiment dans sa mission d’espionnage. Il
    en sut plus à ce sujet au cours d’une brève rencontre discrète avec
    Abraham, en juillet 1961. Le lendemain, il entra dans le bureau d’Hassan.
    « J’en ai plus qu’assez de vivre en Argentine », lâcha-t-il. Il aimait la
    Syrie plus que tout et souhaitait rentrer au pays. Hassan pourrait-il l’aider
    en lui écrivant des lettres de recommandation ? Le rédacteur en chef en
    rédigea quatre sur-le-champ : une pour son beau-frère à Alexandrie, deux
    pour des amis à Beyrouth (dont un banquier influent) et la quatrième pour
    son fils à Damas. Eli fit la tournée de ses amis arabes et, bien vite, sa
    serviette fut pleine à craquer de lettres de recommandation enthousiastes
    signées par les dignitaires de la communauté syrienne de Buenos Aires. * À la fin du mois de juillet, Kamal Amin Tabaat prit l’avion pour Zurich,
    puis une correspondance pour Munich. À l’aéroport de la capitale
    bavaroise, il fut approché par un agent israélien du nom de Zelinger. Il
    redonna à Eli son passeport israélien et un billet pour Tel-Aviv. Début
    août, Eli rentra chez lui. « Je vais passer quelques mois à la maison », dit-
    il à Nadia.
    Les mois suivants furent consacrés à une formation intensive. La
    couverture d’Eli était parfaite, et il s’identifiait tout à fait à son nouveau
    personnage. Yehuda, son instructeur radio, lui apprit à transmettre en code.
    Au bout de quelques semaines, il était capable de recevoir et d’émettre
    entre douze et seize mots à la minute. De façon compulsive, il se mit à lire
    des livres et des documents sur la Syrie, son armée, ses armements et sa
    stratégie. Après d’innombrables discussions avec des spécialistes, il
    devint lui-même un expert de la politique intérieure syrienne.
    En décembre 1961, il repartit pour Zurich, mais cette fois, sa
    destination finale était Damas, la tanière du lion.
    À la frontière israélo-syrienne, les tensions s’étaient accrues à cause de
    la faiblesse interne du régime syrien. Depuis 1948, le pays avait été
    fragilisé par une succession de coups d’État. Pour un dictateur syrien,
    mourir de mort naturelle était un rare privilège. En règle générale, ils
    finissaient sur l’échafaud, devant un peloton d’exécution ou expédié par
    quelque assassin. Instable, la Syrie vivait dans une situation de trouble
    perpétuel. Souvent, brûlant de détourner l’attention de la population des
    problèmes intérieurs, les dirigeants syriens provoquaient délibérément des
    incidents de frontière. Sur les places de Damas, les exécutions publiques
    étaient un spectacle courant. L’un après l’autre, les bourreaux mettaient à
    mort des gens accusés d’être des conjurés, des espions, des ennemis de
    l’État et des partisans du régime précédent. Le 28 septembre 1961 avait eu
    lieu le dernier putsch en date, qui avait mis fin à l’éphémère union égypto-
    syrienne, pompeusement baptisée la « République arabe unie ».
    Avant de partir en mission, Eli rencontra l’indispensable Zalman, qui
    lui fournit des instructions détaillées : « Zelinger, notre homme à Munich,
    vous donnera votre émetteur radio. Une fois à Damas, vous serez contacté
    par un employé de la chaîne de radio-télévision syrienne. Lui aussi est un
    “ émigré ” comme vous, qui s’est installé en Syrie récemment. Il ne
    connaît pas votre véritable identité. Ne le cherchez pas ! Il trouvera le bon
    moment pour entrer en contact avec vous. »
    À Munich, Zelinger lui confia une impressionnante panoplie d’espion :
    des feuillets sur lesquels étaient inscrits le code de transmission à l’encre
    sympathique ; des livres servant de codes de transmission ; une machine à
    écrire spéciale, une radio à transistors dans laquelle avait été inséré un
    émetteur ; un rasoir électrique dont le fil servait d’antenne pour
    l’émetteur ; des bâtons de dynamite dissimulés dans des savons Yardley et
    des cigares, ainsi que des pilules de cyanure, au cas où…
    Eli se demanda comment faire pour entrer avec tout cet équipement en
    Syrie, où les contrôles des douanes et de l’immigration étaient
    particulièrement sévères. Zelinger avait la réponse : « Vous allez prendre
    un billet sur le SS Astoria, qui relie Gênes à Beyrouth au début du mois de
    janvier. À bord, quelqu’un vous contactera et vous aidera à franchir les
    contrôles à la frontière syrienne. »
    Eli embarqua sur l’ Astoria. Un matin, alors qu’il était assis près d’un
    groupe de passagers égyptiens, un homme se rapprocha et lui murmura :
    « Suivez-moi. » Eli se leva et s’éloigna du groupe. L’homme lui expliqua :
    « Je m’appelle Majid Cheikh El Ard. J’ai une voiture. » Ce qui signifiait
    qu’il conduirait Eli jusqu’à Damas.
    El Ard, petit bonhomme effacé, était un aventurier de stature
    internationale et un homme d’affaires connu, et douteux, à Damas. Il avait
    épousé une Juive égyptienne, mais avait malgré tout choisi de vivre en
    Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce trafiquant
    louche à la personnalité instable et cupide avait attiré l’attention des
    services israéliens ; ils n’avaient pas tardé à se servir de lui sans qu’il le
    sache. Il était convaincu d’œuvrer pour un réseau clandestin de l’extrême
    droite syrienne et croyait fermement dans la légende tissée autour de
    Kamal Amin Tabaat. Dans les années qui suivirent, il allait rendre de
    grands services à l’espion israélien.
    Sa première mission était de veiller à ce que les bagages de Tabaat
    franchissent sans heurt les douanes syriennes.
    Le 10 janvier 1962, la voiture d’El Ard fut arrêtée à la frontière
    syrienne. Dans le coffre se trouvaient les sacs d’Eli Cohen, regorgeant
    d’équipement de transmission et d’autres objets compromettants. Eli était
    assis sur le siège du passager, à côté d’El Ard.
    « Nous allons rencontrer mon ami Abou Khaldoun, lui dit El Ard quand
    ils atteignirent la frontière. Il se trouve qu’il connaît des difficultés
    financières. Cinq cents dollars ne pourraient que lui être d’un grand
    secours. »
    Ainsi, cinq cents dollars passèrent rapidement du portefeuille de l’agent
    israélien à la poche d’Abou Khaldoun, inspecteur des douanes syriennes.
    La barrière fut levée et la voiture fila dans le désert. Eli Cohen était en
    Syrie.
    Dans la ville grouillante de Damas, ponctuée de mosquées bondées et
    de souks pittoresques, il n’était pas difficile de se fondre dans la foule.
    Or, ce que voulait Eli, c’était le contraire. Il tenait à se faire remarquer, et
    vite. Il loua une villa luxueuse dans le quartier chic d’Abou Ramen, près
    du quartier général de l’armée syrienne. Du balcon, Eli pouvait surveiller
    l’entrée des hôtels officiels du gouvernement syrien. Sa maison était
    entourée d’ambassades étrangères, des demeures de riches hommes
    d’affaires et des résidences des dignitaires du pays.
    Eli dissimula immédiatement son matériel dans diverses cachettes
    réparties dans sa villa. Afin de ne laisser aucun informateur ou traître
    pénétrer chez lui, il s’abstint d’engager du personnel et choisit de vivre
    seul.
    Encore une fois, la chance lui sourit. Il était arrivé à Damas au bon
    moment. L’effondrement de la « République arabe unie » fut vécu par le
    président Nasser, au Caire, comme un affront personnel et une humiliation
    pour l’Égypte. Les chefs syriens, tant militaires que civils, étaient obsédés
    par la peur d’un coup d’État fomenté par les Égyptiens ; l’espionnage
    israélien ne comptait alors pas parmi leurs priorités. De plus, ils étaient
    désespérément en quête de nouveaux alliés, de partisans et de sources de
    financement, aussi bien en Syrie que parmi les émigrés syriens à
    l’étranger.
    Kamal Amin Tabaat, millionnaire animé d’une authentique ferveur
    nationaliste, bardé d’excellentes lettres de recommandation et dont les
    mérites étaient vantés partout, était l’homme idéal au moment idéal. Cohen
    prit très vite des contacts. Ses lettres de recommandation lui ouvrirent les
    portes de la haute société, des banques et du monde des affaires qui
    avaient été à l’origine du coup d’État du 28 septembre. Ses nouveaux amis
    le présentèrent à de hauts responsables du gouvernement, des officiers
    généraux et des dirigeants du parti au pouvoir. Deux riches hommes
    d’affaires le poursuivirent de leurs assiduités, espérant le marier à l’une
    de leurs filles. Faisant la preuve de sa générosité, Tabaat versa une somme
    substantielle à l’organisation de la soupe populaire damascène. Sa
    popularité toute fraîche lui facilita l’accès aux cercles du pouvoir.
    Toutefois, il se garda de trop s’associer aux nouveaux dirigeants du pays,
    se doutant que leur domination n’était que temporaire. La Syrie n’était pas
    encore à l’abri de profonds bouleversements dans le sillage de sa
    séparation avec l’Égypte.
    Un mois après son arrivée, Eli reçut la visite de Georges Salem Seïf,
    animateur radio chargé des programmes de Radio Damas pour les Syriens
    de l’étranger. C’était l’homme que Zalman avait mentionné lors de son
    dernier briefing en Israël. Seïf était « rentré » en Syrie un peu avant
    Tabaat. Du fait de sa position, il pouvait fournir à Eli des informations
    privilégiées sur la situation politique et militaire. Seïf lui montra
    également les directives secrètes du ministère de la Propagande, stipulant
    ce qu’il pouvait diffuser et ce qu’il devait cacher à ses auditeurs. À
    l’occasion des réceptions données au domicile de Seïf, Eli rencontra
    plusieurs dirigeants et politiciens de renom.
    Comme El Ard, Seïf n’avait aucune idée de la véritable identité d’Eli
    Cohen. Lui aussi pensait que Tabaat était un nationaliste fanatique qui
    suivait son propre ordre du jour politique.
    Cohen comprit qu’il était désormais l’espion le plus solitaire de la
    planète – sans un seul ami, ni confident. Il ne savait pas si un autre réseau
    israélien opérait à Damas. Il lui fallait des nerfs d’acier pour résister à la
    pression de cette terrible solitude et jouer son rôle dangereux vingt-quatre
    heures sur vingt-quatre. Il savait que, même lors de ses brefs séjours chez
    lui, il ne devait rien dire à son épouse.
    Il commença à émettre chaque jour à destination d’Israël, à 8 heures du
    matin, et parfois aussi le soir. Ses messages étaient détectables. Son
    émetteur était situé dans sa villa, tout près du quartier général de l’armée,
    lui-même source constante de transmissions. Personne ne pouvait faire la
    distinction entre les émissions d’Eli et les milliers de messages qui
    émanaient du centre de communication de l’armée.
    Six mois après son arrivée en Syrie, Kamal Amin Tabaat était devenu
    une personnalité réputée dans la haute société damascène. Il décida alors
    de partir à l’étranger « pour affaires ». Il se rendit d’abord en Argentine,
    où il rencontra plusieurs de ses amis arabes, puis en Europe, où il changea
    d’avion et d’identité, avant d’atterrir à Lod par une chaude nuit d’été. Les
    bras chargés de cadeaux, le « voyageur de commerce » arriva dans son
    modeste appartement de Bat Yam, où Nadia et Sophie l’attendaient.
    À la fin de l’automne, Eli Cohen repartit pour l’Europe. Quelques jours
    plus tard, Kamal Amin Tabaat était de retour à Damas. Durant son séjour
    en Israël, ses supérieurs d’AMAN l’avaient équipé d’un appareil photo
    miniaturisé, pour qu’il puisse photographier des sites et des documents. Il
    devait dissimuler les microfilms dans des boîtes hors de prix contenant
    des pions de backgammon. Les boîtes étaient faites de bois poli orné
    d’une mosaïque de nacre et d’ivoire. Il était possible de retirer les
    ornements de la mosaïque, et de les replacer une fois les microfilms logés
    dans les cavités. Tabaat envoyait alors ses boîtes de backgammon à des
    « amis en Argentine » qui les transféraient ensuite en Israël par la valise
    diplomatique.
    Parmi les premiers documents envoyés par Eli se trouvaient des
    rapports internes des autorités syriennes sur l’agitation croissante dans les
    forces armées et le pouvoir montant du parti socialiste Baath
    (« Résurrection »). Eli sentit que la Syrie était à l’aube d’un profond
    changement et se laissa guider par son intuition. Il établit des contacts
    étroits avec les chefs du Baath et versa d’importantes contributions au
    parti.
    Il avait bien fait. Le 8 mars 1963, Damas fut secoué par un nouveau
    coup d’État. L’armée déposa le gouvernement et le parti Baath prit le
    pouvoir. Le général Hafez, qu’Eli connaissait depuis Buenos Aires, fut
    nommé ministre de la Défense du gouvernement de Salah Al Bitar, qui fut
    renversé en juillet suivant. Hafez devint alors président du Conseil
    révolutionnaire et chef de l’État. Les meilleurs amis de Tabaat se
    retrouvèrent à des postes clés au sein du gouvernement et de la hiérarchie
    militaire. L’espion israélien était désormais membre du premier cercle du
    pouvoir. * Une réception somptueuse à Damas. L’une après l’autre, les luxueuses
    limousines de ministres et de généraux arrivent devant l’immense
    propriété. Une longue file d’invités en tenue de soirée et en uniformes
    resplendissants entre dans la maison, où leur hôte les accueille
    chaleureusement. La liste des invités est comme le Who’s Who de Damas :
    plusieurs ministres, dont celui de la Défense, le général Mahmoud Jaber,
    et celui de la Réforme agraire, un grand nombre de généraux et de
    colonels, les principaux dirigeants du parti Baath, des hommes d’affaires
    et des magnats. Beaucoup entourent le colonel Salim Hatoum, l’officier
    qui a déployé ses chars dans Damas la nuit du putsch et qui a
    véritablement donné la présidence au général Hafez. Le président en
    personne arrive plus tard, et administre une vigoureuse poignée de main à
    l’hôte, son ami Kamal Amin Tabaat. Il est accompagné de Mme Hafez,
    éblouissante dans le manteau de vison que lui a offert Tabaat en signe de
    l’admiration des émigrés syriens pour le président et son épouse. Elle
    n’est pas la seule à avoir bénéficié de présents hors de prix de la part de
    Tabaat. Les bijoux de bien des dames, les voitures des hauts responsables
    et les dépôts sur les comptes d’acteurs politiques importants sont autant de
    manifestations de la générosité de Tabaat.
    Dans le salon, un groupe de dignitaires et d’officiers, de retour de la
    frontière israélienne, discutent de la situation militaire. Des entrepreneurs
    et des ingénieurs, qui travaillent sur le projet ambitieux de détournement
    des affluents du Jourdain, se joignent à eux. Dans le hall spacieux se
    tiennent les directeurs de Radio Damas et les responsables du ministère de
    la Propagande. Tabaat est l’un d’eux, maintenant, car le gouvernement lui a
    demandé de diriger certaines des émissions destinées à l’émigration.
    Tabaat anime également une autre émission, dans laquelle il analyse des
    questions politiques et économiques.
    Cette fête, comme tant d’autres, lui coûte une fortune, mais il ne s’en
    soucie pas. Il a atteint l’apogée du succès, et toutes les portes lui sont,
    semble-t-il, ouvertes. Il a de bons amis au quartier général de l’armée et il
    participe régulièrement aux réunions politiques décisives du parti Baath. * Eli continuait à envoyer en Israël des rapports militaires, ainsi que les
    noms et les fonctions d’officiers supérieurs, des ordres militaires secrets
    et d’autres éléments. Il photographiait et transmettait à AMAN des cartes
    militaires, surtout les plans détaillés des fortifications à la frontière
    israélienne. Il envoyait des rapports sur les nouvelles armes syriennes et
    décrivait les capacités des Syriens à se familiariser avec elles. Des mois
    plus tard, un général syrien devait reconnaître, non sans amertume :
    « Aucun secret de l’armée n’était inconnu d’Eli Cohen… »
    Tous les matins, Eli émettait à destination d’Israël, sans craindre de se
    faire prendre, grâce à la protection que lui assuraient les communications
    du quartier général voisin. Or un jour, un ami, le lieutenant Zaher Al Din,
    passa le voir à une heure inhabituelle. Eli réussit à dissimuler son
    émetteur, mais laissa sur la table une liasse de feuillets contenant les
    codes, sous forme de grilles remplies de lettres.
    « Qu’est-ce que c’est ? demanda Zaher.
    — Oh, juste des mots croisés », répondit Eli.
    Outre les transmissions et les boîtes de backgammon pour ses « amis
    argentins », Eli se servit d’un troisième système pour communiquer avec
    Israël : Radio Damas. Avec ses supérieurs à Tel-Aviv, il mit au point un
    code de mots et de phrases qu’il glissait dans ses émissions de radio et
    qui étaient ensuite soigneusement décodés par AMAN.
    Il prit de nouvelles mesures pour tenter d’obtenir des informations top
    secret. Une rumeur commença à circuler dans les cercles du pouvoir à
    Damas : Tabaat organisait des parties fines dans sa villa. Seuls ses amis
    les plus intimes y étaient conviés, et l’on disait qu’il s’y trouvait un grand
    nombre de jolies femmes. Certaines étaient des prostituées, d’autres des
    filles de bonne famille. Les invités de Tabaat s’adonnaient à de folles
    étreintes, et leur hôte était le seul à garder la tête froide.
    Cohen fournit aussi des secrétaires sexy et peu farouches à ses amis
    haut placés, comme le colonel Salim Hatoum, dont la maîtresse répétait à
    Tabaat tout ce que lui disait le colonel.
    Quand il évoquait Israël, Tabaat faisait montre d’une ferveur patriotique
    à toute épreuve. Il dénonçait l’État hébreu comme « l’ennemi le plus vil du
    nationalisme arabe ». Il incitait les dirigeants syriens à durcir leur
    propagande anti-israélienne et à ouvrir un « second front » contre les
    Juifs, en dehors de l’Égypte. Il accusait même ses amis de ne pas agir
    suffisamment contre l’agresseur israélien. Ce qui lui permit d’atteindre
    son objectif. Ses amis dans l’armée étaient décidés à lui montrer qu’il se
    trompait et qu’ils étaient prêts à se battre. Par trois fois, ils lui firent
    visiter les positions syriennes le long de la frontière avec Israël. Ils le
    laissèrent observer les fortifications et les bunkers, lui montrèrent les
    armements concentrés dans la région et lui décrivirent leurs plans offensifs
    et défensifs. Le lieutenant Zaher Al Din l’emmena dans le camp militaire
    d’El Hama, où étaient stockées de grandes quantités d’armes nouvelles. À
    sa quatrième visite sur la frontière israélienne, Tabaat était le seul civil
    parmi des officiers syriens et égyptiens de haut rang. Le groupe était dirigé
    par le chef militaire le plus respecté des pays arabes, le général égyptien
    Ali Amer, patron du « Commandement arabe uni », qui contrôlait les
    forces combinées d’Égypte, de Syrie et d’Irak, du moins sur le papier.
    Juste après la visite d’Amer, les dirigeants du Baath confièrent à Tabaat
    une tâche cruciale : il fut envoyé en mission de réconciliation auprès de
    Salah El Bitar, le vieux chef du parti qui avait été déposé par le général
    Hafez et se trouvait depuis « en cure » à Jéricho. Tabaat se rendit en
    Jordanie et passa quelques jours avec l’ancien Premier ministre. De retour
    à Damas, il accompagna à l’aéroport le président Hafez, souffrant, qui
    partait se faire soigner à Paris. Quand Hafez revint quelques semaines
    plus tard, Tabaat faisait partie du comité d’accueil, debout sur le tarmac. * En 1963, un changement important avait eu lieu en Israël. Meir Amit, le
    nouveau Ramsad qui remplaçait Isser le Petit, était depuis quelques mois
    aux commandes tant du Mossad que d’AMAN. Il décida de supprimer
    l’unité 131, de transférer tous ses hommes au Mossad, qui se chargerait de
    ce type de mission. Ainsi, Eli Cohen apprit un matin qu’il avait un nouvel
    employeur, et qu’il était désormais un agent du Mossad.
    La même année, Nadia donna naissance à une seconde fille, Iris. Et, en
    novembre 1964, lors de sa seconde visite de l’année en Israël, Eli vit son
    rêve secret se réaliser : Nadia eut un troisième enfant, un fils ! Il fut
    baptisé Saul.
    « Pendant cette visite, nous avons remarqué qu’Eli avait changé,
    racontèrent ses proches plus tard. Il était replié sur lui-même, nerveux et
    sombre. Il avait perdu son calme plusieurs fois. Il ne voulait pas sortir, il
    ne voulait pas voir ses amis. “ Bientôt, je vais quitter mon travail, nous a-
    t-il dit. L’année prochaine, je rentre en Israël. Je ne veux plus laisser ma
    famille. ” »
    À la fin du mois de novembre, Eli embrassa sa femme et ses trois
    enfants, et reprit l’avion. Nadia ne savait pas que c’étaient leurs derniers
    adieux. * Le 13 novembre 1964 était un mercredi. Sur la frontière israélienne,
    près de Tel-Dan, les positions syriennes ouvrirent le feu sur des tracteurs
    israéliens qui travaillaient dans la zone démilitarisée. La réaction
    israélienne fut terrible. Des chars et des canons ripostèrent et, quelques
    minutes plus tard, des Mirage et des Vautour se joignirent à la bataille. Les
    avions frappèrent les positions syriennes, puis piquèrent sur le site des
    installations de détournement des eaux du Jourdain, et bombardèrent les
    canaux creusés par les Syriens. Tout le matériel lourd, les bulldozers, les
    grues et les pelleteuses furent systématiquement détruits. L’aviation
    syrienne n’intervint pas, elle n’avait pas encore maîtrisé ses chasseurs
    MiG soviétiques flambant neufs.
    Presque unanime, la presse internationale défendit la réaction
    israélienne à l’agression syrienne. Des mois plus tard, des officiers
    syriens assureraient qu’un des architectes de l’attaque israélienne avait été
    Eli Cohen, qui se trouvait en Israël pendant la bataille. Grâce à lui, les
    Israéliens étaient parfaitement conscients du mauvais état de l’armée de
    l’air syrienne et de son incapacité à se battre à ce moment-là. Ils
    disposaient aussi d’informations détaillées sur les fortifications syriennes
    et les travaux de détournement des eaux. Ils savaient exactement quels
    armements étaient déployés dans chaque base et chaque bunker, et en
    quelle quantité.
    Mais Eli Cohen en savait encore bien plus. Il avait réussi à se lier
    d’amitié avec un entrepreneur saoudien, recruté pour planifier et creuser
    les premiers canaux du projet syrien. Tirant parti de cette relation, il
    apprit aux Israéliens, des mois à l’avance, où auraient lieu les travaux
    d’excavation, quelles seraient la profondeur et la largeur des canaux, quel
    équipement serait utilisé, et d’autres détails techniques. Le contractant
    divulgua également à son ami Tabaat la capacité des canaux à résister à un
    bombardement aérien, et toute l’étendue des mesures de sécurité. Cet ami
    saoudien s’appelait Ben Laden, père du petit Oussama. Grâce aux
    informations détaillées qu’il fournit à l’espion israélien, Tsahal attaqua le
    projet à plusieurs reprises, jusqu’à ce que les pays arabes décident de
    l’abandonner définitivement en 1965.
    À la mi-janvier 1965, quelques semaines après le départ d’Eli, Nadia
    trouva une superbe carte postale dans sa boîte aux lettres. « Ma très chère
    Nadia, écrivit Eli en français. Juste quelques lignes pour te souhaiter une
    bonne année qui, je l’espère, apportera le bonheur à toute la famille. Plein
    de baisers à mes chéris, Fifi [Sophie], Iris et Shaikeh [Saul], et à toi, du
    fond du cœur. Eli. »
    Quand Nadia reçut la carte, Eli gisait, battu et torturé, sur le sol froid et
    dur d’une prison de Damas. * Depuis des mois déjà, les Moukhabarat, les services secrets syriens,
    étaient en état d’alerte maximale. C’était un certain Tayara, chef du
    département palestinien des Moukhabarat, qui avait tiré le signal
    d’alarme. Il s’était aperçu que, depuis l’été 1964, presque toutes les
    décisions prises par le gouvernement syrien le soir ou pendant la nuit
    étaient annoncées le lendemain dans les émissions en arabe de Kol Israel,
    la radio nationale israélienne. De plus, Israël avait rendues publiques
    certaines décisions ultrasecrètes qui avaient été prises à huis clos. Tayara
    avait en outre été stupéfait par la précision des bombardements israéliens
    lors de l’incident du 13 novembre. Il en était logiquement venu à la
    conclusion que les Israéliens avaient une connaissance exacte du
    déploiement de l’armée syrienne sur le front et qu’ils savaient précisément
    où et comment frapper. Il eut alors la certitude qu’Israël disposait d’un
    espion au plus haut niveau du gouvernement syrien, qui fournissait des
    informations diffusées quelques heures plus tard par Kol Israel. Ce qui
    voulait dire qu’il transmettait ses rapports par radio. Mais où se trouvait
    l’émetteur ?
    Durant l’automne 1964, Tayara et ses collègues firent tout leur possible
    pour le localiser, à l’aide de matériel soviétique, mais échouèrent. Puis,
    en janvier 1965, ils eurent de la chance.
    À Lattaquié, un navire soviétique débarqua d’énormes conteneurs
    abritant de nouveaux équipements de communication destinés à remplacer
    les instruments obsolètes de l’armée syrienne. Le changement eut lieu le 7
    janvier 1965. Pour pouvoir mettre en place les nouveaux appareils et les
    tester, l’armée suspendit toutes ses communications pendant vingt-quatre
    heures.
    Alors, tandis que toutes les communications militaires étaient
    interrompues partout en Syrie, un officier de permanence près d’un
    récepteur distingua une seule transmission, très faible. C’était l’espion qui
    émettait. L’officier décrocha son téléphone. Les équipes des Moukhabarat,
    dotées de systèmes de localisation soviétiques, se lancèrent
    immédiatement sur la piste de la source des émissions. Lesquelles
    cessèrent avant qu’ils aient pu l’identifier. Mais tous leurs calculs
    indiquaient un seul et même lieu : le domicile de Kamal Amin Tabaat.
    « C’est une erreur », décréta un haut responsable des Moukhabarat. Il
    était impensable que Tabaat, que les dirigeants baasistes envisageaient de
    nommer ministre dans le prochain gouvernement, puisse être un espion. Il
    était au-dessus de tout soupçon.
    Toutefois le soir, les transmissions reprirent. Les Moukhabarat firent de
    nouveau sortir leurs véhicules de repérage goniométrique et obtinrent le
    même résultat.
    À 8 heures, par un matin ensoleillé de janvier, quatre officiers des
    Moukhabarat pénétrèrent de force dans la somptueuse villa du quartier
    Abou Ramen. Ils enfoncèrent la porte d’entrée, la faisant sauter de ses
    gonds, et foncèrent vers la chambre, armes à la main. L’espion était là,
    mais il ne dormait pas. Il fut pris la main dans le sac, en pleine
    transmission. Bondissant sur ses pieds, il leur fit face. Il ne tenta ni de fuir,
    ni de résister. Pour une fois, la chance n’était pas de son côté. « Kamal
    Amin Tabaat, tonna le chef du groupe, vous êtes en état d’arrestation ! »
    À Damas, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre.
    Fantastique, absurde, impossible, irréel ! Aucun mot ne parvenait à
    exprimer le choc et l’incrédulité des dirigeants syriens quand ils en eurent
    vent. Se pouvait-il qu’un des chefs du parti au pouvoir, ami personnel du
    président, millionnaire et homme du monde, soit un espion ?!
    Les preuves étaient irréfutables. L’émetteur dissimulé par Tabaat
    derrière les volets de ses fenêtres, le minuscule émetteur de secours caché
    dans le grand lustre du salon, les microfilms, les cigares à la dynamite, les
    pages de code… L’homme était bel et bien un traître.
    Saisis de panique, les dignitaires du régime réclamèrent une enquête
    exhaustive. Que savait exactement Tabaat ? Risquaient-ils d’être
    incriminés ? Le président Hafez vint en personne l’interroger dans sa
    cellule. « Pendant l’interrogatoire, témoigna-t-il par la suite, quand je l’ai
    regardé dans les yeux, j’ai été soudain pris d’un doute terrible. J’ai senti
    que l’homme qui se trouvait devant moi n’était pas du tout un Arabe. Très
    prudemment, je lui ai posé quelques questions sur la religion musulmane,
    sur le Coran. Je lui ai demandé de réciter la sourate Al Fatiha, le premier
    chapitre du Coran. Tabaat pouvait à peine en citer quelques versets. Il a
    tenté de se défendre en disant qu’il avait quitté la Syrie alors qu’il était
    encore très jeune et que sa mémoire lui faisait défaut. Mais alors, je l’ai
    su : c’était un Juif. »
    Les tortionnaires de Damas firent le reste. Tabaat gisait prostré dans sa
    cellule plongée dans l’obscurité, inconscient, le visage et le corps
    couverts de blessures atroces, les ongles arrachés, quand ses aveux furent
    apportés en hâte au général Hafez. L’homme ne s’appelait pas Tabaat, mais
    Eli Cohen, un Juif israélien.
    Le 24 janvier 1965, Damas annonça officiellement « l’arrestation d’un
    espion israélien important ». Lors d’une conférence de presse, un officier
    général, blanc de rage, rugit : « Israël est le diable, et Cohen est l’agent du
    diable ! »
    La psychose s’empara de Damas. Cohen agissait-il seul, ou était-il à la
    tête d’un réseau ? Soixante-neuf personnes furent arrêtées, dont vingt-sept
    femmes. Parmi les suspects se trouvaient Majid Cheikh El Ard, Georges
    Salem Seïf, le lieutenant Zaher Al Din, des membres du ministère de la
    Propagande, des prostituées et d’autres femmes dont l’identité ne fut pas
    révélée. Quatre cents personnes qui avaient eu des contacts avec Tabaat
    furent interrogées. L’enquête mit au jour de graves problèmes. Nombre des
    dirigeants politiques, mili taires et du monde des affaires comptaient
    parmi les plus proches amis de Cohen. Ils étaient intouchables et ne
    pouvaient pas être cités, car toute allusion publique à leur sujet risquait de
    donner l’impression qu’ils étaient impliqués dans les activités
    d’espionnage de Tabaat.
    Les Syriens s’aperçurent également que Tabaat avait tout fait pour
    soigneusement compartimenter ses contacts avec ses divers informateurs.
    Il était par conséquent extrêmement difficile de mesurer l’étendue du
    réseau.
    En Israël, la censure militaire imposa un silence complet sur
    l’arrestation de Cohen. Les Israéliens espéraient encore le sauver et
    veillaient à ce qu’aucune information ne filtre à son sujet dans les médias.
    Mais certains avaient le droit d’être avertis. Un soir, un inconnu vint voir
    les frères d’Eli. « Votre frère a été arrêté à Damas et est accusé
    d’espionnage », dit-il. Les frères étaient ébahis. L’un d’eux, Maurice, se
    précipita chez leur mère, à Bat Yam. « Mère, il faut que tu sois forte, fit-il.
    Eli a été arrêté en Syrie. »
    La vieille dame en eut le souffle coupé. Enfin, elle réussit à articuler :
    « En Syrie ? Comment ? A-t-il traversé la frontière par erreur ? » Quand
    Maurice lui expliqua ce qu’Eli faisait à Damas, elle s’évanouit.
    Nadia était debout, entourée de ses trois enfants. Éberluée, elle n’aurait
    jamais deviné quelle était la véritable profession de son mari, même si
    elle s’était toujours doutée qu’il ne lui disait pas tout. Les collègues d’Eli
    s’efforcèrent de la rassurer. « Vous allez partir pour Paris tout de suite, lui
    dit l’un d’entre eux. Nous allons engager les meilleurs avocats. Nous
    allons faire tout notre possible pour le sauver. » Meir Amit s’en chargea
    personnellement.
    Le 31 janvier, Jacques Mercier, l’un des plus grands avocats de France,
    arriva à Damas. Officiellement, il avait été engagé par la famille Cohen.
    En réalité, c’était l’État d’Israël qui couvrait ses frais et ses honoraires.
    Mais en Syrie, il avait été envoyé en mission impossible. « Dès mon
    arrivée, rapporta-t-il plus tard, j’ai compris que le destin d’Eli Cohen
    était scellé. Il serait pendu. Tout ce que je pouvais, c’était tenter de gagner
    du temps pour négocier un accord afin de lui sauver la vie. »
    Au début, Mercier chercha à éviter un procès. Il rencontra les dirigeants
    du régime et demanda l’autorisation de « voir Cohen afin qu’il accepte
    que j’assure sa défense ». Il se heurta à un refus glacial.
    Mercier découvrit pourtant rapidement qu’il avait des alliés dans
    certains cercles du gouvernement, qui éprouvaient du respect pour
    l’opinion publique internationale. Ils tenaient à ce qu’il y ait un procès où
    les droits de l’accusé seraient garantis. Ils bénéficiaient du soutien – pour
    une raison complètement différente – des « faucons » de la hiérarchie
    militaire, ennemis jurés d’Hafez, qui voulaient dévoiler devant la cour les
    liens étroits l’unissant à Tabaat. Le procès, pensaient-ils, exposerait aux
    yeux du grand public la corruption du régime et saperait sa position.
    Cette approche suscitait une résistance acharnée de la part d’un autre
    groupe : tous ceux qui avaient été en relation avec Tabaat. Ils savaient
    qu’un procès public risquait de les envoyer eux aussi à la potence. Cette
    faction n’avait qu’un seul objectif : empêcher à tout prix un procès public
    et éliminer Cohen dès que possible.
    Il passa finalement en jugement devant une cour martiale d’exception, à
    huis clos, dans une salle d’audience déserte. Quelques moments
    seulement, soigneusement sélectionnés, furent diffusés par la télévision
    d’État. Il n’y avait ni procureur, ni avocats de la défense. Quand Eli Cohen
    en réclama un à la cour, le président explosa : « Vous n’avez pas besoin
    de défenseur : Toute la presse corrompue est de votre côté, et tous les
    ennemis de la révolution vous défendent. » Le magistrat assuma les
    fonctions d’interrogateur, de procureur et de juge. Mais le pire était son
    identité : c’était le général de brigade Salah Dali, autrefois un bon ami de
    Tabaat. Parmi les juges se trouvait aussi un autre intime de Tabaat, le
    colonel Salim Hatoum. Pour prouver qu’il n’avait aucun lien avec Cohen,
    il lui demanda : « Reconnaissez-vous Salim Hatoum ? » Et l’accusé,
    comme un acteur qui suivrait un scénario détaillé, se tourna vers la salle,
    puis regarda Hatoum dans les yeux et répondit : « Non, je ne le vois pas
    dans cette pièce. »
    Ce passage fut montré à la télévision. « L’épisode fit rire tout Damas,
    dit Mercier. Ce n’était pas un procès, c’était une tragicomédie, un
    cirque. » Les caméras s’attardèrent sur les autres accusés : El Ard, Al
    Din, Seïf, quelques prostituées. Mais qui étaient les autres femmes ? Les
    épouses d’officiers généraux ? Des « secrétaires » ? Des amies de Tabaat
    et des dirigeants du Baath ? Et quels étaient les secrets que Cohen avait
    transmis à ses supérieurs israéliens ? Il était accusé d’espionnage, mais
    tout au long du procès, rien ne fut dit de ce qu’il avait fait et du contenu de
    ses émissions. La seule chose que les caméras ne pouvaient pas masquer,
    c’était le tremblement nerveux d’un muscle dans la joue gauche de Cohen,
    et sa tendance à secouer régulièrement la tête, conséquences de ses
    séances de torture à l’aide d’électrodes insérées dans son crâne et son
    corps.
    Israël suivit le procès en silence. Tous les soirs, la famille d’Eli se
    rassemblait devant le téléviseur que lui avait prêté le Mossad. Les enfants,
    Nadia, les frères, tous pleuraient doucement à la vue du visage d’Eli sur
    l’écran. Sa mère, saisie d’une impulsion, embrassa l’écran et pressa
    contre le visage de son fils la petite étoile de David qu’elle portait autour
    du cou. Sophie s’écria : « C’est mon papa ! C’est un héros. » Nadia versa
    des larmes muettes.
    À Damas, Mercier se réveillait en pleine nuit, baigné d’une sueur
    froide, hanté par d’horribles cauchemars. Il se savait impuissant, ce qui le
    déprimait terriblement. Le 31 mars, la cour martiale rendit son verdict :
    Eli Cohen, Majid Cheikh El Ard et le lieutenant Zaher Al Din furent
    condamnés à mort.
    Mercier redoubla d’efforts. En avril et mai 1965, il se rendit trois fois à
    Damas. Il apportait avec lui des offres substantielles de la part d’Israël.
    La première proposait un accord : Israël était disposé à fournir à la Syrie
    des médicaments et des équipements agricoles lourds, pour un montant de
    plusieurs millions, en échange de Cohen. Les Syriens refusèrent. Israël
    proposa alors de renvoyer en Syrie onze espions syriens emprisonnés sur
    son territoire, offre que Damas rejeta également, tout en laissant entendre
    qu’une grâce présidentielle n’était pas exclue.
    Le 1 er mai, la sentence d’El Ard fut commuée en prison à vie. Le 8 mai,
    celle de Cohen fut officiellement confirmée. Le Mossad tenta alors le tout
    pour le tout. À Paris, Nadia Cohen présenta une demande de grâce à
    l’ambassade syrienne. Des appels similaires arrivaient du monde entier.
    Ils étaient signés par des personnalités internationales comme le pape Paul
    VI, le philosophe britannique Bertrand Russell, des hommes d’État comme
    les Français Edgar Faure et Antoine Pinay, le Canadien John Diefenbaker,
    des cardinaux et des ministres italiens, vingt-deux députés britanniques, la
    Ligue des droits de l’homme, la Croix-Rouge… Si Eli en avait connu
    l’existence, il aurait sans doute repensé à la campagne du même type qui
    avait tenté en vain, onze ans plus tôt, de sauver ses amis au Caire.
    Le 18 mai, en pleine nuit, Eli Cohen fut réveillé par ses geôliers. Ils lui
    passèrent une longue aube blanche et l’emmenèrent sur la place du marché
    de Damas. Ils le laissèrent écrire à sa famille et échanger quelques mots
    avec le rabbin de Damas, Nissim Andabo. Des soldats syriens attachèrent
    à sa poitrine une énorme pancarte où était inscrite sa sentence en grands
    caractères arabes. Les caméras de télévision et les appareils photo des
    journaux suivirent l’homme seul qui monta les marches menant à la
    potence, encadré par deux rangs de soldats en armes.
    Le bourreau attendait. Il lui noua rapidement la corde autour du cou et le
    fit monter sur un petit tabouret. Face à la foule, Eli gardait le silence,
    résigné, mais non vaincu. La foule retint son souffle. Dès qu’ils entendirent
    le bruit du tabouret retiré de sous ses pieds, les hommes et les femmes
    hurlèrent de joie en contemplant les soubresauts d’agonie de l’espion
    israélien.
    Les Damascènes, mystérieusement éveillés aux premières heures du
    jour, défilèrent en nombre au pied de la potence pour voir le corps. En
    Israël, le lourd voile du silence se déchira d’un coup. En quelques heures,
    Eli Cohen devint un héros national. Des centaines de milliers de personnes
    se joignirent au deuil de sa famille. Des écoles, des rues et des parcs
    furent nommés en son honneur. Des articles et des livres retracèrent ses
    exploits. Nadia ne se remaria jamais.
    Aujourd’hui encore, quarante-sept ans après sa mort, la Syrie refuse de
    restituer sa dépouille à Israël. Eli Cohen est considéré comme un héros du
    Mossad. Mais beaucoup pointent un doigt accusateur vers les services
    secrets. Sa famille et plusieurs auteurs affirment que le Mossad s’est servi
    d’Eli avec une grande imprudence, exigeant qu’il lui fasse des rapports
    quotidiens, parfois même deux fois par jour. Le Mossad lui avait ordonné
    de transmettre régulièrement les débats du Parlement syrien, alors qu’ils
    n’avaient pratiquement aucune valeur en termes de renseignement. C’était
    une mission superflue, qui lui a fait prendre des risques inutiles.
    Eli Cohen fut un grand espion, et il connut la fin de tous les grands
    espions. Leur trop grande confiance en soi et les exigences démesurées de
    leurs supérieurs finissent par leur coûter la vie.
    10 « Je veux un MiG-21 ! » Meir Amit, le successeur d’Isser Harel, était un homme exceptionnel.
    Ferme, décidé, parfois brutal et bougon, il savait aussi se montrer
    chaleureux, charmant, incarnation même du soldat, et il comptait de
    nombreux amis. Moshé Dayan nous a dit un jour : « Il était le seul ami que
    j’aie jamais eu. »
    L’histoire de sa vie est symbolique du changement à la tête du Mossad.
    Isser Harel était né en Russie et appartenait à la génération des pionniers ;
    alors que Meir Amit, un Sabra (né en Israël), était le premier d’une longue
    liste de généraux israéliens qui s’étaient battus dans les guerres d’Israël et
    avaient rejoint le Mossad après avoir servi pendant des années sous
    l’uniforme. Isser était membre d’une génération discrète, fermée, habituée
    à l’ombre de l’anonymat, aux conspirations et à la dissimulation. Meir
    Amit était un militaire, dont beaucoup d’amis et de collègues savaient ce
    qu’il faisait ; il n’était pas fait pour vivre dans l’ombre. Et si Isser le Petit
    avait pour lui le charisme et le mystère, Amit et ses successeurs avaient ce
    côté direct et l’autorité que leur conféraient leur rang et l’uniforme.
    Né à Tibériade, élevé à Jérusalem, puis membre du kibboutz Alonim,
    Meir avait passé l’essentiel de sa vie en uniforme. Membre de la Haganah
    dès l’âge de seize ans, chef de bataillon à la création des forces armées
    israéliennes, il avait été blessé pendant la guerre d’Indépendance, puis
    avait effectué une brillante carrière dans l’armée de terre. Commandant de
    la brigade Golani, une unité d’élite, chef des opérations pendant la
    campagne du Sinaï, chef du Commandement Sud, puis Centre, il était
    probablement sur le point d’être nommé chef d’état-major. Mais, blessé à
    la suite d’un saut en parachute, il s’était retrouvé immobilisé à l’hôpital
    pendant un an. Remis partiellement à l’issue d’une longue convalescence,
    il était parti étudier à l’université Columbia et était ensuite devenu chef
    d’AMAN. Et c’était à ce poste que Ben Gourion l’avait trouvé en cet
    après-midi dramatique d’avril 1963, quand il avait eu besoin de
    remplacer Isser le Petit.
    Les débuts de Meir au Mossad ne furent pas des plus simples.
    Beaucoup des fidèles d’Isser, comme Yaakov Caroz, ne supportaient pas
    ses manières abruptes et son assurance. Quelques-uns démissionnèrent
    sur-le-champ, d’autres prirent leur temps. Sous la direction d’Amit, on
    assista peu à peu à une relève de la garde. Mais les difficultés qu’il connut
    à l’intérieur des services ne sont rien comparées à ce que lui fit subir Isser
    le Petit.
    À la fin du printemps 1963, Ben Gourion démissionna et fut remplacé,
    en tant que Premier ministre et ministre de la Défense, par Levi Eshkol, un
    proche collaborateur. Eshkol prit plusieurs initiatives qui exaspérèrent son
    prédécesseur. Entre autres, il fit d’Isser le Petit son conseiller en matière
    de renseignement. Depuis son départ du Mossad, Isser le Petit était amer
    et aigri. Et quand il apprit que Meir Amit avait fait une faveur inhabituelle
    aux Marocains, il lui sauta à la gorge. * Le Mossad de Meir Amit avait établi des relations privilégiées avec le
    royaume du Maroc.
    Tout avait commencé du temps d’Isser. Les premiers contacts avec les
    Marocains avaient été pris par Yaakov Caroz et Rafi Eitan. Durant l’hiver
    1963, Isser avait confié à Eitan, sous le sceau du secret le plus absolu :
    « Hassan II, le roi du Maroc, craint que Nasser, le président égyptien, ne
    le fasse assassiner pour ses sympathies pro-occidentales. Hassan veut que
    le Mossad s’occupe de sa sécurité personnelle. »
    Cela pouvait sembler incroyable. Un roi arabe se tournait vers le
    Mossad israélien pour lui demander de l’aide ? Toujours pragmatiques,
    Rafi Eitan et un autre agent, David Shomron, décollèrent immédiatement
    pour Rabat, munis de faux papiers. On les introduisit dans le palais royal
    par une entrée secrète. Là, ils rencon trèrent le redoutable général Oufkir,
    ministre de l’Intérieur du roi, dont le nom seul était synonyme de terreur. Il
    était connu pour sa cruauté, se servait de la torture contre les ennemis du
    monarque et était responsable de la disparition d’un grand nombre
    d’ennemis du régime. Il était de plus le meilleur conseiller du roi sur les
    questions de renseignement. Tout arrangement entre Israël et le Maroc ne
    pourrait passer que par lui. Il attendait Eitan avec son adjoint, le colonel
    Dlimi.
    Eitan et Oufkir s’entendirent dès cette première rencontre : le Mossad et
    les services secrets marocains établiraient des liens étroits et des avant-
    postes permanents sur leurs territoires respectifs. Le Mossad formerait les
    services secrets marocains et le Maroc offrait aux agents du Mossad une
    couverture en béton où qu’ils soient sur la planète. Un organisme spécial
    serait créé pour la collecte commune d’informations. Le Mossad se
    chargerait également de l’entraînement de l’unité spéciale responsable de
    la sécurité du roi. L’accord fut scellé par une visite du roi ; mal à l’aise,
    Eitan s’inclina pour lui baiser la main, et ainsi le Mossad trouva-t-il son
    premier allié dans le monde arabe.
    Deux semaines plus tard, Oufkir arrivait en Israël. Le général, habitué
    aux palais somptueux et aux hôtels de luxe, passa son long séjour dans le
    minuscule trois pièces d’Eitan, dans un quartier modeste de Tel-Aviv.
    Eitan était parvenu à s’assurer les services de Philip, cuisinier légendaire
    du Mossad, afin de nourrir son hôte marocain. Oufkir partit, puis revint,
    les relations entre les deux services continuèrent de se resserrer, et, en
    1965, Oufkir demanda une faveur particulière à Meir Amit.
    Mehdi Ben Barka était le principal chef de l’opposition marocaine, et
    l’ennemi le plus dangereux du souverain. Accusé d’avoir comploté contre
    le roi, il avait été contraint à l’exil mais continuait de diriger des activités
    subversives depuis ses planques. Condamné à mort par contumace, il
    savait que sa vie était menacée. Il agissait avec une grande prudence et les
    hommes d’Oufkir n’avaient pas réussi à s’en saisir. Oufkir voulait mettre
    la main sur lui. Paris était le lieu qu’il avait choisi pour cela, car il y avait
    d’excellents contacts. Le Mossad pouvait-il l’aider ?
    Ce que firent effectivement les hommes d’Amit. Sous un prétexte habile,
    ils entrèrent en contact avec Ben Barka en Suisse et le convainquirent de
    venir à Paris pour une rencontre importante. À la porte de la Brasserie
    Lipp, célèbre restaurant de la rive gauche, il fut arrêté par deux policiers
    français qui, s’avéra-t-il par la suite, étaient payés par Oufkir. Ben Barka
    fut livré à Oufkir et disparut, mais un témoin affirma qu’il avait vu le
    général le poignarder. Meir Amit lui-même en informa le Premier ministre
    Eshkol : « Il est mort. »
    En France, l’enlèvement de Ben Barka causa un scandale politique sans
    précédent. Le président de Gaulle était furieux et, dans sa colère, il
    n’épargna pas Israël quand il apprit son rôle dans la disparition. Isser
    Harel en fut apparemment choqué. Comment le Mossad avait-il pu prendre
    part à une telle affaire, qui s’était terminée par un meurtre ? Comment
    Amit avait-il pu intervenir dans une opération aussi criminelle et
    immorale, et compromettre l’alliance stratégique entre l’État hébreu et la
    France ? Il demanda à Eshkol de renvoyer immédiatement Amit. Le
    Premier ministre hésita, puis nomma deux commissions d’enquête qui
    conclurent que rien ne justifiait de prendre des mesures contre le Ramsad.
    Après tout, Amit avait attiré Ben Barka à Paris, mais il n’avait participé ni
    à son enlèvement, ni à son assassinat. Isser le Petit quitta ses fonctions de
    conseiller et exigea la démission instantanée tant d’Eshkol que d’Amit. Il
    tenta de déclencher une campagne dans la presse, mais la censure militaire
    interdisait strictement toute mention de l’affaire.
    Isser continua de s’opposer pied à pied à son successeur. Toutefois le
    Ramsad était déjà engagé dans une opération vitale pour la défense du
    pays : l’alliance secrète que ses hommes avaient forgée avec les Kurdes
    d’Irak.
    « À la fin de 1965, écrivit Amit dans ses mémoires, notre rêve
    commença à devenir réalité. L’incroyable se produisit. Une délégation
    israélienne officielle s’installa dans le camp de Moustafa Barzani (chef
    des rebelles kurdes dans le nord de l’Irak). »
    L’arrivée d’officiers du Mossad au Kurdistan fut considérée comme une
    grande victoire du renseignement israélien. Pour la première fois, un
    contact était établi avec une des trois composantes de la nation irakienne,
    les Kurdes, qui menaient une guerre acharnée et interminable contre le
    gouvernement de Bagdad. Les rebelles, commandés par Barzani,
    contrôlaient un vaste territoire en Irak. Si le Mossad réussissait à
    transformer les rebelles kurdes en une force militaire digne de ce nom, les
    dirigeants irakiens se verraient obligés de concentrer leurs efforts sur
    leurs problèmes intérieurs, et leur capacité à lutter contre Israël s’en
    trouverait amoindrie. L’alliance avec les Kurdes pouvait vraiment être une
    bénédiction pour Israël.
    Les deux premiers agents du Mossad passèrent trois mois au Kurdistan.
    Barzani les inclut dans le cercle de ses intimes, les emmenait avec lui
    partout où il allait et leur dévoila tous ses secrets. Cette première
    rencontre posa les jalons d’une coopération qui allait durer pendant des
    années. Barzani et les chefs militaires kurdes se rendirent en Israël ; Meir
    Amit et ses adjoints vinrent au Kurdistan ; Israël fournit des armes aux
    Kurdes et défendit leurs intérêts sur la scène internationale. Beni Zeevi, le
    premier agent à être parti au Kurdistan, avait laissé son épouse Galila à
    Londres, où elle devait accoucher. Le fils de Beni, Nadav, vit le jour alors
    que son père crapahutait dans les monts accidentés du Kurdistan à la suite
    de Barzani. Zeevi reçut un télégramme codé. Il était signé « Rimon », le
    nom de code de Meir Amit, et disait : « La Mère et l’enfant sont en
    excellente santé. Mazel Tov ! »
    Quand Barzani apprit la naissance du bébé, il prit quatre pierres et s’en
    servit pour délimiter une parcelle. « Voilà mon cadeau pour ton fils,
    annonça-t-il à Zeevi. Quand il sera grand, il pourra venir dans notre pays,
    et il pourra réclamer cette terre. »
    Et pendant que les relations avec les Kurdes s’amélioraient, Meir Amit
    commença à préparer une autre grande opération du Mossad, nom de code
    « Yahalom » (Diamant), l’opération dont il est peut-être le plus fier. * Dans l’année qui précéda sa mort, nous avons rencontré Amit plusieurs
    fois chez lui, à Ramat-Gan.
    « L’histoire commence par une de mes réunions avec le général Ezer
    Weizman, alors chef d’état-major de l’armée de l’air. Nous avions
    l’habitude de prendre un petit déjeuner ensemble toutes les deux ou trois
    semaines. Lors d’une de ces réunions, j’ai demandé à Ezer ce que je
    pouvais pour lui en tant que Ramsad. Il m’a tout de suite dit : “ Meir, je
    veux un MiG-21. ”
    « Je lui ai répondu : tu es devenu fou ? Il n’y en a pas un seul dans tout
    l’Occident. ” Le MiG-21 était le chasseur soviétique le plus moderne de
    l’époque, et les Russes en livraient beaucoup aux pays arabes. Mais Ezer
    n’en a pas démordu : “ Il nous faut un MiG-21, et tu devrais tout faire pour
    nous en trouver un. ” »
    Amit décida de confier l’opération à Rehavia Vardi, vétéran des
    opérations clandestines qui avait déjà tenté par le passé de mettre la main
    sur un MiG-21 en Égypte ou en Syrie. « Nous avons passé des mois à
    travailler sur cette opération, raconta Vardi des années plus tard. Notre
    problème, c’est surtout de passer du stade de la théorie à celui de la
    pratique. »
    Vardi fit jouer ses réseaux dans le monde arabe. Au bout de longues
    semaines, il reçut un rapport de Yaakov Nimrodi, attaché militaire
    israélien en Iran. Nimrodi parlait d’un Juif irakien, Yossef Shemesh, qui
    prétendait connaître un pilote capable de poser un MiG-21 en Israël.
    Shemesh, célibataire, intelligent, bon vivant et homme à femmes, semblait
    doué d’un talent surnaturel pour se faire des amis et les amener à avoir
    confiance en lui. « Il sait y faire et peut se montrer très persuasif, écrivait
    Nimrodi. Il a recruté le pilote d’une façon très professionnelle. Il l’a
    travaillé pendant un an. Il n’y a que lui à pouvoir faire ça, personne
    d’autre. » Nimrodi décida de mettre Shemesh à l’épreuve. Il l’envoya se
    charger de quelques missions d’espionnage secondaires. Shemesh s’en tira
    haut la main, récupérant des renseignements de première qualité. Nimrodi
    lui donna alors le feu vert pour lancer son opération.
    À Bagdad, Shemesh avait une maîtresse chrétienne, dont la sœur,
    Camille, avait épousé Munir Redfa, lui aussi chrétien, et pilote de l’armée
    de l’air irakienne. Shemesh savait que Redfa était insatisfait et amer. Bien
    qu’étant un excellent pilote de MiG-21, il n’avait obtenu aucune
    promotion. De plus, il avait dû se charger d’une mission qui l’avait
    révulsé : le bombardement de villages kurdes, le tout à bord d’un MiG-17
    obsolète. Pour lui, c’était une humiliation, presque une dégradation. Il s’en
    était plaint à ses supérieurs, qui lui avaient fait comprendre qu’un chrétien
    ne serait jamais promu et ne deviendrait jamais chef d’escadrille. Très
    ambitieux, Redfa en avait conclu qu’il n’avait plus aucune raison de rester
    en Irak.
    Pendant près d’un an, Shemesh eut de longues conversations avec le
    jeune pilote et finit par réussir à le convaincre de faire un rapide voyage à
    Athènes. Usant de toute son éloquence et de son pouvoir de persuasion,
    Shemesh expliqua aux autorités irakiennes que Camille, l’épouse de
    Redfa, souffrait d’une grave maladie cérébrale et que son seul espoir était
    d’être examinée par des médecins occidentaux. Il fallait qu’elle parte
    immédiatement en Grèce, affirma-t-il, et demanda à ce que son mari soit
    autorisé à l’accompagner, car il était le seul membre de la famille à parler
    anglais.
    Les autorités cédèrent, et Munir Redfa put se rendre à Athènes avec sa
    femme. Là, ils rencontrèrent un autre pilote, le colonel Ze’ev Liron
    (Londner), officier de l’armée de l’air israélienne. Liron, né en Pologne et
    rescapé de l’Holocauste, était le patron du service de renseignements de
    l’armée de l’air. Le Mossad lui avait demandé son aide dans l’affaire
    Redfa. Les deux pilotes eurent plusieurs discussions en tête à tête. Liron se
    faisait passer pour un pilote polonais membre d’une organisation
    anticommuniste.
    Munir lui parla de sa famille, de sa vie en Irak et de sa grande
    déception quand ses supérieurs l’avaient envoyé bombarder des villages
    kurdes. Tous les hommes kurdes en âge de porter les armes étaient partis
    se battre, et il ne restait dans les villages que les femmes, les enfants et les
    personnes âgées. C’étaient eux qu’il devait tuer ? Pour lui, cela avait été
    la dernière goutte d’eau : il était prêt à quitter définitivement l’Irak.
    Conformément aux ordres du Mossad, Liron invita Munir à le rejoindre
    sur une petite île grecque. Le Mossad attribua un nom de code au pilote
    irakien : « Yahalom » (Diamant). Dans l’atmosphère sereine et paisible de
    l’île, les deux hommes poursuivirent leurs discussions et devinrent bons
    amis. Un soir, tard, Liron demanda à Redfa ce qui se passerait s’il quittait
    l’Irak à bord de son avion.
    « Ils me tueraient, répondit Redfa. En plus, pas un seul pays
    n’accepterait de m’accorder le droit d’asile.
    — Il y en a un qui t’accueillerait à bras ouverts, fit Liron, révélant la
    vérité à son ami ébahi. Je suis un pilote israélien, pas polonais. »
    Il y eut un long silence.
    « On en reparlera demain », conclut Liron, et ils se séparèrent pour la
    nuit. Le lendemain matin, Redfa déclara à Liron qu’il acceptait sa
    proposition. Tous deux commencèrent à mettre au point les conditions de
    la défection de Redfa et l’argent que cela lui rapporterait.
    Redfa ne se montra pas très gourmand. « Meir Amit m’avait dit de lui
    offrir une certaine somme, expliqua Liron par la suite, et de la doubler si
    besoin était. Mais Redfa a accepté dès ma première offre. Nous sommes
    tombés d’accord pour que sa famille le rejoigne en Israël. »
    Après la Grèce, ils partirent pour Rome ; Shemesh arriva de Bagdad
    avec sa maîtresse. Quelques jours plus tard, ils étaient rejoints par Yehuda
    Porat, officier et chercheur des renseignements de l’armée de l’air, qui
    commença à débriefer Redfa. « Il était poli, très attentif, un homme
    d’honneur, rapporta Porat. Il était courageux, mais pas bavard, et n’avait
    aucune des inhibitions auxquelles on peut s’attendre chez un homme dans
    sa situation. »
    À Rome, Liron et Redfa débattirent des méthodes de communication. Il
    fut entendu que quand Redfa entendrait, sur Radio Kol Israel en arabe, la
    chanson populaire arabe Marhabtein Marhabtein, ce serait le signal. Ce
    qu’il ne savait pas, c’est qu’alors qu’il rencontrait ses contacts dans
    différents cafés de Rome, il était en même temps surveillé par les chefs du
    Mossad.
    « J’ai décidé, nous a expliqué Meir Amit, de jeter personnellement un
    coup d’œil au pilote avant que l’opération entre dans sa phase finale. J’ai
    pris l’avion pour Rome, et je suis allé au café où devaient se retrouver le
    pilote et mes hommes. Assis à une table voisine, j’ai attendu. Là, tout un
    groupe est entré. Le type m’a fait bonne impression. J’ai fait signe à notre
    officier qui était assis avec lui que tout allait bien, et je suis parti. »
    Lors d’un de nos rendez-vous, Amit a tenu à nous lire un passage de son
    livre, Head on , où il décrivait l’arrivée du groupe dans le café :
    « L’amant juif [Shemesh], portant des chaussons à cause d’une blessure au
    pied, sa maîtresse, une grosse femme presque laide (je ne voyais pas ce
    qu’il pouvait lui trouver), et Diamant (le nom de code de Munir), un petit
    homme robuste et trapu au visage grave. Ils ne savaient pas que l’on était
    en train de les mettre à l’épreuve. »
    Ce n’est qu’une fois convaincu qu’il pouvait faire confiance à Diamant
    qu’il donna à Rehavia Vardi l’ordre de passer à l’étape suivante : le
    briefing du pilote irakien en Israël. Liron et Redfa revinrent à Athènes, où
    ils prirent un vol pour Tel-Aviv. Mais un incident à l’aéroport d’Athènes
    manqua compromettre toute l’opération. Par erreur, Redfa embarqua à
    bord d’un avion pour Le Caire. En montant à bord du vol pour Tel-Aviv,
    Liron s’aperçut que Redfa avait disparu.
    « J’étais désespéré, dira Liron plus tard. J’étais sûr que tout était perdu.
    Mais quelques minutes plus tard, Munir a surgi à mes côtés. Le personnel
    de bord du vol pour Le Caire avait compté les passagers, par habitude, et
    s’était aperçu qu’il y en avait un en trop. Ils avaient vérifié le billet de
    Munir et lui avait indiqué l’avion pour Tel-Aviv. »
    Redfa passa vingt-quatre heures en Israël. Il y fut briefé, et répéta même
    l’itinéraire qu’il devait prendre pour se poser plus tard dans l’État hébreu.
    Dans un bâtiment du Mossad, on lui apprit un code secret. Puis ses
    nouveaux amis l’emmenèrent faire un tour sur la rue Allenby, une des
    grandes artères de Tel-Aviv et, le soir, l’invitèrent dans un bon restaurant
    à Jaffa, « pour qu’il se sente comme chez lui ».
    Redfa revint à Athènes, prit une correspondance et rentra à Bagdad pour
    y préparer l’ultime étape.
    Mais… « à ce moment, j’ai failli avoir un infarctus, nous a dit Amit.
    Quelques jours avant de déserter, le pilote irakien a décidé de vendre ses
    meubles. Imaginez un peu ce que pouvait signifier cette braderie subite
    chez un pilote d’avion de combat. Je n’ai eu qu’une peur, c’est que les
    Moukhabarat irakiens s’en aperçoivent, interrogent Redfa et l’arrêtent, ce
    qui condamnerait toute l’opération. Dieu merci, les Moukhabarat n’en ont
    rien su, et cette stupide vente des misérables biens de ce malheureux n’a
    pas causé son arrestation… ».
    Il y eut ensuite un autre problème : comment faire sortir sa famille
    d’Irak, d’abord à destination de l’Angleterre, puis des États-Unis. Il avait
    de nombreux sœurs et beaux-frères qui devaient quitter l’Irak avant le jour
    J. Quant à sa famille proche, elle devait être transférée en Israël. L’épouse
    de Redfa n’était absolument pas au courant, il avait peur de lui dire la
    vérité. Il lui expliqua seulement qu’ils partaient effectuer un long séjour en
    Europe. Avec ses deux enfants, elle prit l’avion pour Amsterdam, où ils
    furent accueillis par le Mossad, qui les emmena à Paris. Elle ne savait
    toujours pas qui étaient ces gens.
    « Ils se sont installés dans un petit appartement avec un lit jumeau, se
    souvenait Liron. Nous nous sommes assis sur le lit, et là, la veille du
    départ pour Israël, je lui ai révélé que j’étais un officier israélien, que son
    mari se poserait le lendemain en Israël, et que c’était là-bas que nous
    allions nous aussi. »
    Sa réaction fut terrible. « Elle a pleuré et hurlé toute la nuit, signala
    Liron à ses supérieurs. Elle a dit que son mari était un traître, que c’était
    une trahison contre l’Irak, et que ses frères tueraient Munir s’ils
    l’apprenaient.
    « Elle voulait se rendre sur-le-champ à l’ambassade d’Irak pour leur
    dire ce que comptait faire son mari. Elle n’a pas arrêté de pleurer et de
    hurler de toute la nuit. J’ai essayé de la calmer ; je lui ai dit que si elle
    voulait le voir, il fallait qu’elle vienne avec moi en Israël. Elle a compris
    qu’elle n’avait pas d’autre solution. Les yeux gonflés, avec un de ses
    enfants malade, elle est montée dans l’avion, et nous sommes partis pour
    Israël. » Le 17 juillet 1966, une des stations du Mossad en Europe reçut une
    lettre codée de Munir l’informant que son départ approchait. Le 14 août, il
    décolla, mais une panne du système électrique de l’appareil l’obligea à
    faire demi-tour pour se poser sur la base aérienne El Rachid. « Plus tard,
    dit Amit, il comprit que le problème n’était pas grave. Le cockpit s’était
    soudain rempli de fumée à cause d’un fusible brûlé ; s’il avait continué à
    voler, il serait arrivé sans inquiétude. Mais il ne voulait prendre aucun
    risque et il est rentré à la base, et moi, je me suis fait quelques cheveux
    blancs de plus… »
    Deux jours plus tard, Munir Redfa redécollait. Il s’en tint à l’itinéraire
    prévu et un point lumineux apparut sur les écrans radar israéliens,
    indiquant qu’un avion étranger approchait de l’espace aérien du pays. Le
    nouveau commandant en chef de l’armée de l’air, le général Mordechai
    (« Motti ») Hod, n’avait mis dans le secret que deux pilotes, chargés
    d’escorter le chasseur irakien jusqu’à leur base. Toutes les autres unités,
    pilotes, escadrilles et bases de l’armée de l’air reçurent de Hod l’ordre
    suivant : « Aujourd’hui, vous ne faites rien, mais alors, rien, sans ordre
    verbal de ma part. Et vous connaissez ma voix. » Il ne tenait pas à ce
    qu’un pilote, par excès de zèle, aille descendre « l’appareil ennemi » en
    train de violer la souveraineté d’Israël.
    Le MiG-21 pénétra dans l’espace aérien israélien. Ran Pecker, un des
    as de l’aviation, avait été choisi pour escorter Redfa. « Notre invité
    ralentit, communiqua Ran au centre de contrôle de l’armée de l’air, et me
    signale du pouce qu’il veut atterrir ; il fait aussi osciller ses ailes, le code
    international qui indique qu’il vient en paix. » À 8 heures du matin,
    soixante-cinq minutes après avoir décollé de Bagdad, Redfa se posa sur la
    base d’Hatzor, en Israël.
    Un an après le lancement de l’opération, et dix mois avant la guerre des
    Six Jours, l’armée de l’air avait son MiG-21. Les deux Mirage qui
    l’avaient escorté se posèrent avec lui. Meir Amit et ses hommes avaient
    réussi l’impossible. Le MiG-21, considéré à l’époque comme le joyau de
    l’arsenal soviétique et comme la principale menace pour les forces
    aériennes occidentales, était aux mains d’Israël.
    Après son atterrissage, Munir, abasourdi et désorienté, fut emmené au
    domicile du commandant de la base, où une fête fut donnée en son honneur.
    Avec un mépris inexcusable pour ses sentiments, certains des officiers
    supérieurs d’Hatzor célébraient le succès de l’opération.
    « Munir a été surpris par la fête, et au début, il s’est demandé s’il ne se
    retrouvait pas par erreur en train d’assister aux noces de quelqu’un
    d’autre, nous a raconté Meir Amit. Il s’est assis dans un coin et il n’a pas
    bougé. »
    Quand il eut pris un peu de repos, on lui assura que sa femme et ses
    enfants se trouvaient déjà à bord d’un avion d’El Al en route pour Israël.
    Munir Redfa prit ensuite part à une conférence de presse. Dans sa
    déclaration, il parla de la persécution des chrétiens en Irak, du
    bombardement des Kurdes et de ses propres raisons pour avoir fait
    défection.
    Après la conférence de presse, Munir fut emmené à Herzliya, ville de
    bord de mer au nord de Tel-Aviv, pour y retrouver sa famille. « Nous
    avons fait de notre mieux pour le calmer, l’encourager et le féliciter pour
    l’opération, écrivit Meir Amit. Je lui ai promis de faire tout ce qui était en
    mon pouvoir pour les aider, sa famille et lui, mais je redoutais ce qui
    allait se passer, puisque nous nous étions aperçus que la famille de Munir
    posait problème. »
    Quelques jours après l’atterrissage de Munir dans son MiG à Hatzor,
    son beau-frère, officier dans l’armée irakienne, arriva en Israël. Il était
    accompagné de Shemesh et de sa maîtresse, Camille. L’officier était fou
    de rage. On lui avait dit qu’il devait se précipiter au chevet de sa sœur,
    très malade en Europe, et à son grand étonnement, il avait été emmené en
    Israël. Quand il rencontra Munir, il perdit les pédales, le traita de traître,
    se jeta sur lui et tenta de le frapper. Il accusa également sa sœur, l’épouse
    de Munir, d’avoir été au courant des projets de son mari, ce qui faisait
    d’elle la complice d’un crime innommable. Elle nia ses accusations, en
    vain. Quelques jours plus tard, son frère quittait Israël. * Danny Shapira, célèbre pilote de l’armée de l’air et meilleur pilote
    d’essai d’Israël, fut le premier à voler sur le MiG. Motti Hod l’avait
    appelé le lendemain de l’atterrissage du chasseur et lui avait dit : « Tu vas
    être le premier pilote occidental à voler sur un MiG-21. Commence à
    l’étudier, vole dessus autant que tu peux, apprends-en plus sur ses
    capacités et ses défauts. »
    Shapira rencontra Munir. « Nous nous sommes retrouvés à Herzliya
    quelques jours après son arrivée, raconta Danny Shapira. Quand nous
    avons été présentés, il s’est presque mis au garde-à-vous. Ensuite, nous
    nous sommes rencontrés à Hatzor, à côté de l’avion. Il m’a montré les
    interrupteurs, nous avons passé en revue les indications, en russe et en
    arabe, et au bout d’une heure, je lui ai dit que j’allais le piloter. Il n’en
    revenait pas. Il m’a dit : “ Mais vous n’avez aucune formation ! ” Je lui ai
    expliqué que j’étais pilote d’essai. Il avait l’air très inquiet et a demandé à
    être là quand je décollerais. Je lui en ai fait la promesse. »
    Tous les officiers généraux de l’armée de l’air vinrent à Hatzor assister
    au premier vol. Ezer Weizman, qui était encore commandant en chef de
    l’aviation peu de temps auparavant, était là également. « Ezer est venu me
    voir, il m’a tapé sur l’épaule et m’a dit : “ Danny, pas de bêtises, ramène-
    nous l’appareil, hein ? ”
    « Redfa était là aussi. J’ai décollé, fait ce que j’avais à faire, et me suis
    posé. Redfa s’est approché et m’a pris dans ses bras. Il avait les larmes
    aux yeux. “ Avec des pilotes comme vous, m’a-t-il déclaré, les Arabes ne
    vous battront jamais. ” »
    Au bout de quelques vols d’essai, les spécialistes de l’armée de l’air
    comprirent pourquoi l’Occident était si impressionné par le MiG-21. Il
    volait très haut et très vite. Il pesait une tonne de moins que les Mirage
    français et israéliens.
    L’opération du MiG-21 fit les gros titres de la presse mondiale. Les
    Américains étaient époustouflés. Très vite, ils envoyèrent une délégation
    imposante, dont des techniciens, et demandèrent à voler sur l’appareil
    pour découvrir ses performances. L’État hébreu, cependant, refusa de les
    laisser approcher de l’avion tant que le Pentagone n’aurait pas partagé
    avec lui les dossiers qu’il détenait sur le SAM-2, le nouveau missile
    antiaérien soviétique. Les Américains finirent par accepter ; des pilotes
    américains se rendirent en Israël, étudièrent le MiG-21 et le pilotèrent.
    Grâce aux secrets du MiG-21, l’armée de l’air israélienne put se
    préparer à sa confrontation avec les MiG, qui eut enfin lieu dix mois plus
    tard, en juin 1967, pendant la guerre des Six Jours. « Ce MiG a joué un
    grand rôle dans la victoire des forces aériennes israéliennes contre les
    aviations arabes, et en particulier dans la destruction de l’aviation
    égyptienne en quelques heures », affirmait fièrement Amit.
    Le Mossad et l’armée de l’air avaient effectivement remporté une
    formidable victoire, mais ceux qui en payèrent véritablement le prix furent
    Munir Redfa et sa famille. « Après son arrivée, Munir a vécu une vie très
    dure, une vie triste et difficile, dit un officier supérieur du Mossad. Aider
    un agent [étranger] à se bâtir une nouvelle vie, c’est presque une mission
    impossible. Munir se sentait frustré, et sa famille en a souffert aussi. C’est
    toute une famille qui a été brisée. »
    Pendant trois ans, il a tenté de trouver ses marques en Israël, et pilota
    même des DC-3 de la compagnie pétrolière israélienne au-dessus du
    Sinaï. Sa famille vécut à Tel-Aviv, où ils étaient présentés comme des
    réfugiés iraniens. Mais l’épouse de Munir, fervente catholique, ne parvint
    pas à se faire des amis. Se sentant seule, elle ne put s’adapter à la vie en
    Israël. Ils finirent par partir s’installer dans un pays de l’Ouest sous de
    fausses identités. Même là, loin de chez eux et de leurs proches, entourés
    d’agents des services locaux, ils se sentaient perdus, et continuaient de
    redouter que les Moukhabarat irakiens ne les retrouvent.
    En août 1988, vingt-deux ans après sa désertion, Munir Redfa décéda
    d’une crise cardiaque à son domicile. En larmes, son épouse appela Meir
    Amit [qui avait quitté le Mossad depuis longtemps] et lui annonça que, le
    matin même, son mari était descendu de l’étage de leur maison et que,
    alors qu’il se tenait sur le seuil avec son fils, il s’était subitement effondré
    et était mort sur le coup.
    Le Mossad organisa une cérémonie religieuse à sa mémoire. Les
    officiers présents ne purent retenir leurs larmes. « C’était un spectacle
    surréaliste, décrivit Liron. Le Mossad israélien pleurait un pilote
    irakien… » * À la suite du succès de l’opération Diamant et la victoire écrasante
    qu’elle avait permis de remporter durant la guerre des Six Jours, Meir
    Amit estima que le moment était venu de lancer une nouvelle opération.
    Quand les combats prirent fin, Amit demanda à ses supérieurs d’exiger
    la libération des détenus de « l’affaire Lavon », dans le cadre d’un
    échange de prisonniers de guerre (au sujet de l’affaire Lavon, voir le
    chapitre 9, « Notre homme à Damas »). Ces jeunes gens pourrissaient en
    prison depuis déjà treize ans, sans aucune chance de grâce ou de remise en
    liberté anticipée. Israël, apparemment, les avait oubliés. Amit décida de
    les ramener au pays, et exigea leur libération dans les négociations avec
    les Égyptiens. Après tout, Israël avait fait prisonniers 4 338 soldats et 830
    civils égyptiens, tandis que l’Égypte ne détenait que 11 Israéliens. Ce qui
    n’empêcha pas les Égyptiens de refuser obstinément d’inclure les
    prisonniers de l’Affaire Lavon dans l’accord.
    Meir Amit ne céda pas. « Laisse tomber, Meir, lui dit son ami Moshé
    Dayan, ministre de la Défense. Les Égyptiens ne les relâcheront jamais. »
    Avis que partageait le Premier ministre Eshkol. Amit s’entêta. Il finit par
    adresser un courrier personnel au président Nasser, « d’un soldat à un
    autre », et lui demanda la libération des prisonniers, ainsi que celle de
    Wolfgang Lutz, « l’espion Champagne », arrêté durant l’affaire des
    scientifiques allemands.
    Dans le même temps, il négociait un échange de prisonniers de guerre
    avec les Syriens. Pour lui, ces négociations-là étaient plus personnelles :
    il réclama que les Syriens l’aident à obtenir la libération de Mme Shula
    Cohen des geôles libanaises. Shula Cohen (nom de code « la Perle ») était
    une des espionnes légendaires du Mossad. Simple ménagère, elle avait été
    surnommée la « Mata Hari du Moyen-Orient » après avoir réussi à établir
    des relations avec des dirigeants haut placés au Liban et en Syrie, à
    organiser l’émigration clandestine de milliers de Juifs syriens et libanais
    et à diriger un réseau d’espionnage particulièrement efficace.
    À son grand étonnement, Nasser accéda à sa requête, et les Syriens ne
    tardèrent pas à lui emboiter le pas. Meir Amit eut gain de cause. Les
    prisonniers de l’Affaire Lavon, Lutz et Shula Cohen purent tous enfin
    rentrer en Israël, sous le sceau du secret le plus absolu.
    Parfois, les missions les plus importantes sont celles qui permettent de
    ramener les siens dans leur mère patrie.
    11 Ceux qui n’oublieront jamais Au début de septembre 1964, à la gare de Rotterdam, aux Pays-Bas, un
    quadragénaire chauve et trapu, portant des lunettes de soleil, descendit de
    l’express en provenance de Paris. Il prit une chambre dans le luxueux
    Rheinhotel, en centre-ville, sous le nom d’« Anton Künzle », homme
    d’affaires autrichien. Puis il se rendit à la poste voisine et où il loua une
    boîte postale sous la même identité. De là, il alla ensuite à la banque
    Amro, y ouvrit un compte et y déposa 3 000 dollars. Chez un imprimeur, il
    commanda des cartes de visite et du papier à en-tête, toujours au nom
    d’Anton Künzle, directeur d’une société d’investissements de Rotterdam.
    Il se hâta vers le consulat brésilien, où il remplit le formulaire de
    demande de visa touristique pour un voyage au Brésil. Il se soumit à un
    examen médical de routine dans une clinique dont il sortit avec un
    certificat de santé, puis passa chez un oculiste, tricha pendant les tests et
    se vit recommander de porter des lunettes à verres épais, alors qu’il n’en
    avait absolument aucun besoin.
    Le lendemain matin, il effectua un rapide voyage jusqu’à Zurich, où il
    ouvrit un compte au Credit Suisse, sur lequel il déposa 6 000 dollars. Puis
    il revint à Paris, où un spécialiste du maquillage l’affubla d’une grosse
    moustache. Un photographe prit des clichés de lui avec ses nouvelles
    lunettes et lui donna ces nouvelles photos d’identité. De retour à
    Rotterdam, il transmit les photos à l’employé du service des visas du
    consulat brésilien, et le visa touristique fut tamponné sur son passeport
    autrichien. Il pouvait maintenant acheter son billet d’avion pour Rio de
    Janeiro, avec prolongations jusqu’à São Paulo et Montevideo, en Uruguay.
    Partout où il allait, Künzle se montrait disert et parlait de ses affaires
    florissantes en Autriche. Les pourboires généreux qu’il laissait, sa
    tendance à résider dans les meilleurs hôtels et à manger dans les
    restaurants les plus huppés en étaient autant de preuves : Künzle était bel
    et bien un homme d’affaires riche et prospère. Grâce à ces actions apparemment simples, l’agent du Mossad Yitzhak
    Sarid (un faux nom) se constitua une couverture en béton. Quelque part
    entre Paris, Rotterdam et Zurich, Yitzhak Sarid se volatilisa, et un homme
    nouveau surgit à sa place : Anton Künzle, chef d’entreprise autrichien,
    avec une adresse à Rotterdam, des comptes en banque, des cartes de
    visite, un visa et un billet pour le Brésil.
    Quelques jours plus tôt seulement, le 1 er septembre, Yitzhak Sarid avait
    été convoqué à une réunion à Paris. Sarid était membre de l’équipe
    opérationnelle du Mossad, nom de code « Césarée ». Dans une planque
    discrète avenue de Versailles, il rencontra le commandant de Césarée,
    Yoske Yariv, un costaud que ses subordonnés admiraient. Yariv, ancien
    officier de l’armée, avait remplacé Rafi Eitan à la tête de l’équipe
    opérationnelle ; Eitan avait été nommé chef de la station européenne basée
    à Paris.
    Sarid s’attendait que Yariv lui confie une mission, mais même dans ses
    rêves les plus fous, il n’aurait pu deviner ce qui l’attendait.
    Yariv commença par lui dire que, dans quelques mois, le Parlement
    ouest-allemand adopterait des mesures imposant certaines prescriptions
    aux crimes de guerre, ce qui permettrait aux criminels nazis – qui vivaient
    pour l’heure dans la clandestinité – de refaire surface et de reprendre une
    existence normale, comme s’ils n’avaient jamais commis leurs actes
    odieux. Yariv précisa que beaucoup d’Allemands voulaient tourner la
    page et laisser derrière eux l’horrible passé de leur pays. Même d’autres
    nations, qui avaient souffert des Allemands, ne tenaient plus à continuer de
    traquer les criminels de guerre nazis. Depuis la capture d’Eichmann,
    quatre ans auparavant, la conscience des crimes nazis s’était atténuée,
    comme si le procès et l’exécution d’Eichmann avait refermé un chapitre de
    l’histoire du monde. Il était impératif, martela Yariv, de susciter le réveil
    de l’opinion mondiale, et de veiller à ce que les prescriptions sur les
    crimes nazis ne soient jamais approuvées. Il fallait rappeler au monde que
    des monstres étaient toujours en liberté.
    Yariv savait déjà comment procéder. « Il faudrait que l’on tue l’un des
    pires criminels nazis encore en liberté », dit-il à Sarid. Un agent du
    Mossad en mission en Amérique du Sud l’avait retrouvé et identifié. Il
    s’agissait du « boucher de Riga », un nazi letton, coupable du massacre de
    30 000 Juifs. Il vivait au Brésil sous son vrai nom, Herberts Cukurs. Meir
    Amit, le Ramsad, avait donné son feu vert à l’opération.
    Yariv se tourna alors vers Sarid, entre autres parce que Sarid s’était
    montré un agent habile et plein de ressource pendant l’opération
    Eichmann. Mais aussi parce qu’il savait que Sarid était né en Allemagne
    et qu’il avait perdu ses parents dans l’Holocauste. Sarid s’était échappé
    en Palestine, avait juré de se battre contre Hitler, et avait été un des
    premiers volontaires à s’engager dans l’armée britannique pendant la
    guerre. Yariv pouvait être sûr que Sarid serait motivé.
    « Je veux que tu te fabriques la couverture d’un homme d’affaires
    autrichien, dit le commandant de Césarée à Sarid. Ta mission sera de te
    rendre au Brésil, de trouver Cukurs et de gagner sa confiance. Ce sera la
    première étape qui doit mener à son exécution. » Dans le briefing détaillé
    qui s’ensuivit, Yariv donna à Sarid son nouveau nom, « Anton Künzle ».
    Dix jours après la réunion de Paris, Anton Künzle embarquait sur un
    avion de Varig à destination de Rio de Janeiro. S’il était enthousiasmé par
    sa mission, il n’en était pas moins nerveux. Il ne s’était jamais encore
    trouvé dans une telle situation. Il devait agir, complètement seul, dans un
    pays étranger, et tenter de nouer des liens d’amitié avec un monstre – un
    monstre à l’affût, qui devait bien se douter que, un jour, quelqu’un
    chercherait à le tuer. Künzle savait que la moindre erreur pourrait
    compromettre toute l’opération et qu’un seul faux pas pourrait lui coûter la
    vie.
    Pendant le vol, il éplucha un dossier volumineux contenant des
    témoignages, des rapports et des coupures de presse. L’histoire d’Herberts
    Cukurs était exceptionnelle. Il était devenu célèbre dans les années trente
    par ses talents de pilote, d’une grande témérité : il avait relié la Lettonie à
    la Gambie, en Afrique, à bord d’un petit avion de sa fabrication
    personnelle. Il avait été récompensé de la médaille internationale Santos
    Dumont, du nom du pionnier brésilien de l’aviation. La presse le
    surnommait « l’Aigle de Lettonie » et le « Lindbergh letton ». Au musée de
    la Guerre de Riga, les gens se pressaient pour y admirer l’avion de
    Cukurs.
    Cukurs était un nationaliste letton d’extrême droite, mais comptait de
    nombreux amis juifs. Il s’était même rendu en Palestine et en était revenu
    très impressionné par les accomplissements des sionistes. Ses discours
    enflammés sur les pionniers de Palestine donnaient l’illusion qu’il était un
    allié des Juifs lettons.
    Or, quand la guerre éclata, tout changea brutalement. La Lettonie fut
    d’abord occupée par les Soviétiques, qui eurent tôt fait de s’attirer la
    haine de la population. Ils s’en prirent essentiellement aux extrémistes
    comme Cukurs. Mais en juin 1941, l’armée Rouge se replia face aux
    armées de Hitler, et la Lettonie fut conquise par l’Allemagne. Cukurs subit
    alors une profonde métamorphose. Chef de la « Perkonkrusts », la Croix
    de Tonnerre, une organisation fasciste fanatique, Cukurs devint l’assassin
    le plus cruel et le plus sadique des Juifs de Riga. Au début, ses soldats et
    lui entassèrent 300 Juifs dans une synagogue et y mirent le feu ; personne
    n’en réchappa. Puis il commença à arrêter les Juifs avec ses hommes, les
    frappa à mort avec son revolver, en abattit des centaines d’autres, humilia
    et exécuta des juifs orthodoxes, fracassa les têtes de nourrissons sur les
    murs de la ville. Une nuit, il obligea une jeune Juive à se dévêtir devant un
    groupe de prisonniers juifs, puis força un vieux rabbin à la caresser et à la
    lécher sur tout le corps, sous les rires des gardes lettons ivres. Pendant
    l’été, il ordonna que 1 200 Juifs soient noyés dans le lac Koldiga et, en
    novembre 1941, il poussa 30 000 Juifs vers les champs de la mort des
    bois de Rumbula où, après s’être déshabillés, ils furent fusillés de sang-
    froid par les Allemands.
    À la lecture des dépositions des rares Juifs qui avaient miraculeusement
    survécu, Künzle fut profondément choqué. Dans le dossier, d’autres
    documents décrivaient la fuite de Cukurs en France à la fin de la guerre, à
    l’aide de faux papiers. Se faisant passer pour un agriculteur, il avait réussi
    à prendre un bateau pour Rio de Janeiro. Il avait emmené avec lui une
    étrange « police d’assurance », Miriam Ketzner, une jeune Juive qu’il
    avait protégée pendant la guerre. Miriam défendait désormais sa
    réputation, le dépeignant partout comme son « noble sauveur de Riga ».
    À Rio, Cukurs avait rapidement établi des relations chaleureuses avec
    beaucoup de Juifs brésiliens. Il adorait raconter à son auditoire la
    fascinante histoire de Miriam. « Les nazis l’avaient attrapée en Lettonie,
    avait-il coutume de dire. Elle était promise à une mort horrible, mais je
    l’ai sauvée, au péril de ma vie. » Ce n’était pas tous les jours que Rio
    avait la chance de recevoir un sauveur des Juifs aussi courageux et
    héroïque, et les Juifs de la ville firent de leur mieux pour montrer au
    valeureux Letton à quel point ils étaient conscients de la noblesse de ses
    actes.
    Cukurs devint très populaire dans la communauté juive, jusqu’au soir où
    le courageux Letton but un peu trop. L’alcool lui délia la langue, et il se
    mit à raconter une tout autre histoire. Il parla bien des Juifs, mais les
    traitait maintenant de porcs et d’ordures. Il expliqua avec enthousiasme
    quels moyens ses amis nazis et lui avaient utilisés pour massacrer les Juifs
    d’Europe, qu’ils avaient brûlés, noyés, abattus, frappés à mort… Les amis
    juifs du Letton en furent stupéfaits. Ils commencèrent à se renseigner, et les
    résultats de leurs recherches les horrifièrent.
    Soudain sa véritable identité fut dévoilée, Cukurs disparut. Il ne quitta
    pas Rio, se contentant de s’installer dans un quartier éloigné de l’immense
    ville. Il abandonna Miriam Ketzner, il n’en avait plus besoin. Elle finirait
    par épouser un Juif local et par s’intégrer à la société brésilienne. Cukurs,
    lui, fit venir sa femme, et eut trois fils.
    Dix ans passèrent. Cukurs était désormais le propriétaire respecté de la
    société Air Taxi. Le hasard fit qu’il fut de nouveau découvert par la
    communauté juive de Rio, qui décida de secouer l’opinion publique en
    organisant une grande manifestation. Des étudiants juifs pénétrèrent dans
    les locaux d’Air Taxi, cassèrent les vitres, détruisirent les équipements et
    vidèrent les dossiers… Cukurs et sa famille quittèrent immédiatement Rio
    et s’installèrent à São Paulo.
    Là, personne ne l’inquiéta, mais il s’estimait malgré tout menacé. Hanté
    par la peur, il soupçonnait quiconque l’approchait. En juin 1960, quelques
    jours après la capture d’Eichmann, il se rendit au quartier général de la
    police de São Paulo et réclama une protection, qu’il obtint. Mais l’affaire
    fut publiée dans les médias, et dans le monde entier, des proches de ses
    victimes savaient maintenant où il résidait.
    Au fil des ans, sa peur ne fit que croître. Il annonça à sa femme et ses
    fils que des Juifs vengeurs risquaient de découvrir où il se trouvait et de
    venir l’assassiner. Il dressa même la liste de ses ennemis les plus
    dangereux, pour la plupart des Juifs brésiliens qui exerçaient des fonctions
    importantes dans la communauté. En tête de cette liste étaient portés les
    noms du docteur Aharon Steinbruck, un sénateur, du docteur Alfredo
    Gartenberg, du docteur Marcus Constantino, du docteur Israel Skolnikov,
    de MM. Klinger et Pairitzki.
    Cukurs ne changea pas de nom, mais transforma ses maisons en
    forteresses et versa, semble-t-il, des pots-de-vin substantiels à la police et
    aux services de sécurité. Il se lança dans plusieurs entreprises
    commerciales, sans succès. Sa dernière adresse connue, d’après le dossier
    de Künzle, était une marina sur un lac artificiel à l’extérieur de São Paulo.
    Cukurs y louait quelques bateaux et emmenait les touristes faire un tour au-
    dessus de la ville dans son hydravion.
    Künzle savait parfaitement que, s’il tentait d’approcher directement
    Cukurs, il ne ferait qu’éveiller ses soupçons. Il choisit donc d’emprunter
    un chemin plus détourné. Pour commencer, il passa quelques jours à Rio.
    Son séjour dans cette ville époustouflante offrait un contraste frappant à la
    terrible mission qui était la sienne. Il se promena sur les plages de
    Copacabana et d’Ipanema, admirant les belles mulâtresses portant des
    bikinis réduits à leur plus simple expression, contempla le fabuleux Pain
    de sucre et l’immense statue du Christ au sommet du Corcovado, assista à
    une cérémonie de macumba (le vaudou brésilien), se plongea dans la
    chaleur du soleil et les rythmes de la samba. Il jouait les touristes, mais
    entra en relation avec divers dignitaires et investisseurs privés du secteur
    du tourisme, rencontra le ministre du Tourisme et se présenta comme un
    investisseur intéressé par les entreprises touristiques du pays. Il obtint des
    lettres de recommandation destinées aux principales personnalités du
    tourisme à São Paulo.
    Quand il y arriva, il trouva immédiatement la marina de Cukurs. Près de
    la jetée, un peu à l’écart des bateaux de plaisance, il vit un vieil hydravion
    et, à côté, un grand homme mince en combinaison de pilote : Herberts
    Cukurs.
    * Künzle s’adressa à la jolie Allemande qui tenait le guichet des
    excursions de Cukurs et lui demanda des informations sur le tourisme dans
    la région. Il ne savait pas alors que la jeune femme était l’épouse du fils
    aîné de Cukurs. Elle avoua ne pas savoir grand-chose du tourisme, mais
    lui indiqua l’homme en combinaison. « Demandez-lui, il vous aidera. »
    Künzle s’approcha du pilote et se présenta comme un investisseur
    autrichien. Il posa quelques questions professionnelles et Cukurs lui
    répondit à contrecœur. Mais son attitude changea quand Künzle proposa
    de l’engager pour faire un tour de la ville en avion. Quelques minutes plus
    tard, ils étaient dans les airs. Les deux hommes eurent une longue et
    aimable discussion ; Künzle savait se faire des amis. À leur retour, Cukurs
    l’invita sur son bateau pour un verre de cognac.
    Alors qu’il buvait, Cukurs se lança soudain dans une diatribe
    incendiaire contre ses accusateurs. « Moi, j’étais un criminel de guerre ?
    s’écria-t-il. J’ai sauvé une jeune Juive pendant la guerre. » Künzle se dit
    que l’indignation de Cukurs n’était qu’une feinte et qu’il s’efforçait de
    provoquer une réaction de sa part.
    « Vous avez servi pendant la guerre ? fit Cukurs.
    — Oui, dit Künzle, sur le front russe. »
    Mais le ton de sa réponse semblait indiquer le contraire : Künzle avait
    bien été sous les drapeaux, mais certainement pas sur le front russe. Il
    déboutonna sa chemise et montra à Cukurs la cicatrice qu’il avait sur la
    poitrine. « Souvenir de guerre », déclara-t-il, sans plus de détails.
    Künzle se livra à une évaluation rapide de son hôte. Cukurs se trouvait
    dans une mauvaise passe économique. Sa combinaison usée, son avion
    branlant, l’état lamentable des bateaux, tout indiquait qu’il vivait
    chichement. Künzle comprit qu’il devait faire croire à Cukurs qu’il
    représentait pour le Letton une chance de surmonter ses difficultés. Grâce
    à lui, il pourrait réaliser des profits juteux. Donc, il continua de parler de
    sa société et de ses associés, ainsi que de leurs grandioses projets
    d’investissements copieux dans le tourisme en Amérique latine. Il laissa
    entendre à Cukurs qu’il pourrait peut-être se joindre à eux, puisqu’il
    connaissait bien le secteur touristique brésilien.
    Cukurs eut l’air intéressé, mais subitement, Künzle se leva et déclara :
    « Eh bien, je ne devrais pas vous importuner plus longtemps. Vous
    devez être très occupé.
    — Non, pas du tout », rétorqua Cukurs, qui proposa à Künzle de passer
    chez lui un de ces jours après le travail, « pour que l’on puisse discuter de
    nos intérêts communs ». Le contact était pris, l’appât lancé. Il fallait
    maintenant persuader Cukurs de mordre à l’hameçon.
    Le soir même, Künzle envoya un télégramme codé à Yoske Yariv. Pour
    la première fois, il utilisa le nom de code que Yariv avait choisi pour
    Cukurs : « le défunt ». Cukurs aussi écrivit cette nuit-là. Il prit la liste de
    ses ennemis les plus dangereux et y ajouta un nom : Anton Künzle. * Une semaine plus tard, un taxi s’arrêta devant une maison du quartier de
    Riviera, à São Paulo. La bâtisse était modeste, mais défendue comme un
    château fort : entourée d’un mur et de barbelés, l’entrée était barrée par un
    portail en fer, près duquel se tenaient un jeune homme et un chien à l’air
    féroce.
    Künzle demanda au jeune, qui n’était autre qu’un des fils de Cukurs,
    d’informer le pilote de son arrivée. Cukurs l’accueillit à bras ouverts, lui
    fit visiter la maison, lui présenta son épouse Milda, puis ouvrit un tiroir et
    lui montra une quinzaine de médailles du temps de la guerre ; beaucoup
    étaient ornées d’un svastika.
    Ouvrant un autre tiroir, il fit découvrir à Künzle, médusé, son armurerie
    personnelle : trois gros revolvers et un fusil semi-automatique. Cukurs lui
    déclara fièrement que les services secrets brésiliens lui avaient accordé
    des permis pour chacune de ces armes. « Je sais comment me défendre »,
    ajouta-t-il.
    Künzle décela la menace voilée : si tu tentes de me faire du mal,
    semblait lui dire son hôte, sache que je suis armé, et dangereux.
    Soudain, Cukurs eut une idée. « Et si vous veniez avec moi faire la
    tournée de mes fermes ? Elles sont à la campagne, on pourrait y passer la
    nuit. »
    Künzle accepta volontiers. Mais sur le chemin de son hôtel, il fit halte
    dans une quincaillerie pour acheter un couteau à cran d’arrêt. Au cas où.
    Quelques jours plus tard, les deux hommes montaient dans la voiture de
    location de Künzle et partirent pour les montagnes. Ce fut un voyage
    étrange et tendu. Anton Künzle était au volant, seulement armé d’un
    couteau, craignant Cukurs, et pourtant décidé à le tenter en lui promettant
    de l’argent facile pour mieux l’entraîner vers la mort. Et à ses côtés se
    trouvait Herberts Cukurs, fort, sobre, mais pauvre, qui soupçonnait son
    nouvel ami, était armé d’un gros pistolet, mais ne pouvait résister à
    l’appât que Künzle agitait sous ses yeux.
    Künzle se dit que c’était lui la victime de ce jeu du chat et de la souris,
    que Cukurs n’était peut-être pas dupe de son histoire et qu’il l’emmenait
    dans les montagnes pour l’éliminer.
    Ils visitèrent une exploitation agricole que Künzle trouva miséreuse.
    Sans prévenir, Cukurs sortit de son sac son fusil semi-automatique. Künzle
    sursauta. Pourquoi le Letton avait-il apporté un pistolet et un fusil.
    « Ça vous dit, un petit concours de tir ? » lança Cukurs. Aussitôt,
    Künzle comprit. Cukurs voulait mettre à l’épreuve ses compétences
    d’ancien combattant du front russe et voir s’il savait tirer. Le Letton fixa
    une cible de papier contre un arbre, chargea son fusil et tira dix balles à la
    suite. Ses impacts formaient un groupe d’une dizaine de centimètres de
    diamètre. Cukurs prit une deuxième cible dans son sac, rechargea le fusil
    et le tendit à Künzle. Vétéran de l’armée britannique et de Tsahal, Künzle
    était un excellent tireur. Il prit l’arme et ouvrit le feu, tirant lui aussi dix
    cartouches. Le résultat était rassemblé en un groupe de trois centimètres.
    Cukurs eut un hochement de tête appréciateur. « Excellent, Herr Anton. »
    Ils remontèrent alors en voiture et se dirigèrent vers la seconde ferme.
    Elle était beaucoup plus étendue, englobant une forêt dense et une rivière
    où paressaient quelques alligators. Cukurs l’entraîna dans les sous-bois et,
    une fois de plus, Künzle fut pris de peur. Était-ce un piège ? Cukurs
    l’avait-il amené pour pouvoir l’assassiner sans laisser de trace ?
    Il continua à avancer aux côtés de son guide. Brutalement, il marcha sur
    un caillou, un clou se défit dans sa chaussure et s’enfonça profondément
    dans son pied. Se pliant de douleur, Künzle s’agenouilla et ôta sa
    chaussure. Du sang coulait d’une blessure au talon. Cukurs se pencha sur
    lui et dégaina son pistolet. Künzle était là, sans défense. Ça y est, se dit-il,
    mes derniers instants sont arrivés. Le Letton allait l’abattre comme un
    chien. Mais Cukurs lui tendait l’arme. « Servez-vous de la crosse pour
    plier le clou », lui expliqua-t-il.
    Künzle prit le pistolet. Les rôles s’inversaient. Ils étaient seuls dans une
    ferme en montagne, il n’y avait pas âme qui vive à des kilomètres à la
    ronde. Le pistolet était chargé. Il pouvait régler l’affaire Cukurs sur-le-
    champ. Il lui suffisait de pointer son arme et de presser la détente.
    Au lieu de cela, il prit sa chaussure et tapa sur le clou pour le tordre.
    Puis il rendit le pistolet à son propriétaire.
    À la nuit tombée, ils arrivèrent dans une cabane délabrée, où ils
    improvisèrent un dîner avec les vivres qu’ils avaient apportés. Ils
    étalèrent leurs sacs de couchage sur deux vieux lits de fer. Künzle vit
    Cukurs glisser son pistolet sous son oreiller. Harcelé par de sinistres
    pensées, il sortit son couteau de sa poche et le tint prêt, incapable de
    fermer l’œil.
    En pleine nuit, il entendit du bruit venant du lit de Cukurs. Le nazi se
    leva, empoigna son arme et sortit en silence. Pourquoi, se demanda
    Künzle, pourquoi fait-il ça ? Il tendit l’oreille, aux aguets, puis entendit un
    bruit reconnaissable entre tous. Cukurs, debout dehors, était en train
    d’uriner. Et il avait sans doute pris son pistolet parce que des animaux
    sauvages devaient rôder dans les environs.
    Le lendemain, ils rentrèrent à São Paulo, sains et saufs. Quand il arriva
    à son hôtel, Künzle poussa un soupir de soulagement.
    Pendant la semaine qui suivit, Künzle invita Cukurs dans des restaurants
    gastronomiques, des boîtes de nuit et des bars luxueux. Il remarqua les
    regards envieux de Cukurs et comprit que, depuis des années, il n’avait
    pas dû goûter à tous ces plaisirs que l’argent peut offrir. Pour lui, la
    prochaine étape consista à demander à Cukurs de l’accompagner lors de
    plusieurs voyages au Brésil, aux frais de Künzle, bien sûr. Ils visitèrent
    certains des sites touristiques les plus réputés, et Cukurs eut droit aux
    meilleurs restaurants et aux meilleurs hôtels.
    Künzle lui proposa alors de venir avec lui à Montevideo, la capitale de
    l’Uruguay. Ses associés, dit-il, comptaient y établir leur siège sud-
    américain, et il lui fallait donc étudier les possibilités en matière de
    location de bureaux et d’autres installations. Il finança même le nouveau
    passeport de Cukurs.
    Künzle partit pour Montevideo, où il fut rejoint par Cukurs quelques
    jours plus tard. Mais les soupçons du Letton ne s’étaient pas dissipés. Il
    avait pris un appareil photo avec lui. Quand il sortit de l’avion à
    l’aéroport de Montevideo, il vit Künzle qui l’attendait. Il sortit et prit
    plusieurs photos de lui. Son ami, son associé et son bailleur de fonds était
    devenu, à ses yeux, le principal suspect dans un complot visant à
    l’assassiner.
    Entre-temps, Künzle avait loué une grosse voiture américaine, d’un rose
    agressif, une couleur qui l’embarrassait fort, mais c’était tout ce qu’il
    avait trouvé à l’agence de location. Il avait aussi réservé des chambres
    pour eux dans le meilleur hôtel de la ville, le Victoria Plaza. Ils passèrent
    quelques jours sur place en quête d’un immeuble digne de servir de
    quartier général à la société de Künzle. Leurs recherches n’aboutirent pas,
    mais ils passèrent de superbes vacances. Künzle invita Cukurs dans les
    meilleurs restaurants, l’emmena en boîte, en virée touristique, au casino,
    où il partagea ses gains avec lui. Cukurs était aux anges. Pour finir, ils se
    séparèrent. Künzle rentra en Europe, non sans avoir promis à Cukurs qu’il
    reviendrait dans quelques mois pour continuer à développer leur projet.
    Cukurs repartit à São Paulo, où il déclara à son épouse qu’à Montevideo
    il avait été suivi, et qu’il devait rester sur le qui-vive et être prêt à se
    défendre. * À Paris, Künzle retrouva Yariv et ses amis, et ils s’attelèrent
    immédiatement à la préparation de l’opération. Il fut décidé que Cukurs
    serait exécuté à Montevideo, pour plusieurs raisons : au Brésil, il était
    protégé par la police locale, ce qui risquait d’être source de difficultés.
    De plus, le Brésil abritait une importante communauté juive, qui risquait
    d’être vulnérables aux attaques de néonazis ou d’Allemands souhaitant se
    venger. Enfin, au Brésil, la peine de mort était toujours en vigueur, et si
    certains des membres de l’équipe venaient à être pris et jugés, leurs vies
    étaient en danger.
    L’équipe en question se composait de cinq agents, sous la direction de
    Yoske Yariv en personne. Un des agents était Zeev Amit (Slutzky), un
    cousin du Ramsad Meir Amit. Les autres étaient Künzle, Arye (un faux
    nom) et Eliezer Sudit (Sharon), lui aussi détenteur d’un passeport
    autrichien au nom d’Oswald Taussig.
    Ils arrivèrent à Montevideo en février 1965. Oswald Taussig loua une
    Volkswagen verte, ainsi qu’une petite maison, la Casa Cubertini, sur la rue
    Cartagena, dans le quartier de Carrasco. Au dernier moment, Yariv lui
    confia une mission lugubre : il devait acheter une grande malle, comme
    celles qu’utilisaient les voyageurs au XIX e siècle. Elle servirait de
    cercueil improvisé au cadavre du nazi une fois l’opération terminée.
    Alors, Künzle invita de nouveau Cukurs à Montevideo.
    Le 15 février 1965, Cukurs se rendit au quartier général de la police, où
    il fut reçu par un officier, Alcido Cintro Bueno Filho. « Je suis un homme
    d’affaires, dit le Letton. Depuis des années, je suis sous la protection de la
    police brésilienne, parce que j’ai de bonnes raisons de craindre pour ma
    vie. Maintenant, un associé européen me demande d’aller à Montevideo
    pour le rencontrer. Qu’en pensez-vous, est-ce que je peux aller en
    Uruguay ? Est-ce que ce n’est pas risqué ?
    — Ne partez pas ! lui répondit l’officier d’un ton ferme. Ici, vous vivez
    en paix parce que nous vous protégeons. Mais n’oubliez pas, dès que vous
    quittez le Brésil, vous n’êtes plus protégé. Vous vous exposez à vos
    ennemis. Et si vous avez des ennemis, je suppose qu’ils ne vous ont pas
    oublié. »
    Cukurs réfléchit, parut hésiter, mais finit par se lever en disant : « J’ai
    toujours eu du courage. Je n’ai pas peur. Je sais me défendre. J’ai toujours
    un pistolet sur moi. Et croyez-moi, les années ont pu passer, mais je suis
    toujours bon tireur. » * Le 23 février, Cukurs se posa à Montevideo, où il fut accueilli par
    Künzle. La souricière se refermait. Dans la Volkswagen noire qu’il avait
    louée, il conduisit Cukurs jusqu’à la Casa Cubertini, où l’équipe de tueurs
    l’attendait. Sur la route, ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour « considérer »
    d’autres sièges potentiels pour la société. Enfin, ils arrivèrent à la Casa
    Cubertini. Des ouvriers travaillaient à la réparation de la maison voisine.
    Tout à côté, Taussig avait garé sa voiture, une autre Volkswagen, verte.
    Künzle coupa son moteur, sortit et se dirigea d’un pas décidé vers la
    porte. Cukurs le suivit. Künzle ouvrit la porte et découvrit un spectacle
    glaçant : dans la pénombre, les membres de l’équipe se tenaient contre les
    murs, en sous-vêtements. Ils savaient qu’ils ne pourraient le maîtriser sans
    violence et s’étaient déshabillés pour que leurs vêtements ne soient pas
    tachés de son sang. La vision de ces gens en slip attendant dans l’obscurité
    pour sauter sur leur victime avait quelque chose d’effrayant.
    Künzle s’écarta pour laisser le passage à Cukurs, qui entra à son tour.
    Aussitôt, Künzle claqua la porte derrière lui. Trois hommes bondirent sur
    Cukurs. Zeev Amit tenta de l’agripper à la gorge, comme il s’y était
    entraîné à Paris. Les autres se jetèrent sur lui des deux côtés.
    Le Letton résista. Il réussit à se débarrasser de ses assaillants et se
    tourna vers la porte, dont il secoua la poignée tout en essayant de sortir
    son pistolet de sa poche. « Lassen Sie mich sprechen ! » (Laissez-moi
    parler !) hurla-t-il en allemand.
    Pendant la bagarre, Yariv voulut plaquer sa main sur la bouche de
    Cukurs pour l’empêcher de crier. Cukurs le mordit avec férocité, manquant
    lui arracher un doigt. Yariv poussa un cri de douleur. À ce moment-là,
    Amit se saisit d’une lourde masse de chantier et en asséna un coup sur le
    crâne de Cukurs. Du sang jaillit. Pêle-mêle, les corps des assaillants et de
    leur victime se muèrent en un tas agité de convulsions sur le sol, Cukurs
    s’efforçant toujours désespérément de dégainer son pistolet. En quelques
    secondes, tout fut fini. Arye colla son propre pistolet équipé d’un
    silencieux sur la tête de Cukurs et tira à deux reprises. Le réducteur étouffa
    les détonations.
    Cukurs s’écroula, son sang coulait sur ses vêtements et sur les dalles.
    Les membres de l’équipe se relevèrent, couverts de sang.
    Oswald Taussig se précipita dans la cour et ouvrit la principale
    canalisation d’eau. Ses amis purent se laver, puis nettoyèrent le sol et les
    murs. Malgré tout, ils ne purent faire disparaître de grandes traces de sang
    sur les dalles.
    Plus tard, un des membres de l’équipe prétendit qu’ils avaient eu
    l’intention de prendre Cukurs vivant pour le faire passer devant une cour
    martiale improvisée avant de l’exécuter. Mais du fait de leur
    impréparation, ou parce qu’ils avaient sous-estimé sa force physique, la
    capture avait dégénéré en un bain de sang répugnant.
    L’opération avait été mal ficelée. L’agent du Mossad avait loué la
    maison de la rue Cartagena au dernier moment, tout comme la malle avait
    été achetée au dernier moment. Le carnage écœurant n’avait pas été prévu,
    et était inutile. L’agent du Mossad avait attendu le dernier moment pour
    louer la maison de la rue Cartagena, et la malle avait elle aussi été achetée
    au dernier moment. Au lieu de se jeter sur lui en sous-vêtements, les
    hommes du Mossad auraient simplement pu lui tirer dessus. Mais, comme
    nous l’a dit l’un d’eux, la mission, elle, était accomplie.
    Ils déposèrent le cadavre de Cukurs dans la malle, pour faire croire à la
    police qu’ils avaient l’intention de l’enlever et de le faire sortir
    clandestinement d’Uruguay. Et ils laissèrent sur le corps une lettre
    dactylographiée en anglais qui avait été tapée à l’avance, au sujet de
    « l’assassin de Riga » : « Attendu la gravité des crimes dont Herberts
    Cukurs est accusé, en particulier sa responsabilité personnelle dans
    l’assassinat de 30 000 hommes, femmes et enfants, et attendu
    l’épouvantable cruauté dont a fait preuve Herberts Cukurs lors de
    l’exécution de ses crimes, nous condamnons ledit Cukurs à mort. L’accusé
    a été exécuté le 23 février 1965 par “ Ceux qui n’oublieront jamais ”. »
    L’équipe sortit de la maison et partit dans les deux Volkswagen de
    location. Dans la demeure voisine, les ouvriers continuaient de marteler et
    de taper ; ils n’avaient rien entendu. La main de Yariv le faisait
    terriblement souffrir. Jusqu’à sa mort, un de ses doigts resterait en partie
    handicapé. Taussig et Künzle restituèrent les voitures et quittèrent leurs
    hôtels. Tous rejoignirent l’Europe et Israël par des itinéraires alambiqués.
    Zeev Amit revint à Paris « blessé physiquement et jusque dans son âme ».
    Pendant des mois, il fut hanté par de terribles cauchemars et ne put
    surmonter le choc et la douleur.
    Quand tous les membres de l’équipe eurent quitté l’Amérique latine, un
    agent du Mossad appela les agences de presse en Allemagne et signala
    l’exécution d’un criminel de guerre nazi à Montevideo par « ceux qui
    n’oublieront jamais ».
    Les journalistes qui reçurent le message l’ignorèrent, pensant qu’il
    s’agissait d’une supercherie. Constatant qu’il ne se passait rien, le Mossad
    prépara un message beaucoup plus détaillé et crédible, et le transmit aux
    agences de presse et à un journal de Montevideo qui prévint la police. Le
    8 mars, plus de dix jours après son assassinat, des policiers entrèrent enfin
    dans la Casa Cubertini. Le lendemain, la presse mondiale annonçait en
    gros titres la découverte du corps de Cukurs dans une maison déserte de
    Montevideo. Dans leurs articles, les journaux citaient les noms de deux
    suspects : Anton Künzle et Oswald Taussig. Quelques jours plus tard, un
    hebdomadaire de Rio de Janeiro publia une grande photo de Künzle, prise
    par Cukurs. Le magazine décrivait Künzle comme « l’Autrichien
    souriant ». La photo fut reproduite en première page du Maariv israélien.
    Certains de ses amis au Mossad identifièrent aussitôt Anton Künzle.
    Quelques jours plus tard, une lettre arriva chez les Cukurs ; Anton
    Künzle tentait tant bien que mal d’effacer ses traces.
    « Mon cher Herberts,
    « Avec l’aide de Dieu et celle de certains de nos compatriotes, je suis
    arrivé sain et sauf au Chili. Je prends maintenant du repos après un voyage
    éprouvant, et je sais que, vous aussi, vous serez de retour bientôt. Entre-
    temps, je me suis aperçu que nous étions suivis par deux personnes, un
    homme et une femme. Nous devons nous montrer très prudents et prendre
    toutes nos précautions. Comme je l’ai toujours dit, vous prenez de grands
    risques en travaillant et en vous déplaçant sous votre vrai nom. Cela
    pourrait être un désastre pour nous, et dévoiler également ma véritable
    identité.
    « J’espère donc que les complications en Uruguay vous auront donné
    une leçon pour l’avenir et que, désormais, vous vous montrerez plus
    prudent. Si vous remarquez quoi que ce soit de suspect chez vous ou
    autour de votre maison, n’oubliez pas le conseil que je vous ai donné –
    partez vous cacher chez les hommes de Von Leers [dignitaire nazi qui
    s’était réfugié au Caire avec un groupe d’exilés allemands] pendant un an
    ou deux, le temps que la question d’une amnistie soit réglée.
    « Quand vous recevrez cette lettre, répondez à l’adresse que vous
    connaissez, à Santiago du Chili.
    « Anton K. » Cette lettre ne trompa évidemment personne. Milda, l’épouse de
    Cukurs, en était sûre : Künzle était l’assassin.
    La plupart des participants au meurtre de Cukurs sont morts aujourd’hui.
    Zeev Amit, que les auteurs de ce livre connaissaient bien, a été tué
    pendant la guerre du Kippour en 1973. Leur mission s’est avérée payante.
    Les Parlements allemand et autrichien ont rejeté le principe de
    prescription pour les crimes nazis.
    Des années plus tard, l’ancien Ramsad Isser Harel a appelé un des
    auteurs de cet ouvrage pour lui dire qu’un de ses vieux amis souhaitait le
    rencontrer. Il ne lui en a pas dit plus, se contentant de lui donner une
    adresse dans le nord de Tel-Aviv.
    L’auteur s’est retrouvé devant une jolie petite maison, et a frappé à la
    porte. Un homme trapu et chauve, portant des lunettes, lui a ouvert.
    L’auteur l’a regardé et reconnu aussitôt.
    « Guten Abend, Herr Künzle » (Bonsoir, monsieur Künzle), lui a-t-il
    dit.
    12 À la recherche du Prince rouge Munich, 5 septembre 1972. Il était 4 h 30 du matin dans le village
    olympique quand huit terroristes armés et cagoulés s’introduisirent dans
    l’appartement de la délégation israélienne. Moshé Weinberg, l’entraîneur
    de l’équipe de lutte, tenta de leur barrer le chemin. Il fut immédiatement
    abattu de même que le champion d’haltérophilie, Joe Romano. Réveillés
    par les cris et les coups de feu, quelques athlètes parvinrent à s’échapper
    en sautant par la fenêtre. Neuf de leurs camarades furent pris en otage par
    les terroristes.
    La police allemande arriva sur les lieux suivie d’une cohorte de
    journalistes, de photographes et d’équipes de télévision venus couvrir le
    drame en cours dans le village olympique. C’était la première fois que les
    téléspectateurs du monde entier pouvaient suivre une attaque terroriste en
    direct à la télévision. Pour le Premier ministre israélien aussi, la situation
    était inédite. Réveillée par son aide de camp, Golda Meir se sentait
    impuissante : l’attaque se déroulait dans un pays ami ; il revenait au
    gouvernement allemand d’organiser le sauvetage des otages. Les autorités
    bavaroises déclinèrent poliment l’assistance des Israéliens qui leur
    proposaient d’envoyer des hommes de Sayeret Matkal, un commando
    d’élite de l’armée israélienne. Ne vous inquiétez pas, disaient les
    responsables allemands à leurs homologues israéliens, nous libérerons
    tous les otages. Les Allemands n’avaient malheureusement ni l’expérience,
    ni l’inventivité et le courage nécessaires pour faire face à des esprits aussi
    rusés que criminels. Après une longue journée de négociation, les
    terroristes et les otages furent conduits sur la base aérienne de
    Fürstenfeldbruck, en périphérie de Munich. Là, les terroristes devaient
    embarquer à bord d’un avion qui – selon la promesse des policiers
    allemands – les emmènerait où ils voulaient. Il s’agissait en réalité d’un
    piège grossier et mal exécuté : les policiers allemands avaient fait amener
    un appareil de la Lufthansa, vide et sans équipage, en plein milieu de la
    piste tandis que cinq – mauvais – tireurs d’élite avaient pris place sur les
    toits aux alentours. Le chef des preneurs d’otages entra pour inspecter
    l’appareil. Il n’y avait personne à bord et les moteurs étaient encore
    froids. Comment aurait-il pu croire que cet avion était prêt à décoller ?
    Les terroristes comprirent immédiatement qu’ils avaient été dupés. Ils
    ouvrirent le feu et commencèrent à lancer des grenades. Une fusillade
    éclata avec les forces de police durant laquelle tous les otages furent
    exécutés. Un policier allemand fut tué ainsi que cinq terroristes (trois de
    leurs compagnons capturés vivants seraient relâchés peu de temps après à
    la suite du détournement d’un avion de la Lufthansa par des membres de
    leur organisation). Le général Zvi Zamir, qui venait de remplacer Meir
    Amit à la tête du Mossad, ne put qu’assister au massacre depuis la tour de
    contrôle, impuissant. Envoyé à Munich par Golda Meir, il n’avait pas le
    droit d’interférer avec l’opération de la police allemande. Les Allemands
    n’avaient cessé de lui répéter que leur plan était infaillible et qu’il
    n’aurait qu’à regarder sans rien faire. Ce qu’il vit fut le massacre des
    athlètes israéliens. Il comprit alors qu’Israël avait un nouvel ennemi :
    l’organisation terroriste baptisée « Septembre noir ». Septembre noir. C’est ainsi que les terroristes palestiniens avaient
    surnommé ce mois de l’année 1970, lorsque le roi Hussein de Jordanie
    avait ordonné le massacre de plusieurs milliers de leurs frères réfugiés
    dans son royaume. Après la guerre des Six Jours en 1967, les terroristes
    avaient en effet progressivement pris le contrôle de vastes zones du
    territoire jordanien ainsi que de nombreux quartiers de la capitale,
    Amman. Les villes et les villages situés près de la frontière israélienne
    étaient devenus leur territoire et les terroristes paradaient en pleine rue
    avec leurs armes. Rebelles à l’autorité du roi Hussein, ils étaient petit à
    petit devenus les véritables maîtres de la Jordanie. Parfaitement conscient
    de la situation, le roi laissait faire. Un jour, lors d’une visite dans un camp
    militaire, le roi s’étonna de voir un soutien-gorge accroché à l’antenne
    d’un char comme un drapeau. Il demanda sur un ton irrité :
    « Qu’est-ce que c’est que ça ?
    — Cela veut dire que nous sommes des femmes, lui répondit le chef de
    char. Parce que vous ne nous laissez pas nous battre. »
    C’en était trop. Le roi ne pouvait plus continuer à fermer les yeux alors
    que son royaume lui échappait. Le 17 septembre, il envoya son armée dans
    les camps et les repères des terroristes. Ce fut un terrible massacre. Des
    centaines de terroristes furent poursuivis, capturés et abattus en pleine rue,
    sans autre forme de procès. Certains se replièrent dans les camps de
    réfugiés palestiniens. L’artillerie jordanienne n’hésita pas une seconde à
    les bombarder, provoquant la mort de milliers de personnes. Pris de
    panique, de nombreux terroristes franchirent le Jourdain pour se rendre à
    l’armée israélienne. Ils préféraient moisir dans une prison israélienne que
    mourir de la main des Jordaniens. La plupart des survivants s’installèrent
    en Syrie et au Liban. Aujourd’hui encore, on ignore le nombre exact des
    victimes de ce massacre. Selon les estimations, entre 2 000 et 7 000
    terroristes auraient trouvé la mort au cours de ce mois de septembre.
    Vengeance ! C’était l’obsession de Yasser Arafat, chef du Fatah, la
    principale organisation terroriste palestinienne, qui décida alors de fonder
    une organisation secrète au sein de son propre mouvement. Ses membres
    seraient des clandestins parmi les clandestins. Les autres responsables et
    les membres ordinaires du Fatah ignoraient tout de leur existence. Baptisé
    Septembre noir, ce groupe ne serait pas soumis à la ligne de conduite
    « respectable » que Yasser Arafat s’efforçait d’imposer à ses militants
    pour obtenir la reconnaissance et la sympathie de la communauté
    internationale. Septembre noir serait un groupe indépendant, libre de
    frapper « les ennemis du peuple palestinien » de toutes les manières
    possibles, sans pitié. Officiellement, Septembre noir n’existait pas et
    Yasser Arafat pouvait nier tout lien avec ses membres ; en réalité, il en
    était le dirigeant et fondateur. À la tête de Septembre noir, il nomma Abou
    Youssef, haut responsable du Fatah, et désigna Ali Hassan Salameh
    comme chef des opérations. Jeune extrémiste mais non moins intelligent et
    courageux, ce dernier était le fils d’Hassan Salameh, commandant suprême
    des forces palestiniennes lors de la guerre de 1948. Après avoir perdu son
    père sur le champ de bataille, Ali avait juré de poursuivre son combat.
    Essentiellement dirigées contre la Jordanie, les premières opérations de
    Septembre noir n’inquiétèrent pas tout de suite les autorités israéliennes.
    Les terroristes firent notamment exploser une bombe au comptoir d’une
    compagnie aérienne jordanienne dans l’aéroport de Rome, ils lancèrent
    des cocktails Molotov contre l’ambassade jordanienne à Paris,
    détournèrent un appareil d’une compagnie jordanienne vers la Libye et
    menèrent plusieurs attaques contre l’ambassade de Jordanie à Berne, une
    usine d’électronique allemande, et des dépôts pétroliers à Hambourg et à
    Rotterdam. Ils tuèrent également cinq agents des services secrets
    jordaniens dans la cave d’une maison de Bonn. Jusque-là, leur pire crime
    avait été l’assassinat de l’ancien Premier ministre jordanien, Wasfi Tall,
    dans le hall de l’hôtel Sheraton au Caire. Un des meurtriers s’était même
    agenouillé au-dessus de sa victime pour boire son sang. Après la victoire
    d’Israël lors de la guerre des Six Jours en 1967, les terroristes avaient
    décidé de continuer la guerre contre Israël par leurs propres moyens.
    Leurs méthodes allaient du détournement d’avion à l’assassinat de civils
    israéliens en passant par les attentats à la bombe dans les grandes villes.
    Le Shabak et le Mossad devaient à présent combattre un nouvel ennemi,
    infiltrer les organisations terroristes, saboter leurs capacités
    opérationnelles et arrêter leurs militants. Le Fatah figurait en tête de la
    liste des ennemis d’Israël ; Septembre noir n’en faisait même pas partie.
    Toutefois, l’organisation terroriste dépassa rapidement les limites qu’elle
    s’était initialement fixées et commença à s’attaquer à des puissances
    occidentales, tout particulièrement à l’État d’Israël.
    Le massacre de Munich fut leur première opération sanglante.
    Et c’est elle qui valut son surnom à Ali Hassan Salameh. Il était le
    cerveau de l’opération de Munich. La rumeur de sa fascination pour la
    tuerie et le sang se répandit dans les milieux terroristes, et ils
    commencèrent à surnommer le fils d’Hassan Salameh le « Prince rouge ». * Au début du mois d’octobre 1972, deux généraux à la retraite
    demandèrent à rencontrer Golda Meir, alors Premier ministre à la suite du
    décès subit de Levi Eshkol en 1969. Il s’agissait de Zvi Zamir, nouveau
    chef du Mossad, et de Aharon Yariv, conseiller antiterroriste du Premier
    ministre et ancien directeur d’AMAN.
    Golda Meir avait été profondément ébranlée par le massacre de
    Munich. « Une fois encore, des Juifs sont assassinés, pieds et poings liés,
    sur le territoire allemand », avait-elle déclaré. Golda était une femme à
    poigne. Il était clair que les auteurs de ce massacre ne resteraient pas
    impunis.
    Tel était précisément le but de la visite des deux généraux.
    Le visage osseux, piqueté de taches de rousseur et surmonté d’un front
    dégarni, Zvi Zamir avait combattu dans les rangs du Palmak. Il n’était
    toutefois pas considéré comme un grand général. Son grade le plus élevé
    avait été celui de commandant du front sud. Il avait ensuite servi en tant
    qu’attaché militaire et représentant du ministère de la Défense au
    Royaume-Uni. En 1968, il avait été désigné pour succéder à Meir Amit
    dont le mandat s’achevait. La nomination de Zamir à la tête du Mossad
    avait suscité de nombreuses critiques : homme timide et effacé, Zamir
    n’avait aucune expérience des services secrets ; peu charismatique, il
    n’avait pas la même conception de son rôle que ses prédécesseurs Harel
    ou Amit. Il se voyait davantage comme le directeur d’un collectif et
    n’hésitait pas à déléguer son autorité à d’autres hauts responsables. Il ne
    connaîtrait la gloire qu’à la faveur de la guerre du Kippour (voir chapitre
    14). En 1972, il ne pouvait toutefois se targuer d’aucun succès. Après sa
    nomination, certains vétérans des services, comme Rafi Eitan, avaient
    même quitté le Mossad en signe de désapprobation.
    Tout comme Zvi Zamir, Aharon Yariv préférait l’ombre aux lumières
    des projecteurs. Remarquable chef d’AMAN pendant la guerre des Six
    Jours, il était surtout réputé pour ses capacités d’analyse et sa
    perspicacité. Mince, son grand front dégagé surmontant une paire de
    lunettes, Yariv était un homme à la voix douce et aux manières raffinées
    qui ressemblait davantage à un professeur érudit qu’à un maître espion.
    Yariv et Zamir avaient beaucoup en commun. Supposés rivaux en raison
    de leurs fonctions concurrentes, les deux hommes travaillaient en bonne
    entente et se faisaient mutuellement confiance. Tous les deux étaient
    calmes, discrets, réservés et plutôt timides. Ils détestaient occuper le
    devant de la scène et se montraient toujours très prudents dans leurs
    analyses et leur organisation. La proposition qu’ils venaient soumettre à
    Golda Meir en ce jour d’octobre n’en parut que plus brutale : il s’agissait
    d’identifier et de localiser les chefs du commando terroriste et de les
    exécuter tous. Sans exception.
    Les deux hommes s’étaient lancés dans une intense activité après la
    prise d’otages de Munich et avaient réuni des informations de premier
    ordre à propos de Septembre noir. Ils avaient parfaitement préparé leur
    entrevue avec Golda Meir. Septembre noir avait l’intention d’entrer
    ouvertement en guerre avec Israël, dirent-ils. Ses militants s’étaient
    engagés à tuer le plus de Juifs possible, soldats, civils, femmes et enfants
    confondus. La seule façon de les arrêter était d’éliminer leurs chefs. Tous,
    les uns après les autres. Il fallait couper la tête du serpent.
    Golda Meir hésita. Il n’était pas facile de décider d’envoyer des jeunes
    gens risquer leur vie dans une telle campagne d’assassinats. Il s’agissait
    d’une première dans l’histoire de l’État d’Israël. Elle resta silencieuse
    pendant un long moment. Puis, elle commença à parler d’une voix presque
    inaudible, comme si elle se parlait à elle-même. Elle évoqua le terrible
    souvenir de l’Holocauste et le tragique destin du peuple juif sans cesse
    persécuté, chassé et massacré à travers les âges.
    Enfin elle redressa la tête et, regardant Yariv et Zamir dans les yeux,
    elle déclara : « Envoyez vos hommes. » * Zvi Zamir lança immédiatement les préparatifs de l’Opération « Colère
    de Dieu ». Golda Meir avait toutefois son mot à dire. Premier ministre
    d’un État juif et démocratique, elle ne pouvait se contenter de la parole de
    Yariv et Zamir, l’assurant que cette opération ne ferait d’autres victimes
    que parmi les dirigeants et les principaux militants de Septembre noir. Les
    promesses ne suffisaient pas. Elle savait parfaitement que les activités du
    Mossad se situaient au-delà des limites de la loi et que, si elles n’étaient
    pas strictement contrôlées par le pouvoir civil, des innocents risquaient
    d’en payer le prix. Elle décida donc de surveiller étroitement l’Opération
    Colère de Dieu. Elle créa un comité secret rassemblant à ses côtés le
    ministre de la Défense, Moshé Dayan, et le vice-Premier ministre, Yigal
    Allon, ancien éminent général. Tous les trois formèrent une sorte de tri
    bunal secret, chargé d’étudier et d’autoriser l’exécution de chaque
    individu ciblé par l’opération. Yariv et Zamir devaient fournir tous les
    noms et documents à ce trio – surnommé le comité X – dont l’autorisation
    préalable était nécessaire avant toute intervention des agents du Mossad.
    C’est l’unité Metsada (Césarée), le service action du Mossad, qui fut
    désignée pour cette opération. À sa tête se trouvait Mike Harari, homme
    discret aux cheveux bruns et au visage buriné. La plupart des exécutions
    devaient se dérouler en territoire européen où les membres de Septembre
    noir s’étaient déployés et vivaient sous de fausses identités. Les hommes
    choisis par Harari étaient tous issus du Kidon, « Baïonnette », l’unité
    chargée des éliminations physiques. Chaque équipe déployée autour d’un
    dirigeant de Septembre noir était doublée de plusieurs équipes auxiliaires.
    Six agents, hommes et femmes, étaient chargés d’identifier et de suivre le
    suspect. Leur mission : s’assurer qu’ils ne se trompaient pas de cible.
    Avant chaque opération, les agents d’Harari devaient localiser leurs
    cibles, les démasquer et s’assurer que ces hommes apparemment
    ordinaires étaient bien en réalité de dangereux criminels. Pour ce faire, ils
    devaient se déployer dans la ville de résidence du suspect, le prendre en
    filature, le photographier, noter ses habitudes, identifier ses amis, trouver
    son adresse exacte, les bars et les restaurants qu’il fréquentait, et établir
    son emploi du temps quotidien heure par heure. Une autre équipe plus
    réduite, généralement un homme et une femme, se chargeait de la
    logistique, c’est-à-dire de la location des appartements, des chambres
    d’hôtel et des voitures. Une autre équipe s’occupait des communications
    avec les centres opérationnels avancés (généralement établis dans une
    ville européenne) et le quartier général du Mossad en Israël. Les agents
    chargés de l’exécution à proprement parler étaient les derniers à arriver
    en ville. Leur travail consistait à se rendre à une adresse donnée à un
    moment donné et à éliminer l’homme dont ils avaient reçu la photographie
    ou toute information permettant son identification. Pendant ce temps, ils
    agissaient sous la protection d’une autre équipe constituée d’agents armés
    et de chauffeurs, positionnés aux alentours et prêts à disparaître par des
    itinéraires de secours établis à l’avance. Leur mission était de protéger les
    tueurs, en faisant usage de leurs armes si nécessaire. Une fois la cible
    exécutée, tous les assassins et leurs protecteurs avaient pour ordre de
    quitter immédiatement le pays.
    Les agents chargés d’identifier et de suivre le suspect devaient passer la
    frontière avant l’exécution. Les autres restaient encore quelques jours afin
    d’effacer leurs traces, de remballer le matériel et de ramener les véhicules
    de location utilisés pour l’opération. Rome fut le premier théâtre d’une
    opération Colère de Dieu.
    C’est dans la Ville éternelle que les agents du Mossad commencèrent en
    effet à surveiller l’un des hommes les moins suspects d’agir pour le
    compte d’une organisation terroriste. Il s’agissait d’Abdel Zwaiter, petit
    employé de l’ambassade de Libye. Né à Naplouse, ce Palestinien de
    trente-huit ans était un homme mince, affable et parlant d’une voix douce.
    Il était le fils d’un célèbre homme de lettres et traducteur d’arabe. Abdel
    était lui-même réputé pour ses excellentes traductions de romans et de
    poèmes depuis l’arabe et vers l’arabe. Grand amateur d’art, il travaillait
    pour l’ambassade de Libye en tant qu’interprète. Doté d’un maigre salaire
    de 100 dinars libyens, il menait une existence modeste et vivait dans un
    minuscule appartement de la piazza Annibaliano. Pour ses amis, Zwaiter
    était un homme modéré, rejetant toute forme de violence et n’ayant que
    mépris pour le meurtre et le terrorisme.
    Même ses amis les plus proches ignoraient qu’en réalité leur bon
    camarade était un fanatique qui dirigeait d’une main de fer les opérations
    de Septembre noir dans la capitale italienne. Récemment encore, il avait
    imaginé et dirigé une sombre opération : après avoir repéré deux jeunes
    Anglaises qui passaient quelques jours de vacances à Londres avant de
    poursuivre leur route vers Israël, Zwaiter avait chargé deux jeunes et
    charmants Palestiniens d’établir le contact avec elles et de les séduire.
    Les deux Casanova avaient rapidement atterri dans le lit des jeunes
    femmes. Au moment de partir, l’un des garçons avait demandé à sa
    conquête de lui prendre un tourne-disque, cadeau pour sa famille en
    Cisjordanie. Celle-ci avait accepté en toute naïveté et le tourne-disque
    avait été enregistré avec ses bagages au comptoir de la compagnie El Al à
    l’aéroport de Rome. À ce moment, les deux jeunes femmes ne se doutaient
    pas que Zwaiter et leurs beaux amants les envoyaient à la mort. Sur ordre
    de Zwaiter, les militants de Septembre noir avaient en effet démonté le
    tourne-disque avant de le remplir d’explosif et de le replacer dans un
    nouveau boîtier. La bombe devait exploser dès que l’avion aurait atteint
    son altitude de croisière. Le vol et tous ses passagers étaient condamnés.
    Or, ce que les terroristes ne savaient pas, c’est qu’à la suite de
    l’explosion d’une bombe similaire dans un appareil de la Swissair les
    soutes à bagages des avions El Al avaient toutes été doublées d’un épais
    blindage. La bombe explosa donc comme prévu mais la déflagration fut
    limitée grâce au blindage du compartiment, et le pilote, alerté par le
    déclenchement d’un signal lumineux, retourna immédiatement à l’aéroport.
    Les deux jeunes Anglaises furent interrogées et racontèrent leur rencontre
    avec les deux Palestiniens. Leurs amants étaient toutefois déjà loin. Ils
    avaient quitté l’Italie tout de suite après leurs adieux déchirants aux jeunes
    femmes qu’ils condamnaient à mort.
    La première équipe du Mossad arriva à Rome et commença à filer
    Zwaiter pendant quelques jours. Un jeune couple prit l’habitude de se
    promener devant l’ambassade libyenne : la femme appuyait sur le
    déclencheur d’un appareil photo dissimulé dans son sac à main dès que
    Zwaiter entrait ou sortait du bâtiment. Puis, des « touristes » arrivèrent à
    Rome par des vols séparés. Parmi eux, un certain Anthony Hutton, citoyen
    canadien de quarante-sept ans, loua une voiture chez Avis et donna
    l’adresse de l’hôtel Excelsior sur la via Veneto. Si l’employé d’Avis avait
    voulu vérifier, il aurait toutefois découvert qu’aucun visiteur de ce nom ne
    résidait à l’hôtel Excelsior, pas plus qu’un certain nombre d’autres
    « touristes » qui cherchaient des véhicules de location cette semaine-là et
    avaient laissé de fausses adresses sur leur formulaire.
    Dans la nuit du 16 octobre, Zwaiter se trouvait dans le hall sombre de
    son immeuble où résonnait un air mélancolique provenant d’un piano du
    troisième étage. Il s’apprêtait à glisser une pièce de dix lires pour appeler
    l’ascenseur quand, soudain, deux hommes surgirent de l’ombre et lui
    logèrent douze balles de pistolet Beretta dans le corps. Personne
    n’entendit les coups de feu. Les deux agents s’engouffrèrent dans une Fiat
    125 garée sur la piazza Annibaliano. Quelques heures plus tard, ils étaient
    hors d’Italie.
    Maintenant que Zwaiter était mort, il n’était plus nécessaire de
    maintenir sa couverture. Un journal de Beyrouth publia une nécro logie
    signée par des organisations terroristes pleurant la mort d’un de leurs
    « meilleurs combattants ».
    * Le chef de l’unité responsable de la mort de Zwaiter était un Israélien
    d’environ vingt-cinq ans, du nom de David Molad (nom fictif). Né en
    Tunisie, il avait émigré en Israël alors qu’il était encore enfant. De ses
    parents, tous deux enseignants et sionistes convaincus, il avait hérité une
    parfaite maîtrise de la langue française et un profond amour pour l’État
    d’Israël. Son père avait instillé en lui la flamme du patriotisme et l’enfant
    manifestait un dévouement sans bornes pour l’État hébreu. Depuis sa plus
    tendre enfance, David rêvait de servir l’État d’Israël au péril de sa vie,
    s’il le fallait. Pendant son service militaire, il s’était porté volontaire pour
    servir dans un commando d’élite de l’armée et avait impressionné ses
    commandants par son audace et son sens de l’initiative. Il avait ensuite
    rejoint le Mossad et était rapidement devenu un des meilleurs éléments de
    l’agence, prenant part aux opérations les plus périlleuses. Son excellente
    connaissance de la langue française lui permettait de se faire facilement
    passer pour un ressortissant français, belge, canadien ou suisse. Marié et
    jeune père de famille, sa nouvelle situation personnelle n’avait nullement
    refroidi son ardeur à combattre en première ligne dans les rangs du
    Mossad.
    Après la mort de Zwaiter, David Molad passa quelques jours en Israël
    puis partit pour Paris. Quelques jours plus tard, le téléphone sonnait au
    175, rue d’Alésia. Le docteur Hamchari décrocha. « Allô ? Je suis bien
    chez le docteur Hamchari, représentant de l’OLP en France ? » L’homme
    au bout du fil parlait avec un fort accent et se présenta comme un
    journaliste italien, sympathisant de la cause palestinienne. Il demanda un
    entretien au docteur Hamchari. Les deux hommes convinrent de se
    rencontrer dans un café, loin du domicile d’Hamchari. Historien respecté
    vivant à Paris avec sa femme Marie-Claude et sa petite fille, Hamchari
    avait récemment adopté de strictes mesures de précaution. Dans la rue, il
    s’assurait régulièrement de ne pas être suivi ; il quittait des cafés ou des
    restaurants avant d’avoir été servi et demandait souvent à ses voisins si
    des inconnus leur avaient posé des questions à son sujet.
    Il n’avait à première vue pourtant rien à craindre. Hamchari était un
    chercheur, un homme modéré et bien intégré dans les milieux intellectuels
    parisiens. « Il n’a besoin d’aucune précaution parce qu’il n’est pas
    dangereux et les services secrets israéliens le savent », écrivait alors
    Annie Francos dans l’hebdomadaire Jeune Afrique. Sauf que les services
    secrets israéliens en savaient davantage. Ils savaient par exemple que le
    paisible historien avait participé à la tentative d’assassinat contre Ben
    Gourion au Danemark en 1969. Ils savaient qu’il était lié à l’explosion en
    plein vol d’un appareil de la Swissair qui avait coûté la vie à quarante-
    sept personnes en 1970. Ils savaient aussi que l’appartement du professeur
    était régulièrement visité par de mystérieux Arabes qui entraient en toute
    discrétion à la nuit tombée, les bras chargés de lourdes valises. Enfin, les
    services secrets israéliens savaient qu’Hamchari était le numéro deux de
    Septembre noir en Europe.
    Le jour où Hamchari rencontra le journaliste italien, deux hommes
    s’introduisirent dans son appartement et en repartirent quinze minutes plus
    tard.
    Le lendemain, les mystérieux visiteurs attendirent que la femme et la
    fille d’Hamchari eurent quitté l’appartement pour téléphoner au
    professeur.
    « Professeur Hamchari ? » C’était le journaliste italien.
    « Lui-même », répondit-il.
    À cet instant, Hamchari entendit un sifflement aigu, suivi d’une
    puissante explosion. La charge dissimulée sous son bureau venait
    d’exploser et Hamchari s’effondra, gravement blessé. Il mourut quelques
    jours plus tard à l’hôpital, en accusant le Mossad de sa mort. * Quelques semaines après la mort d’Hamchari, Mike Harari arrivait à
    Chypre, accompagné d’un homme du nom de Jonathan Ingleby. Les deux
    hommes descendirent à l’hôtel Olympia de Nicosie. Sa proximité avec
    Israël, la Syrie, le Liban et l’Égypte avait fait de l’île de Chypre un
    nouveau théâtre d’opérations dans la guerre israélo-arabe. Cette fois-ci,
    les deux agents israéliens s’intéressaient à un Palestinien appelé Bashir
    Abdel Hir, nouveau représentant de Septembre noir à Chypre, également
    chargé des relations avec le bloc soviétique (qui était devenu le paradis
    des terroristes recherchés). Les terroristes palestiniens s’entraînaient en
    effet dans des camps de l’armée et des forces spéciales en Russie, en
    Tchécoslova quie, en Hongrie et en Bulgarie. Ces pays leur livraient
    également des armes et de l’équipement, et bon nombre de responsables
    palestiniens, séduits par l’idéologie soviétique, vinrent étudier à
    l’université Patrice Lumumba de Moscou. Bashir Abdel Hir avait
    également pour mission de faire entrer des terroristes en Israël et
    d’éliminer les espions arabes qui venaient rencontrer leur contact
    israélien à Chypre. Le comité X l’avait condamné à mort.
    Cette nuit-là, Abdel Hir entra dans sa chambre, éteignit la lumière et se
    coucha. Jonathan Ingleby s’assura que l’homme était bien endormi et
    appuya sur le bouton d’une télécommande. Une explosion retentissante fit
    trembler tout l’hôtel. Au troisième étage, un couple d’Israéliens en voyage
    de noces s’abrita sous son lit. Le réceptionniste de l’hôtel accourut dans la
    chambre d’Abdel Hir et s’évanouit en découvrant la tête ensanglantée de
    son hôte le regardant depuis la cuvette des toilettes. * La réaction de Septembre noir ne se fit pas attendre.
    Le 26 janvier 1973, un citoyen israélien du nom de Moshé Hanan Ishai
    rencontra un ami palestinien au Morrisson Pub sur la rue Jose Antonio, à
    Madrid. Les deux hommes se serrèrent la main et firent quelques pas.
    Soudain, deux hommes firent irruption devant eux et leur bloquèrent le
    passage. Le Palestinien s’échappa tandis que les deux hommes vidaient
    leur chargeur sur son compagnon avant de disparaître.
    Quelques jours plus tard, on apprenait que Moshé Hanan Ishai
    s’appelait en réalité Baruch Cohen et était un agent du Mossad qui avait
    créé un réseau d’étudiants palestiniens à Madrid. Le jeune homme qu’il
    était venu rencontrer était l’un de ses informateurs, en réalité aux ordres
    de Septembre noir. Les compagnons d’Abdel Hir avaient vengé sa mort
    par celle de Baruch Cohen.
    Septembre noir fut également soupçonné d’avoir participé à l’agression
    d’un autre agent israélien, Zadok Ofir, blessé dans un café de Bruxelles,
    ainsi qu’à l’assassinat d’Ami Shehori, attaché de l’ambassade d’Israël à
    Londres, tué par une lettre piégée.
    Deux semaines après la mort d’Abdel Hir, Septembre noir désigna un
    nouveau responsable à Chypre. Vingt-quatre heures à peine après son
    arrivée à Nicosie, le Palestinien rencontra son contact du KGB, retourna à
    son hôtel, éteignit la lumière et mourut de la même manière que son
    prédécesseur.
    Yasser Arafat et Ali Hassan Salameh décidèrent alors de se venger en
    signant un grand coup : ils nourrirent l’idée de détourner un avion, de le
    remplir d’explosifs et de le faire s’écraser sur Tel-Aviv par un commando
    suicide. Ce scénario annonçait les attentats du 11 septembre 2001 contre
    le World Trade Center.
    Les informateurs du Mossad eurent toutefois vent de ces préparatifs et
    plusieurs agents se mirent à surveiller un groupe de Palestiniens
    apparemment en charge du projet à Paris. Une nuit, les agents
    remarquèrent la présence d’un homme plus âgé parmi le groupe. Ils
    envoyèrent sa photo au siège du Mossad où il fut identifié comme étant
    Basil al-Kubaisi, un des principaux chefs de Septembre noir. Juriste
    réputé, Kubaisi était professeur de droit à l’université américaine de
    Beyrouth. Chercheur respecté, il était comme Zwaiter, Hamchari et
    plusieurs autres : un criminel se faisant passer pour un agneau. En 1956, il
    avait tenté d’assassiner le roi Fayçal d’Irak en plaçant un engin explosif
    sur le passage du convoi royal. La bombe avait explosé prématurément et
    Kubaisi avait réussi à s’échapper au Liban avant de gagner les États-Unis.
    Quelques années plus tard, il avait essayé d’attenter à la vie de Golda
    Meir en visite aux États-Unis. Après avoir échoué en territoire américain,
    il s’en était de nouveau pris à elle lors d’une réunion de l’Internationale
    socialiste à Paris, en vain. Loin d’abandonner, Kubaisi avait alors rejoint
    le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et était devenu
    le bras droit de Georges Habache, leader de ce mouvement extrémiste. Il
    participa notamment à la préparation du massacre du 30 mai 1972 au
    cours duquel des terroristes arabes et japonais tuèrent vingt-six personnes
    dans l’aéroport de Lod. La plupart étaient des pèlerins portoricains se
    rendant en terre sacrée. Kubaisi avait ensuite rejoint les rangs de
    Septembre noir et se trouvait à présent à Paris, vraisemblablement pour
    superviser cette grande opération suicide avec détournement d’avion. Il
    était descendu dans un petit hôtel de la rue des Arcades, près de la place
    de la Madeleine.
    Le 6 avril, Kubaisi s’apprêtait à regagner son hôtel après avoir dîné au
    Café de la Paix. Sur la place de la Madeleine, les agents du Mossad
    l’attendaient ; deux sur le trottoir, deux dans une voiture. L’un d’eux portait
    une perruque blonde. Alors que Kubaisi appro chait, les deux hommes
    allèrent à sa rencontre en prenant soin de camoufler leurs armes. Soudain,
    une voiture s’arrêta à hauteur de Kubaisi et une jolie jeune femme abaissa
    la vitre de la portière. Elle prononça quelques mots à l’oreille du
    Palestinien. Celui-ci monta à bord de la voiture qui démarra
    immédiatement. Les agents comprirent alors que la jeune femme était une
    prostituée qui venait d’appâter Kubaisi.
    L’opération menaçait de capoter à cause d’une prostituée !
    Le chef de mission, qui était présent, ramena le calme chez ses hommes
    frustrés. Attendez, dit-il, parlant d’expérience. Elle va le ramener sans
    tarder. Personne ne lui demanda comment il pouvait en être sûr mais le fait
    est qu’il avait raison. Une vingtaine de minutes plus tard, la voiture était
    de retour. Kubaisi en descendit et repartit en direction de son hôtel. Il
    n’avait fait que quelques pas lorsque deux hommes sortirent de l’ombre et
    lui bloquèrent le passage. L’un d’eux était David Molad.
    Kubaisi comprit immédiatement. « Non ! s’écria-t-il en français. Ne
    faites pas ça ! »
    Neuf coups de feu retentirent et Kubaisi s’effondra à côté de l’église de
    la Madeleine. Les agents du Mossad sautèrent dans leur voiture et
    disparurent.
    Le lendemain, comme après la mort de Zwaiter, un porte-parole du
    Front populaire de libération de la Palestine révélait la double vie du
    professeur.
    Dans les mois suivants, Molad et son équipe du Kidon tuèrent plusieurs
    membres de Septembre noir venus en Grèce pour acheter des bateaux avec
    l’intention de les charger d’explosifs et de les envoyer sur des ports
    israéliens.
    Une question demeurait toutefois sans réponse : où se cachait le cerveau
    de Munich, Ali Hassan Salameh ?
    * L’homme se trouvait dans son quartier général de Beyrouth, d’où il
    préparait ses prochains coups. Le premier visa l’ambassade d’Israël en
    Thaïlande mais l’opération échoua. Les hommes du commando cédèrent
    sous la menace des inflexibles généraux thaïlandais et les pressions de
    l’ambassadeur égyptien à Bangkok. Ils relâchèrent leurs otages et
    quittèrent le pays profondément humiliés.
    L’opération suivante était plus audacieuse : armés jusqu’aux dents, les
    hommes de Salameh surgirent dans l’ambassade d’Arabie Saoudite à
    Khartoum (où était organisée une réception) et capturèrent presque tout le
    corps diplomatique présent dans la capitale soudanaise. Suivant l’ordre
    d’Arafat, ils relâchèrent la plupart des otages, ne gardant que
    l’ambassadeur américain, Cleo Noël, son adjoint, George Moore, et le
    chargé d’affaires belge, Guy Eid. Obéissant aux ordres de Salameh, ils
    exécutèrent les trois hommes avec des raffinements de cruauté, leur tirant
    d’abord dans les pieds et les jambes avant de vider les chargeurs de leur
    kalachnikov sur leurs poitrines.
    Arrêtés après ce massacre, les terroristes furent relâchés quelques
    semaines plus tard par le gouvernement soudanais.
    L’assassinat des diplomates suscita l’horreur et l’indignation de la
    communauté internationale, et Israël estima qu’il était temps d’en finir
    avec Septembre noir. À Jérusalem, Golda Meir donna son feu vert à
    l’opération « Printemps de la Jeunesse », une nouvelle phase de
    l’opération Colère de Dieu. * Le 1 er avril 1973, Gilbert Rimbaud, touriste belge de trente-cinq ans,
    descendit à l’hôtel Sands de Beyrouth. Le même jour, un autre touriste du
    nom de Dieter Altnuder prit une chambre dans le même établissement. Les
    deux hommes ne se connaissaient visiblement pas. Tous deux étaient logés
    dans une chambre avec vue sur la mer.
    Le 6 avril, trois autres touristes descendirent dans ce même hôtel.
    L’Anglais à la mise soignée s’appelait Andrew Whichelaw ; l’homme qui
    arriva deux heures plus tard fraîchement débarqué de Rome et présentant
    un passeport belge au nom de Charles Boussard n’était autre que David
    Molad ; puis George Elder arriva sous les traits d’un autre touriste
    anglais, nettement moins élégant que le premier. Autre touriste britannique,
    Charles Macy prit une chambre à l’hôtel Atlantic sur la plage de Ramlet
    el-Baïda. Comme tout bon touriste anglais, il prit l’habitude de demander
    les prévisions météo deux fois par jour. Les six hommes arpentèrent la
    ville séparément, se familiarisant avec les rues et les principales avenues
    de la capitale libanaise. Ils se rendirent dans des agences Avis et Lenacar,
    et louèrent trois Buick Skylark, un break Plymouth, une Plymouth Valiant et
    une Renault 16.
    Le 9 avril, neuf patrouilleurs lance-missiles israéliens prenaient le
    large et se mêlaient au trafic des grandes routes maritimes. À bord du
    Mivtah , une unité parachutiste sous le commandement du colonel Amnon
    Lipkin se préparait à attaquer le siège du FPLP. Une autre unité
    parachutiste ainsi que le commando d’élite Sayeret Matkal placé sous le
    commandement du colonel Ehud Barak avaient pris place à bord du
    Gaash. Affectée à des missions différentes, chaque unité avait reçu la
    photo de quatre cibles : Abou Youssef, commandant suprême de
    Septembre noir ; Kamal Adouan, responsable des opérations du Fatah et
    de celles de Septembre noir dans les territoires occupés, et Kamal Nasser,
    porte-parole du Fatah. Les trois hommes vivaient dans le même immeuble
    de la rue de Verdun. La quatrième photo était celle d’Ali Hassan Salameh.
    Personne ne savait où il se cachait. Tous les membres des commandos
    étaient en civil. À l’approche du port de Beyrouth, vers 21 h 30, les
    hommes enfilèrent des perruques et des vêtements hippies. Déguisé en
    brune pulpeuse, Ehud Barak portait une robe dont la poitrine dissimulait
    plusieurs charges explosives.
    Surgis de nulle part, les hommes débarquèrent sur la plage déserte de
    Beyrouth à bord de canots pneumatiques. Là, six voitures les attendaient,
    un « touriste » au volant de chacune d’elles. Tous savaient à quel véhicule
    ils avaient été assignés. Quelques minutes plus tard, les voitures
    disparaissaient dans des directions différentes. Certaines prirent la
    direction du siège du FPLP, d’autres – notamment celle de Molad – se
    dirigèrent vers l’immeuble où vivaient les dirigeants de Septembre noir.
    L’équipe chargée d’attaquer le siège de l’organisation terroriste s’était
    entraînée dans un immeuble en construction de la banlieue de Tel-Aviv. Un
    soir, alors que le responsable David (Dado) Elazar était venu assister à
    l’entraînement, un jeune et beau lieutenant, Avida Shor, était venu lui
    parler. « Nous prévoyons d’utiliser 120 kilos d’explosifs pour détruire
    l’immeuble de Beyrouth, lui dit-il. C’est à la fois inutile et dangereux,
    l’explosion affectera aussi les immeubles voisins où vivent de nombreux
    civils. » Il avait alors sorti un carnet de sa poche et poursuivi : « J’ai fait
    les calculs. Nous ne devrions utiliser que 80 kilos d’explosifs. Cela
    suffira à détruire l’immeuble sans toucher les gens des bâtiments
    voisins. » Elazar avait fait vérifier ces chiffres et accepté la suggestion de
    Shor. Le responsable de l’opération avait reçu l’ordre de n’utiliser que 80
    kilos d’explosifs.
    Le commando approchait du siège de l’organisation palestinienne.
    Après un bref échange de tirs – qui coûta la vie à deux agents israéliens –,
    les hommes parvinrent à l’entrée de l’immeuble et déposèrent les charges.
    L’explosion transforma l’immeuble en un tas de ruines et fit de nombreuses
    victimes parmi les terroristes mais pas une seule dans les appartements
    voisins. Avida Shor figurait toutefois parmi les deux agents abattus. * Dans le même temps, plusieurs commandos parachutistes et de la
    marine avaient été chargés de faire diversion : ils donnèrent l’assaut
    contre des camps au sud de Beyrouth afin d’attirer sur eux l’attention des
    terroristes et de l’armée libanaise. Leur manœuvre ne provoqua toutefois
    aucune réaction.
    Pendant ce temps, les membres de Sayeret Matkal étaient parvenus à
    l’immeuble de la rue de Verdun. Ils s’apprêtaient à entrer lorsque deux
    policiers libanais apparurent au coin de la rue. Ceux-ci ne virent toutefois
    qu’un couple d’amoureux tendrement enlacés. Le Roméo s’appelait en
    réalité Muki Betzer, l’un des meilleurs agents de Sayeret, et sa
    voluptueuse Juliette, Ehud Barak. Dès que les policiers eurent disparu, les
    Israéliens donnèrent l’assaut et entrèrent simultanément dans les
    appartements de Kamal Adouan au deuxième étage, Kamal Nasser au
    troisième et Abou Youssef au sixième.
    Les terroristes n’avaient pas la moindre chance de s’en sortir. Ils se
    précipitèrent sur leurs armes mais les soldats furent plus rapides qu’eux.
    En quelques minutes, les trois cibles avaient été abattues. Voulant protéger
    son mari, la femme d’Abou Youssef fut également touchée. Autre victime
    innocente, une vieille voisine italienne vivant en face d’Adouan avait
    entendu les coups de feu et ouvert sa porte. Elle avait été tuée d’une
    rafale.
    Durant l’opération, les commandos mirent la main sur des documents
    trouvés dans les armoires et les tiroirs des chefs de Septembre noir. Puis
    ils ramassèrent leurs blessés et leurs morts et s’engouffrèrent dans leurs
    voitures qui foncèrent vers la plage, où les attendaient les canots
    pneumatiques.
    Sur la plage, les six « touristes » du Mossad alignèrent leurs voitures et
    laissèrent les clés sur le contact. Quelques jours plus tard, les agences de
    location recevaient leur paiement par American Express.
    Les hommes regagnèrent leurs bateaux à bord des canots pneumatiques
    et rentrèrent en Israël. L’opération avait été un succès sur toute la ligne. Le
    siège du FPLP n’existait plus et les responsables de Septembre noir
    avaient été éliminés, y compris Abou Youssef.
    Ce que les membres du commando ne savaient pas, c’est qu’à une
    cinquantaine de mètres de la rue de Verdun, Ali Hassan Salameh dormait
    paisiblement dans un discret appartement. Il n’avait rien entendu. Le
    lendemain, il devint le numéro un de l’organisation terroriste.
    L’opération Printemps de la Jeunesse signa la fin de Septembre noir qui
    ne se remit jamais de la disparition de tous ces responsables. Tous étaient
    morts, à l’exception de Salameh. * Les documents récupérés lors de l’opération Printemps de la Jeunesse
    permirent aux services de Tel-Aviv de résoudre un mystère qui les
    préoccupait depuis deux ans. Il s’agissait de « l’affaire de Pâques ».
    Au mois d’avril 1971, deux jeunes et jolies Françaises avaient atterri à
    l’aéroport de Lod et tenté de passer les services de l’immigration à l’aide
    de faux passeports. Avertis de leur arrivée, les agents de sécurité de
    l’aéroport les avaient interceptées et fait fouiller par des femmes des
    services de police et du contre-espionnage. Celles-ci avaient alors
    découvert quelque chose d’étrange : les vêtements des deux Françaises,
    ainsi que leurs sous-vêtements, pesaient deux fois plus lourd qu’ils n’en
    avaient l’air. Les policiers avaient ensuite découvert que les habits
    contenaient une sorte de poudre blanche et avaient visiblement été imbibés
    dans une solution spéciale. Une fois secoués et frottés, les vêtements
    libérèrent une importante quantité de poudre. Les policiers en
    découvrirent également dans les talons des élégantes voyageuses. En tout,
    les deux femmes transportaient près de 5,5 kilos de ce qui se révéla être
    un puissant explosif. La police découvrit également plusieurs détonateurs
    dissimulés dans des étuis à tampons.
    Interrogées, les deux femmes expliquèrent qu’elles étaient les filles
    d’un riche homme d’affaires marocain. Leur nom : Nadia et Marlene
    Bardali. Un homme les avait contactées à Paris et, de tempérament
    aventureux, elles avaient accepté de transporter la poudre.
    « Qui d’autre est dans le coup avec vous ? » leur demandèrent les
    policiers.
    S’ensuivit une descente de police au petit hôtel Commodore de Tel-
    Aviv où un couple de Français âgés – Pierre et Édith Bourghalter – fut
    arrêté. Après avoir démonté leur poste radio, la police découvrit qu’il
    était rempli de fusibles temporisés servant au déclenchement de charges
    explosives. Pierre Bourghalter fondit en larmes.
    Le lendemain, une ravissante Française de vingt-six ans atterrissait en
    Israël. Sur son passeport figurait le nom de Francine Adeleine Maria, mais
    la voyageuse s’appelait en réalité Évelyne Barges. Connue des services
    israéliens, elle était considérée comme une terroriste professionnelle et
    une marxiste fanatique qui avait déjà participé à plusieurs attaques
    terroristes en Europe. C’était elle le cerveau de cette opération.
    Interrogés par la police, les membres du commando expliquèrent que
    leur intention avait été de déposer des charges explosives dans neuf des
    principaux hôtels de la ville – en pleine saison touristique – et de faire
    autant de victimes que possible. Ils comptaient ainsi porter un coup fatal
    au secteur touristique en Israël.
    Cette joyeuse bande fut envoyée en prison, à l’exception de l’homme
    qui tirait les ficelles et n’avait pas pu être attrapé. Il s’agissait de
    Mohamed Boudia, Algérien charmant, directeur d’un théâtre à Paris et lui-
    même comédien. Lui aussi était un Docteur Jekyll et Mister Hyde : homme
    de culture, intellectuel et artiste, sa vie sous les feux de la rampe lui
    servait de couverture pour ses activités criminelles. Amant d’Évelyne
    Barges, il entretenait tellement de relations amoureuses en parallèle que
    les agents du Mossad l’avaient surnommé « Barbe Bleue ».
    Travaillant d’abord sous les ordres de Georges Habache et du FPLP,
    Boudia rejoignit Septembre noir un an après l’échec du « complot de
    Pâques » et devint le représentant de l’organisation en France. Impliqué
    dans le meurtre de Khader Kanou, journaliste syrien à Paris soupçonné
    d’être un informateur du Mossad, Boudia était également responsable des
    opérations de Septembre noir en Europe et avait imaginé une attaque
    contre un camp de transit pour immigrés juifs en provenance de Russie.
    Après l’assassinat d’Hamchari, il avait pris des mesures de sécurité
    drastiques et il était devenu pratiquement impossible de suivre sa trace.
    En mai 1972, des agents de l’unité Metsada débarquèrent à Paris pour
    essayer de localiser Boudia. Les hommes connaissaient le nom et
    l’adresse de sa nouvelle maîtresse et se postèrent autour de son immeuble.
    Plusieurs fois, ils virent Boudia surgir de nulle part et rentrer dans le
    bâtiment. Le lendemain pourtant, alors que tous les résidents étaient partis
    au travail, il ne restait plus aucune trace de lui. Ce n’est qu’au bout d’un
    mois, après avoir comparé leurs notes, que les agents remarquèrent une
    chose étrange : chaque fois que Boudia venait passer la nuit chez sa
    maîtresse, ils voyaient une femme particulièrement corpulente quitter
    l’immeuble le lendemain matin avec les autres résidents. Elle était parfois
    blonde, parfois brune. Les agents trouvèrent enfin la clé de ce mystère :
    Boudia utilisait ses talents d’acteur et se déguisait en femme pour sortir de
    l’immeuble.
    Pendant un moment, Boudia interrompit ses visites chez sa maîtresse et
    le Mossad perdit toute trace de lui. Leur seule piste : tous les matins,
    Boudia prenait le métro pour se rendre à ses rendez-vous et changeait de
    train à la station Charles-de-Gaulle-Étoile, sous l’Arc de triomphe. Cette
    immense station était le point de convergence de dizaines de trains et de
    millions de passagers. Comment pouvaient-ils y retrouver Boudia,
    « l’homme aux mille visages » ?
    Ils n’avaient toutefois pas d’autre choix. Un message d’alerte fut lancé à
    tous les agents du Mossad en Europe. Des dizaines d’Israéliens reçurent la
    photo de Boudia et furent postés dans les couloirs, les allées et les quais
    de l’immense station de métro. Un jour passa, puis deux, puis trois, sans
    que rien ne se produise. Au quatrième jour enfin, les agents réussirent à
    repérer l’Algérien : l’homme était grimé et déguisé mais il s’agissait bien
    de lui. Ne le lâchant pas d’une semelle, les agents le filèrent jusqu’à une
    voiture garée près de la sortie du métro. Ils suivirent ensuite la voiture et
    la surveillèrent toute la nuit pendant que Boudia dormait dans une maison
    de la rue des Fossés-Saint-Bernard, sans doute l’adresse de sa nouvelle
    maîtresse. Le lendemain matin, le 29 juin 1973, Boudia s’approcha de la
    voiture, l’inspecta de fond en comble, vérifia le dessous du châssis et,
    visiblement satisfait, prit place au volant. Une violente explosion
    pulvérisa le véhicule. Il n’en resta plus qu’un amas de métal tordu et
    carbonisé. Boudia était mort. D’après des journalistes européens, le chef
    du Mossad, Zvi Zamir, avait assisté en personne à toute la scène de l’autre
    coin de la rue.
    Les responsables du Mossad n’eurent guère le temps de célébrer leur
    réussite. Un message urgent était parvenu au siège : un émissaire spécial
    de Septembre noir, l’Algérien Ben Amana, devait apparemment rencontrer
    Ali Hassan Salameh. Ben Amana avait traversé l’Europe par des voies
    détournées et était arrivé à Lillehammer en Norvège. * Quelques jours plus tard, une équipe du Kidon arrivait à Lillehammer
    sous le commandement de Mike Harari. Personne ne savait ce que
    Salameh faisait dans cette paisible station de sports d’hiver. La première
    équipe d’agents suivit Ben Amana jusqu’à la piscine municipale où ils le
    virent converser avec un homme originaire du Moyen-Orient. Après
    comparaison avec les photographies qu’on leur avait distribuées, trois des
    quatre agents conclurent qu’il s’agissait sans aucun doute de Salameh.
    Leur avis s’imposa contre celui de leur camarade qui avait entendu
    l’homme parler et jugeait impossible que Salameh possède une telle
    maîtrise de la langue norvégienne.
    Les agents étaient toutefois sûrs d’eux. Ils suivirent Salameh à travers la
    ville et le virent en compagnie d’une jeune Norvégienne enceinte.
    L’opération entra alors dans sa phase finale. D’autres agents
    rejoignirent l’équipe à Lillehammer, parmi lesquels Zvi Zamir.
    L’élimination de Salameh devait être le coup de grâce pour Septembre
    noir, et le chef du Mossad voulait assister au tombé de rideau. Les
    assassins désignés pour cette opération étaient le célèbre Jonathan Ingleby,
    Rolf Baehr et Gerard Emile Lafond. David Molad ne participait pas à
    cette opération. L’équipe auxiliaire s’occupa de la location des voitures et
    des chambres d’hôtel. D’après certaines sources, les habitants de la ville
    remarquèrent immédiatement qu’il se passait quelque chose d’inhabituel :
    la présence à Lillehammer de tant de « touristes » sillonnant la ville en
    tout sens n’était pas chose commune, surtout en été.
    Le 21 juillet 1973, Salameh sortit avec sa compagne d’un cinéma où ils
    étaient allés voir Quand les aigles attaquent , avec Clint Eastwood. Le
    couple monta dans un bus et descendit dans une petite rue déserte. Une
    voiture blanche s’arrêta brusquement à leur hauteur, deux hommes en
    sortirent, arme à la main, et tirèrent quatorze balles sur Salameh.
    Le Prince rouge était mort.
    Une fois l’opération terminée, Mike Harari ordonna à ses hommes de
    quitter le pays immédiatement. Le retrait s’effectua selon les règles :
    d’abord les tireurs abandonnèrent la voiture blanche dans le centre de
    Lillehammer et prirent le premier vol pour la capitale, Oslo. L’essentiel
    de l’équipe ainsi que Mike Harari étaient les suivants et ne devaient
    laisser derrière eux que les agents chargés d’évacuer les caches et de
    ramener les voitures de location. Mais un événement imprévu vint
    bouleverser ces plans. Une habitante résidant près du lieu de l’assassinat
    avait remarqué la couleur – blanche – ainsi que la marque – Peugeot – de
    la voiture utilisée par les assassins. Plus tard, un policier en poste sur un
    barrage entre Lillehammer et Oslo remarqua une Peugeot blanche conduite
    par une femme à l’allure marquante et nota le numéro de la plaque
    d’immatriculation. Le lendemain, lorsqu’ils ramenèrent la voiture à
    l’agence de location de l’aéroport, Dan Aerbel et Marianne Gladnikoff
    furent arrêtés. Leur interrogatoire déboucha sur l’interpellation de deux
    autres agents, Sylvia Raphael et Avraham Gemer. Deux autres agents furent
    encore arrêtés ce jour-là. Aerbel et Gladnikoff craquèrent durant leur
    interrogatoire et révélèrent des informations confidentielles liées à
    l’opération, donnant des adresses de caches en Norvège et ailleurs en
    Europe, leurs systèmes de reconnaissance et d’identification, des numéros
    de téléphone et certains modes opératoires du Mossad. Les policiers se
    rendirent ensuite dans un appartement d’Oslo où ils découvrirent une mine
    de renseignements ainsi que l’homme qui servait de contact avec
    l’ambassade d’Israël, Igal Eyal, responsable de la sécurité à l’ambassade.
    Ce fut un désastre.
    Le lendemain, les médias norvégiens révélaient l’arrestation des agents
    israéliens. Ce fut un terrible coup porté au prestige et à la crédibilité de
    l’agence. Mais les médias publièrent également une autre nouvelle, au
    moins aussi dévastatrice : le Mossad s’était trompé de cible. * L’homme tué à Lillehammer n’était pas Ali Hassan Salameh. Son nom
    était Ahmed Buchiki, serveur marocain venu en Norvège pour trouver du
    travail. Il était marié à une Norvégienne, Torril, la jeune femme blonde
    enceinte de sept mois.
    L’affaire fit sensation dans la presse internationale. Les agents capturés
    furent jugés et certains condamnés à de lourdes peines de prison. Parmi
    eux, Sylvia Raphael impressionna les Norvégiens par son attitude noble et
    fière. Son procès lui apporta un bénéfice inattendu puisqu’elle tomba
    amoureuse de son avocat norvégien et l’épousa à sa sortie de prison. Ils
    vécurent heureux jusqu’à sa mort en 2005, des suites d’un cancer.
    Après le fiasco de Lillehammer, les responsables du Mossad durent
    procéder à un grand ménage : il fallait revoir les systèmes de
    reconnaissance et d’identification, trouver de nouvelles adresses sûres,
    établir de nouveaux contacts. Le Mossad dut également reconnaître sa
    responsabilité dans la mort d’Ahmed Buchiki et payer 400 000 dollars de
    dédommagement à la famille de la victime. Le pire était néanmoins le
    ridicule qui éclaboussait les services secrets israéliens. La légende du
    glorieux et invincible Mossad était en miettes. Golda Meir ordonna à Zvi
    Zamir de mettre immédiatement un terme à l’opération Colère de Dieu.
    Cet échec fut toutefois rapidement éclipsé par d’autres événements plus
    dramatiques encore. Le 6 octobre, les armées égyptienne et syrienne
    lançaient une attaque surprise contre Israël. La guerre du Kippour venait
    de commencer (voir chapitre 14). * Deux ans passèrent.
    En 1975, par une chaude soirée de printemps, une famille de Beyrouth
    recevait à dîner la plus belle femme du monde. Élue « Miss Univers »
    quatre ans auparavant à Miami, Georgina Rizak méritait certainement ce
    titre. La reine de beauté libanaise était devenue une célébrité, avait voyagé
    et rencontré des dirigeants du monde entier. De retour au Liban, elle avait
    fait carrière en tant que top model et possédait plusieurs boutiques de
    mode.
    Ce soir-là, invitée chez un ami, elle fit la connaissance d’un beau et
    charismatique jeune homme. Ils tombèrent amoureux et se marièrent deux
    ans plus tard, le 8 juin 1977. L’heureux élu n’était autre qu’Ali Hassan
    Salameh.
    Sa carrière avait elle aussi avancé à grands pas au cours des dernières
    années. Après la disparition de Septembre noir en 1973, Salameh était
    devenu le bras droit de Yasser Arafat et son « fils adoptif ». La rumeur le
    désignait également comme son successeur à la tête de l’OLP.
    Après la fin de Septembre noir, Salameh prit la tête de la Force 17,
    chargée de la sécurité personnelle des responsables du Fatah et de tous les
    « coups » moins orthodoxes. Salameh accompagna Arafat à New York où
    il entra à l’assemblée des Nations unies, une branche d’olivier à la main et
    un pistolet à la ceinture. Il était aussi aux côtés d’Arafat à Moscou lorsque
    celui-ci rencontra de grands dirigeants internationaux. Les services
    israéliens eurent également la stupeur de découvrir qu’il avait été recruté
    par la CIA.
    Signant là une de ses erreurs magistrales, l’agence de renseignements
    américaine avait en effet décidé d’ignorer le passé meurtrier du Prince
    rouge ainsi que son rôle dans le massacre de Munich et l’assassinat des
    diplomates américains à Khartoum, pour en faire un de ses informateurs.
    La CIA passait tout simplement outre le fait que Salameh était un des
    terroristes les plus dangereux au monde et espérait en faire un fidèle
    serviteur des intérêts américains. Les Américains lui proposèrent des
    centaines de milliers de dollars, en vain. En revanche, il accepta de passer
    de longues vacances avec Georgina à Hawaï aux frais des Américains.
    Salameh avait changé de vie et ses amis commençaient à croire qu’il
    n’était peut-être plus en danger. Lui, au contraire, pensait que ses jours
    étaient comptés et n’arrêtait pas de parler de sa mort prochaine. « Je sais
    que, lorsque mon sort sera scellé, personne ne pourra rien faire pour
    moi », avait-il déclaré à un journaliste.
    Israël décida de sceller son sort. * La situation n’était plus la même en Israël depuis la disparition de
    Septembre noir. Golda Meir était partie, Yitzhak Rabin avait démissionné
    et le nouveau Premier ministre s’appelait Menahem Begin. Zvi Zamir avait
    été remplacé par le général Yitzhak Hofi (Meir-Haka-Hofi), ancien
    commandant de la région du Nord. Les Palestiniens continuaient de semer
    la terreur en Israël en lançant des attaques sporadiques. En 1976, le
    détournement d’un avion d’Air France sur Entebbé, en Ouganda, s’était
    achevé par l’intervention audacieuse des parachutistes israéliens et du
    commando Sayeret Matkal. En 1978, des terroristes du Fatah étaient
    arrivés en Israël, avaient pris le contrôle d’un bus rempli de civils et mis
    le cap sur Tel-Aviv. Ils avaient été bloqués à un barrage en périphérie de
    la ville et avaient finalement été arrêtés, non sans avoir réussi à tuer
    trente-cinq passagers auparavant. Plusieurs civils, hommes, femmes et
    enfants, avaient également trouvé la mort au cours d’incursions violentes
    en territoire israélien.
    Pour Menahem Begin, aucun terroriste ayant du sang sur les mains ne
    devait être laissé en paix. À la fin des années soixante-dix, le nom de
    Salameh était donc de nouveau sur la liste noire d’Israël.
    Un agent infiltré fut envoyé à Beyrouth où il commença à fréquenter un
    club de sport. Un jour, alors qu’il entrait dans le sauna, il se trouva nez à
    nez avec Salameh, nu.
    Cette nouvelle sensationnelle donna lieu à un débat enflammé au siège
    du Mossad. Nu dans un club de sport, Salameh était une proie facile. Le
    tuer dans ces circonstances risquait toutefois de mettre en péril la vie
    d’autres civils. Ce plan fut donc écarté.
    C’est là qu’Erika Mary Chambers entra en scène.
    Anglaise excentrique et célibataire, elle avait vécu en Allemagne ces
    quatre dernières années. Elle arriva à Beyrouth et s’installa dans un
    appartement au huitième étage d’un immeuble situé au croisement des rues
    de Verdun et Madame-Curie. Ses voisins l’appelaient Pénélope. Elle leur
    expliqua qu’elle faisait du bénévolat pour une organisation internationale
    s’occupant d’enfants défavorisés. De fait, on la voyait régulièrement dans
    des hôpitaux et des organisations humanitaires. Certains disent qu’elle
    avait elle-même rencontré Salameh. Elle semblait très seule, toujours
    échevelée et, bizarrement habillée, elle servait des plateaux de nourriture
    aux chats errants qui envahissaient également son appartement. Elle était
    aussi passionnée de peinture, mais tous ceux qui avaient eu l’occasion de
    voir ses œuvres ne lui reconnaissaient qu’un talent très limité.
    En dehors des paysages du Liban, l’Anglaise s’intéressait tout
    particulièrement à la circulation des voitures sous ses fenêtres. Deux
    véhicules avaient notamment retenu son attention : un break Chevrolet,
    toujours suivi d’une Jeep Land Rover. À l’aide d’un code, Erika notait
    scrupuleusement l’heure d’arrivée et les directions de ces deux voitures.
    Chaque matin, les véhicules venaient du quartier de Snoubra, descendaient
    les rues de Verdun et Madame-Curie, et se dirigeaient vers le sud de la
    ville, où se trouvait le siège du Fatah. Elles revenaient à l’heure du
    déjeuner et réapparaissaient en début d’après-midi avant de repartir vers
    le QG de l’organisation palestinienne.
    À l’aide de jumelles, Erika parvint à identifier Salameh, assis à
    l’arrière de la Chevrolet entre deux gardes du corps tandis que d’autres
    membres de l’organisation le suivaient dans la Land Rover.
    Si les gardes du corps pouvaient protéger Salameh d’une tentative
    d’agression, ils ne pouvaient toutefois rien contre le pire ennemi d’un
    agent secret : la routine. Depuis qu’il avait épousé la belle Georgina,
    Salameh menait une vie bien réglée. Installé avec sa femme dans le
    quartier de Snoubra, il partait tous les matins à la même heure comme
    n’importe quel employé de bureau, revenait pour déjeuner et repartait
    travailler après la sieste. Ce faisant, il enfreignait les règles de base de
    toute activité clandestine : ne jamais prendre d’habitudes, ne jamais
    demeurer à une même adresse trop longtemps, ne jamais utiliser le même
    itinéraire deux fois de suite, ne jamais se déplacer aux mêmes heures.
    Le 18 janvier 1979, un touriste britannique du nom de Peter Scriver
    arriva à Beyrouth, descendit à l’hôtel Méditerranée et loua une
    Volkswagen bleue à l’agence Lenacar. Le même jour, il retrouva un
    touriste canadien, Ronald Kolberg, qui résidait à l’hôtel Rotal Garden et
    avait loué une Simca Chrysler, également chez Lenacar. Kolberg n’était
    autre que David Molad. Une troisième cliente se présenta chez le loueur
    de voiture, décidément populaire, et demanda un véhicule « pour une
    balade en montagne ». Après avoir reçu les clés d’une Datsun, Erika
    Chambers se gara près de chez elle.
    Cette nuit-là, trois bateaux lance-missiles israéliens s’approchèrent
    d’une plage déserte entre Beyrouth et le port de Jounieh et laissèrent une
    importante quantité d’explosifs sur le sable mouillé. Kolberg et Scriver
    chargèrent les explosifs à bord de la Volkswagen. Le 21 janvier, Peter
    Scriver régla la note de son hôtel, s’installa au volant de la Volkswagen et
    se gara rue de Verdun, bien en vue des fenêtres d’Erika Chambers. Il prit
    ensuite un taxi pour l’aéroport et s’envola pour Chypre. Ronald Kolberg
    quitta également sa chambre et s’installa à l’hôtel Montmartre de Jounieh.
    À 15 h 45, Ali Hassan Salameh monta, comme d’habitude, à bord de la
    Chevrolet. Ses gardes du corps s’installèrent dans la Land Rover et les
    deux véhicules se mirent en route pour le siège du Fatah. Ils descendirent
    la rue Madame-Curie et tournèrent au niveau de la rue de Verdun. Depuis
    sa chambre du huitième étage, Erika les regardait approcher. David Molad
    se tenait à ses côtés, une télécommande à la main. La Chevrolet passa
    lentement à hauteur de la Volkswagen bleue. Molad appuya sur le bouton
    de la télécommande.
    La Volkswagen se transforma en une immense boule de feu dont les
    flammes s’engouffrèrent dans la Chevrolet qui explosa à son tour. Des
    morceaux de métal et de verre brisé furent violemment projetés dans les
    airs. Les fenêtres des maisons voisines explosèrent, déversant une pluie de
    verre sur le trottoir. Horrifiés, des passants regardaient le tas de débris
    fumants au milieu duquel gisaient les corps des passagers de la Chevrolet.
    La police et les ambulances arrivèrent sur les lieux et extirpèrent de la
    carcasse les dépouilles du chauffeur, des deux gardes du corps et d’Ali
    Hassan Salameh.
    Peu après, à Damas, un messager apporta un télégramme urgent à Yasser
    Arafat qui présidait une réunion à l’hôtel Méridien. Celui-ci parcourut la
    missive et fondit en larmes.
    Le soir même, un canot pneumatique largué depuis un bateau lance-
    missiles israélien arrivait sur la plage de Jounieh. Ronald Kolberg et
    Erika Chambers montèrent à bord et arrivèrent en Israël quelques heures
    plus tard. La police libanaise retrouva leurs voitures de location garées
    sur la plage, les clés sur le contact.
    Juive d’origine britannique, Erika Mary Chambers avait vécu en
    Angleterre et en Australie avant d’immigrer en Israël. Elle avait été
    recrutée par les services israéliens pendant ses études à la Hebrew
    University. Elle retourna en Israël après cette opération et l’on n’entendit
    plus jamais parler d’elle. * Le Mossad avait accompli sa mission, l’opération Colère de Dieu était
    terminée. Septembre noir n’était plus.
    Quelques années plus tard, certains détails de l’opération furent
    révélés. Le général Aharon Yariv reconnut lors d’un entretien télévisé
    qu’il avait conseillé à Golda Meir, alors Premier ministre, de « tuer autant
    de responsables de Septembre noir que possible ». Il se dit également
    surpris qu’une « seule opération militaire menée par nos forces à Beyrouth
    et quelques assassinats en Europe aient suffi à mettre un terme aux
    activités terroristes du Fatah à l’étranger. Cela signifie que nous avons eu
    raison de recourir à cette méthode pendant un moment ».
    Un épilogue aussi surprenant qu’encourageant vint clore ce sombre
    chapitre. Un jour de 1996, le journaliste israélien Daniel Ben-Simon,
    invité par des amis à une fête à Jérusalem, fit la connaissance d’un jeune et
    charmant Palestinien à la mise soignée et parlant parfaitement anglais. Il
    se présenta comme « Ali Hassan Salameh ».
    « C’est le nom de l’homme responsable du massacre des athlètes
    israéliens à Munich, fit observer le journaliste.
    — C’était mon père, lui répondit le jeune homme. Il a été assassiné par
    le Mossad. »
    Il expliqua ensuite au journaliste stupéfait qu’il avait vécu en Europe
    pendant des années avec sa mère et qu’il était venu à Jérusalem sur
    l’invitation de Yasser Arafat. « Je n’aurais jamais cru danser un jour avec
    de jeunes Israéliens pendant une fête à Jérusalem », ajouta-t-il. Il raconta
    ensuite son périple à travers l’État hébreu, l’accueil chaleureux des
    Israéliens qu’il avait rencontrés et dit tout son espoir d’une réconciliation
    entre Israéliens et Palestiniens.
    « Je suis un homme de paix, déclara le jeune Salameh. Mon père a vécu
    en temps de guerre et en a payé le prix de sa vie. Une nouvelle ère
    commence aujourd’hui. J’espère que l’événement le plus marquant de la
    vie des Israéliens et des Palestiniens d’aujourd’hui sera la paix entre nos
    peuples. »
    13 Les vierges syriennes Novembre 1971, un navire lance-missiles israélien bravait la nuit et la
    tempête pour s’approcher des côtes syriennes. Il avait quitté la grande
    base navale de Haïfa en début de soirée et longea les côtes libanaises
    avant d’entrer dans les eaux territoriales syriennes. Le bateau passa tous
    feux éteints au large du port illuminé de Lattaquié et poursuivit sa route
    vers le nord. Puis, il jeta l’ancre au large d’une plage déserte, non loin de
    la frontière turque. Des hommes de la Flottille 13 montèrent sur le pont du
    bateau qui tanguait dangereusement et lancèrent plusieurs canots
    pneumatiques à la mer.
    Ce n’est qu’au dernier moment que la porte d’une cabine latérale
    s’ouvrit pour faire apparaître trois hommes en civil. Le visage dissimulé
    sous un keffieh à carreaux, ils emportaient avec eux des sacs étanches
    contenant de petits émetteurs-récepteurs, leurs faux passeports, quelques
    affaires personnelles et plusieurs revolvers. Sans prononcer un seul mot,
    ils sautèrent à bord des canots et se dirigèrent vers la plage. Les soldats
    ignoraient tout de leur identité et de la raison qui les avait fait amener ces
    hommes en Syrie. Alors qu’ils approchaient des côtes et que le jour
    commençait à poindre, les trois hommes plongèrent dans les eaux
    glaciales et se mirent à nager vers la plage. Là, ils restèrent accroupis
    dans les vagues jusqu’à apercevoir la silhouette d’un homme. Ils
    parcoururent les derniers mètres et le rejoignirent. L’homme qui les
    attendait s’appelait Yonatan, nom de code Prosper. C’était leur chef de
    mission et il était venu avec des vêtements secs pour ses camarades
    frigorifiés. Quand ils se furent changés, il les conduisit jusqu’à une voiture
    dissimulée à proximité et au volant de laquelle se trouvait un inconnu,
    selon toute vraisemblance un auxiliaire du Mossad. La voiture démarra et
    se mêla à la circulation sur une des principales autoroutes syriennes.
    Quelques heures plus tard, ils arrivaient à Damas.
    Les agents se répartirent dans deux hôtels différents. Après quelques
    heures de sommeil, ils se retrouvèrent et partirent en reconnaissance dans
    la capitale syrienne. Tous les trois étaient d’anciens membres de la
    Flottille 13 passés au service du Mossad. Ils étaient venus accomplir la
    mission la plus étrange de leur carrière. Parmi eux se trouvait David
    Molad.
    L’opération avait été préparée quelques semaines auparavant à Tel-
    Aviv. Zvi Zami, le chef du Mossad, Mike Harari, responsable de Césarée
    (la direction des opérations du Mossad), et plusieurs hauts représentants
    d’autres services avaient rencontré les quatre hommes alors âgés de vingt-
    trois à vingt-sept ans. Les quatre agents se connaissaient très bien : ils
    avaient participé à plusieurs opérations ensemble et conjuguaient leurs
    compétences d’anciens commandos de la marine avec leur entraînement
    d’agents du Mossad. Tous étaient nés en Afrique du Nord et parlaient
    parfaitement français et arabe. Ils s’étaient surnommés « Cosa Nostra », en
    référence à la branche sicilienne de la mafia.
    Zamir leur expliqua la situation. « Nous avons reçu un message de
    Syrie », commença-t-il. Il s’agissait de la communauté juive de Syrie alors
    en plein déclin, victime de l’oppression et des persécutions du régime
    autocratique du président Hafez el-Assad, qui avait pris le pouvoir
    l’année précédente. Bon nombre de Juifs s’étaient enfuis de Syrie, ne
    laissant derrière eux qu’une communauté réduite et vieillissante. La
    plupart des jeunes hommes étaient partis. Les femmes qui restaient
    n’avaient guère d’espoir de trouver un mari. La seule solution pour elles
    était de venir en Israël. * Plusieurs femmes avaient tenté de fuir par le Liban en achetant les
    services de passeurs, poursuivit Zamir. Certaines avaient été capturées,
    battues, torturées et même tuées. Seule une poignée d’entre elles étaient
    parvenues jusqu’à Beyrouth où chacune avait pu trouver refuge. Les
    auxiliaires du Mossad s’étaient ensuite occupés d’elles jusqu’à ce
    qu’elles puissent être transférées en Israël.
    Une nuit pendant l’hiver 1970, un bateau lance-missiles israélien s’était
    approché du port de Jounieh, au nord de Beyrouth, et avait pris à son bord
    les douze jeunes Juives amenées par des pêcheurs de la région.
    Le capitaine du bateau israélien, Avraham (Zabu) Ben Zeev, était un
    vieux loup de mer et un ancien sous-marinier. Avec ses hommes, il avait
    suivi un entraînement rigoureux et avait répété l’opération dans une base
    navale. Leur entraînement s’était révélé utile et les douze réfugiés avaient
    été amenés à bord sans difficulté. Ben Zeev avait fait distribuer des
    couvertures, des sandwichs et du café aux jeunes femmes qui tremblaient
    autant de froid que de peur, puis il avait mis le cap sur Haïfa. Arrivé à 4
    heures du matin, il avait eu la surprise de découvrir la silhouette
    reconnaissable entre toutes de Golda Meir. Le Premier ministre les
    attendait sur la jetée en compagnie du général Haïm Bar-Lev et de son
    adjoint le général David (Dado) Elazar. Profondément touchée par
    l’histoire des réfugiées, Golda Meir avait en effet décidé d’organiser une
    petite cérémonie pour les accueillir. Au cours de l’année suivante, Ben
    Zeev et son successeur, Amnon Gonen, organisèrent plusieurs opérations
    similaires pour faire sortir des Juives de Syrie en passant par les côtes
    libanaises. Le passage de la frontière entre la Syrie et le Liban devenait
    toutefois de plus en plus risqué et les réfugiées ne pouvaient pas faire
    confiance aux passeurs arabes ou aux pêcheurs. Golda Meir décida donc
    de les faire venir directement en Israël.
    Elle convoqua Zvi Zamir et lui ordonna de porter secours aux Juives de
    Syrie. * « Vous devez les ramener. C’est votre devoir », dit Zamir aux quatre
    agents de Cosa Nostra.
    S’ensuivit alors un débat houleux. Était-ce vraiment une mission pour le
    Mossad ? demanda un des hommes. Cette opération n’était-elle pas
    davantage du ressort de l’Agence juive ? Le Mossad n’était pas une
    agence matrimoniale, renchérit un autre, ses agents n’avaient pas à risquer
    leur vie dans un des pays arabes les plus dangereux de la région
    uniquement pour permettre à quelques vierges de se trouver des maris
    juifs.
    Le chef du Mossad leur rappela alors que, depuis son origine, une des
    premières missions du service consistait à venir en aide aux communautés
    juives installées dans des pays ennemis. Sa décision était prise. Les agents
    avaient reçu leur ordre de mission, il ne leur restait plus qu’à se préparer.
    C’est ainsi que les hommes de Cosa Nostra se mirent en devoir de
    sauver les vierges juives de Syrie et de les ramener en Israël. L’opération
    fut baptisée Smicha , « Couverture » en hébreu.
    Le lendemain de leur arrivée en territoire syrien, les hommes gagnèrent
    en assurance et déambulèrent dans les rues de Damas. Ils surveillaient
    également leurs alentours au cas où ils auraient été suivis par les
    redoutables Moukhabarat, les services de renseignement syriens. Ils
    arrivèrent à un marché et entrèrent chez un marchand de bijoux.
    « Prosper » et « Claudie » (Emmanuel Allon) examinaient des bijoux et
    discutaient en français quand le vendeur se pencha vers eux et leur dit :
    « Vous êtes Bnai Amenu [de notre peuple, en hébreu], n’est-ce pas ? »
    Les agents n’en revenaient pas. Était-il si facile de les percer à jour ? Si
    oui, ils étaient en danger de mort. Ignorant le commentaire du marchand,
    ils sortirent précipitamment de la boutique et se mêlèrent à la foule.
    Très vite, la communauté juive de Damas se mit à bruire d’une nouvelle
    rumeur : il serait bientôt possible de sortir du pays. « Notre situation était
    critique en Syrie, se rappelle Sara Gafni, qui se trouvait parmi les jeunes
    réfugiées. On nous disait de nous marier, mais qui épouser ? Il n’y avait
    personne. Nous entendions beaucoup d’histoires et de rumeurs, et nous
    avons commencé à ne plus penser qu’à ça : aller en Israël, le pays des
    Juifs. »
    Enfin, Prosper reçut un message confidentiel : demain soir, les femmes
    vous attendront dans un petit camion à côté de votre hôtel.
    En effet, le lendemain soir, un petit camion bâché était stationné dans
    une rue sombre. Les agents réglèrent leur note d’hôtel et prirent leurs
    bagages avec eux. Deux hommes s’installèrent à l’avant pendant que les
    deux autres prenaient place à l’arrière où se trouvait un groupe de jeunes
    filles âgées de quinze à vingt ans ainsi qu’un adolescent. Les hommes
    avaient remis leur keffieh, ne laissant apparaître que leurs yeux. Ils
    savaient que les barrages policiers et militaires étaient fréquents sur les
    routes syriennes. Au cas où on les arrêterait, ils diraient qu’ils
    emmenaient des jeunes filles en sortie scolaire.
    L’auxiliaire local qui les avait attendus sur la plage conduisait le
    camion. Il s’arrêta à plusieurs endroits pour prendre d’autres jeunes filles,
    puis il prit la direction de Tartous, vers le nord. Ils atteignirent une plage
    déserte et se cachèrent dans une cabane abandonnée. Au large, un lance-
    missiles de l’armée israélienne les attendait. Prosper envoya des signaux
    au bateau avec une lampe flash et le contacta par radio. Les canots
    pneumatiques s’approchèrent avec, à leur bord, les hommes de la Flottille
    13.
    Tout à coup, plusieurs coups de feu retentirent sur la plage. Les agents et
    les jeunes femmes coururent se mettre à couvert mais comprirent
    rapidement qu’ils n’étaient pas visés par les tireurs. D’où venaient ces
    coups de feu ? Les Syriens avaient-ils repéré les canots ? « Problème sur
    la plage », avertit le chef du commando, Gadi Kroll, par radio. Il
    n’abandonna toutefois pas la mission. Après avoir rappelé les canots
    pneumatiques, il mit le cap au nord vers une autre plage désignée comme
    second point de rendez-vous. Pendant ce temps, Prosper et ses hommes
    avaient fait remonter leurs protégées dans le camion et suivi la route du
    nord. Là, ils reprirent contact avec le bateau. Cette fois tout était calme sur
    la plage. Toujours coiffés de leur keffieh, les agents et les jeunes Juives
    s’enfoncèrent dans l’eau jusqu’à la taille et se hissèrent à bord des canots.
    Après une traversée agitée dans des eaux tumultueuses, ils arrivèrent au
    bateau qui les ramena en Israël. Les agents disparurent dans une cabine et
    les jeunes femmes dans une autre, où elles reçurent l’ordre de ne jamais
    parler de cette opération. Leurs familles étaient toujours à Damas et
    risquaient de payer leur fuite de leur vie. L’auxiliaire local ramena le
    camion à Damas afin de préparer la prochaine opération.
    Le bateau parvint à Haïfa sans encombre. Avant de renvoyer les
    hommes en mission, le Mossad mena toutefois une enquête pour essayer de
    savoir ce qui s’était passé sur la première plage cette nuit-là. La direction
    du renseignement éplucha les rapports de ses espions, activa ses agents
    dormants en Syrie, contacta ses sources au sein de l’armée, en vain.
    Finalement, le Mossad conclut qu’il s’était probablement agi d’une
    embuscade mal préparée ou de soldats syriens nerveux ayant remarqué des
    mouvements dans les vagues. * La fois suivante, les hommes de Cosa Nostra se rendirent à Damas par
    la voie des airs. Arrivés de Paris, ils se firent passer pour des étudiants en
    archéologie venus visiter des sites antiques dans le pays. Dotés de faux
    papiers, ils avaient également les poches remplies de tickets de métro
    parisiens, de petite monnaie et de reçus de cafés et de restaurants pour
    paraître plus crédibles. Tous leurs papiers étaient en ordre et pourtant la
    nervosité se lisait sur leurs visages. Et si les Moukhabarat avaient percé
    leur couverture ? Ils passèrent les contrôles de l’immigration sans
    difficulté, mais toujours anxieux. Ils traversèrent le hall bondé de
    l’aéroport et partirent dans plusieurs taxis pour des hôtels différents.
    Claudie descendit au Hilton de Damas.
    La première nuit ne fut pas facile. Les quatre hommes savaient que, s’ils
    étaient pris, ils ne pourraient échapper ni à la torture, ni à une mort
    horrible. Ils demandèrent à leur auxiliaire local de les amener sur la place
    où avait été pendu Elie Cohen, l’un des plus grands espions israéliens,
    quelques années auparavant. Se trouver à l’endroit même où Cohen était
    mort sous les clameurs d’une foule haineuse fut une véritable épreuve pour
    eux. Claudie quitta ses amis et retourna à son hôtel, profondément
    bouleversé.
    Hanté par de sinistres images, il se retourna dans son lit sans parvenir à
    trouver le sommeil. Soudain, à minuit, il entendit un bruit venant de la
    porte et sut immédiatement de quoi il s’agissait : quelqu’un essayait
    d’insérer une clé dans la serrure. « Ça y est, pensa-t-il, ils m’ont trouvé.
    Je suis le prochain pendu sur la place. » Il se précipita sur la porte et
    regarda par le judas. Il vit alors une touriste américaine d’un certain âge
    essayant en vain d’ouvrir sa porte. Après plusieurs tentatives
    infructueuses, celle-ci finit par tourner les talons. Elle s’était simplement
    trompée d’étage. Claudie se sentit renaître.
    Pendant que les jeunes filles se préparaient au départ, les agents du
    Mossad se promenaient dans les rues de Damas, allaient au café et au
    restaurant. Les serveurs regardaient avec étonnement cette tablée de quatre
    Fransaouis (Français) riant aux éclats. La faute en revenait à Claudie qui
    savait parfaitement évacuer la tension de ses camarades – ainsi que la
    sienne – en se lançant dans de grands discours en français mêlé de blagues
    et d’argot hébreu.
    L’opération se déroula sans encombre ainsi que plusieurs autres
    jusqu’au jour où Prosper et ses associés remarquèrent une concentration
    inhabituelle de soldats le long de la plage. Ils ignoraient la raison de cette
    présence militaire mais une chose était sûre : ils ne pouvaient pas risquer
    une évacuation dans ces conditions. Prosper décida donc de changer de
    plan.
    « Cap sur Beyrouth », dit-il à ses camarades, et ils filèrent jusqu’à la
    capitale libanaise, à une centaine de kilomètres. La frontière enfin derrière
    eux, ils se rendirent au nord de Beyrouth, dans le port de Jounieh
    majoritairement chrétien. En un tour de main, Prosper trouva à louer un
    petit yacht après avoir expliqué à son propriétaire qu’il voulait emmener
    une quinzaine d’invités en « croisière surprise » pour l’anniversaire d’un
    ami. Une fois le bateau prêt, il envoya un câble à ses supérieurs de Paris
    pour les informer du changement d’itinéraire et reçut l’autorisation de
    poursuivre l’opération.
    Cette nuit-là, le camion vint comme d’habitude de Damas avec à son
    bord un groupe de jeunes réfugiées et Claudie au volant. Il s’arrêta à
    quelques kilomètres de la frontière libanaise et les passagères
    descendirent. Claudie poursuivit la route, seul, présenta ses papiers au
    poste-frontière et entra au Liban. Puis, il s’arrêta au bord de la route et
    attendit. Chargées de lourds bagages, les jeunes femmes cheminèrent des
    heures dans la nuit sur un chemin parsemé de pierres. Après une marche
    épuisante sous l’escorte des agents du Mossad, elles passèrent la frontière
    et rejoignirent Claudie qui les conduisit à Jounieh. Là, elles embarquèrent
    l’une après l’autre et le bateau partit pour sa « croisière surprise ». Une
    fois arrivées au large, les jeunes femmes furent transférées sur un bateau
    de la marine.
    Les agents du Mossad passèrent la journée à se promener et à faire des
    emplettes dans Beyrouth. Le soir venu, ils retournèrent à Damas par la
    même route. À quelques kilomètres de la frontière, trois agents
    descendirent et commencèrent à avancer dans l’obscurité. Claudie passa
    la frontière à bord du véhicule en toute légalité, attendit ses compagnons et
    reprit la route de Damas.
    Le lendemain, les agents reprenaient l’avion pour Paris, puis Tel-Aviv.
    L’opération prit fin en avril 1973 lorsque Golda Meir se rendit sur la
    base navale de Haïfa pour remercier en personne Prosper, Claudie et leurs
    compagnons. Entre septembre 1970 et avril 1973, le Mossad et la marine
    israélienne avaient mené une vingtaine d’opérations d’évacuation de Juifs
    de la Syrie vers Israël via les plages de Tartous et la côte libanaise.
    Toutes s’étaient déroulées comme prévu et près de cent vingt jeunes filles
    étaient arrivées en Israël. L’opération fut classée confidentielle durant plus
    de trente ans.
    C’était la dernière opération de Cosa Nostra. Ses membres passèrent
    ensuite à des activités plus paisibles comme le commerce, le tourisme ou
    la fonction publique, même si le Mossad fit ponctuellement appel à leurs
    services pour quelques missions spéciales au cours des années suivantes.
    Le temps passa et Emmanuel Allon (Claudie) fut un jour invité au
    mariage d’un parent. Présenté à la mariée, il la reconnut immédiatement :
    elle se trouvait parmi les jeunes réfugiées qu’il avait aidées à sortir de
    Syrie. Il lui demanda : « D’où venez-vous ? »
    La jeune femme pâlit. Elle se sentait toujours tenue au secret sur les
    circonstances de sa fuite. Allon sourit : « Est-ce que vous ne seriez pas
    venue de Syrie ? Par la mer ? » Stupéfaite, la jeune femme faillit
    s’évanouir, puis, le reconnaissant à son tour, elle le serra tout à coup dans
    ses bras et l’embrassa chaleureusement. « C’était vous, balbutia-t-elle.
    C’est vous qui m’avez amenée ici ! »
    « Ce moment valait tous les risques que nous avons pris », dira plus
    tard l’espion.
    14 « Aujourd’hui, nous serons en guerre ! » Le 5 octobre 1973, l’agent du Mossad – nom de code Dubi – se trouvait
    en mission à Londres. À une 1 heure du matin, il reçut un coup de
    téléphone du Caire qui le plongea dans la stupéfaction : à l’autre bout du
    fil se trouvait l’espion le plus secret et le plus précieux des services de
    renseignements israéliens, un homme dont l’existence n’était connue que
    d’une poignée d’autres. Surnommé « l’Ange » (ou parfois « Rashash » ou
    « Hotel » selon les sources), l’homme ne prononça que quelques mots dont
    l’un suffit à donner des sueurs froides à son interlocuteur. Il s’agissait du
    nom de code « chimique ». Dubi appela immédiatement le siège du
    Mossad en Israël et transmit le message. Dès qu’il fut averti, le chef du
    Mossad, Zvi Zamir, dit à son adjoint, Freddie Eini : « Je pars pour
    Londres. »
    Zamir savait qu’il n’avait pas de temps à perdre. « Chimique » était un
    signal d’alerte en cas d’attaque imminente contre Israël. L’État hébreu se
    préparait à cette éventualité depuis la guerre des Six Jours de 1967 à
    l’issue de laquelle il s’était emparé de territoires importants comme la
    péninsule du Sinaï et la Bande de Gaza en Égypte, le plateau du Golan en
    Syrie et la Cisjordanie ainsi que Jérusalem en Jordanie. L’armée
    israélienne était désormais présente sur le plateau du Golan, sur la rive
    orientale du canal de Suez et le long du fleuve Jourdain. Tout autour, les
    pays arabes fourbissaient leurs armes et avaient juré vengeance, mais la
    guerre larvée qui avait suivi la guerre des Six Jours avait tourné à
    l’avantage d’Israël. Toutes les propositions de paix en échange du retour
    des territoires conquis avaient été rejetées par les États arabes. Entre-
    temps, l’impétueux président Nasser était mort et avait été remplacé par
    Anouar el-Sadate, un homme sans charisme, que les spécialistes israéliens
    considéraient comme une personnalité faible, hésitante et incapable
    d’entraîner son pays dans une nouvelle guerre. Après la mort du Premier
    ministre, Levi Eshkol, le pouvoir avait été transféré à l’inflexible Golda
    Meir, femme puissante et charismatique, secondée par son célèbre
    ministre de la Défense, Moshé Dayan. Le pays ne pouvait pas être en de
    meilleures mains.
    Quelques semaines auparavant, le roi Hussein de Jordanie s’était rendu
    en Israël dans le plus grand secret et avait prévenu Golda Meir de
    l’attaque prochaine des Syriens et des Égyptiens. Devenu l’allié secret de
    l’État hébreu, Hussein avait entamé d’intenses négociations avec les
    représentants israéliens. Cette fois-ci pourtant, Golda Meir ne s’émut
    guère de ses avertissements. Le parti travailliste était bien plus préoccupé
    par les prochaines élections et avait décidé de faire campagne sur le
    slogan : « Tout est calme autour du canal de Suez. »
    Ce soir-là pourtant, un peu moins de dix-huit heures avant Yom
    Kippour, le canal de Suez était tout sauf calme. Zvi Zamir avait pris
    l’avertissement de son agent très au sérieux. Conformément à la procédure
    prévue dans ces cas-là, le chef du Mossad prit le premier avion pour
    rencontrer son agent dans la capitale britannique dès qu’il eut reçu le
    signal. Le Mossad possédait un appartement au sixième étage d’un
    immeuble, non loin de l’hôtel Dorchester. Cet endroit était le lieu de
    rendez-vous réservé aux rencontres avec l’Ange. Dès l’arrivée de Zvi
    Zamir, une dizaine d’agents du Mossad se déployèrent autour de
    l’immeuble au cas où l’avertissement du Caire n’aurait été qu’un piège. À
    la tête de cette unité se trouvait un vétéran, Zvi Malkin, légende du
    Mossad qui avait capturé Eichmann en Argentine.
    Zvi Zamir passa la journée à attendre l’Ange dans un état de nervosité
    extrême. Parti du Caire, celui-ci avait fait étape à Rome et n’atterrit à
    Londres que tard dans la soirée. Les deux hommes se retrouvèrent à 23
    heures. En Israël, Yom Kippour – jour du Grand Pardon consacré à la
    prière et au jeûne – avait commencé. Toute activité avait cessé, les radios
    et les télévisions s’étaient tues, pas une voiture ne circulait dans les rues,
    et les frontières n’étaient surveillées que par des effectifs réduits.
    La rencontre entre Zamir et l’Ange dura deux heures. Dubi, qui était
    présent, la retranscrivit mot pour mot.
    Il était presque 1 heure du matin lorsque les hommes se séparèrent.
    Dubi invita l’Ange dans une pièce voisine où il lui versa ses 100 000
    dollars d’indemnités habituels tandis que Zamir, fiévreux, rédigeait en
    toute hâte un télégramme urgent à destination d’Israël. Toutefois,
    impossible de mettre la main sur l’émetteur de l’ambassade. Perdant
    patience, Zamir téléphona directement au domicile de son adjoint, Freddie
    Eini. Personne ne décrocha et l’opératrice ne faisait que répéter :
    « Ça ne répond pas, monsieur, je crois que c’est une fête importante
    aujourd’hui en Israël.
    — Essayez encore ! » fulmina Zamir.
    La sonnerie du téléphone finit par réveiller son adjoint qui décrocha le
    combiné à moitié endormi. « Allez vous passer la tête sous l’eau froide,
    lui dit Zamir, et prenez de quoi noter. » Obéissant à son supérieur, Freddie
    écrivit la phrase suivante : « La société signera le contrat d’ici la fin de la
    journée. »
    « Maintenant habillez-vous et allez au quartier général réveiller tout le
    monde », ordonna Zamir.
    Freddie suivit les ordres de son supérieur à la lettre. Il commença par
    appeler les principaux responsables politiques et militaires du pays et leur
    adressa ces quelques mots : « Aujourd’hui nous serons en guerre . » * Le télégramme de Zamir arriva peu de temps après à Tel-Aviv : « Les
    Égyptiens et les Syriens devraient attaquer en début de soirée. Ils savent
    qu’aujourd’hui est un jour de fête et pensent pouvoir passer [de notre côté
    du canal de Suez] avant la tombée de la nuit. L’attaque devrait se dérouler
    selon le plan que nous connaissons. Il [l’Ange] pense que Sadate ne
    repoussera pas l’offensive car il s’est engagé auprès des autres chefs
    d’État arabes et il souhaite tenir sa promesse. Notre source estime qu’en
    dépit des hésitations du président égyptien, la probabilité d’une attaque est
    de 99,9 %. [Les Égyptiens] pensent pouvoir l’emporter et craignent des
    fuites qui pourraient provoquer une intervention étrangère et dissuader
    certains de leurs alliés de se joindre à l’offensive. Les Russes ne
    participent pas aux opérations. »
    Tout le monde ne prit pas le télégramme de Zamir pour argent comptant.
    En dépit de plusieurs rapports inquiétants des services de renseignements,
    l’élégant et très sûr de lui Eli Zeira, général et chef d’AMAN, ne croyait
    pas à l’éventualité d’une guerre. Il était convaincu que cette concentration
    de blindés et de soldats égyptiens le long du canal de Suez était liée à
    quelque grande manœuvre militaire. Face à Zamir, Zeira reconnut
    néanmoins qu’il n’avait « pas d’explication » pour le rapport de l’unité
    848 (plus tard rebaptisée unité 8200, cette unité était chargée des écoutes
    et de la surveillance) qui avait signalé que les familles des conseillers
    militaires russes en Syrie et en Égypte avaient précipitamment quitté ces
    deux pays. Pendant des années, ce genre d’information avait été considéré
    comme l’indicateur sûr d’une guerre imminente.
    Le patron d’AMAN ainsi que la plupart des spécialistes de la défense
    croyaient fermement en la théorie selon laquelle l’Égypte n’attaquerait
    Israël que sous deux conditions : d’une part, le pays avait besoin que
    l’Union soviétique lui fournisse à la fois des avions de combat capables
    de rivaliser avec les chasseurs israéliens ainsi que des bombardiers et des
    missiles susceptibles d’atteindre des foyers de population en Israël ;
    d’autre part, le gouvernement égyptien devait être assuré de la
    participation d’autres pays arabes à l’offensive. Tant que ces deux
    conditions n’étaient pas réunies, cette théorie écartait tout risque de
    guerre. Les Égyptiens donneraient dans la menace et les provocations, ils
    organiseraient d’immenses manœuvres militaires, mais ils n’attaqueraient
    pas.
    Personne ne rappela à tous ces dirigeants qu’ils avaient déjà été
    victimes d’une autre « théorie » erronée en 1967. À l’époque, une grande
    partie de l’armée égyptienne était engagée au Yémen où elle soutenait les
    républicains arabes contre les armées royalistes. Les Israéliens étaient
    persuadés que l’Égypte ne se livrerait à aucune provocation ou agression
    tant que son armée était embourbée au Yémen. La gravité de leur erreur
    leur était apparue le 15 mai 1967 lorsque des unités d’élite de l’armée
    égyptienne avaient traversé le Sinaï et atteint la frontière israélienne
    pendant que le président Nasser expulsait les observateurs des Nations
    unies et bloquait l’accès à la mer Rouge aux navires israéliens. Après
    cela, les experts israéliens auraient dû comprendre que les logiques
    israélienne et arabe étaient deux choses bien différentes. La guerre des Six
    Jours s’était néanmoins achevée sur une éclatante victoire de Tsahal, on
    n’avait pas jugé utile d’essayer de tirer les leçons des erreurs commises
    par les services de renseignements.
    À l’aube de ce 6 octobre 1973, une autre théorie prévalait chez
    l’ensemble des responsables israéliens appelés en réunion extraordinaire.
    Eli Zeira ainsi que plusieurs membres du gouvernement émirent des doutes
    quant à l’imminence d’une attaque syro-égyptienne. Deux fois déjà – en
    novembre 1972 et en mai 1973 – l’Ange avait lancé un avertissement de la
    sorte. Chaque fois, il s’était rétracté à la dernière minute mais l’armée
    avait toute de même mobilisé d’urgence un grand nombre de réservistes en
    mai 1973 et l’opération avait coûté quelque 34,5 millions de dollars à
    l’État hébreu.
    Ce matin-là, tous les responsables étaient conscients de la gravité de la
    situation. Ils ne convinrent toutefois que d’une mobilisation partielle et
    décidèrent de ne pas lancer de frappe préventive contre les troupes
    égyptiennes massées le long du canal de Suez.
    C’est alors que Zvi Zamir rentra en Israël. Lui n’en démordait pas : la
    guerre est imminente ! insistait-il. Selon l’avertissement de l’Ange, les
    forces conjointes syriennes et égyptiennes attaqueraient peu avant le
    coucher du soleil.
    À 14 heures, Eli Zeira convoqua les correspondants militaires dans son
    bureau et déclara qu’il existait un faible risque de conflit. À peine avait-il
    fini de parler qu’un aide de camp entra et lui tendit un court message. Le
    général le parcourut, puis, sans dire un mot, prit son béret et sortit du
    bureau en toute hâte. Quelques instants après, le son des sirènes d’alerte
    brisait le silence de Yom Kippour. La guerre avait commencé. * Après la guerre, plusieurs hauts responsables d’AMAN reprochèrent à
    l’Ange d’avoir transmis de mauvaises informations à Zamir en lui disant
    que l’offensive aurait lieu en fin de journée alors qu’elle avait commencé
    dans l’après-midi. Plus tard, on découvrit que l’heure de lancement des
    opérations avait été modifiée à la dernière minute au cours d’un entretien
    téléphonique entre les présidents syrien et égyptien. À ce moment, l’Ange
    était déjà à bord de l’avion qui le conduisait à Londres.
    Il est étonnant de voir combien cette erreur et les fausses alertes
    précédemment lancées par l’espion semblèrent poser problème aux
    responsables d’AMAN. À croire que l’Ange n’était pas seulement une
    source de renseignements pour eux, mais le représentant du Mossad auprès
    du président égyptien. Les responsables israéliens semblaient attendre de
    lui des rapports détaillés de tout ce qui se passait dans le bureau du chef
    de l’État. Ils avaient oublié qu’en dépit de sa position haut placée l’Ange
    n’était toujours qu’un espion : certes, il leur fournissait d’excellentes
    informations, mais comme tous les espions, il ne pouvait pas tout savoir.
    Pendant les jours qui suivirent l’offensive, l’Ange continua de fournir
    de précieux renseignements à ses employeurs israéliens. Après le tir de
    deux missiles Scud contre des troupes israéliennes, l’espion put
    notamment les rassurer en leur disant que les Égyptiens n’avaient pas
    l’intention d’envoyer d’autres missiles durant les combats et ne comptaient
    pas provoquer une escalade des violences.
    La guerre du Kippour prit fin le 23 octobre. Les Syriens avaient été
    forcés de se retirer du plateau du Golan et les canons israéliens n’étaient
    qu’à une trentaine de kilomètres de Damas. Au sud, les Égyptiens s’étaient
    emparés d’une mince bande de terre de huit kilomètres de large entre les
    côtes israéliennes et le canal de Suez, mais leur troisième armée était
    complètement cernée par les troupes israéliennes qui avaient établi une
    tête de pont en territoire égyptien, percé les lignes ennemies et étaient
    parvenues à moins de cent kilomètres du Caire.
    La victoire était toutefois amère. La guerre avait fait 2 656 morts et
    7 251 blessés, et le mythe de la supériorité israélienne s’était effondré.
    Les deux pays entamèrent des négociations et des accords furent signés,
    d’abord pour mettre fin aux hostilités, ensuite pour établir une paix
    durable entre Israël et l’Égypte. La Syrie, elle, refusa de participer au
    processus de paix.
    À la fin de son mandat, Zvi Zamir fut remplacé par le général Yitzhak
    (Haka) Hofi.
    Le chef du Mossad quitta ses fonctions sous un concert de louanges.
    Tout le monde salua en lui le seul responsable des milieux du
    renseignement à avoir averti les autorités du danger militaire syrien et
    égyptien. Si les dirigeants israéliens l’avaient davantage écouté et ordonné
    une frappe préventive, il est à peu près certain que l’issue de la guerre
    aurait été bien plus favorable à l’État hébreu. L’argument selon lequel
    certains membres du gouvernement se seraient opposés à ces attaques
    préventives afin de ne pas être accusés d’avoir provoqué les hostilités
    n’est guère convaincant. Quelle était la priorité pour Israël : ne pas être
    accusé d’avoir ouvert les hostilités ou se protéger par tous les moyens
    possibles ?
    Pour l’historien israélien Uri Bar-Yossef, l’avertissement de l’Ange a
    permis de sauver le plateau du Golan. Au matin du 6 octobre, écrit-il, des
    unités blindées ont été mobilisées de toute urgence à la suite du rapport de
    l’espion. Ces blindés sont arrivés sur le plateau dans l’après-midi et ont
    réussi à arrêter les Syriens dans le secteur de Nafah.
    Après la guerre et sous la pression de l’opinion publique, le
    gouvernement israélien forma une commission d’enquête présidée par le
    juge de la Cour suprême, Shimon Agranat, afin d’examiner les décisions
    prises pendant la guerre du Kippour. La commission ordonna le
    remplacement immédiat du général Eli Zeira (ainsi que de plusieurs autres
    officiers, dont David Elazar).
    Mais qui était l’Ange ? Une multitude de livres, d’articles et diverses
    publications – aussi faux les uns que les autres – furent écrits à son sujet.
    L’Ange était de toute évidence un personnage très haut placé dans les
    cercles du pouvoir égyptien et proche du commandement militaire.
    Personne ne réussit toutefois à percer son secret. Les journalistes et les
    experts lui trouvèrent plusieurs noms de code et en firent un personnage
    doté d’incroyables talents. Il devint le héros de nombreuses histoires
    d’espionnage et de plusieurs romans à succès. * De son côté, le général Zeira conçut de cet épisode une profonde
    amertume. Déterminé à prouver son innocence et à donner sa version des
    événements, il décida d’écrire un livre et d’expliquer lui-même pourquoi
    il n’avait pas fait confiance à l’espion.
    Il écrivit alors que l’Ange n’était ni plus ni moins qu’un agent double,
    infiltré au sein du Mossad par des Égyptiens retors.
    Certains journalistes crurent à sa version et écrivirent que l’Ange était
    l’incarnation même de l’agent double. Selon eux, l’espion avait d’abord
    eu pour mission de fournir des informations valables et détaillées au
    Mossad pour mieux gagner la confiance des Israéliens et ensuite les
    précipiter dans un piège fatal.
    Le scénario avait de quoi séduire. Il expliquait tout… ou presque, car
    Zeira et ses comparses oubliaient une chose : au long de sa carrière,
    l’Ange n’a jamais transmis que des informations absolument exactes. Où
    donc était le piège ?
    Alors que l’espion aurait pu mentir aux Israéliens et leur dire que les
    troupes massées le long du canal de Suez ne faisaient que participer à un
    exercice et qu’Israël ne courait aucun risque, « l’agent double » avait
    décidé d’appeler le représentant de Zamir à Londres pour le prévenir de
    l’imminence du danger. Il avait ensuite pris l’avion pour la capitale
    britannique et avait personnellement averti le chef du Mossad.
    Mais Zeira n’en avait cure. Lors de la réédition de son livre en 2004, il
    décida d’aller un peu plus loin et de révéler l’identité de l’Ange. Au cours
    d’une émission télévisée avec le journaliste chevronné Dan Margalit,
    Zeira révéla le véritable nom de l’Ange : Achraf Marouane.
    La nouvelle stupéfia les spécialistes du régime égyptien. Ils ne
    pouvaient pas croire que Marouane ait été un espion au service d’Israël.
    Alors, qui était ce maître espion ? Qui était Achraf Marouane ? * En 1965, une jeune Égyptienne timide fit la connaissance d’un charmant
    jeune homme sur un court de tennis d’Héliopolis. La jeune femme, Mona,
    était la troisième fille de sa famille mais pas la plus intelligente. Sa sœur
    Hoda était plus vive et comptait parmi les meilleures élèves de son lycée
    de Giza. Mais Mona était jolie, pleine de charme et la préférée de son
    père. Le jeune homme qu’elle avait rencontré était issu d’une famille aisée
    et respectable. Fraîchement diplômé en chimie, il venait de rejoindre les
    rangs de l’armée. Mona tomba éperdument amoureuse de lui.
    Peu de temps après, la jeune fille le présenta à sa famille. C’est ainsi
    qu’il fit la connaissance du père de Mona : le président égyptien Gamal
    Abdel Nasser. Nasser n’était pas entièrement convaincu que sa fille avait
    trouvé le mari idéal mais celle-ci ne lui laissa guère le choix. Le Président
    finit donc par inviter le père du jeune homme, officier de haut rang de la
    garde présidentielle, et l’union du jeune couple fut approuvée. Le mariage
    fut célébré l’année suivante en juillet 1966. Le mari de Mona fut nommé à
    l’unité chimique de la garde républicaine avant d’être transféré au service
    scientifique de la présidence en 1968. Ce jeune homme s’appelait Achraf
    Marouane.
    Visiblement peu satisfait dans son nouveau travail, Marouane demanda
    la permission à son beau-père de poursuivre ses études à Londres. Nasser
    accepta et Achraf partit s’installer dans la capitale britannique, seul mais
    sous la surveillance de l’ambassade égyptienne.
    Cette surveillance, cependant, n’était manifestement pas assez étroite.
    Marouane était un bon vivant qui aimait la fête, les aventures et tous les
    plaisirs que Londres et les années soixante pouvaient offrir. Les poches
    bientôt vides, le jeune homme eut rapidement besoin d’une nouvelle
    source de financement pour continuer à mener ce mode de vie. Il ne tarda
    pas à la trouver.
    Elle s’appelait Souad et était mariée à un cheik koweitien, Abdallah
    Moubarak Al Sabah. Séduite par le jeune Marouane, elle finit par lui
    ouvrir son porte-monnaie. Leur relation ne dura toutefois pas longtemps.
    Leur liaison fut découverte et le beau-père de Marouane le fit rentrer en
    Égypte. Nasser demanda à sa fille de quitter ce mari honteux, mais celle-ci
    refusa. Finalement Nasser décida que son gendre resterait désormais en
    Égypte et ne serait autorisé à retourner à Londres que pour rendre ses
    travaux à ses professeurs. Il dut également rembourser la totalité des
    sommes prêtées par sa maîtresse. Nommé dans un bureau de la
    présidence, Marouane ne fut plus chargé que de petites tâches
    insignifiantes.
    En 1969, Marouane retourna à Londres soumettre ses travaux à
    l’université. Il saisit cette occasion pour faire ses premiers pas sur la voie
    de la trahison. Humilié par son beau-père, le jeune homme amer et en
    colère n’hésita pas une seconde : il téléphona à l’ambassade d’Israël et
    demanda à parler à l’attaché militaire. Lorsqu’un officier lui répondit,
    Marouane donna son nom et expliqua sans ambages qu’il voulait travailler
    pour Israël. Il demanda à ce que son offre soit transmise aux personnes
    concernées, mais l’officier ne le prit pas au sérieux et n’en fit rien.
    Marouane appela une seconde fois, sans obtenir de réponse. Son offre
    parvint néanmoins aux oreilles du Mossad. Le responsable du service en
    Europe, Shmuel Goren, reçut un coup de téléphone du jeune homme. Goren
    savait qui était Marouane et de quel statut il jouissait en Égypte. Il lui dit
    de ne plus appeler l’ambassade et lui donna un numéro non répertorié. Il
    prévint aussitôt ses collègues.
    Goren envoya ensuite un rapport confidentiel à Zvi Zamir et Rehavia
    Vardi, chef du Tsomet, le service du Mossad responsable du recrutement
    des agents. Les deux hommes chargèrent une équipe d’étudier l’offre de
    Marouane. À première vue, la démarche du jeune homme avait tout d’un
    piège : un membre haut placé d’une organisation ennemie proposait ses
    services sans que le Mossad ait à lever le petit doigt. Cela semblait
    particulièrement suspect. L’homme pouvait être un agent double envoyé
    par les services égyptiens.
    D’un autre côté, il s’agissait d’un membre haut placé d’une organisation
    ennemie qui proposait ses services. Il avait certainement accès à des
    informations ultraconfidentielles. Et s’il était après tout l’agent idéal, celui
    que tous les services de renseignements rêvent de trouver ? Les services
    de Vardi savaient également quel genre d’homme Marouane était : un
    ambitieux et un hédoniste, un type qui aimait l’argent. La tentation était
    grande.
    Goren retourna à Londres et demanda à rencontrer Marouane. Il fit la
    connaissance d’un jeune homme élégant qui lui confia immédiatement
    combien il avait été déçu par la débâcle égyptienne pendant la guerre des
    Six Jours en 1967. C’est ce qui l’avait décidé à passer du côté du
    vainqueur, expliqua-t-il. En dehors de ses motifs « idéologiques »,
    Marouane réclamait aussi beaucoup d’argent : 100 000 dollars chaque fois
    qu’il rencontrerait ses employeurs pour leur transmettre des informations.
    Goren était tenté d’accepter l’offre de l’Égyptien en dépit de ses
    exigences exorbitantes. Jamais le Mossad n’avait versé tant d’argent à un
    agent. Avant cela néanmoins, Goren exigea que le jeune homme apporte
    une preuve tangible de son engagement. Il lui demanda un échantillon des
    documents secrets auxquels il avait accès. Ces documents seraient
    également une assurance pour le Mossad puisqu’ils constitueraient une
    preuve incontestable de la collaboration de Maourane avec les services
    israéliens. Aux yeux des Égyptiens, Marouane serait désormais un traître
    et un agent ennemi.
    Le jeune espion ne tarda pas et remit au Mossad un premier document :
    il s’agissait de la transcription complète des discussions entre le président
    Nasser et les dirigeants soviétiques lors de leur rencontre à Moscou le 22
    janvier 1970. Au cours de cet entretien, le président égyptien avait
    notamment demandé aux Soviétiques de lui fournir des bombardiers
    modernes à long rayon d’action, capables d’atteindre des points reculés en
    territoire israélien.
    Le document stupéfia tous ceux qui eurent l’occasion de le tenir entre
    leurs mains. Jamais ils n’avaient eu accès à de telles informations dont
    l’authenticité ne faisait aucun doute. Les chefs du Mossad comprirent alors
    tout le potentiel du jeune espion. Ils désignèrent Dubi comme son agent de
    liaison et l’envoyèrent dans la capitale britannique. Ils prirent également
    tous les arrangements nécessaires : ils louèrent un appartement à Londres,
    y installèrent des micros et des enregistreurs, mirent en place un service
    de sécurité et établirent un fonds spécial pour financer les opérations de
    leur agent vedette. La partie pouvait commencer.
    C’était toujours Marouane qui demandait à rencontrer son agent de
    liaison avec le Mossad lorsqu’il avait des informations à lui transmettre.
    Selon la procédure établie avec Dubi, Marouane devait téléphoner à un
    intermédiaire (une Juive de Londres, selon certaines sources) qui se
    chargeait d’alerter le Mossad. Marouane fournit à ses employeurs de
    nombreux documents politiques et militaires ultraconfidentiels. Le colonel
    Meir, responsable de la branche 6 d’AMAN (chargée du suivi des forces
    armées égyptiennes), participa à plusieurs de ces rencontres. Meir se
    rendait régulièrement à Londres sous une fausse identité, toutes les
    étiquettes de ses vêtements soigneusement découpées. Il déambulait à
    travers la capitale pendant des heures, à pied, en bus ou en taxi afin
    d’écarter tout risque de filature avant de se diriger vers l’appartement du
    Mossad. La première fois qu’il s’y rendit, il y trouva un jeune homme
    élégant mais très déplaisant et qui ne cachait pas son mépris. Marouane ne
    changea d’attitude que lorsqu’il comprit qu’il était en présence d’un
    homme particulièrement expérimenté. Un jour, le Mossad chargea Meir
    d’apporter une valise à Marouane. Quand il demanda ce qu’elle contenait,
    on lui répondit : « Une garçonnière sur la place Hamedina » (le quartier le
    plus huppé de Tel-Aviv). Selon les estimations du Mossad, les activités
    secrètes de Marouane au service d’Israël lui coûtèrent plus de 3 millions
    de dollars.
    Nasser mourut le 28 septembre 1970 et fut remplacé par Anouar el-
    Sadate. Le Mossad demanda à un éminent professeur israélien, Shimon
    Shamir, de dresser le profil psychologique du nouveau président égyptien.
    Celui-ci le décrivit comme un homme faible, à l’esprit lent, qui ne
    resterait pas longtemps au pouvoir et n’entraînerait pas son pays dans une
    guerre. La plupart des responsables égyptiens partageaient cette analyse, à
    l’exception de Marouane qui décida de montrer un soutien inconditionnel
    au nouveau chef d’État. Il prit à sa femme la clé du coffre personnel de
    Nasser, rassembla les documents les plus importants et les apporta à
    Sadate.
    Marouane était également aux côtés du nouveau président égyptien en
    mai 1971 lors de la tentative de coup d’État organisée par plusieurs
    responsables prosoviétiques. Parmi les conspirateurs se trouvaient
    certains des personnages les plus éminents du pays : Ali Sabri, ancien
    vice-président, Mahmoud Fawzi, ancien ministre de la Guerre, Sharawi
    Guma, ministre de l’Intérieur, ainsi que plusieurs autres membres du
    gouvernement et du Parlement. Leur objectif était d’assassiner Sadate lors
    de sa visite à l’université d’Alexandrie, mais le Président les prit de court
    et les fit tous arrêter. Marouane resta à ses côtés pendant toute cette affaire
    et l’aida à faire avorter le complot.
    Sa loyauté fut rapidement récompensée et Marouane fut nommé
    secrétaire de l’Information et conseiller spécial du Président. Il
    accompagnait désormais Sadate lors de ses voyages dans les autres pays
    arabes et participait aux réunions avec les hauts dirigeants.
    Cette promotion lui permit également de transmettre des informations de
    plus en plus intéressantes. Sadate se rendit à plusieurs reprises à Moscou
    durant l’année 1971 et donna à Leonid Brejnev une liste d’équipements
    militaires pour attaquer Israël, notamment des chasseurs MiG-25.
    Marouane envoya une copie de cette liste à ses employeurs du Mossad
    ainsi que la retranscription des entretiens entre les deux chefs d’État.
    Impressionné par la qualité du travail de Marouane, Zvi Zamir demanda à
    le rencontrer en personne. Les documents transmis par Marouane étaient
    envoyés à une poignée de hauts responsables du Mossad et d’AMAN, au
    chef d’état-major de Tsahal et à son adjoint, au Premier ministre Golda
    Meir, au ministre de la Défense Moshé Dayan et au fidèle conseiller de
    Golda Meir, Israel Galili.
    Certaines informations récoltées par Marouane atterrirent également sur
    les bureaux d’autres agences de renseignements. L’Égyptien proposa en
    effet ses services aux Italiens et aurait également pris contact avec le MI-6
    britannique. Cela expliquerait pourquoi il avait fait escale à Rome avant
    de retrouver Zvi Zamir à Londres : il devait aussi avertir ses employeurs
    italiens.
    Les Italiens avaient déjà reçu au moins un de ses rapports par le biais
    du Mossad. Un mois avant la guerre du Kippour, l’Égypte avait en effet
    reçu une demande d’aide de la part de la Libye : des terroristes
    palestiniens au service de Mouammar Kadhafi voulaient abattre un avion
    de la compagnie El Al à son départ de Rome.
    Il s’agissait d’un acte de vengeance contre les forces israéliennes qui
    avaient abattu par erreur un avion civil libyen au-dessus du Sinaï en
    février 1973. À l’époque, le Mossad avait été averti que des terroristes
    palestiniens s’apprêtaient à détourner un avion rempli d’explosifs pour le
    faire s’écraser sur une grande ville israélienne (voir chapitre 12). Lorsque
    les contrôleurs des forces aériennes israéliennes se trouvèrent face à un
    appareil libyen refusant de s’identifier et de quitter l’espace aérien
    israélien, ils crurent qu’il s’agissait de l’avion suicide. Ils lancèrent
    plusieurs chasseurs à sa poursuite et l’appareil fut abattu. Ce n’est que
    plus tard qu’ils découvrirent que l’avion avait dévié de sa route en raison
    d’une tempête de sable. On retrouva les corps de cent huit passagers dans
    les débris de l’appareil.
    Kadhafi jura de venger leur mort et désigna pour cela cinq terroristes du
    Fatah placés sous les ordres d’Amin el-Hindi. Le président Sadate décida
    de les aider et ordonna à Marouane de leur livrer des missiles russes
    Strela. Marouane envoya les missiles sol-air à Rome par la valise
    diplomatique. Là, il les chargea dans sa voiture, retrouva el-Hindi dans un
    magasin de chaussures sur la célèbre via Veneto, rentra avec lui chez un
    marchand de tapis et acheta deux tapis dans lesquels il enveloppa les
    missiles. Il les apporta aux terroristes… en métro. Les terroristes
    préparèrent leur opération alors que Marouane avait déjà prévenu le
    Mossad qui avait ensuite alerté les services italiens. Le 6 septembre, la
    police antiterroriste débarqua dans un appartement du quartier d’Ostie,
    non loin de l’aéroport de Rome. Les policiers arrêtèrent plusieurs
    terroristes et saisirent les missiles. Les autres membres du commando
    furent interpellés dans un hôtel de la capitale. La presse italienne cita le
    Mossad comme la source qui avait alerté les services italiens. Certains
    affirment que Zvi Zamir était lui-même présent à Rome pendant
    l’opération.
    Un mois plus tard, la guerre du Kippour éclatait. * Après la guerre, Marouane continua d’effectuer d’importantes missions
    secrètes pour le compte de Sadate. Envoyé du Président dans plusieurs
    capitales arabes, il participa notamment aux négociations sur l’accord de
    désengagement entre la Syrie, l’Égypte et Israël. Il était présent à Amman
    lors de la rencontre entre le secrétaire d’État américain, Henry Kissinger,
    et le roi Hussein de Jordanie. L’accord de désengagement lui permit
    également d’entrer en contact avec un autre service secret : la CIA, qui
    était à la recherche d’un informateur fiable sur la politique égyptienne
    après la signature de l’accord intérimaire israélo-palestinien en 1995.
    D’après des sources américaines, Marouane collabora avec la CIA
    pendant près de vingt-cinq ans. Il se rendit plusieurs fois aux États-Unis
    pour des raisons médicales et fut toujours chaleureusement accueilli et
    traité comme un prince par ses amis de la CIA.
    L’Égyptien finit toutefois par se lasser, tant de ses hautes
    responsabilités que de ses activités d’espion, et entama une carrière
    d’homme d’affaires. Il acheta un luxueux appartement au 24, Carlton
    House Terrace, à Londres, et commença à investir dans divers projets. En
    1974, il fut nommé président de l’Arab Industrial Union, une organisation
    créée par l’Égypte, l’Arabie Saoudite et les émirats du Golfe pour
    fabriquer des armes conventionnelles selon les procédés occidentaux. Le
    projet échoua, il permit néanmoins à Marouane de nouer des contacts
    utiles dans le monde des affaires. En 1979, il s’installa à Paris.
    Deux ans plus tard, après l’assassinat du président Sadate par des
    terroristes fanatiques, Achraf Marouane revint à Londres et entama une
    brillante carrière dans les affaires. Devenu immensément riche, il reçut
    Dubi, son agent de liaison avec le Mossad, dans son hôtel de Majorque et
    lui annonça qu’il avait décidé de prendre sa retraite. Certains affirment
    qu’à la fin des années soixante-dix la situation était devenue trop
    dangereuse pour lui en Égypte et qu’on le soupçonnait d’avoir des liens
    avec Israël. C’est pour cette raison qu’il aurait quitté le pays ainsi que le
    Mossad.
    Au cours des années suivantes, Marouane devint un homme d’affaires
    accompli. Investisseur avisé, il racheta une partie du club de football de
    Chelsea et concurrença Mohammed al-Fayed, père du fiancé de la
    princesse Diana, pour le rachat des célèbres magasins Harrod’s à Londres.
    Fidèle à ses habitudes, Marouane profitait des plaisirs de la vie,
    enchaînait les aventures et était toujours aussi élégant. Un jour, des agents
    de la CIA venus le voir à son hôtel à New York furent priés d’attendre
    dehors, le temps que sa maîtresse se rhabille et quitte les lieux.
    Dans les années quatre-vingt, le nom de Marouane apparut dans le
    cadre de plusieurs contrats de vente d’armes à la Libye du colonel
    Kadhafi ainsi qu’à des organisations terroristes au Liban. Un journaliste
    américain raconta la scène suivante : un jour que Marouane avait invité un
    agent de la CIA chez lui, il l’avait emmené sur le balcon et, pointant du
    doigt une superbe Rolls Royce garée en contrebas, il avait simplement
    dit : « Un cadeau de Kadhafi. »
    Cette histoire ressemble à un pur mensonge. Marouane n’aurait pas pris
    le risque de frayer avec des terroristes et de se brouiller avec les services
    secrets israéliens qui pouvaient à tout moment le condamner à mort en
    révélant son passé d’espion. Si Marouane avait participé à d’obscures
    transactions avec la Libye ou des organisations terroristes, ce ne pouvait
    être qu’avec l’aval du Mossad.
    Les années passèrent et un livre intitulé Une histoire d’Israël parut en
  2. L’auteur, Ahron Bregman, y mentionnait l’espion qui avait averti les
    autorités israéliennes juste avant la guerre du Kippour. Dans son livre,
    Bregman l’avait surnommé « le gendre », signe que l’homme faisait partie
    de l’entourage proche d’un personnage important. Et de fait, l’Ange était
    le gendre de Nasser. D’après Bregman, l’Ange avait été un agent double et
    avait transmis des informations fallacieuses à Israël.
    Marouane était furieux. Même si l’auteur ne le désignait pas
    nommément, il fit part de sa réaction dans un entretien avec le journal
    égyptien Al Ahram dans lequel il dénigra les travaux de Bregman et
    qualifia son livre de « mauvais roman policier ».
    Piqué au vif, Bregman décida de défendre son honneur et déclara au
    cours d’un entretien avec Al Ahram que « le gendre » de son livre était
    effectivement Achraf Marouane. L’accusation était sérieuse, mais venant
    d’un chercheur peu connu et ne se fondant sur aucune preuve, elle n’eut
    que peu de répercussions. Du moins jusqu’au jour où le général Zeira la
    reprit à son compte en affirmant que Marouane était un agent double qui
    avait dupé les services israéliens.
    En Israël, il s’agissait d’une affaire sans précédent. Jamais on n’avait
    ainsi révélé l’identité d’anciens espions, même après leur mort. Or Achraf
    Marouane était vivant, vulnérable, et constituait une proie facile pour les
    tueurs des Moukhabarat égyptiens. Trente ans après avoir pris sa retraite,
    Zvi Zamir tenta de reprendre contact avec Marouane, mais l’Ange refusa
    de lui parler. « Il ne voulait pas parce qu’il estimait que je ne le protégeais
    pas, expliqua Zamir sur le ton du regret. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour le
    protéger mais j’ai échoué. »
    À la suite de ces révélations, Zamir sortit du mutisme qu’il s’était
    imposé et s’en prit violemment à l’ancien chef d’AMAN qu’il accusa de
    dévoiler des secrets d’État. Zeira répliqua en reprochant à l’ancien chef
    du Mossad de protéger un agent double.
    Le journaliste Ronen Bergman reprit à son tour la thèse de l’agent
    double parce qu’il avait vu Marouane échanger une chaleureuse poignée
    de main avec le président Hosni Moubarak lors de la retransmission
    télévisée d’une cérémonie devant la tombe de Nasser. Le président
    Moubarak vint alors au secours de Marouane et démentit toutes les
    rumeurs sur son compte.
    En Israël, la polémique faisait rage. Le Mossad et AMAN formèrent
    deux commissions d’enquête séparées qui parvinrent aux mêmes
    conclusions : Marouane n’était pas un agent double et n’avait jamais nui
    aux intérêts d’Israël. Refusant d’abandonner, Zeira entama des poursuites
    contre Zamir. L’ancien juge de la Cour suprême, Théodore Or, fut chargé
    du dossier et donna raison à l’ancien chef du Mossad.
    Si Zeira et ses partisans avaient manifestement décidé d’ignorer que
    Marouane avait été un des plus hauts personnages du gouverne ment
    égyptien, gendre du président Nasser et proche conseiller du président
    Sadate, les dirigeants égyptiens, eux, ne voulaient pas reconnaître avoir
    été infiltrés par un traître et un espion sioniste. Jamais l’opinion publique
    égyptienne ne leur aurait pardonné. Ils adoptèrent donc une approche
    différente et chantèrent publiquement les louanges de Marouane tout en le
    condamnant secrètement à mort.
    Au début du mois de juin 2007, le juge Théodore Or publia ses
    conclusions. Le 12 juin, un tribunal israélien confirmait officiellement la
    version de Zamir attestant du passé de Marouane au service du Mossad.
    Le 27 juin, Marouane mourait après avoir chuté de son balcon.
    Les Israéliens accusèrent les services secrets égyptiens. Certains
    pointèrent la responsabilité du général Zeira dont les imprudences avaient
    pu mettre Marouane en danger, tandis que la veuve de Marouane désignait
    – naturellement – le Mossad comme coupable. Selon des témoins de la
    scène, plusieurs hommes de type moyen-oriental se trouvaient sur le
    balcon avec Marouane quelques minutes avant sa mort.
    Scotland Yard rouvrit l’enquête, en vain. Les meurtriers d’Achraf
    Marouane courent toujours.
    15 Piège sexuel pour un espion nucléaire S’il n’est pas littéralement allé crier « je suis un espion » sur tous les
    toits, Mordechaï Vanunu semble néanmoins avoir presque tout fait pour
    signaler au monde ses activités clandestines.
    Vanunu travaillait à la centrale nucléaire de Dimona, l’installation la
    plus secrète d’Israël que de nombreux médias et gouvernements étrangers
    soupçonnaient de servir à la fabrication d’armes nucléaires.
    Avant d’être embauchés, tous les candidats devaient se soumettre à une
    longue série de questionnaires, d’interrogatoires et de contrôles menés par
    le Shabak ainsi que d’autres spécialistes de la sécurité. Cette étroite
    surveillante se poursuivait ensuite pour tout le personnel présent sur le
    site.
    Vanunu avait répondu à une offre d’emploi parue dans un journal : il
    avait déposé sa candidature au bureau d’une « unité de recherche
    nucléaire » dans la ville de Beer Sheva. Il avait ensuite passé les
    contrôles d’usage et obtenu le poste sans difficulté.
    Comment était-ce possible ? Vanunu était un militant de la gauche
    radicale, ses amis étaient des Arabes membres du parti communiste et
    antisioniste Rakah ; il avait participé à plusieurs manifestations avec eux
    et avait été photographié lors de rassemblements propalestiniens
    extrémistes, pancarte et micro à la main, en train de donner des interviews
    aux journalistes.
    Il recevait des membres du parti Rakah dans son petit appartement de
    Beer Sheva et avait demandé à être admis dans leur groupe étudiant.
    Celui-ci était exclusivement composé de jeunes Arabes extrémistes et
    ouvertement hostiles à Israël. Dans l’université Ben Gourion où il était
    inscrit, Vanunu était réputé pour ses opinions radicales.
    Jeune homme intelligent mais instable, Vanunu avait d’abord fréquenté
    les milieux d’extrême droite et admiré le rabbin raciste Meir Kahane. Il
    avait ensuite milité pour le parti d’extrême droite Hatechiya
    (« Renaissance ») et voté pour le Likoud avant de rejoindre les rangs de
    l’extrême gauche. Il avait changé de bord après la guerre du Liban de
    1982, expliquait-il. Solitaire, ayant peu d’amis, il était convaincu d’être
    victime de discrimination en raison de ses origines marocaines. Cette
    conviction ne fit que s’aggraver lorsqu’il échoua à l’examen d’entrée à
    l’académie de l’armée de l’air et fut affecté dans une unité du génie. Après
    son service militaire, il se lança dans des études d’ingénierie à Tel-Aviv,
    puis il changea d’avis, s’installa à Beer Sheva et commença des études
    d’économie. Puis, il changea de nouveau d’avis et se lança dans la
    philosophie. Il devint végétarien, puis végétalien.
    Ses camarades de classe se souviennent de sa fascination pour l’argent.
    Le jeune Vanunu se flattait en effet de ne pas avoir à travailler, disant qu’il
    lui suffisait de faire les bons investissements en Bourse. Dans son journal
    intime, la Bourse figurait parmi ses « priorités » avant la philosophie ou
    les études d’anglais. Propriétaire d’une Audi rouge, il posait également
    comme modèle nu pour se faire un peu d’argent et n’avait pas hésité à
    baisser son caleçon pour gagner un prix lors d’une soirée étudiante.
    Si sa vie personnelle ne concernait que lui, son engagement politique
    auprès du Rakah et des milieux propalestiniens aurait dû alerter tous ses
    supérieurs. Au lieu de cela, il fut simplement convoqué par des
    responsables du Shabak qui lui dirent de mettre un terme à ces activités et
    lui demandèrent de signer un papier attestant qu’il avait bien reçu un
    avertissement. Il refusa de le signer et continua sur sa lancée.
    Le Shabak rédigea alors un rapport sur Vanunu et l’envoya au directeur
    de la sécurité du ministère de la Défense, qui le transféra au directeur de
    la sécurité de la centrale de Dimona, qui le rangea parmi ses dossiers et
    l’oublia. Les services de sécurité ne prirent aucune mesure, Vanunu ne fit
    l’objet d’aucune surveillance particulière. C’était une erreur monumentale.
    À tous les niveaux – du Shabak aux directeurs de la sécurité du ministère
    et de la centrale –, les responsables avaient manqué à leur devoir.
    Vanunu poursuivit ses activités politiques sans être inquiété.
    Vanunu était employé à l’institut 2, le département le plus secret de la
    centrale. Sur les 2 700 employés de Dimona, seuls 150 étaient autorisés à
    pénétrer dans ce bâtiment. Vanunu possédait deux badges : le 9567-8 pour
    entrer dans la centrale, et le 320 pour entrer dans l’institut 2.
    Vu de l’extérieur, l’institut 2 était un modeste bâtiment de deux étages
    ressemblant à un entrepôt ou une annexe. Un examen plus attentif
    permettait toutefois de noter la présence d’un ascenseur sur le toit, et l’on
    pouvait s’interroger sur la nécessité d’un tel équipement pour un bâtiment
    de seulement deux étages. C’était là que se trouvait la clé du mystère de
    l’institut 2 : cet ascenseur ne servait pas à monter mais à descendre. Le
    modeste bâtiment servait de couverture discrète à six niveaux souterrains.
    Affecté au service de nuit, Vanunu connaissait bien le bâtiment. Au
    premier étage se trouvaient la cafétéria ainsi que quelques bureaux. Au
    rez-de-chaussée se trouvaient des passerelles servant au transport des
    barres d’uranium ainsi que des bureaux et des laboratoires d’assemblage.
    Le premier niveau souterrain était rempli de tuyaux et de valves. En
    dessous se trouvaient la salle de contrôle principale et une sorte de plate-
    forme surnommée « le balcon de Golda ». Depuis ce balcon, les visiteurs
    importants pouvaient observer l’ensemble des opérations de production.
    Au niveau inférieur se trouvaient les techniciens qui travaillaient sur les
    barres d’uranium venant d’en haut. Comprenant trois étages, le niveau – 4
    abritait le cœur de la production et les bassins de séparation où le
    plutonium produit dans le réacteur était séparé des barres d’uranium. Au
    niveau – 5 se trouvaient le service métallurgie et le laboratoire où étaient
    produites toutes les pièces entrant dans la fabrication d’une bombe
    nucléaire. Enfin, le niveau – 6 servait d’entrepôt pour les déchets
    radioactifs stockés dans des caissons spéciaux.
    Vanunu savait que le réacteur nucléaire produisait du plutonium puisque
    celui-ci est un produit de la réaction en chaîne normale et s’accumule sur
    les barres d’uranium. Une fois « gratté » des barres d’uranium, le
    plutonium était envoyé aux niveaux – 4 et – 5 et servait à fabriquer des
    armes nucléaires.
    Un jour, sans raison particulière, Vanunu prit un appareil photo avec lui
    et le dissimula dans son sac au milieu de ses livres de cours. Si les agents
    de sécurité lui demandaient pourquoi il avait apporté un appareil photo à
    la centrale, il répondrait qu’il l’avait simplement oublié dans son sac
    après être allé à la plage. Mais personne ne contrôla ses affaires, et
    personne ne lui posa de question. Vanunu laissa donc l’appareil dans son
    vestiaire. Pendant ses pauses, il commença alors à se promener dans le
    bâtiment vide : il prenait des photos des laboratoires, des équipements et
    des salles, faisait des schémas détaillés, entrait dans des bureaux déserts
    et lisait des documents dans des coffres ouverts. Personne ne le voyait et
    personne ne le soupçonnait. Les gardes semblaient s’être évaporés. Ses
    supérieurs ignoraient tout de ces activités et le considéraient comme un
    technicien discret, sérieux et diligent. Après neuf ans passés à la centrale, en 1985 Vanunu fut renvoyé. Son
    renvoi n’était pas lié à son engagement politique mais à des mesures
    d’économie mises en place à l’époque à Dimona. Vanunu faisait partie
    d’un plan de licenciement et reçut une prime de 150 % ainsi que huit mois
    de salaire pour « indemnisation de transition ». Le technicien se sentit de
    nouveau victime de discrimination. Il décida de partir pour un long
    voyage, espérant peut-être ne jamais rentrer en Israël comme ces douze
    millions de Juifs vivant en dehors de l’État hébreu. Il vendit son
    appartement et sa voiture, et ferma ses comptes en banque.
    À trente et un ans, Vanunu partit ainsi sac au dos. Il avait déjà fait de
    grands voyages, notamment en Europe et une fois aux États-Unis. Cette
    fois-ci, il mit le cap sur l’Orient. Dans ses bagages, il emmenait deux
    pellicules de photos prises à Dimona.
    Il se rendit d’abord en Grèce, puis en Russie, en Thaïlande et au Népal.
    À Katmandou, il fit la connaissance d’une Israélienne à qui il fit
    timidement la cour. Il se présenta sous le nom de Mordy et ne fit pas
    mystère de ses opinions de gauche pacifiste, ni de son désir de quitter
    définitivement Israël. Il visita un temple bouddhique et envisagea un
    moment de devenir moine.
    Après le Népal, Vanunu voyagea en Extrême-Orient avant d’atterrir en
    Australie. Là, il enchaîna les petits boulots pendant plusieurs mois à
    Sydney. Il était surtout seul et malheureux. Un soir, alors qu’il se
    promenait dans un des quartiers les plus mal famés de la ville, repaire de
    prostituées, de petits voleurs et de dealers de drogue, il vit le clocher de
    l’église Saint-George émergeant de l’obscurité. C’était un refuge pour les
    âmes tourmentées, les désespérés, les criminels, les vagabonds, les
    pauvres et les opprimés. Vanunu entra et fit la connaissance du père John
    McKnight. Le bon prêtre comprit immédiatement que Vanunu était à la
    recherche d’une maison et d’une famille. Il prit le jeune homme fragile
    sous son aile. Au cours des semaines suivantes, les deux hommes eurent
    de longues conversations et, le 17 août 1986, Vanunu se convertit au
    catholicisme et reçut le nom de John Crossman.
    Il s’agissait certainement d’une décision difficile pour un homme
    éduqué dans la religion juive, né à Marrakech et qui avait passé sa
    jeunesse à étudier le Talmud dans les yeshiva de Beer Sheva. Certes, sa
    foi avait commencé à décliner depuis plusieurs années, mais cette
    conversion était davantage le produit de son instabilité et de sa confusion
    d’esprit que d’une réelle désillusion envers la religion juive. S’il n’était
    pas entré dans l’église Saint-George et n’avait pas rencontré le père
    McKnight, il aurait aussi bien pu se convertir au bouddhisme ou à toute
    autre religion. En rejetant la foi juive, il tournait toutefois aussi le dos à
    Israël. Son aversion pour l’État hébreu devint progressivement le
    principal moteur de sa vie.
    Un jour, lors d’un rassemblement entre fidèles, Vanunu parla à ses
    nouveaux amis de son travail en Israël. Il décrivit la centrale de Dimona et
    leur proposa de leur montrer les photographies qu’il avait prises là-bas.
    Leur regard vide lui fit comprendre qu’ils n’avaient pas la moindre idée
    de ce dont il parlait. Ses mots aiguisèrent toutefois la curiosité d’un
    homme, Oscar Guerrero, voyageur colombien et journaliste à ses heures.
    Vanunu et lui avaient repeint la clôture de l’église ensemble et avaient
    partagé le même appartement pendant un moment. Comprenant
    l’importance de ces clichés, Guerrero se rapprocha de Vanunu et lui fit
    miroiter quelques promesses de fortune et gloire. Vanunu aimait l’argent,
    mais il pensait aussi pouvoir utiliser cette histoire pour faire avancer la
    cause de la paix entre les Juifs et les Arabes. À l’origine, ce n’était
    pourtant pas son plan : il n’avait pas quitté Israël avec ses deux rouleaux
    de pellicule pour promouvoir la paix au Moyen-Orient. Cette explication
    lui servait néanmoins de noble excuse pour justifier ses actes. En réalité,
    son combat personnel contre le programme nucléaire israélien devint une
    des principales raisons qui le poussa à publier les photos de la centrale.
    Vanunu comprenait également qu’un tel acte le disqualifiait en tant que
    citoyen israélien. Il ne pourrait plus jamais retourner dans son pays où il
    serait considéré comme un traître et un ennemi public.
    La tentation était néanmoins trop forte. Vanunu et Guerrero firent
    développer les pellicules dans un magasin de Sydney et proposèrent les
    photos à plusieurs publications et chaînes de télévision australiennes et
    américaines. En vain. Les deux hommes passaient pour des excentriques
    ou des escrocs cherchant à se faire un peu d’argent facile. Personne ne
    pouvait croire que ce jeune homme timide à l’allure ascétique détenait le
    secret le mieux gardé d’Israël.
    De guerre lasse, le Colombien se rendit en Espagne puis en Angleterre
    et décrocha le jackpot. Les responsables du London Sunday Times avaient
    entendu parler de lui et comprirent tout le potentiel d’un scoop sur le
    programme nucléaire israélien, photos et dessins à l’appui. Ils devaient
    toutefois se montrer prudents. Peu de temps auparavant, leur réputation
    avait sérieusement souffert de l’affaire des « carnets de Hitler », ces
    journaux du Führer qui se révélèrent être des faux grossiers. Cette fois-ci,
    ils demandèrent à faire minutieusement examiner les documents fournis
    par Guerrero.
    Pendant ce temps, un responsable de la télévision australienne avait
    pris contact avec l’ambassade israélienne de Canberra pour demander si
    l’initiateur de cette étrange proposition était bien un ressortissant de l’État
    hébreu. L’information était parvenue aux oreilles d’un journaliste israélien
    qui avait écrit à sa rédaction à Tel-Aviv.
    La nouvelle fit l’effet d’une bombe dans les services secrets israéliens :
    un ancien employé de l’institut 2 de la centrale de Dimona essayait de
    vendre le plus précieux secret de l’État hébreu. « Nous avons échoué,
    nous n’avons pas réussi à l’intercepter à temps », reconnut Haïm Carmon,
    alors directeur de la sécurité au ministère de la Défense.
    L’information fut immédiatement transmise au « club des Premiers
    ministres », composé du Premier ministre, Shimon Peres, et de ses
    prédécesseurs, Yitzhak Rabin et Yitzhak Shamir, qui faisaient alors partie
    du gouvernement d’union. Ordre fut donné de trouver Vanunu et de le
    ramener en Israël. Certains suggérèrent de l’éliminer, mais cette idée fut
    écartée. Le Premier ministre décrocha son téléphone et appela le chef du
    Mossad.
    Le Mossad avait un nouveau directeur depuis 1982 : Nahum Admoni.
    Après avoir été dirigé pendant près de vingt ans par des généraux
    parachutés de l’armée, le service de renseignements avait enfin été confié
    à un homme venu de l’intérieur. Né à Jérusalem, Admoni était un ancien du
    Shai et d’AMAN. Il avait d’abord été l’adjoint de Yitzhak Hofi avant de
    prendre sa place après son départ à la retraite en 1982. Il dirigea le
    service pendant sept années, qui ne furent pas les meilleures pour les
    milieux du renseignement israéliens. Entre 1982 et 1989, le Mossad fut en
    effet impliqué dans plusieurs scandales : il y eut d’abord l’affaire Pollard
    – cet officier de renseignements d’origine juive qui travaillait à
    Washington et espionnait pour les services secrets israéliens ; puis le
    scandale Iran-Contra auquel Israël était mêlé, et enfin la perte de plusieurs
    agents arrêtés à la suite de maladresses. Le pire fut toutefois le scandale
    provoqué par l’affaire Vanunu. Dès qu’il fut informé, Admoni mit sur pied
    une opération pour la capture de l’ingénieur. Nom de code : « Kaniuk ».
    Nahum envoya immédiatement une unité Césarée en Australie pour
    arrêter Vanunu, mais les agents arrivèrent trop tard. L’oiseau s’était
    envolé.
    Vanunu était déjà en Angleterre. Après s’être entretenu avec Guerrero,
    les responsables du Sunday Times avaient envoyé Peter Hounam,
    chroniqueur vedette de la rubrique « Insight », pour rencontrer Vanunu en
    Australie. Au moment d’embarquer pour Sydney, Hounam savait déjà que
    des experts britanniques avaient confirmé l’authenticité des clichés de
    Guerrero. Après s’être entretenu avec Vanunu, Hounam était lui aussi
    convaincu de la véracité de son histoire. Il fut particulièrement
    impressionné par la modestie de Vanunu qui, contrairement aux
    affirmations de Guerrero, se défendit d’être un « scientifique israélien ».
    Vanunu lui dit la vérité : il n’avait été qu’un technicien dans la centrale.
    Les deux hommes partirent pour Londres, laissant Guerrero en Australie.
    Le journal comptait ainsi se dispenser de la commission que réclamait le
    Colombien. Une fois arrivé à Londres, Vanunu fut soumis à toute une série
    d’interrogatoires par l’équipe du Sunday Times . Il leur dit tout ce qu’il
    savait et leur révéla qu’Israël travaillait également à la fabrication d’une
    bombe à neutrons capable de détruire toute forme de vie tout en laissant
    les infrastructures intactes. Il leur décrivit le processus d’assemblage des
    bombes à l’institut 2. Il était toutefois nerveux et agité. Il avait peur d’être
    kidnappé ou assassiné par les services israéliens. Les journalistes
    essayèrent de le rassurer. Ils le firent changer d’hôtel et commencèrent à se
    relayer pour « monter la garde » auprès de leur précieux invité. Ils lui
    demandèrent également – en vain – d’éviter de se promener seul.
    Une fois les interrogatoires terminés, le journal proposa à l’ingénieur
    une offre mirobolante : 100 000 dollars pour raconter son histoire avec
    ses photos, 40 % des droits de distribution du journal et 25 % des droits
    d’un éventuel livre. Les responsables du Sunday Times lui dirent aussi que
    le propriétaire du journal, Rupert Murdoch, possédait également les
    studios de la 20th Century Fox et qu’il songeait à faire un film autour de
    son histoire. Le rôle de Vanunu serait interprété par Robert de Niro.
    Les Britanniques offrirent à Vanunu tout ce qu’il pouvait désirer à
    l’exception d’une chose : une femme. Tourmenté par sa libido, Vanunu
    désirait par-dessus tout une femme, mais ne pouvait assouvir son désir.
    Lorsque la journaliste du Sunday Times , Rowena Webster, vint lui tenir
    compagnie, il essaya désespérément de la convaincre de coucher avec lui.
    Le sexe était le talon d’Achille de Vanunu, mais ce détail avait échappé
    aux brillants journalistes du Sunday Times .
    Ils se trompaient également sur la réalité des risques qu’encourait leur
    hôte et ne comprirent pas à quel point ses craintes étaient fondées. Un
    journaliste britannique fut envoyé en Israël pour vérifier que Vanunu était
    bien l’homme qu’il prétendait être. Il parla de l’ingénieur à un journaliste
    israélien qui alerta immédiatement le Shabak. Quelques heures plus tard,
    plusieurs agents du Mossad débarquaient à Londres. À leur tête, Shabtai
    Shavit, adjoint du chef du Mossad. L’opération était supervisée par le
    second adjoint du chef du Mossad et responsable de l’unité Césarée, Beni
    Zeevi.
    Se faisant passer pour des photographes de presse, deux agents du
    Mossad se postèrent aux environs du siège du journal, prenant des photos
    de manifestants. Au bout de quelques jours, ils virent Vanunu sortant du
    bâtiment. Ils le suivirent dans les rues de Londres.
    Vanunu fut prit en chasse selon la méthode dite du « peigne », mise au
    point par un ancien agent, Zvi Malkin. En plus de suivre leur cible, les
    agents sillonnaient les endroits où il était susceptible de se rendre de
    manière à y être avant lui. Le 24 septembre, Vanunu se rendit sur Leicester
    Square, haut lieu touristique de la capitale britannique. Près d’un kiosque
    à journaux, il avisa une jeune femme qui « ressemblait beaucoup à Farah
    Fawcett, la star de la série Drôles de dames ».
    La jeune blonde était « belle comme un ange » et Vanunu la dévora du
    regard pendant qu’elle faisait la queue. Elle tourna la tête et lui lança un
    regard insistant. Leurs yeux se croisèrent un instant. Puis, elle paya et s’en
    alla. Il fit quelques pas dans la direction opposée, puis prenant son
    courage à deux mains, fit demi-tour et l’aborda. La jeune femme lui
    répondit avec un sourire et ils commencèrent à discuter. Elle lui dit
    s’appeler Cindy et expliqua qu’elle était une esthéticienne juive de
    Philadelphie, en visite en Europe.
    Vanunu était méfiant. Les derniers jours avaient été particulièrement
    éprouvants. Les journalistes n’arrêtaient pas de l’interroger et de
    repousser la publication de son histoire. Il avait de plus en plus peur des
    services israéliens, surtout depuis qu’il avait appris que le journal voulait
    contacter l’ambassade israélienne pour recueillir ses commentaires.
    D’après les Anglais, tout journal respectable comme le Sunday Times se
    devait de donner la parole à toutes les parties concernées. Vanunu n’était
    pas convaincu. Il était seul, impatient et en colère.
    C’est alors qu’il fit la connaissance de Cindy. « Vous êtes du Mossad ? lui demanda-t-il, à moitié sérieux.
    — Non, non, répondit-elle. C’est quoi le Mossad ? »
    Elle lui demanda comment il s’appelait.
    « George », dit-il. C’était le nom qu’il avait donné à la réception de son
    hôtel.
    Elle sourit. « Oh, allez, répliqua-t-elle. Vous ne vous appelez pas
    George. »
    Ils s’installèrent à un café et Vanunu lui raconta son histoire : son vrai
    nom, les journalistes du Sunday Times et tous ses problèmes. La jeune
    femme lui proposa immédiatement de partir pour New York où elle disait
    pouvoir lui trouver de bons contacts dans la presse et de solides avocats.
    Il ne l’écoutait déjà plus vraiment. Vanunu était tombé amoureux au
    premier regard. Il la revit plusieurs fois au cours des jours suivants, les
    plus beaux de sa vie selon ses propres dires. Ils se promenaient dans les
    parcs, main dans la main, allaient au cinéma voir Témoin sous haute
    surveillance avec Harrison Ford ou Hannah et ses sœurs de Woody
    Allen. Ils allèrent également voir la comédie musicale 42e rue et passaient
    beaucoup de temps à s’embrasser. Vanunu n’oublierait jamais ces baisers
    et ces tendres embrassades.
    Si Cindy voulait bien l’embrasser, elle refusait toutefois fermement de
    coucher avec lui. Elle lui expliqua qu’elle ne pouvait pas l’inviter à son
    hôtel parce qu’elle partageait sa chambre avec une autre fille. Elle refusait
    également d’aller le voir à son hôtel. Tu es tendu et agité, répétait-elle, ça
    ne marchera pas. Pas à Londres.
    C’est alors qu’elle eut une idée. « Pourquoi ne viendrais-tu pas avec
    moi à Rome ? dit-elle un jour. Ma sœur vit là-bas, elle y a un appartement.
    On pourrait passer du bon temps et tu oublierais tous tes soucis. »
    D’abord, Vanunu refusa. Mais la jeune femme était déterminée à partir.
    Elle acheta un billet en première classe et finit pas le convaincre de
    l’accompagner. Elle lui paya même son billet. « Tu me rembourseras plus
    tard », lui dit-elle.
    Ainsi Vanunu céda à la tentation.
    S’il avait été plus sérieux et plus lucide, il aurait tout de suite compris
    qu’il s’agissait d’un piège et que « Cindy » travaillait pour les services
    secrets israéliens. Comment avait-il pu être aussi naïf ? Seul à Londres, il
    rencontrait « par hasard » une jeune femme charmante, qui tombait
    éperdument amoureuse de lui et était prête à tout pour lui, y compris
    l’emmener chez sa sœur à Rome après lui avoir payé son billet ? Tout ça
    alors qu’elle le connaissait à peine ? Elle ne pouvait pas coucher avec lui
    à Londres mais cela ne lui poserait pas de problème à Rome ? N’importe
    quel homme sensé aurait trouvé ce comportement suspect, pour ne pas dire
    ridicule. Mais les psychologues du Mossad avaient fait bien fait leur
    travail cette fois. Ils savaient exactement ce que Vanunu voulait et avaient
    prédit qu’il ne résisterait pas aux tendres baisers et aux promesses d’une
    belle femme.
    Peter Hounam, en revanche, était un homme intelligent. Il comprit que
    quelque chose se tramait dès qu’il apprit l’existence de Cindy. Il fit tout ce
    qu’il put pour convaincre Vanunu d’arrêter de la voir, en vain. Vanunu
    avait mordu à l’hameçon et rien ne pouvait le faire changer d’avis. Un
    jour, il demanda à Peter de le conduire au café où l’attendait la jeune
    femme et le journaliste put l’apercevoir (ce qui lui permettrait plus tard de
    dresser un portrait robot de l’espionne). Quand Vanunu l’informa qu’il
    avait l’intention de quitter la ville « pour quelques jours », Peter essaya
    encore de l’en dissuader, sans résultat. Il lui dit de ne pas sortir
    d’Angleterre et de ne pas laisser son passeport à la réception de l’hôtel.
    Le journaliste ne pouvait toutefois pas deviner que Vanunu partait à Rome
    uniquement pour pouvoir coucher avec Cindy. Cette dernière avait en effet
    accepté de coucher avec lui là-bas, mais pour des raisons bien
    différentes : les Israéliens ne voulaient pas kidnapper Vanunu sur le
    territoire britannique. Shimon Peres ne voulait pas risquer les foudres de
    la terrible « Dame de fer » Margaret Thatcher. Le Mossad non plus n’était
    pas très à l’aise en Angleterre. Quelques mois auparavant, les autorités
    allemandes avaient découvert une valise contenant huit faux passeports
    britanniques dans une cabine téléphonique. À l’intérieur se trouvait
    malheureusement aussi une carte avec le nom du propriétaire de la valise
    et il n’avait pas été difficile d’établir ses liens avec l’ambassade d’Israël.
    Les Britanniques étaient furieux. Le Mossad avait promis de ne plus
    empiéter sur leur souveraineté. Pour Shimon Peres et les dirigeants du
    Mossad, il n’était donc pas question de monter une opération au Royaume-
    Uni.
    Les Israéliens se rabattirent alors sur Rome. Le Mossad et les services
    de renseignements italiens entretenaient de bonnes relations. Le chef du
    Mossad, Nahum Admoni, et le responsable des services secrets italiens,
    l’amiral Fulvio Martini, étaient bons amis. L’Italie était un bien meilleur
    théâtre d’opérations pour le Mossad. En outre, il régnait dans ce pays un
    tel désordre chronique qu’ils étaient à peu près assurés que personne ne
    pourrait jamais prouver où l’enlèvement avait eu lieu.
    C’est ainsi que Cindy et Mordy embarquèrent sur le vol 504 de la
    British Airways à destination de Rome, le 30 septembre 1986. À leur
    arrivée, vers 21 heures, les deux amants furent accueillis par un Italien
    jovial tenant un immense bouquet de fleurs dans les bras. Il les conduisit
    chez la sœur de Cindy. Durant tout le trajet, la jeune femme n’arrêta pas
    d’embrasser son cher Mordy.
    La voiture s’arrêta devant une petite maison et une jeune femme ouvrit
    la porte. Vanunu fut le premier à entrer. Dès qu’il eut franchi le seuil, la
    porte se referma derrière lui et deux hommes se jetèrent sur lui, le
    plaquant fermement au sol. Il remarqua que l’un d’entre eux était blond.
    Tandis qu’on lui attachait les mains et les pieds, la jeune femme lui
    enfonçait une aiguille dans le bras. Sa vue se brouilla et il sombra dans un
    profond sommeil.
    Peu après, une camionnette se mettait en route pour le nord de l’Italie. À
    son bord se trouvaient Vanunu, inconscient, avec deux hommes et une
    femme à ses côtés. Ils roulèrent plusieurs heures, s’arrêtant une fois pour
    faire une seconde injection à leur otage. Cindy avait disparu. Ils arrivèrent
    au port de la Spezia. Étendu sur un brancard, Vanunu fut embarqué sur un
    bateau à moteur qui mit le cap au large et rejoignit un cargo israélien, le
    Tapuz (d’après une autre source, il s’agissait en réalité du Noga ). Les
    membres de l’équipage avaient reçu l’ordre de regagner leurs quartiers et
    de ne pas en sortir. Les hommes de corvée virent toutefois le bateau à
    moteur arriver. Une échelle de corde fut lancée et deux hommes et une
    femme montèrent à bord. Avec eux se trouvait un homme, inconscient,
    qu’ils amenèrent immédiatement dans la cabine du second. Là, ils
    verrouillèrent la porte et le bateau se remit en route pour Israël. Vanunu
    passa l’intégralité du voyage dans cette cabine. Il n’avait pas revu Cindy.
    Il s’inquiétait pour elle et ne savait pas ce qu’elle était devenue. Il n’avait
    toujours pas compris qu’elle travaillait pour le Mossad. Elle l’avait laissé
    sur le seuil de la maison de sa « sœur » et avait probablement quitté
    l’Italie le jour même. La femme qui l’avait amené ici était un médecin
    chargé de lui administrer des piqûres anesthésiques durant toute la durée
    du voyage.
    Le bateau jeta l’ancre non loin des côtes israéliennes et Vanunu fut
    transféré sur un navire lance-missiles de la marine. Là, il fut pris en
    charge par des officiers de police et du Shabak qui le placèrent
    officiellement en détention et l’envoyèrent à la prison de Shikma, à
    Ashkelon.
    Lors de son premier interrogatoire, Vanunu découvrit qu’après son
    enlèvement le Sunday Times avait commencé à publier une série d’articles
    sur la base de ses révélations. Tandis qu’il était amené de force en Israël,
    les journaux du monde entier avaient repris son histoire avec photos et
    illustrations. Le Sunday Times révéla que toutes les conjectures
    concernant le programme nucléaire israélien étaient erronées. Jusqu’à
    présent, les spécialistes estimaient que l’État hébreu possédait entre 10 et
    20 bombes nucléaires rudimentaires. Les informations dévoilées par
    Vanunu leur amenèrent la preuve qu’Israël était en réalité une puissance
    nucléaire dotée d’un arsenal de 150 à 200 bombes sophistiquées. Les
    Israéliens pouvaient également fabriquer des bombes à neutrons et des
    bombes à hydrogène. Ces révélations sensationnelles effrayèrent Vanunu.
    Il craignait à présent que les Israéliens ne l’éliminent. Il avait également
    peur pour Cindy et refusait de croire qu’elle faisait partie du complot
    formé contre lui.
    Pendant une quarantaine de jours, le monde resta sans nouvelles de
    Vanunu. La presse publia des articles sensationnalistes sans aucun lien
    avec la vérité. Les journaux anglais décrivirent en détail comment le
    technicien avait été enlevé à Londres et rapatrié en Israël à bord d’une
    « malle diplomatique ». D’autres citèrent des « témoins » affirmant l’avoir
    vu embarquer à bord d’un yacht en compagnie d’une jeune femme avant
    d’être conduit en Israël. Les députés britanniques réclamèrent l’ouverture
    d’une enquête et de sévères sanctions à l’encontre d’Israël.
    Officiellement accusé de trahison au milieu du mois de novembre,
    Vanunu fut conduit plusieurs fois au tribunal. Un jour, il décida de prendre
    ses gardiens par surprise. Il savait exactement où les journalistes
    l’attendaient à l’entrée du bâtiment. Pendant l’un de ses transferts, Vanunu
    attendit à l’arrière de la voiture de police que le conducteur s’arrête en
    face des caméras. Là, il colla la paume de sa main contre la vitre et les
    photographes du monde entier purent lire les mots tracés à même la peau :
    « Vanunu M enlevé à Rome, Italie, le 30/9/86, arrivé Rome, vol BA
  3. »
    Cette révélation ne provoqua pas de tension avec Londres, car elle
    confirmait que Vanunu avait quitté le territoire britannique de son plein gré
    et à bord d’un vol commercial. Les services secrets romains en revanche
    étaient furieux, mais les Israéliens parvinrent à réparer les dégâts.
    Vanunu fut accusé d’espionnage et de trahison. Il fut condamné à dix-
    huit ans de prison. À l’étranger, pourtant, il n’était pas considéré comme
    un traître ou un espion.
    Plusieurs associations furent créées pour sa défense en Europe et en
    Amérique. Aux yeux de ces militants, Vanunu avait combattu pour la paix
    et était un martyr qui avait risqué sa vie pour mettre un terme au
    programme nucléaire israélien.
    Naturellement Vanunu n’était rien de tout cela. Ces grands discours
    héroïques et idéologiques ne servaient qu’à couvrir le comportement
    confus d’un technicien frustré. Le fait est qu’il ne s’était jamais élevé
    contre le programme nucléaire tant qu’il avait été employé à la centrale de
    Dimona. Il était probable qu’il y travaillerait encore s’il n’avait pas été
    renvoyé. Même après avoir quitté le pays, Vanunu n’était pas parti tout de
    suite en croisade contre le programme nucléaire israélien : il avait pris le
    temps de voyager au Népal, en Thaïlande et de se convertir au
    christianisme en Australie. S’il n’avait pas rencontré Guerrero, les photos
    du « balcon de Golda » et des laboratoires secrets dormiraient peut-être
    encore au fond de son sac.
    Certaines âmes naïves de ce monde virent toutefois en lui un combattant
    œuvrant contre la nucléarisation de l’État hébreu. Un généreux couple
    d’Américains décida de l’adopter – bien que sa famille fût encore
    vivante –, et de bons chrétiens continuent de soumettre son nom pour le
    prix Nobel de la paix.
    Une fois libéré après avoir passé dix-huit ans en prison, Vanunu décida
    de vivre dans une église de Jérusalem. Aujourd’hui encore, il continue
    d’exprimer sa haine d’Israël, refusant de s’y installer et de parler hébreu.
    Il se fait désormais appeler John Crossman et publie régulièrement des
    petites annonces dans les journaux arabes à la recherche d’une femme
    arabe ou palestinienne (« Israéliennes s’abstenir »).
    Et Cindy ? Il se trouve qu’en raison de l’urgence de sa mission le
    Mossad n’avait pas eu le temps de lui construire une solide couverture
    avant de l’envoyer à Londres. Elle avait donc utilisé le nom – Cindy
    Hanin – et le passeport de sa sœur, ce qui permit aux journalistes de
    retrouver sa trace. Ils découvrirent qu’elle s’appelait en réalité Cheryl
    Ben Tov, née Hanin, et était la fille d’un millionnaire américain qui avait
    fait fortune dans l’industrie des pneumatiques. Sioniste convaincue, elle
    avait émigré en Israël à l’âge de dix-sept ans, avait fait son service
    militaire et épousé un ancien officier d’AMAN avant d’être recrutée par
    un agent du Mossad. Très intelligente, très motivée, elle avait l’avantage
    de posséder un passeport américain. Elle avait suivi un entraînement
    complet pendant deux ans avant d’être envoyée de toute urgence à Londres
    avec les autres membres de l’Opération Kaniuk. Après l’enlèvement de
    Vanunu et les révélations sur ses liens avec le Mossad, elle fut contrainte
    de renoncer à toute opération sur le terrain.
    Elle vit aujourd’hui avec sa famille à Orlando, en Floride. Gérants
    d’une agence immobilière, elle et son mari incarnent la parfaite famille
    juive américaine. « Grillée » en tant qu’espionne par l’affaire Vanunu, ses
    collègues regrettent sincèrement que la jeune femme ait dû quitter leurs
    rangs. Après tout, elle était parvenue à faire sortir Vanunu d’Angleterre en
    toute légalité.
    Margaret Thatcher ramena facilement le calme chez ses députés en leur
    démontrant qu’aucun crime ou délit n’avait été commis en territoire
    britannique.
    Le Mossad ne tarda toutefois pas à renouer avec ses vieilles habitudes.
    Deux ans plus tard, les agents Arie Regev et Yaakov Barad essayaient de
    placer un agent double palestinien à Londres. Celui-ci fut arrêté et
    Margaret Thatcher fit fermer les bureaux du Mossad à Londres. Regev et
    Barad furent expulsés. Le Mossad jura de nouveau de ne plus
    recommencer.
    Jusqu’à l’affaire Mahmoud al-Mabhouh…
    16 Le super-canon de Saddam Le 23 mars 1918, en pleine Première Guerre mondiale, un énorme obus
    explosa au milieu de la place de la République à Paris. Une heure plus
    tard, un autre obus atterrissait dans le cœur de la capitale, faisant huit
    morts. Ces deux explosions terrifièrent les Parisiens qui se croyaient à
    l’abri, loin du front. Les autorités envoyèrent immédiatement plusieurs
    patrouilles dans les forêts avoisinantes, pensant que l’armée allemande y
    avait caché des pièces d’artillerie. Les hommes revinrent bredouilles. Les
    responsables français pensèrent alors que les obus avaient été largués
    depuis les airs, bien qu’aucun zeppelin n’ait été aperçu. Six jours plus
    tard, le jour du vendredi saint, un nouvel obus tombait sur la capitale et
    atterrissait sur l’église Saint-Gervais, dans le 4 e arrondissement.
    L’explosion fit quatre-vingt-onze tués et une centaine de blessés.
    La ville fut prise de panique. Des patrouilles armées parcouraient des
    kilomètres autour de la capitale, sans rien trouver. Personne n’avait jamais
    entendu parler d’un canon capable de tirer des obus à une telle distance.
    Les journaux comparèrent le monstre qui les bombardait de loin au
    célèbre canon de Jules Verne, capable d’envoyer un obus sur la lune dans
    Voyage de la Terre à la Lune.
    Les Français eurent toutefois de la chance. La guerre s’acheva cette
    même année sur la victoire des armées de l’Entente contre l’Allemagne
    impériale. On en sut progressivement davantage sur le terrible canon qui
    avait semé la mort et la panique dans les rues de la capitale et que l’on
    avait surnommé « le canon de Paris ». D’autres l’avaient baptisé « le
    canon de Guillaume », du nom de Guillaume II, l’empereur d’Allemagne.
    Cette pièce d’artillerie lourde avait été mise au point par la société Krupp
    qui en avait fabriqué trois modèles. Le canon avait une portée inédite de
    128 kilomètres et tirait des obus de 90 centimètres de long dotés d’un étui
    de plus de 3,50 mètres. Il pouvait tirer des obus jusqu’à 42 kilomètres
    d’altitude, un record qui ne fut battu qu’avec l’apparition des V2 pendant
    la Seconde Guerre mondiale. Krupp avait assemblé ses trois canons dans
    le plus grand secret. Transportés par trains spéciaux, ils changeaient de
    position presque tous les jours. Chaque canon était manœuvré par quatre-
    vingts servants qui avaient interdiction de parler à qui que ce soit. Il était
    impératif d’envelopper cette arme terrifiante d’un halo de mystère.
    La fin de la guerre approchant, les capacités de manœuvre des canons
    déclinèrent rapidement. L’aviation britannique avait découvert leur
    emplacement et les bombardait incessamment, de même que les Français
    dont la ligne de front s’était rapprochée. Et pourtant, aucun de ces
    bombardements ne réussit à les détruire. Le seul canon qui fut neutralisé
    fut celui qui explosa pendant un tir et tua cinq soldats. Les deux autres
    disparurent dans la nature à la fin de la guerre. On ignore encore ce qu’ils
    sont devenus. Peut-être ont-ils été démontés ou cachés dans quelque grotte
    ou mine abandonnée.
    Les « canons de Paris » entrèrent bientôt dans la légende, et nombreux
    pensaient que leur secret ne serait jamais révélé. Toutefois, en 1965, une
    Allemande d’un certain âge se rendit au Canada où elle rencontra un
    scientifique de trente-sept ans, le professeur Gerald Bull, responsable du
    HARP, le programme de recherche en haute altitude de l’université
    McGill à Montréal. Il s’agissait d’une parente de Fritz Rausenberger, le
    défunt directeur de Krupp. Ce qu’elle apportait à Bull était un manuscrit
    perdu qu’elle avait découvert dans les archives familiales et qui décrivait
    en détail les mécanismes des canons de Paris.
    Le manuscrit intéressa au plus haut point le jeune professeur. Considéré
    comme un génie, Bull était devenu à vingt-trois ans le plus jeune doctorant
    diplômé d’une université canadienne. Gerald Bull rêvait de construire des
    canons à très longue portée capables d’envoyer des obus à des centaines
    de kilomètres et même de placer des satellites en orbite. Il se servit du
    manuscrit pour écrire un livre sur les canons de Paris et les possibilités
    techniques qu’ils offraient.
    Le livre ne suffit toutefois pas. Bull obtint également des financements
    de la part des gouvernements américain et canadien ainsi que de
    l’université. Il installa son énorme canon – le plus grand du monde – sur
    l’île de La Barbade. Il mesurait 36 mètres de long pour un calibre de 424
    millimètres. Des centaines de techniciens et d’ingénieurs, dont bon nombre
    de locaux, participèrent à la construction et aux tests de cette arme
    formidable.
    Le canon offrait une excellente portée et pouvait envoyer de lourdes
    charges à des altitudes records. Bull était certain qu’en remplaçant les
    obus par des missiles à combustible solide il pourrait envoyer 90 kilos à
    4 000 kilomètres de distance ou 250 kilomètres d’altitude.
    Le canon de Bull avait fait ses preuves mais, pour des raisons diverses,
    les gouvernements américain et canadien décidèrent de suspendre leur
    financement. En 1968, Bull fut contraint de quitter La Barbade. Il en
    conçut un profond dépit et maudit les « bureaucrates » qui avaient fait
    avorter son projet.
    Pendant un temps, il fabriqua des obus d’artillerie, exportant même
    50 000 pièces à destination d’Israël. Il fut également fait citoyen américain
    à titre spécial. De tempérament impatient, il n’était pas toujours capable
    de retenir sa langue et parvint à se brouiller avec la plupart des
    responsables et officiers de haut rang qu’il rencontra. Il n’avait pas digéré
    la suspension de son projet à La Barbade et était prêt à tout pour pouvoir
    continuer à travailler dessus. Ce canon devint une véritable obsession
    pour lui.
    Il construisit d’abord le GC-45, le canon le plus sophistiqué de son
    époque avec une portée de 40 kilomètres. Bull était prêt à le vendre à
    n’importe qui. En dépit de l’embargo des Nations unies sur la vente
    d’armes en Afrique du Sud, il céda son canon aux autorités du Cap, alors
    en pleine guerre avec l’Angola. Bull leur octroya également le droit de
    produire son canon sur leur territoire.
    Certains affirment que les activités illégales de Bull étaient secrètement
    soutenues par la CIA. Toutefois, dès que ce contrat fut révélé au public,
    ses amis de la CIA s’évanouirent dans la nature et le laissèrent affronter
    seul les accusations des Nations unies qui lui reprochaient d’être devenu
    un cynique marchand d’armes. Il fut contraint de retourner aux États-Unis
    où l’attendait une mauvaise surprise : un tribunal américain le déclara
    coupable de vente d’armes illégale et le condamna à six mois de prison. À
    sa libération, il retourna au Canada où il fut condamné à une amende de
    55 000 dollars. Aigri et amer, il s’installa en Belgique où il fonda une
    nouvelle société en partenariat avec les Poudreries Réunies de Belgique.
    Son obsession était toujours la même : Bull rêvait de construire un
    canon digne des romans de Jules Verne. Semblable au Faust de Goethe, il
    était prêt à vendre son âme au diable pour réaliser son rêve. Et il
    rencontra effectivement le diable en la personne d’un dictateur
    mégalomane : Saddam Hussein.
    Les Irakiens étaient alors en guerre avec leurs voisins iraniens, et Bull
    leur vendit 200 canons GC-45 fabriqués en Autriche et acheminés
    clandestinement par le port d’Akaba, en Jordanie. Ce n’était que le début
    de sa collaboration avec le régime irakien.
    Saddam Hussein était à peu près aussi frustré que Bull après le
    bombardement israélien du réacteur Tammuz qui avait anéanti son rêve
    d’obtenir l’arme nucléaire. Le dictateur était également incroyablement
    jaloux d’Israël qui s’apprêtait à envoyer des satellites dans l’espace.
    Bull proposa au dictateur de lui construire le plus grand canon au
    monde. Avec cette arme, Saddam Hussein pourrait envoyer des satellites
    dans l’espace et des missiles à plusieurs milliers de kilomètres, lui
    assura-t-il. Le dictateur irakien serait en mesure de frapper les grandes
    villes israéliennes.
    Saddam Hussein accepta son offre avec joie et Bull se lança dans le
    « projet Babylone » : un canon de 150 mètres de long pesant 2 100 tonnes
    pour un calibre de un mètre ! Avant de construire ce géant, Bull décida de
    fabriquer un prototype aux dimensions plus modestes afin de procéder à
    des tests. Il le baptisa Baby Babylone, même si ce « bébé » était plus gros
    que n’importe lequel de ses prédécesseurs… Ce canon mesurait 45 mètres
    de long et le chef de l’artillerie irakienne resta bouche bée devant ses
    performances. Et pourtant, tout cela n’était rien comparé au monstre en
    cours de préparation dans le désert irakien.
    Bull avait choisi d’installer son canon géant sur les flancs d’une colline
    déserte. Une fois l’emplacement délimité, il commanda les pièces
    nécessaires à la fabrication auprès de plusieurs fournisseurs européens. La
    pièce principale était naturellement le tube que Bull avait l’intention
    d’assembler à partir de plusieurs morceaux. Il commanda des tronçons en
    Angleterre, en Espagne, en Hollande et en Suisse. Officiellement, il
    s’agissait de « sections pour un grand pipeline » car l’Irak était soumis à
    un strict embargo international sur l’importation de matériel stratégique.
    La commande fut encore une fois passée au nom de la Jordanie voisine.
    Les pièces commencèrent à arriver. Le plus stupéfiant dans cette affaire,
    c’est que la plupart des États et des sociétés impliqués dans la production
    de ces pièces – notamment l’Écosse – étaient parfaitement conscients que
    ces tubes étaient destinés à la construction d’une arme dévastatrice. Leur
    cynisme et leur avidité – ainsi que leur indifférence vis-à-vis des conflits
    du Moyen-Orient – les incitèrent pourtant à coopérer pleinement avec Bull
    et Saddam. Les immenses tubes reçurent les licences d’exportation et
    furent expédiés par bateau. Bon nombre atteignirent les côtes irakiennes
    sans le moindre problème.
    Bull et son armée privée de techniciens et d’ingénieurs commencèrent à
    assembler le canon, pointé directement sur Israël. Mais le Canadien n’était
    toujours pas satisfait. Il construisit également deux canons autopropulsés,
    le Al Majnoun (« Le Fou ») et le Al Fao. Le premier fut immédiatement
    intégré à l’artillerie irakienne.
    Bull accepta également d’améliorer les missiles Scud que possédait
    déjà Saddam et modifia leurs ogives de manière à augmenter leur portée et
    leurs performances. Ces missiles allaient être utilisés contre Israël
    pendant la première guerre du Golfe.
    C’en était trop. D’après le témoignage de son fils, Bull reçut un
    avertissement de la part des services israéliens qui lui dirent de mettre un
    terme à ses dangereuses activités. Bull refusa de les écouter. Les
    Israéliens n’était pas les seuls à s’inquiéter. La CIA et le MI-6 tentèrent
    eux aussi d’arrêter le Canadien, et les Iraniens avaient des comptes à
    régler avec lui : c’est en effet Bull qui avait construit les canons utilisés
    par les forces irakiennes pendant la guerre Iran-Irak. De toute évidence,
    l’ingénieur ne manquait pas d’ennemis, et tous étaient bien déterminés à
    mettre un terme à ses activités.
    Voyant que le Canadien faisait la sourde oreille, les agents étrangers
    prirent des mesures de plus en plus drastiques. Des hommes
    s’introduisirent dans son appartement bruxellois à plusieurs reprises au
    cours de l’hiver 1990. Les intrus ne dérobaient rien, se contentant de
    renverser des meubles et de vider des tiroirs pour laisser une trace de leur
    passage. Le message était clair. Il s’agissait de dire à Bull : « Nous
    sommes là, nous pouvons rentrer chez toi comme nous voulons et
    éventuellement aller plus loin. » Et pourtant, Bull ignora ces
    avertissements et continua à jouer avec le feu. Les pièces de son canon
    s’accumulaient dans le désert irakien. Il ne restait plus qu’une seule
    solution pour arrêter le projet Babylone. Le 22 mars 1990, Bull rentrait
    chez lui et cherchait ses clés dans sa poche quand un homme sortit de
    l’ombre, silencieux à la main, et lui tira cinq balles dans la tête. Le père
    du canon Babylone mourut sur le coup. * Les journaux du monde entier s’interrogèrent sur l’identité des tueurs, et
    les spéculations allaient bon train. Certains accusaient la CIA, d’autres le
    MI-6, d’autres encore l’Angola ou l’Iran. Tous s’accordaient néanmoins
    sur Israël. La police belge ouvrit une enquête et ne trouva rien. Les
    meurtriers de Gerald Bull n’ont toujours pas été identifiés et sa mort
    demeure un mystère. Après son décès, le chantier du Babylone s’arrêta et
    ses assistants, ingénieurs, chercheurs et fournisseurs s’évanouirent dans la
    nature. S’ils connaissaient bien certains aspects du projet, Bull était le
    seul à en détenir le plan d’ensemble dans sa tête. Lui seul savait comment
    procéder. Sa mort marqua donc également celle du Babylone. Deux
    semaines après le décès du Canadien, les autorités britanniques sortirent
    enfin de leur torpeur et envoyèrent une unité des services des douanes au
    port de Teesport où furent saisis huit immenses tubes d’acier produits à
    Sheffield et exportés en tant que sections pour « oléoduc ». Les
    Britanniques étaient donc intervenus mais un peu tard : 44 autres
    « sections pour oléoduc » étaient déjà en service en Irak.
    Au cours des semaines suivantes, d’autres composants de l’énorme
    canon furent saisis dans cinq pays européens. Les autorités britanniques
    ouvrirent une enquête pour essayer de comprendre comment des sociétés
    aussi respectables que Sheffield Forge Masters avaient pu ignorer les
    objectifs maléfiques du dictateur irakien et lui fournir des pièces pour son
    canon à très longue portée.
    Lorsque les forces américaines envahirent l’Irak en 2003, ils trouvèrent
    des montagnes d’immenses tubes prenant la poussière dans une décharge
    d’Al Iskandariyah (Alexandrie), à une cinquantaine de kilomètres au sud
    de Bagdad. C’est tout ce qui restait du grand projet de Gerald Bull. * L’assassinat du Canadien se produisit alors que le Mossad était en
    pleine révolution. Le nouveau chef du service, Shabtai Shavit, lui-même
    ancien agent, découvrit un monde nouveau lorsqu’il prit ses fonctions en
  4. Ancien membre du Sayeret Matkal et chef de l’unité Césarée, il
    semblait tout désigné pour ce poste. L’élimination systématique des
    responsables de Septembre noir au début des années soixante-dix avait
    marqué le début d’une évolution au sein du Mossad où les « opérations
    spéciales » prirent de plus en plus le pas sur le renseignement. Cette
    tendance se renforça encore durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-
    dix. Le Mossad se chargeait désormais de l’essentiel des opérations visant
    les menaces non militaires et non conventionnelles dirigées contre Israël.
    Les organes officiels de l’État n’étaient pas en mesure de lutter contre les
    terroristes. Les chefs terroristes vivaient en sécurité à l’étranger d’où ils
    préparaient leurs attentats et envoyaient des hommes attaquer des citoyens
    israéliens partout dans le monde. Même si les autorités israéliennes
    savaient où ils étaient et ce qu’ils faisaient, elles n’avaient pas les moyens
    de les arrêter et de les traduire en justice. La seule solution pour le
    Mossad était de les trouver et de les éliminer. Particulièrement brutales,
    ces missions étaient un lourd fardeau pour les agents chargés de les
    exécuter, comme David Molad. Ils atteignaient toutefois leur objectif
    lorsque ces assassinats permettaient de faire disparaître ou de paralyser
    certaines organisations terroristes pour longtemps. La traque des chefs de
    Septembre noir en reste le meilleur exemple. L’affaire Gerald Bull eut des
    résultats similaires. Même si ses assassins ne furent jamais identifiés, au
    moins sa mort signa-t-elle aussi celle de ses monstrueux projets.
    Ce fut également le cas de Wadia Haddad.
    * Tout commença par une boîte de chocolats.
    Chef du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), Haddad
    fut l’un des plus dangereux ennemis d’Israël. Son coup le plus célèbre fut
    le détournement d’un avion d’Air France entre Tel-Aviv et Paris. Un
    groupe de terroristes arabes, allemands et sud-américains forcèrent le
    pilote de l’avion à atterrir sur l’aéroport d’Entebbé, capitale de
    l’Ouganda, et exigèrent la libération des terroristes les plus dangereux du
    monde en échange de la vie de leurs otages juifs et israéliens. Au cours
    d’une opération héroïque, un commando israélien parcourut des milliers
    de kilomètres, atterrit à Entebbé, tua les terroristes et libéra les otages.
    Haddad comprit alors que sa vie était désormais en danger et il se replia
    sur le QG de son organisation à Bagdad où il se sentait en sécurité. De là,
    il continua à lancer des attaques terroristes contre Israël.
    Le Mossad était déterminé à tuer Wadia Haddad, mais comment ? Une
    opération de grande envergure fut mise en place afin de tout savoir sur le
    terroriste, et notamment ses vices et ses points faibles.
    Un an après la libération des otages à Entebbé, les agents du Mossad
    découvrirent qu’Haddad raffolait secrètement des chocolats, tout
    particulièrement des excellents fabriqués en Belgique. L’information
    provenait d’une source fiable, un Palestinien infiltré au FPLP.
    Le chef du Mossad, Yitzhak Hofi, transmit l’information au nouveau
    Premier ministre, Menahem Begin, qui donna immédiatement son feu vert
    à l’opération. Les agents du Mossad parvinrent à recruter un proche de
    Haddad en mission en Europe. Son objectif : offrir à son chef une belle
    boîte de chocolats Godiva que les experts du Mossad avaient pris soin
    d’assaisonner d’une dose de poison mortel. Connaissant la passion de
    Haddad pour ces douceurs, les Israéliens ne doutaient pas qu’il finirait
    toute la boîte sans même penser à la partager.
    C’est exactement ce qui se produisit. L’agent apporta la boîte de
    chocolats à Haddad qui les avala tous dès qu’il eut un moment seul. Au
    bout de quelques semaines, le terroriste commença à perdre l’appétit et
    maigrit à vue d’œil. Ses examens sanguins révélèrent une sévère
    déficience immunitaire. À Bagdad, personne ne comprenait ce qui arrivait
    au chef du FPLP.
    L’état de santé de Haddad s’aggrava. Faible et émacié, le chef du FPLP
    ne quittait plus son lit. Il fut enfin admis d’urgence dans un hôpital
    d’Allemagne de l’Est. Comme la plupart des pays du bloc soviétique,
    l’Allemagne de l’Est soutenait généreusement les terroristes palestiniens,
    leur offrant l’asile ainsi que des armes et des formateurs. Leur savoir-faire
    ne fut cette fois-ci d’aucun secours. Les médecins est-allemands ne
    parvinrent pas à sauver le chef du FPLP qui mourut le 30 mars 1978 de
    « cause inconnue ». Le terroriste de quarante-huit ans léguait à sa sœur les
    millions de dollars qu’il avait personnellement accumulés lors de son
    combat patriotique pour la Palestine.
    Selon le diagnostic des médecins est-allemands, Haddad était mort des
    suites d’une maladie incurable affectant son système immunitaire.
    Personne ne soupçonna le Mossad. Certains de ses proches accusèrent les
    autorités irakiennes de l’avoir empoisonné, arguant qu’il était devenu trop
    gênant pour le régime. Ce n’est que bien des années plus tard que des
    écrivains israéliens furent autorisés à révéler que le Mossad était
    responsable de la mort prématurée de Haddad. Lorsque Yasser Arafat,
    chef de l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP), mourut
    trente ans plus tard, ses proches accusèrent Israël. Ces accusations n’ont
    toutefois jamais été étayées par des preuves malgré l’autopsie complète
    réalisée par des médecins français. La mort de Haddad marqua la fin de
    son organisation. Ses partisans ne lancèrent pratiquement plus aucune
    attaque contre Israël. L’État hébreu avait définitivement réglé ses comptes
    avec un de ses pires ennemis.
    Après Gerald Bull et Wadia Haddad, vint le tour de Fathi Shkaki. * Au milieu du XVI e siècle, le sultan de l’Empire ottoman avait ordonné
    au commandant de sa flotte impériale, un célèbre amiral, de partir à la
    conquête de Malte. Celui-ci s’exécuta et erra pendant de longs mois sur la
    mer Méditerranée. En vain.
    Malte restait introuvable. À son retour à Istanbul, l’amiral déclara au
    sultan : « Malta yok ! » Malte n’existe pas.
    Aujourd’hui, tout le monde sait où se trouve Malte et, dans les années
    quatre-vingt-dix, certains savaient aussi que c’était là que résidait un
    homme voyageant dans le plus grand secret sous une fausse identité. Il
    s’agissait de Fathi Shkaki, responsable de l’organisation terroriste du
    Djihad islamique.
    Le 26 octobre 1995, en fin de matinée, Fathi Shkaki sortit de l’hôtel
    Diplomat dans la ville de Selma. Il allait faire quelques courses avant de
    rentrer à Damas où il vivait depuis plusieurs années. Il était coiffé d’une
    perruque et détenait un passeport libyen au nom d’Ibrahim Shawush. Il se
    sentait en sécurité sur cette petite île tranquille. Il ne savait pas que
    plusieurs agents du Mossad le suivaient depuis son départ pour la Libye
    où il avait assisté la semaine précédente à une réunion entre organisations
    palestiniennes clandestines.
    Neuf mois auparavant, le 22 janvier 1995, deux membres du Djihad
    islamique avaient perpétré un attentat suicide près d’un arrêt de bus sur le
    carrefour de Beit Lid, non loin de la ville de Netanya. L’explosion avait
    fait 21 victimes, la plupart des soldats, et 68 blessés. Il s’agissait d’un des
    attentats les plus meurtriers jamais perpétrés en territoire israélien. Le
    Premier ministre Yitzhak Rabin s’était précipité sur les lieux et avait été
    profondément choqué par le carnage. Sa colère fut encore exacerbée
    quand il lut l’entretien de Shkaki au Time Magazine dans lequel le
    Palestinien parlait de « la plus grande attaque militaire menée en Palestine
    [en dehors des guerres israélo-arabes] ».
    Time Magazine : « Vous semblez en tirer de la satisfaction ? »
    Fathi Shkaki : « Notre peuple en tire satisfaction. » Furieux, Rabin avait ordonné au directeur du Mossad, Shabtai Shavit,
    de tuer le chef du Djihad islamique.
    Cela faisait longtemps que Shavit surveillait Shkaki.
    D’après l’hebdomadaire Der Spiegel, le Mossad aurait d’abord suggéré
    d’éliminer Shkaki dans son quartier général à Damas mais Rabin refusa.
    Secrètement engagé dans des négociations de paix avec le président
    syrien, Hafez el-Assad, le Premier ministre israélien ne voulait pas
    prendre le risque de mettre en péril les chances déjà réduites de parvenir
    à la paix avec son voisin du Nord. Le Premier ministre demanda à ses
    services secrets de trouver une autre solution. La tâche n’était pas aisée,
    explique Shavit, car Shkaki se savait dans la ligne de mire du Mossad.
    C’est pour cela qu’il quittait rarement la Syrie. Rabin refusait néanmoins
    toujours de l’éliminer à Damas et exigea que l’opération se déroule en
    dehors des frontières syriennes.
    Mais où le frapper ? Les responsables du Mossad étaient perplexes, car
    Shkaki s’aventurait rarement en dehors de Damas. Toutefois, la chance
    leur sourit. Shkaki fut invité à une réunion entre organisations
    palestiniennes terroristes en Libye. Il avait d’abord refusé l’invitation
    jusqu’à ce qu’il apprenne que son rival, Saïd Moussa, chef de
    l’organisation Abou Moussa, serait présent en Libye. Les spécialistes du
    Mossad pensaient que Shkaki ne laisserait pas son rival occuper le devant
    de la scène et se rendrait à cette réunion par tous les moyens. Un rapport
    secret de Damas confirma leur jugement : Shkaki irait bien en Libye. À
    Jérusalem, Yitzhak Rabin donna son feu vert.
    Selon des sources européennes, les spécialistes du Mossad
    commencèrent par étudier les précédents voyages de Shkaki en Libye et
    remarquèrent qu’il faisait toujours escale à Malte. Le chef du Mossad
    décida donc de le frapper sur cette petite île plutôt qu’en Libye. Malte
    était à la fois plus calme et plus pratique pour les Israéliens. Les agents
    attendirent Shkaki à l’aéroport de La Valette où le Palestinien devait faire
    une courte escale avant de s’envoler pour Tripoli. Shkaki parvint presque
    à tromper leur vigilance en débarquant à Malte avec le troisième vol de la
    journée et sous un déguisement. Il patienta un moment dans la zone de
    transit de l’aéroport puis s’envola pour la Libye.
    Le 26 octobre, au petit matin, il était de retour à Malte où il descendit à
    l’hôtel Diplomat où il avait déjà séjourné. Il prit les clés de sa chambre,
    la 616, et sortit immédiatement. Deux agents du Mossad conduisant une
    moto bleue le prirent en chasse. Shkaki passa plusieurs heures sur les
    marchés et dans les magasins. Il s’apprêtait à regagner son hôtel lorsque la
    moto bleue s’arrêta à sa hauteur. L’un des agents – de type moyen-oriental,
    selon un témoin – s’approcha et lui tira six balles dans la tête à bout
    portant avec un pistolet doté d’un silencieux.
    Shkaki s’effondra sur le trottoir, tandis que son assassin s’enfuyait vers
    une petite allée où son complice l’attendait sur la moto. Les deux agents
    filèrent vers la plage, sautèrent à bord d’un bateau à moteur et rejoignirent
    un navire cargo en haute mer. Officiellement, le navire transportait du
    ciment de Haïfa vers l’Italie. À son bord se trouvait toutefois aussi
    Shabtai Shavit, venu superviser l’opération depuis un poste improvisé à
    bord. La fuite avait été bien organisée et personne ne suivit les deux agents
    qui regagnèrent le bateau sains et saufs.
    Après la mort de Shkaki, ses fidèles essayèrent de découvrir qui les
    avait trahis et informé le Mossad du voyage de leur dirigeant en Libye.
    Les assassins savaient effectivement tout : la date de son départ pour
    Malte, son numéro de vol, sa fausse identité, la date de son retour à Malte
    puis à Damas. Après cinq mois d’enquête, les responsables du Djihad
    islamique arrêtèrent un étudiant palestinien, proche de Shkaki, et
    l’accusèrent de trahison. Le jeune homme avoua : il avait été recruté par le
    Mossad alors qu’il était allé étudier en Bulgarie. Ses employeurs lui
    avaient ordonné de se rendre à Damas et de rejoindre l’organisation de
    Shkaki. Au cours des quatre années suivantes, il était parvenu à gagner la
    confiance du Palestinien et faisait partie des rares personnes au courant de
    ses activités.
    Contrairement au Hamas ou au Hezbollah qui investissaient d’énormes
    ressources dans des activités sociales, le Djihad islamique n’avait qu’une
    seule raison d’être : la terreur. L’organisation était composée d’un très
    petit nombre de cellules compartimentées et de Palestiniens dont le seul
    but était de combattre Israël. Shkaki lui-même était considéré par la
    diaspora palestinienne comme le théoricien des attentats suicides. Il fut le
    premier à justifier cette méthode par les enseignements du Coran.
    La liste des victimes du Djihad islamique était longue : seize morts lors
    de l’explosion d’un bus de la ligne 405 entre Tel-Aviv et Jérusalem ; neuf
    morts lors de l’explosion d’un bus de touristes israéliens près du Caire (le
    4 février 1990) ; huit morts dans l’explosion d’un bus près de Kfar Darom
    dans le sud d’Israël ; trois soldats tués lors d’une attaque suicide contre un
    barrage près de Netzarim dans la Bande de Gaza, et enfin le massacre du
    carrefour de Beit Lid qui avait coûté la vie à vingt et un soldats. Shkaki
    méritait amplement de mourir. Son décès désorganisa durablement le
    Djihad islamique qui ne se remit jamais entièrement de sa disparition.
    Les autorités israéliennes ne reconnurent jamais leur responsabilité
    dans cet assassinat. Le Premier ministre Yitzhak Rabin se contenta de
    déclarer : « Je ne savais rien de cet assassinat, mais si c’est vrai vous ne
    m’en voyez pas désolé. »
    Peu de temps après, Yitzhak Rabin était lui-même assassiné, non par un
    terroriste palestinien mais par un Juif fanatique.
    17 Fiasco à Amman « Papa ! Papa ! » s’écria une petite fille en sautant d’une Jeep noire et
    en se mettant à courir après l’homme qui se dirigeait vers un grand
    immeuble de bureaux dans le centre d’Amman, en Jordanie.
    « Papa ! » c’est par ce cri que commença l’un des pires fiascos de
    l’histoire du Mossad. * L’opération avait pourtant été parfaitement planifiée. Le plan était
    complexe et il avait toutes les chances de réussir. L’objectif : tuer Khaled
    Mashal, nouveau chef de la branche politique du Hamas. Cet
    informaticien, bel homme de quarante et un ans à la barbe bien fournie,
    était l’étoile montante du Hamas, nouvel ennemi numéro un de l’État
    hébreu. Depuis la signature des accords d’Oslo en septembre 1993, cette
    organisation terroriste nourrie par le fanatisme religieux avait en effet pris
    la place de l’OLP dans le grand combat contre Israël. Le nom de Mashal,
    lui, était sur la liste noire du Mossad depuis l’attentat suicide du 30 juillet
  5. Ce jour-là, deux terroristes s’étaient fait exploser sur le marché de
    Mahane Yehuda, tuant 16 Israéliens et faisant 169 blessés. Convoqué en
    urgence par le Premier ministre, Benjamin Netanyahu, le gouvernement
    israélien avait décidé d’éliminer un des chefs du Hamas. Le général
    Danny Yatom fut chargé par Netanyahu de désigner l’homme à abattre.
    D’allure athlétique, chauve et le sourire avenant, Danny Yatom avait été
    nommé chef du Mossad en 1996 et avait déjà une longue carrière derrière
    lui : ancien membre et commandant adjoint du Sayeret Matkal, il avait été
    officier dans les blindés avant de prendre la tête du Commandement centre
    avec le grade de général. Secrétaire militaire de Yitzhak Rabin, à qui il
    était entièrement dévoué, sa nomination à la tête du Mossad après
    l’assassinat du Premier ministre avait surpris tout le monde. Tous ceux qui
    l’avaient fréquenté reconnaissaient ses qualités et sa carrière militaire
    mais personne ne lui trouvait les compétences nécessaires pour diriger un
    service secret. Sa nomination ressemblait surtout à un hommage au
    Premier ministre défunt. Après avoir rencontré le Premier ministre
    Netanyahu au début du mois d’août, Yatom organisa une réunion d’urgence
    au siège du Mossad à Tel-Aviv. Les responsables des principales
    directions de l’organisation étaient présents : Aliza Magen, adjointe de
    Yatom ; « B », commandant de Césarée, le service des opérations
    spéciales ; Yitzhak Barzilai, chef du service Tevel chargé de la
    coopération avec les services secrets étrangers ; Ilan Mizhari, chef du
    Tsomet chargé du renseignement ; « D », chef du Neviot spécialisé dans
    l’infiltration des cibles ennemies ; ainsi que les responsables des
    directions de recherche et du contre-terrorisme (les personnes désignées
    par une simple initiale sont toujours en poste aujourd’hui).
    Le Mossad fut confronté à un premier problème : il ne possédait pas de
    liste complète des chefs du Hamas. Le plus connu, Mousa Abou Marzook,
    était un citoyen américain, et son élimination aurait pu créer des tensions
    avec les États-Unis. Le choix de Khaled Mashal faisait l’unanimité, mais
    son bureau se trouvait en Jordanie. Après avoir signé un accord de paix
    avec la Syrie en octobre 1994, le Premier ministre Rabin avait interdit
    toute opération du Mossad sur le territoire jordanien. En tant que
    secrétaire militaire de Rabin, Yatom s’était toujours conformé à ses
    instructions, mais une fois nommé à la tête du Mossad, il décida de passer
    outre les indications du défunt Premier ministre et suggéra d’éliminer
    Mashal. Sa proposition reçut le soutien du responsable des opérations
    spéciales et de son officier de renseignement, Mishka Ben David. Le
    Premier ministre Netanyahu accepta aussi mais, soucieux d’éviter toute
    crise avec la Jordanie, il exigea une opération « discrète », rien de
    spectaculaire. Yatom confia cette mission au Kidon, l’unité d’élite des
    opérations spéciales. Un spécialiste en biochimie du département de
    recherche du Mossad suggéra d’utiliser un poison mortel mis au point par
    l’institut biologique de Ness Ziona. Quelques gouttes sur la peau
    suffisaient à provoquer la mort. Le poison ne laissait aucune trace et était
    indétectable à l’autopsie. Il avait déjà servi à éliminer Wadia Haddad, le
    chef du FPLP, avec une boîte de chocolats empoisonnés (voir chapitre 16).
    « Cela ne vous gênait pas d’utiliser du poison ? demanda le journaliste
    Ronen Bergman à Mishka Ben David quelques années plus tard. C’est une
    façon tellement horrible de mourir…
    — Parce que vous trouvez qu’une balle dans la tête ou un missile sur
    une voiture sont des méthodes plus humaines ? lui répondit Ben David.
    Évidemment, ce serait mieux de n’avoir à tuer personne mais dans la
    guerre contre les terroristes, c’est impossible. Le Premier ministre avait
    raison de demander une opération discrète pour ne pas nuire à nos
    relations avec la Jordanie. » * Tel-Aviv, été 1997, deux jeunes gens s’amusent à secouer des cannettes
    de Coca-Cola avant de les ouvrir en pleine rue. Les passants leur lancent
    des regards réprobateurs avant de poursuivre leur chemin. Ils ne savent
    pas que les deux hommes sont en réalité des agents du Mossad et qu’ils ne
    font que répéter le scénario élaboré pour assassiner le terroriste Mashal :
    pendant que l’un créait une diversion en ouvrant sa cannette de soda,
    l’autre devait en profiter pour faire tomber quelques gouttes de poison sur
    la nuque de leur victime.
    Les premiers agents arrivèrent en Jordanie avec de faux passeports en
    août 1997, soit six semaines avant l’opération. Ils commencèrent par
    étudier les habitudes de Mashal : à quelle heure il partait de chez lui, qui
    l’accompagnait en voiture, quelles rues il empruntait, où il allait, quel
    était l’état du trafic à cette heure, etc. Les agents chronométrèrent le temps
    qu’il mettait entre sa voiture et son entrée dans tel ou tel bâtiment,
    vérifiant s’il s’arrêtait en chemin pour parler à d’autres gens. Ils
    rassemblèrent toutes les informations potentiellement utiles à l’exécution
    de leur mission.
    Ils envoyèrent ensuite un rapport au siège du Kidon indiquant que
    Mashal quittait son appartement tous les matins, sans garde du corps. Il
    prenait place à bord d’un 4 x 4 conduit par un chauffeur et se dirigeait vers
    le Palestinian Relief Bureau au Shamia Center. La voiture le déposait et
    repartait immédiatement pendant que Mashal se dirigeait à pied vers
    l’entrée du bâtiment. Le Palestinian Relief Bureau n’était qu’un nom
    servant de couverture au siège du Hamas dans la capitale jordanienne.
    Dans leur rapport, les agents signalaient également le moment qui leur
    paraissait le plus propice à l’opération : le matin, sur le trottoir, pendant
    que Mashal marchait entre sa voiture et l’entrée du bâtiment.
    Les préparatifs se poursuivirent durant tout l’été : surveillance continue,
    arrivée d’équipes auxiliaires à Amman, location de caches et de voitures.
    Puis, le 4 septembre, un nouvel attentat secoua la ville de Jérusalem : trois
    militants du Hamas s’étaient fait exploser sur la rue Ben Yehuda, tuant 5
    Israéliens et en blessant 181 autres. Il était temps de passer à l’action. * Le 24 septembre 1997, la veille de l’opération, un couple de touristes
    s’attardait au bord de la piscine d’un grand hôtel d’Amman. L’homme
    portait un peignoir blanc et avait expliqué aux employés de l’hôtel qu’il
    était venu se reposer après un infarctus. Sa démarche lente et peu assurée
    attestait de son état de santé précaire. La jeune femme qui l’accompagnait
    était médecin et prenait régulièrement son pouls ainsi que sa tension. Tous
    les deux passaient l’essentiel de leur temps sur les chaises longues au
    bord de la piscine. En réalité, l’homme s’appelait Mishka Ben David et
    était chargé de la communication avec le siège du Mossad et les agents en
    place à Amman. La femme travaillait également pour le Mossad en tant
    que médecin. Elle avait avec elle l’antidote du poison qui devait servir à
    éliminer Mashal au cas où un ou plusieurs agents seraient
    accidentellement exposés durant l’opération. Le cas échéant, seule une
    injection immédiate pourrait les sauver d’une mort certaine.
    Pendant que le faux patient et son médecin attendaient au bord de la
    piscine, les agents terminaient les derniers préparatifs. Plusieurs d’entre
    eux étaient arrivés à Amman au cours des derniers jours. Il s’agissait des
    chauffeurs et des rôles secondaires. Les autres étaient arrivés après : deux
    agents du Kidon se faisant passer pour des touristes canadiens, Shawn
    Kendall et Barry Beads. Les deux agents étaient descendus à l’hôtel
    Intercontinental. Rétrospective ment, le choix de ces deux hommes
    soulevait plusieurs questions : pourquoi avaient-ils été désignés alors
    qu’ils n’avaient jamais participé à aucune opération en pays arabe ?
    Pourquoi leur avait-on donné des passeports canadiens quand un
    interrogatoire même superficiel suffisait à montrer qu’ils n’étaient pas
    canadiens ? Leur anglais n’était pas naturel, ils parlaient avec un accent
    israélien, et leur couverture n’avait aucune chance de résister à un examen
    approfondi. Toutes ces erreurs n’étaient toutefois rien comparées à celles
    de l’équipe de surveillance dont l’incompétence n’apparut qu’après le
    lancement de la mission.
    L’opération devait se dérouler devant l’entrée du Shamia Center où se
    trouvait le bureau de Mashal. L’intervention des deux agents du Kidon
    devait être brève et efficace. « Shawn » et « Barry » devaient approcher
    leur cible, l’asperger de poison et s’enfuir à bord d’un véhicule stationné
    à proximité. Les deux faux Canadiens étaient fin prêts après leur
    entraînement dans les rues de Tel-Aviv. Shawn devait agiter sa cannette de
    Coca-Cola et l’ouvrir « accidentellement » en direction de Mashal. Mais
    ce n’était pas le plus important.
    C’est sur Barry que reposait la partie la plus cruciale de l’opération.
    C’est à lui qu’avait été confié l’aérosol de poison et il n’aurait que
    quelques secondes pour le vider sur la nuque de Mashal. Le Coca-Cola ne
    devait servir qu’à détourner l’attention de leur cible pendant que sa peau
    absorbait le poison qui le ferait succomber d’une « crise cardiaque ».
    Un autre couple de « touristes » devait également se trouver dans le hall
    d’entrée du bâtiment au cas où les assassins auraient besoin d’aide. Par
    exemple, si Mashal marchait trop vite et que les « Canadiens » n’avaient
    pas le temps de l’intercepter, l’autre couple devait sortir du bâtiment et lui
    bloquer l’accès jusqu’à ce que les deux agents puissent accomplir leur
    mission.
    Ce scénario, pensaient les responsables du Mossad, permettrait d’éviter
    toute difficulté avec les autorités jordaniennes.
    Le plus important était que tout se déroule dans les circonstances
    voulues : il ne fallait pas de garde du corps, pas de famille, pas d’amis,
    pas d’agent de police, pas de militant du Hamas ou toute autre personne
    susceptible de s’interposer entre les agents et leur cible. Les huit agents
    avaient reçu des instructions parfaitement claires à cet égard et ne
    devaient passer à l’action que si toutes ces conditions étaient réunies.
    Danny Yatom affirma leur avoir répété que « si toutes ces conditions
    [n’étaient] pas réunies, [ils pourraient] toujours procéder à l’attaque un
    autre jour ». Et, de fait, il semble que l’opération ait affectivement été
    repoussée plusieurs fois en raison d’imprévus (présence de policiers
    jordaniens ou de garde du corps, changement d’emploi du temps à la
    dernière minute). * 25 septembre 1997, jour J.
    Le chef de mission prit position en face du Shamia Center. Les agents
    étaient convenus de n’utiliser ni téléphone portable ni appareil
    électronique mais de communiquer par signes. En cas de problème, le chef
    de mission avertirait les agents que l’opération était annulée en retirant sa
    casquette.
    Une voiture attendait les deux assassins derrière le bâtiment. Shawn et
    Barry étaient en position, de même que le faux couple de touristes dans le
    hall d’entrée du bâtiment. Tout était prêt.
    De son côté, Mashal suivit sa routine matinale à la lettre. À l’exception
    d’un petit changement de dernière minute. Ce jour-là, sa femme lui
    demanda d’emmener les enfants à l’école alors que c’était d’habitude elle
    qui s’en chargeait. Les enfants montèrent à bord du véhicule avec leur
    père, mais les agents du Mossad chargés de la surveillance ne les virent
    pas. Ils annoncèrent au reste de l’équipe que Mashal était en chemin, seul
    avec le chauffeur. Les vitres teintées du 4 x 4 les empêchaient de voir les
    deux enfants sur la banquette arrière. Mashal arriva au Shamia Center,
    descendit de voiture, traversa le trottoir et commença à gravir les marches
    du perron. Les deux agents s’approchèrent de lui. Dix mètres, cinq mètres,
    trois mètres… quand soudain une petite fille sortit de la voiture et se mit à
    courir derrière Mashal en criant : « Papa ! Papa ! » Le chef de mission vit
    alors le chauffeur descendre à son tour pour rattraper la petite fille. Tout
    de suite, il enleva sa casquette pour indiquer aux agents d’annuler
    l’opération. Mais à cet instant précis, les deux hommes passaient derrière
    un pilier en béton et ne virent pas le signal de leur supérieur. Pis, ils ne
    virent pas non plus la petite fille et le chauffeur qui lui courait après.
    Les deux hommes suivaient le plan. Arrivé à hauteur de Mashal, Shawn
    secoua sa cannette de Coca et, là, premier imprévu : il tira sur la languette
    d’aluminium et pour la première fois celle-ci lui resta dans la main sans
    ouvrir la cannette. La manœuvre de diversion était à l’eau, alors que Barry
    tendait déjà le bras pour arroser la nuque de Mashal. À ce moment, le
    chauffeur qui essayait de rattraper l’enfant vit un inconnu le bras levé
    derrière Mashal. Il pensa que son chef était sur le point de se faire
    poignarder.
    Il se mit à hurler et fonça sur Barry qu’il frappa avec un journal. À ses
    cris, Mashal se retourna au moment précis où Barry appuyait sur
    l’aérosol. Le poison atterrit dans l’oreille de Mashal. Celui-ci ne sentit
    qu’une légère brûlure mais comprit immédiatement que quelque chose
    n’allait pas. Il s’enfuit à toute vitesse pendant que Shawn et Barry se
    précipitaient vers leur voiture.
    C’est alors que – troisième imprévu – un autre personnage fit son
    apparition : Mohammed Abou Seif, militant du Hamas qui venait apporter
    des documents à Mashal. Il avait entendu les cris et vit toute la scène entre
    Mashal et les deux agents israéliens. Alors que Mashal s’enfuyait, Abou
    Seif essaya d’empêcher les deux agents de monter à bord de leur voiture.
    Il lutta avec Shawn qui lui lança sa cannette récalcitrante. Shawn et Barry
    finirent par se débarrasser de leur assaillant et s’enfuirent en voiture.
    C’est alors que les agents commirent l’erreur la plus critique de cette
    opération. Le chauffeur ayant vu Abou Seif noter leur plaque
    d’immatriculation, les deux hommes décidèrent d’abandonner le véhicule.
    Ils craignaient que Seif n’alerte la police. S’ils rentraient à l’hôtel avec
    cette voiture, ils risquaient de se faire arrêter. Ils n’avaient toutefois ni
    adresse ni itinéraire de secours. Ils descendirent donc quelques pâtés de
    maisons plus loin et le chauffeur s’éloigna en vitesse pour se débarrasser
    du véhicule.
    Mal leur en prit car Abou Seif était un ancien moudjahidine qui avait
    combattu contre l’armée russe en Afghanistan. Autant dire qu’il n’était pas
    du genre à abandonner. Aussi agile qu’obstiné, le militant avait suivi leur
    voiture sur tout le trajet. Shawn et Barry, qui marchaient à présent chacun
    d’un côté de la rue, ne l’avaient pas remarqué. Abou Seif se jeta alors sur
    Barry, l’attrapa par la chemise et se mit à crier que cet homme venait
    d’attaquer Khaled Mashal. Shawn traversa la rue pour venir au secours de
    son camarade. Il frappa Abou Seif, le blessant légèrement à la tête, et
    l’envoya rouler dans un fossé. La lutte se poursuivit et un attroupement
    commença à se former autour de ces deux étrangers qui semblaient en
    avoir après un Arabe. Un agent de police arriva sur les lieux, dispersa la
    foule et interpella les deux étrangers ainsi que le militant blessé. Tous les
    quatre montèrent à bord d’un taxi, direction le poste de police.
    La phase opérationnelle de la mission était terminée. C’est alors que
    commença le véritable désastre.
    Au poste de police, les Jordaniens crurent d’abord que les deux
    étrangers avaient été agressés par Abou Seif. Toutefois ce dernier se remit
    rapidement de sa lutte avec les agents israéliens et les accusa d’avoir
    attaqué Mashal. Les policiers leur demandèrent alors leurs passeports.
    Voyant qu’ils étaient citoyens canadiens, ils décidèrent d’appeler le
    consulat. Le diplomate canadien discuta un moment avec Shawn et Barry,
    puis il déclara aux Jordaniens : « Je ne sais pas qui sont ces types, mais je
    peux vous dire une chose : ils ne sont pas canadiens ! »
    Ignorant toujours à qui ils avaient affaire, les Jordaniens décidèrent de
    placer les deux hommes en détention et les autorisèrent à passer un coup
    de téléphone. Les agents appelèrent le siège du Mossad en Europe pour
    signaler leur arrestation. Dans le même temps, une femme agent du
    Mossad qui avait assisté à la scène et compris la gravité de la situation
    avait décidé de prévenir le « convalescent » de l’hôtel, Mishka Ben
    David. En la voyant arriver, Ben David comprit immédiatement que
    quelque chose de grave s’était produit. Ordre avait été donné aux agents
    de ne l’approcher qu’au cas où l’opération avait échoué et qu’il faille
    rapatrier d’urgence tous les agents.
    Jetant son peignoir, Ben David s’habilla en toute hâte et se rendit à une
    adresse secrète. Le chef de mission l’y rejoignit peu après. Lui aussi était
    au courant de la situation. Aucun des deux ne pouvait toutefois imaginer
    l’ampleur de la catastrophe sur le point de se réaliser.
    Mishka informa immédiatement le siège du Mossad. Après discussion
    avec d’autres responsables, Danny Yatom ordonna à ses agents de ne pas
    s’enfuir par la voie initialement prévue mais de se réfugier à l’ambassade
    d’Israël à Amman. En quelques minutes, tous convergèrent vers
    l’ambassade. Seule la femme médecin demeura à l’hôtel.
    Pendant ce temps, dans un autre quartier de la ville, Mashal souffrait
    des premiers effets du poison et avait été admis d’urgence à l’hôpital. Les
    Israéliens savaient qu’il était condamné si on ne lui administrait pas
    l’antidote dans les prochaines heures. Netanyahu reçut la mauvaise
    nouvelle alors qu’il était en voiture et se rendait à une fête… au siège du
    Mossad. C’était une incroyable coïncidence. Yatom expliqua la situation
    au Premier ministre. Netanyahu, catastrophé, ordonna au chef du Mossad
    de partir sur-le-champ pour Amman, de rencontrer le roi Hussein et de
    tout lui dire. Il appela ensuite le roi de Jordanie depuis le siège du
    Mossad et lui dit qu’il envoyait le général à propos d’une affaire de
    première importance. Le roi accepta sans avoir la moindre idée de ce dont
    il s’agissait.
    D’après les conseillers de Netanyahu présents ce soir-là, le Premier
    ministre israélien était bouleversé et ordonna à Yatom d’accepter tout ce
    que le roi de Jordanie lui demanderait en échange du retour des agents
    israéliens. Il lui ordonna également d’offrir l’antidote aux Jordaniens pour
    sauver Mashal d’une mort certaine. « J’ai vu Netanyahu pendant l’affaire
    Mashal, se rappellera Sharon plus tard. Il a littéralement implosé sous la
    pression. Il était prêt à tout accepter. »
    Alarmé, le roi Hussein écouta le chef du Mossad et ordonna à ses
    hommes de s’enquérir de Mashal. Le verdict ne tarda pas : son état se
    détériorait rapidement. Le roi ordonna son transfert vers l’hôpital royal et
    accepta l’antidote offert par Yatom. Par une cruelle ironie du sort, les
    Israéliens et les Jordaniens se trouvaient à présent lancés dans une course
    contre la montre pour sauver la vie d’un de leurs pires ennemis.
    Mishka Ben David était retourné à son hôtel, l’antidote dans sa poche.
    « J’avais toujours l’antidote sur moi, même s’il n’était plus d’aucune
    utilité vu qu’aucun agent n’avait été exposé au poison, expliquera-t-il plus
    tard lors d’un entretien avec le journaliste Ronen Bergman. Seule notre
    cible avait été exposée. J’avais décidé de détruire l’antidote de crainte
    d’être arrêté en sa possession mais j’ai reçu un appel d’Israël me
    demandant si je l’avais toujours. J’ai répondu que oui et on m’a dit de me
    rendre dans le hall de l’hôtel et de le remettre à un capitaine de l’armée
    jordanienne puis de partir immédiatement pour l’hôpital. »
    C’est alors qu’un autre problème apparut : la femme médecin qui devait
    administrer l’antidote à Mashal refusa de s’exécuter, disant qu’elle ne
    ferait l’injection salvatrice que sur ordre personnel du chef du Mossad.
    Danny Yatom, qui avait quitté le palais royal et se dirigeait vers
    l’ambassade, lui ordonna alors de partir avec Mishka pour l’hôpital et
    d’administrer l’antidote à Mashal. Pour les Jordaniens toutefois, ce n’était
    pas une option envisageable. Pas question de laisser un médecin israélien
    procéder à l’injection. Ils craignaient peut-être qu’il ne fasse qu’achever
    le terroriste…
    Ce n’était pas tout. Le médecin du roi, qui fut finalement chargé
    d’administrer l’antidote, refusa à son tour. Il exigeait de connaître la
    composition du poison et de l’antidote. Il ne voulait pas répondre de la
    mort de Mashal au cas où les Israéliens auraient tenté d’achever son
    patient. Ce fut le début d’une nouvelle crise. Chacun campait sur ses
    positions : les Jordaniens exigeaient la composition du poison et de
    l’antidote, les Israéliens refusaient obstinément de la leur donner. Pendant
    ce temps, l’état de santé de Mashal se détériorait. Ses poumons cessèrent
    de fonctionner et il fallut le placer sous assistance respiratoire en salle de
    soins intensifs. Il était clair aux yeux de tous que, si Mashal venait à
    mourir, les relations – déjà tendues – entre les deux pays en pâtiraient
    lourdement. Se sentant profondément insulté par les Israéliens, le roi
    Hussein menaça de forcer les portes de l’ambassade et de capturer les
    quatre agents du Mossad qui s’y étaient réfugiés. Il déclara également
    qu’il mettrait fin à toute coopération politique et militaire avec Israël.
    Les heures passaient et la tension montait. Le roi annonça que, si
    Mashal mourait, ses tueurs – alors aux mains de la police jordanienne –
    seraient condamnés à mort. Puis il appela le président Bill Clinton.
    Les Américains firent pression sur les Israéliens et Netanyahu entama
    un marathon de réunions avec divers ministres et conseillers. Il finit par
    céder et les Israéliens livrèrent la formule aux Jordaniens.
    Le médecin jordanien administra l’antidote à Mashal. La réaction fut
    immédiate : Mashal ouvrit les yeux.
    En Israël, la nouvelle fut accueillie avec un soupir de soulagement.
    Netanyahu, Yatom et les ministres israéliens soupiraient comme si on
    venait de sauver leur propre frère.
    Mishka Ben David et la femme médecin furent autorisés à quitter la
    Jordanie mais il restait six agents : quatre à l’ambassade et deux détenus
    par les forces de police.
    A l’hôpital royal, l’état de santé de Mashal s’améliorait. Israël envoya
    une délégation de hauts représentants à Amman parmi lesquels le Premier
    ministre Netanyahu, le ministre des Affaires étrangères, Ariel Sharon, et le
    ministre de la Défense, Yitzhak Mordechai. Le roi Hussein refusa de les
    recevoir et envoya son frère Hassan à leur rencontre.
    Le gouvernement israélien fit alors appel à Ephraïm Halevy, ancien
    adjoint du chef du Mossad et ami personnel du roi Hussein. Alors
    ambassadeur d’Israël auprès de l’Union européenne à Bruxelles, Halevy
    se rendit immédiatement à Amman et fit une proposition au roi : la
    libération de cheikh Ahmed Yassine, leader charismatique et fondateur du
    Hamas, en échange des quatre agents israéliens réfugiés à l’ambassade. Le
    roi accepta et les quatre agents rentrèrent en Israël avec Halevy.
    Ariel Sharon fut chargé de la dernière phase des négociations pour la
    libération des deux agents du Kidon détenus par les forces de police. Les
    Jordaniens demandèrent la libération de vingt de leurs ressortissants
    prisonniers en Israël. Sharon accepta, mais les Jordaniens changèrent
    d’avis à la dernière minute et demandèrent de nouvelles concessions aux
    Israéliens. Sharon perdit patience en présence du roi. « Si vous continuez
    comme ça, nos hommes resteront chez vous mais nous vous couperons
    l’eau et nous tuerons Mashal une deuxième fois ! » s’exclama-t-il.
    Cette saute d’humeur de la part de Sharon, qui avait maintenu une
    relation étroite avec le roi, se révéla payante, et les Jordaniens
    acceptèrent la proposition initiale. Deux hélicoptères israéliens atterrirent
    donc en Jordanie : l’un emmena les deux agents du Mossad en Israël,
    l’autre ramenait le cheikh Yassine sorti de prison.
    Après cette opération, le Mossad fut la risée des journaux du monde
    entier. Netanyahu fut vivement critiqué pour sa gestion de la crise et n’eut
    pas d’autre choix que de nommer une commission d’enquête pour
    examiner « les erreurs au niveau opérationnel » de cette affaire.
    La commission blanchit complètement le Premier ministre mais
    reprocha au chef du Mossad d’avoir commis plusieurs « fautes » et
    d’avoir été l’artisan d’une opération vouée à l’échec. Ils n’exigèrent
    toutefois pas sa démission.
    À la suite de ce fiasco, les relations entre Israël et la Jordanie
    retombèrent au plus bas. Khaled Mashal, qui n’était encore qu’un
    personnage mineur au moment de l’opération, ressortit grandi de cette
    affaire et devint l’un des principaux chefs du Hamas. De son côté, l’image
    du Mossad avait gravement souffert, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.
    Danny Yatom était désormais publiquement critiqué par de nombreux
    personnages haut placés au sein du Mossad. Aliza Magen, son adjointe,
    déclara ouvertement qu’il n’avait pas les compétences nécessaires pour
    diriger le service.
    En dépit de toutes ces critiques, Yatom ne démissionna pas. Le seul à
    assumer la responsabilité de ce désastre fut le chef de l’unité Césarée, qui
    donna immédiatement sa démission. Ce n’est que cinq mois plus tard,
    après qu’un agent eut été arrêté en Suisse alors qu’il essayait de placer
    des écoutes sur le téléphone d’un membre du Hezbollah, que Yatom finit
    par démissionner. « J’assume mes responsabilités de commandant,
    déclara-t-il alors au journal Ha’aretz, et j’ai décidé de quitter mes
    fonctions à la suite des échecs en Jordanie et en Suisse. »
    Il fut remplacé par Ephraïm Halevy, l’ancien adjoint qui avait été
    envoyé négocier le retour des quatre agents israéliens auprès du roi
    Hussein.
    18 Bons baisers de Corée du Nord Londres, juillet 2007. Par une belle soirée d’été, un homme quitta sa
    chambre d’hôtel dans le quartier de Kensington et se dirigea vers
    l’ascenseur. Il traversa le hall de l’hôtel et monta à bord d’une voiture qui
    l’attendait à l’entrée. L’homme était un haut représentant du gouvernement
    syrien. Arrivé le jour même dans la capitale britannique, il se rendait
    alors à une réunion. Dès qu’il eut passé les portes tournantes, deux
    hommes quittèrent leur siège dans un coin isolé du hall de réception. Ils
    savaient exactement où ils allaient. Arrivés devant la porte de la chambre
    du Syrien, ils entrèrent grâce à un appareil électronique. Habitués à
    procéder à des fouilles méthodiques, leur tâche était facile cette fois-ci :
    un ordinateur portable trônait sur le bureau. Les deux hommes le
    retournèrent et, en quelques instants, installèrent une version sophistiquée
    d’un logiciel « cheval de Troie ». Grâce à ce programme, ils allaient
    pouvoir lire et copier à distance tous les documents installés dans la
    mémoire de cet ordinateur. Une fois leur tâche terminée, les deux hommes
    quittèrent l’hôtel sans que personne ne les remarque.
    À Tel-Aviv, l’analyse des données récupérées sur l’ordinateur stupéfia
    les experts du Mossad. Les responsables de différents services furent
    convoqués d’urgence pour être informés de ces précieuses données : il
    s’agissait de documents, de photos et d’illustrations révélant pour la
    première fois l’existence d’un programme nucléaire syrien. Ces documents
    étaient de la première importance et comprenaient les plans d’un futur
    réacteur nucléaire situé dans une zone désertique. Il y avait également des
    correspondances entre le gouvernement syrien et plusieurs hauts
    responsables du gouvernement nord-coréen ainsi que des photographies du
    réacteur dans un coffrage de béton. Sur d’autres photos, on voyait deux
    hommes qui furent rapidement identifiés : le premier était un haut
    représentant nord-coréen chargé du programme nucléaire de Pyongyang ;
    le second s’appelait Ibrahim Othman, responsable de la commission
    syrienne de l’énergie atomique.
    Ces documents confirmaient des informations parcellaires parvenues au
    Mossad en 2006 et 2007. Plusieurs rapports indiquaient en effet que le
    gouvernement syrien construisait dans le plus grand secret un réacteur
    nucléaire sur le site de Deir al-Zour, dans l’extrême nord-est du pays.
    Situé près de la frontière turque, l’endroit était isolé et se trouvait à
    quelques centaines de kilomètres du territoire irakien. Le plus étonnant
    dans cette affaire était probablement la présence de spécialistes nord-
    coréens chargés de superviser les opérations financées par l’Iran.
    La Syrie et la Corée du Nord travaillaient en étroite collaboration
    depuis la visite du président Kim Il-Sung à Damas en 1990. À l’initiative
    du président Hafez el-Assad, les deux pays avaient signé un accord de
    coopération technologique et militaire. Bien que la question du nucléaire
    ait alors été abordée entre les deux chefs d’État, Assad avait décidé de ne
    pas en faire une priorité à l’époque et s’intéressait surtout au
    développement d’armes chimiques et biologiques. Il annula également la
    construction de réacteurs nucléaires que devait lui livrer la Russie. En
    février 1991, pendant l’Opération Tempête du Désert, une première
    livraison de missiles Scud en provenance de Corée du Nord arriva en
    Syrie. L’information parvint jusqu’au ministère de la Défense israélien, et
    plusieurs généraux incitèrent Moshé Arens, alors ministre de la Défense, à
    lancer une frappe militaire afin de détruire ces missiles avant qu’ils ne
    soient opérationnels. Arens refusa, craignant des répercussions dans toute
    la région.
    Lors des funérailles d’Hafez el-Assad en juin 2000, son fils et
    successeur au pouvoir, Bachar el-Assad, rencontra une délégation nord-
    coréenne. En secret, Syriens et Nord-Coréens discutèrent de la
    construction d’une centrale nucléaire en Syrie, sous la supervision de
    l’agence de recherche scientifique syrienne. En juillet 2002, à Damas, une
    autre réunion secrète entre Syriens, Iraniens et Nord-Coréens déboucha
    sur la signature d’un accord tripartite : la Corée du Nord fut chargée de
    construire un réacteur nucléaire en Syrie avec l’argent des Iraniens. Le
    coût du projet était estimé à près de 2 milliards de dollars.
    Pendant les cinq années suivantes, en dépit de quelques informations
    filtrant ici et là, le projet syrien resta entouré de mystère, et ni la CIA ni le
    Mossad n’en connaissaient l’existence. Plusieurs indices auraient pu leur
    mettre la puce à l’oreille, mais ils avaient été négligés. Les services
    américains ne surent pas décrypter le sens des informations qui leur
    parvenaient et les Israéliens étaient trop certains que la Syrie n’avait ni les
    moyens ni le désir de se doter de l’arme nucléaire. Personne ne tenta de
    remettre en question cette certitude en dépit de certains signes : en 2005, l’
    Andorra , navire en provenance de Corée du Nord et à destination de la
    Syrie, sombra avec sa cargaison de ciment au large des côtes israéliennes
    près du port de Nahariya ; en 2006, un second navire nord-coréen, battant
    pavillon panaméen, fut retenu à Chypre avec à son bord une cargaison de
    ciment et une station radar. Dans les deux cas, le « ciment » était de toute
    évidence destiné à la construction de la centrale. Fin 2006, des experts
    iraniens du nucléaire se rendirent à Damas pour contrôler l’avancement
    des travaux sur place. Au courant de cette visite, les services de
    renseignements américains et israéliens ne firent toutefois pas le lien avec
    le site de Deir al-Zour. Les Syriens avaient maintenu le plus grand secret
    autour du projet. Tous les personnels présents sur le site étaient tenus au
    silence. Les téléphones portables et autres appareils satellitaires étaient
    strictement interdits. Toutes les communications se faisaient par échange
    de lettres portées par messagers et livrées en main propre. L’activité sur le
    site était passée inaperçue, y compris aux yeux des satellites américains et
    israéliens qui survolaient pourtant la zone.
    C’est alors qu’eut lieu un événement dramatique. Le 7 février 2007, un
    homme atterrit à l’aéroport de Damas. Il s’agissait d’Ali Reza Asgari,
    général iranien, ancien adjoint du ministre de la Défense et ancien chef des
    Gardiens de la Révolution (voir chapitre 2). Il resta à l’aéroport jusqu’à
    ce qu’il eut reçu confirmation que sa famille avait bien quitté l’Iran. Il se
    rendit ensuite en Turquie et, arrivé à Istanbul, disparut.
    Un mois plus tard, on apprenait qu’Asgari avait fait défection avec
    l’aide de la CIA et du Mossad. Interrogé sur une base américaine en
    Allemagne, il révéla l’existence du programme nucléaire syrien-iranien
    ainsi que l’accord entre la Corée du Nord, l’Iran et la Syrie. Il expliqua
    que l’Iran ne se contentait pas de financer le projet de Deir al-Zour mais
    faisait également pression sur la Syrie pour achever les travaux le plus
    vite possible. Il fournit à la CIA et au Mossad une mine d’informations
    détaillées sur l’avancement du projet et identifia les principaux
    responsables syriens et iraniens. * Le Mossad passa immédiatement à l’action. Meir Dagan avait remplacé
    Ephraïm Halevy (voir chapitre 1) à la tête du Mossad depuis 2002. Selon
    des sources étrangères, Dagan chargea plusieurs unités de vérifier les
    informations apportées par Asgari. Le Premier ministre, Ehud Olmert,
    convoqua les chefs d’état-major, le ministre de la Défense et les services
    de renseignements. Tous convinrent de la nécessité de lancer une opération
    de toute urgence afin d’obtenir des informations irréfutables concernant le
    site de Deir al-Zour. Israël ne pouvait pas accepter de voir la Syrie, son
    ennemi le plus implacable, devenir une puissance nucléaire.
    Tout juste cinq mois après la défection d’Asgari, les agents du Mossad
    parvinrent à accéder à l’ordinateur du responsable syrien à Londres. Les
    dirigeants du Mossad et d’AMAN pouvaient désormais offrir au Premier
    ministre israélien la preuve irréfutable dont son gouvernement avait
    besoin.
    Quelque temps plus tard, Meir Dagan réussit un nouveau tour de force.
    Un agent du Mossad, aussi téméraire qu’imaginatif, était parvenu à
    recruter l’un des scientifiques employé sur le site de Deir al-Zour. Celui-
    ci avait photographié l’installation en détail, de l’intérieur et de
    l’extérieur. Il était même parvenu à filmer les équipements et les structures
    internes. Il s’agissait des premières images que le Mossad recevait de la
    centrale. Prises sur les lieux mêmes, elles montraient une grande structure
    cylindrique aux murs fins mais solides et fortifiés. D’autres images
    révélaient la présence d’un échafaudage destiné à renforcer les murs
    extérieurs de la centrale. Il y avait également un autre bâtiment plus petit,
    équipé de pompes à pétrole, et autour duquel étaient garés plusieurs
    camions. Enfin, on voyait un troisième bâtiment ressemblant à une tour
    d’alimentation d’eau.
    Le Mossad tint les Américains informés à tout moment, leur transférant
    des copies de tous les documents, photographies, images satellites et
    retranscriptions de conversations téléphoniques entre responsables syriens
    et nord-coréens. Sous la pression persistante des Israéliens, les
    Américains acceptèrent enfin d’utiliser leurs satellites pour surveiller la
    zone. Les images et la surveillance électronique des échanges
    téléphoniques montraient que le projet avançait à grands pas.
    En juin 2007, le Premier ministre Ehud Olmert se rendit à Washington
    avec tous les documents recueillis par les services israéliens. Il rencontra
    le président Bush et lui dit qu’Israël avait décidé que ce réacteur devait
    être détruit. Olmert suggéra à son homologue de lancer une attaque
    aérienne contre le réacteur mais le président américain refusa. D’après
    des sources américaines, la Maison-Blanche répondit que « les États-Unis
    avaient décidé de ne pas attaquer le réacteur ». La secrétaire d’État,
    Condoleezza Rice, et le ministre de la Défense, Robert Gates, essayèrent
    de convaincre les Israéliens « de parler aux Syriens plutôt que
    d’attaquer ». Le président Bush et son conseiller à la sécurité nationale,
    Steve Hadley, étaient favorables au principe d’une intervention militaire,
    mais demandaient que la frappe soit repoussée dans l’attente
    d’informations plus précises.
    En juillet 2007, Israël effectua plusieurs survols en haute altitude et se
    servit de son satellite espion Ofek-7 pour prendre des photographies
    détaillées du site de Deir al-Zour. Analysées par les spécialistes
    américains et israéliens, ces clichés montraient clairement que la Syrie
    était en train de construire un réacteur similaire à celui de la centrale
    nord-coréenne de Yongbyon. Sur une vidéo israélienne transmise aux
    Américains, on voyait également que le cœur des deux réacteurs était
    identique jusque dans l’agencement des barres d’uranium. Sur d’autres
    vidéos, on pouvait voir des employés nord-coréens travaillant à l’intérieur
    du réacteur. Le service d’AMAN chargé de la surveillance des
    communications (l’unité 8200) fournit également les retranscriptions des
    nombreux échanges entre Damas et Pyongyang.
    Tous ces documents furent transmis à Washington, mais les Américains
    demandaient une preuve irréfutable que le site abritait vraiment un
    réacteur nucléaire et des matériaux radioactifs. Israël n’avait pas d’autre
    choix que de se procurer ces preuves.
    * En août 2007, les Israéliens obtinrent la preuve formelle que le site de
    Deir al-Zour abritait bien un réacteur nucléaire. Cette preuve fut apportée
    par le commando d’élite, Sayeret Maktal, au cours d’une opération mettant
    en péril la vie de nombreux soldats israéliens. Les hommes du commando
    entrèrent en Syrie pendant la nuit à bord de deux hélicoptères. Ils portaient
    l’uniforme de l’armée syrienne. Après avoir traversé des zones
    d’habitation, des bases militaires et plusieurs stations radars, ils
    arrivèrent près de Deir al-Zour, s’approchèrent du réacteur et collectèrent
    des échantillons de sol. De retour en Israël, ces échantillons se révélèrent
    hautement radioactifs. C’était la preuve irréfutable que des substances
    radioactives se trouvaient sur le site.
    Une fois qu’il eut connaissance de cette preuve, Steve Hadley se rendit
    à l’évidence : la situation était grave. Il convoqua ses plus proches
    conseillers et présenta leurs conclusions au président Bush lors de son
    briefing quotidien dans le Bureau Ovale. Hadley s’entretint ensuite avec
    Dagan, et les deux hommes convinrent que le réacteur syrien représentait
    une menace incontestable et immédiate. Reconnaissant la nécessité
    d’éliminer ce danger, les États-Unis montèrent l’opération nom de code
    « The Orchard » (« le Verger »). Dans ses mémoires, le président Bush
    note avoir envisagé un moment d’attaquer le réacteur. Une discussion avec
    son conseiller à la sécurité nationale l’en avait finalement dissuadé. Il
    estimait que « bombarder un pays souverain sans avertissement ni
    justification affichée pourrait avoir de graves conséquences ». Il écarta
    également l’idée d’une opération secrète menée par les forces
    américaines.
    Ehud Olmert appela néanmoins le président américain et lui demanda
    de détruire le réacteur. Lors de cette conversation téléphonique, Bush se
    trouvait dans le Bureau Ovale avec ses proches conseillers : la secrétaire
    d’État, Condoleezza Rice, le vice-président, Dick Cheney, Steve Hadley et
    son adjoint Elliott Abram ainsi que plusieurs autres personnes.
    Condoleezza Rice avait convaincu le président Bush de ne pas accéder à
    la demande des Israéliens.
    « George, je vous demande de bombarder ce site, dit Olmert.
    — Je ne peux pas justifier une attaque contre un pays souverain si mes
    services de renseignements ne me disent pas qu’il possède un programme
    d’armement, répondit Bush, avant de préconiser d’avoir “recours à la
    diplomatie”.
    — Je trouve votre stratégie très déroutante, attaqua brusquement
    Olmert. Je ferai ce que j’estime nécessaire pour protéger Israël. »
    « Ce type en a une paire, déclarera Bush par la suite. C’est ce que
    j’aime chez lui. » * D’après le Sunday Times londonien , le Premier ministre Olmert
    rencontra le ministre de la Défense, Ehud Barak, et son ministre des
    Affaires étrangères, Zippi Livni. Les trois hommes se joignirent aux
    responsables des services de la défense et du renseignement pour discuter
    des nouvelles preuves apportées par les agents du Mossad ainsi que des
    répercussions d’une éventuelle frappe militaire. Ils prirent finalement une
    décision : le réacteur syrien serait détruit. Le Premier ministre informa le
    chef de l’opposition, Benjamin Netanyahu, qui lui apporta son entier
    soutien.
    La date de l’attaque fut fixée à la nuit du 5 septembre 2007.
    Selon le Sunday Times, le commando d’élite de l’armée de l’air,
    Shaldag (martin-pêcheur), était arrivé sur place la veille. Ses membres
    avaient passé la journée cachés aux alentours du site. Leur mission :
    illuminer le réacteur avec des faisceaux laser afin de permettre aux avions
    israéliens de repérer leur cible la nuit suivante. À 11 heures du soir, le 5
    septembre, dix F-15 décollèrent de la base aérienne de Ramat David et
    mirent le cap à l’ouest, survolant la Méditerranée. Trente minutes plus
    tard, trois d’entre eux recevaient l’ordre de retourner à leur base, tandis
    que les sept autres avaient pour consigne de se diriger vers la frontière
    entre la Turquie et la Syrie avant de descendre au sud vers Deir al-Zour.
    En route, ils bombardèrent une station radar afin d’empêcher la défense
    aérienne syrienne d’identifier les avions étrangers en approche. Quelques
    minutes plus tard, ils se dirigeaient vers Deir al-Zour. Arrivés à un point
    précis, ils lancèrent leurs missiles air-sol Maverick et larguèrent des
    bombes chargées d’une demi-tonne d’explosifs exactement sur leur cible.
    Le réacteur syrien qui devait fabriquer des armes atomiques contre Israël
    fut rayé de la carte en quelques secondes.
    Soucieux de prévenir toute réaction syrienne, le Premier ministre
    israélien appela d’urgence le Premier ministre turc, Tayyip Erdogan, et lui
    demanda de transmettre un message au président Assad : Israël n’avait
    aucune intention d’entrer en guerre contre la Syrie, mais ne pouvait pas
    accepter la nucléarisation d’un de ses voisins. Les précautions du Premier
    ministre se révélèrent toutefois inutiles. Le lendemain matin, Damas ne
    donna aucun signe de réaction. Les porte-parole du gouvernement restèrent
    muets. Les autorités syriennes se contentèrent de publier une déclaration
    officielle à 3 heures de l’après-midi par le biais de l’agence de presse
    officielle. Celle-ci indiquait que des avions israéliens étaient entrés dans
    l’espace aérien syrien à 1 heure du matin. « Nos forces aériennes les ont
    contraints à se retirer après qu’ils eurent largué des bombes au-dessus
    d’une zone déserte. Ces bombardements n’ont fait aucune victime ou
    dégât. »
    Les médias du monde entier voulaient absolument savoir comment le
    Mossad avait réussi à obtenir des photos et même des vidéos de
    l’intérieur du réacteur syrien. La chaîne ABC déclara que les Israéliens
    avaient soit infiltré un agent à l’intérieur de la centrale, soit recruté un
    ingénieur interne pour leur fournir des photos des installations.
    En avril 2008, près de sept mois après l’opération, l’administration
    américaine reconnut enfin que le site de Deir al-Zour avait abrité un
    réacteur nucléaire conçu avec l’aide de la Corée du Nord et qu’il n’avait
    pas été construit « dans un but pacifique ». George W. Bush estima que
    « l’exécution de cette frappe » contre le réacteur syrien avait permis aux
    Israéliens de regagner sa confiance après la guerre du Liban de 2006 que
    le président américain jugeait bâclée. Des responsables du renseignement
    américain montrèrent à des parlementaires sidérés des images révélant
    clairement les similitudes entre le réacteur syrien et la centrale nord-
    coréenne de Yongbyon. Plusieurs images satellite, illustrations et plans
    ainsi que des vidéos établissaient la provenance de ces documents.
    Israël parvint à garder l’opération secrète pendant seulement deux
    semaines au cours desquelles les autorités nièrent toute interven tion. Puis
    le chef de l’opposition, Benjamin Netanyahu, finit par déclarer au cours
    d’une interview : « Lorsque le gouvernement décide de passer à l’action
    pour la sécurité d’Israël, il a mon plein et entier soutien. En l’occurrence,
    j’ai participé à cette décision et l’ai soutenue dès le début. » * Cette affaire se conclut définitivement onze mois plus tard, le 2 août
  6. Ce soir-là, on donnait un dîner sous la véranda d’une grande maison
    sur la plage de Rimal el-Zahabiya, au nord du port syrien de Tartous.
    Située au bord de l’eau, la maison jouissait d’une superbe vue sur la mer
    Méditerranée. Face aux flots sombres, la véranda offrait un refuge
    bienvenu contre l’humidité de la côte. Une douce brise marine atténuait la
    chaleur étouffante de l’été. Les hôtes, assis autour d’une grande table
    ovale, étaient de proches amis du propriétaire de la villa, le général
    Mohammed Suleiman, qui les avait conviés à un week-end de détente.
    Suleiman était le plus proche conseiller militaire du président Assad. Il
    avait supervisé la construction du réacteur et était chargé de sa sécurité.
    Dans les plus hautes sphères du pouvoir, il était considéré comme l’ombre
    fidèle d’Assad. Au palais, son bureau était voisin de celui du Président.
    L’homme était pourtant peu connu tant dans son pays qu’à l’étranger.
    Son nom n’apparaissait jamais dans les médias syriens, mais il était
    connu du Mossad qui surveillait ses activités de près. Âgé de quarante-
    sept ans, Suleiman avait fait des études d’ingénieur à l’université de
    Damas où il était devenu l’ami de Bassel el-Assad, le fils préféré du
    Président et son successeur désigné. Lorsque Bassel mourut en 1994 dans
    un accident de la route, Assad présenta Suleiman à son fils cadet, Bachar.
    Assad mourut d’un cancer en 2000 et Bachar prit sa place. Suleiman
    devint alors le confident et fidèle conseiller du nouveau président.
    Suleiman devint rapidement l’un des hommes les plus puissants de
    Syrie. Le Président lui confia la gestion de toutes les questions militaires
    sensibles. Il devint l’intermédiaire principal entre le président syrien et
    les services de renseignement iraniens, notamment dans le cadre de leur
    coopération secrète avec les organisations terroristes du Moyen-Orient. Il
    était également le principal contact du Hezbollah en Syrie et maintenait
    des liens étroits avec le chef militaire de cette organisation, Imad
    Mughniyeh. Après le retrait des forces israéliennes du Sud-Liban en 2000,
    Suleiman se chargea du trafic d’armes en provenance de Syrie et d’Iran à
    destination du Hezbollah, notamment des roquettes longue distance. Lors
    de la seconde guerre du Liban, en 2006, l’une de ces roquettes atterrit en
    plein sur les ateliers de la compagnie ferroviaire d’Haïfa, tuant huit
    employés. Par la suite, Suleiman fournit au Hezbollah des missiles sol-air
    fabriqués en Syrie, mettant ainsi en péril les opérations aériennes des
    forces israéliennes au-dessus du Liban.
    Mais Suleiman occupait également un autre poste ultrasecret : il faisait
    partie des principaux responsables du comité de recherche syrien chargé
    du développement de missiles longue distance, d’armes chimiques et
    biologiques et de la recherche nucléaire. Il avait été en charge des
    relations avec la Corée du Nord, avait coordonné les livraisons de pièces
    pour la construction du réacteur syrien et mis en place les mesures
    d’isolement des techniciens et des ingénieurs nord-coréens travaillant sur
    le site. La destruction du réacteur avait été un sérieux revers pour lui, mais
    il était toujours là. Après l’opération israélienne, Suleiman avait lancé la
    construction d’un second réacteur dont l’emplacement était encore à
    déterminer. Se sachant désormais recherché à la fois par les services
    secrets israéliens et américains, Suleiman était devenu plus prudent. Avant
    de se lancer dans cette nouvelle entreprise, il avait décidé de prendre
    quelques jours de repos dans sa villa de Rimal al-Zahabiya. Un week-end
    tranquille entre amis autour de bons repas lui semblait le meilleur moyen
    de se détendre. * Assis à sa grande table, Suleiman regardait les vagues déferlant sur la
    plage. Il ne vit toutefois pas les deux silhouettes immobiles accroupies
    dans l’eau à environ 130 mètres. Les deux hommes, des tireurs d’élite
    membres des commandos de la marine israélienne, avaient nagé depuis le
    bateau qui les avait largués à un peu plus d’un kilomètre de la côte.
    Arrivés là où ils avaient pied, les deux hommes avaient identifié la
    maison de Suleiman grâce aux informations précises qu’on leur avait
    transmises. Ils avaient observé la villa, la véranda ainsi que tous les
    convives, se concentrant sur leur cible : le général attablé au milieu de ses
    invités.
    À 9 heures du soir, les deux hommes ajustèrent leurs lunettes de visée et
    réglèrent leur tir. La véranda était pleine de monde et les deux tireurs
    voulaient s’assurer de ne toucher que le général sans blesser personne
    d’autre. Ils s’approchèrent et pointèrent leurs armes équipées de
    silencieux vers la tête de Suleiman. Un bip retentit dans leur oreillette et
    les deux hommes tirèrent en même temps. La tête de Suleiman fut projetée
    en arrière et le général s’effondra sur la table. Les invités ne comprirent
    pas immédiatement ce qui venait de se passer. Ce n’est qu’en voyant le
    filet de sang s’échapper de la tête du général qu’ils comprirent qu’il venait
    d’être abattu. Soudain, ce fut la panique dans la véranda, certains se
    précipitèrent au secours du blessé pendant que d’autres se jetaient à plat
    ventre sur le sol ou couraient dans tous les sens en criant. Les deux tireurs
    profitèrent de la confusion pour disparaître.
    Le Sunday Times publia une version légèrement différente de
    l’événement, disant que les tireurs appartenaient à la Flottille 13 de la
    marine et qu’ils étaient arrivés et repartis à bord du yacht d’un homme
    d’affaires israélien.
    À Damas, la nouvelle eut l’effet d’une bombe mais le gouvernement se
    refusa à tout commentaire. L’establishment militaire et sécuritaire était
    sens dessus dessous. Comment les tireurs étaient-ils parvenus jusqu’à
    Tartous qui se trouvait à plus de 220 kilomètres de Damas ? Comment
    s’étaient-ils échappés ? Les responsables syriens n’étaient-ils donc en
    sécurité nulle part dans leur propre pays ?
    Ce n’est qu’au bout de quelques jours que les autorités publièrent un
    communiqué laconique indiquant que « la Syrie allait ouvrir une enquête
    afin d’identifier les auteurs de ce crime ». Les journaux des autres pays
    arabes n’avaient toutefois pas attendu la réaction officielle de Damas. Dès
    l’annonce de la mort du général, de nombreux articles étaient parus avec
    force détails et spéculations quant à l’identité des assassins. Les journaux
    arabes se demandaient à qui profitait la disparition du général et
    pointaient un doigt accusateur en direction d’Israël. Pour eux, les
    Israéliens avaient assassiné le général en raison de son rôle dans la
    construction du réacteur de Deir al-Zour.
    La réaction des services de renseignements occidentaux fut différente et
    personne ne pleura la mort du général. En juin 2010, la Flottille 13 fut
    décorée par le commandant en chef de Tsahal pour « plusieurs faits
    d’armes » dont la nature ne fut pas révélée.
    On peut se demander si parmi ces hauts faits ne figurait pas la mort de
    Suleiman.
    19 Amour et mort dans l’après-midi Le 12 février 2008, un groupe d’hommes se déploya discrètement
    autour d’un immeuble d’un quartier chic de Damas. En fin d’après-midi,
    ils virent arriver un 4 × 4 gris de marque Mitsubishi et un homme en
    costume noir à la barbe bien taillée en sortir, sans garde du corps. Les
    agents postés tout autour murmurèrent dans leurs micros miniatures que
    « l’homme » était bien arrivé à Damas et entrait dans l’immeuble. Ils
    savaient qu’il allait retrouver sa maîtresse, Nihad Haidar, qui l’attendait
    dans un des appartements. Cette belle Syrienne fêtait ses trente ans cette
    semaine et le mystérieux visiteur était venu lui apporter un cadeau.
    Les deux amants passèrent plusieurs heures à l’intérieur du luxueux
    appartement mis à leur disposition par Rami Makhlouf, riche homme
    d’affaires et cousin du président syrien, Bachar el-Assad.
    Un peu avant 22 heures, l’homme ressortit et reprit sa voiture en
    direction d’une discrète maison du quartier de Kafar Soussé, où il avait
    coutume de rencontrer des représentants syriens, iraniens et palestiniens.
    Le Sunday Express de Londres raconte : les agents de surveillance
    réexaminèrent la dernière photo disponible de leur cible sur leur
    téléphone portable et la comparèrent à l’homme qu’ils suivaient. Ils
    étaient en contact permanent avec le poste de commandement du Mossad à
    qui ils transmettaient les moindres faits et gestes de l’homme en costume
    noir. Quand il sortit de l’immeuble où il avait retrouvé sa maîtresse, les
    agents israéliens purent voir son visage plus clairement et confirmèrent
    son identité à leurs collègues présents à Damas et au siège du Mossad à
    Tel-Aviv. La tension monta d’un cran. Les responsables du Mossad se
    réunirent dans le bureau de Meir Dagan où ils pouvaient suivre
    l’opération en temps réel. La voiture de l’homme au costume noir
    démarra.
    « Il est en route », murmura un des agents.
    L’homme qui conduisait le 4 × 4 s’appelait Imad Mughniyeh.
    La chronique de son passé meurtrier a fait couler beaucoup d’encre, tant
    dans la presse internationale que dans les services de renseignement
    occidentaux. * 15 novembre 2001.
    Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, le FBI publia les
    noms des « terroristes les plus recherchés » dans le monde. Cette liste
    portait le sceau du FBI, du Département d’État et du ministère de la
    Justice américains.
    Elle comportait 22 noms et 22 photos.
    En première place figurait le plus dangereux de tous. La récompense
    pour sa capture s’élevait à 5 millions de dollars.
    Jusqu’aux attentats du World Trade Center, cet homme était jugé
    responsable de la mort de plus de citoyens américains que n’importe quel
    autre terroriste toujours en vie.
    Son nom : Imad Mughniyeh.
    18 avril 1983 : attentat à la bombe contre l’ambassade des États-Unis à
    Beyrouth ; 63 morts.
    23 octobre 1983 : attentat à la bombe contre le siège des Marines
    américains à Beyrouth ; 241 morts.
    23 octobre 1983, même jour : attentat du Drakkar contre un
    cantonnement de parachutistes français à Beyrouth ; 58 morts.
    Sans oublier l’enlèvement et l’assassinat de l’agent de la CIA, William
    Buckley ; plusieurs attaques contre l’ambassade américaine au Koweït, le
    détournement d’un avion de la TWA et de deux appareils de la Kuwait
    Airline ; le meurtre du colonel W.R. Higgins, observateur des Nations
    unies au Sud-Liban et le massacre de 20 soldats américains en Arabie
    Saoudite.
    À cette liste, le Mossad ajouta ses propres informations :
    4 novembre 1983 : attentat à la bombe contre les forces armées
    israéliennes à Tyr, au Liban ; 60 morts.
    10 mars 1985 : attaque d’un convoi militaire israélien non loin de
    Metullah à la frontière israélo-libanaise ; 8 morts.
    17 mars 1992 : attentat à la bombe contre l’ambassade israélienne en
    Argentine ; 29 morts.
    18 juillet 1994 : attentat à la bombe contre le centre associatif juif de
    Buenos Aires ; 86 morts.
    Sans oublier l’enlèvement et l’exécution de trois soldats israéliens dans
    la zone frontalière de Har Dov ; l’enlèvement de l’homme d’affaires
    israélien Elhanan Tenenbaum ; le bombardement des environs du kibboutz
    de Matzuba, et enfin l’enlèvement et l’exécution des soldats Eldad Regev
    et Ehud Goldwasser sur la frontière libanaise, à l’origine de la seconde
    guerre du Liban. * L’auteur de tous ces crimes, Imad Mughniyeh, était un homme
    mystérieux qui voyageait sans cesse entre les capitales du Moyen-Orient.
    Il fuyait les photographes et refusait tout entretien avec les journalistes. Si
    les services de renseignements occidentaux en savaient long sur ses
    activités, ils ignoraient presque tout de son apparence physique, de ses
    habitudes et de ses caches. Ils savaient qu’il était né en 1962 dans un
    village du sud du Liban. Selon des informations fragmentaires, ses parents
    étaient de fervents chiites. Enfant, il aurait emménagé à Beyrouth où il
    aurait grandi dans un quartier pauvre essentiellement peuplé de
    Palestiniens militants de l’OLP. Il avait arrêté l’école et rejoint les rangs
    du Fatah, le bras armé de l’OLP. Il était ensuite devenu le garde du corps
    d’Abou Iyad, l’adjoint de Yasser Arafat, et était entré dans la Force 17,
    une unité spéciale du Fatah formée dans les années soixante-dix et
    commandée par Ali Hassan Salameh, « le Prince rouge » (voir chapitre
    12). En 1982, l’armée israélienne lança l’opération « Paix en Galilée » et
    envahit le Liban. Les militants de l’OLP furent écrasés. Sous la houlette de
    Yasser Arafat, les rescapés s’exilèrent en Tunisie. Mughniyeh, lui, décida
    de rester au Liban et rejoignit les fondateurs du Hezbollah.
    Le Hezbollah – littéralement « le parti de Dieu » – est une organisation
    terroriste chiite créée en 1982 en réaction à l’invasion israélienne du
    Liban. Inspiré par la doctrine de l’ayatollah Khomeiny, financé par l’Iran
    et entraîné par les Gardiens de la Révolution, le Hezbollah est devenu
    l’ennemi juré d’Israël. Son objectif ultime est « le départ définitif [des
    forces israéliennes] du Liban avant la destruction complète [de l’État
    hébreu] ». Dès sa création, le Hezbollah revendiquera le recours à la
    violence contre Israël. Mughniyeh était la recrue idéale pour la jeune
    organisation terroriste.
    Véritable homme de l’ombre, Mughniyeh opérait en secret et
    n’apparaissait presque jamais en public. Les informations circulant sur
    son compte étaient souvent fragmentaires et contradictoires. Certains le
    disaient garde du corps du cheikh Fadlullah, leader spirituel du Hezbollah,
    d’autres affirmaient qu’il était responsable des opérations de
    l’organisation et l’instigateur des plus terribles massacres commis par le
    Hezbollah. Contrairement à l’actuel chef du mouvement Hassan Nasrallah,
    Mughniyeh n’apparaissait jamais à la télévision et ne se répandait pas en
    invectives haineuses. Il était pourtant bien plus dangereux que l’impétueux
    Nasrallah. Il devint rapidement le terroriste le plus recherché au monde,
    comme Carlos en son temps, et comme son collègue Oussama Ben Laden,
    qui était un de ses grands admirateurs.
    Mughniyeh était un terroriste aussi cruel qu’imaginatif. Il se fit
    rapidement un nom en organisant plusieurs massacres au Liban à la fin de
    l’opération Paix en Galilée. Il n’avait que vingt et un ans ce jour d’octobre
    1983 quand il décida d’envoyer des camions bourrés d’explosifs et
    conduits par des kamikazes dans des cantonnements de Marines
    américains et de parachutistes français à Beyrouth. Quelques jours plus
    tard, il s’en prenait aux troupes de l’armée israélienne à Tyr en suivant le
    même scénario. À vingt-deux ans, il se trouvait à la tête du commando
    terroriste qui attaqua l’ambassade des États-Unis au Koweït, où il
    effectuera également son premier détournement d’avion. Après chaque
    opération, il semblait s’évanouir dans la nature. À vingt-trois ans, il
    détourna un avion de la TWA entre Athènes et Rome et obligea le pilote à
    atterrir à Beyrouth. Durant cette opération, il tua un plongeur de la marine
    américaine, Robert Dean Stethem, et jeta sa dépouille hors de l’appareil.
    Après ce détournement de dix-sept jours, Mughniyeh parvint encore à
    s’échapper mais, cette fois, il laissa une trace derrière lui : une empreinte
    digitale dans les toilettes de l’avion.
    On ne savait presque rien de sa vie privée à l’exception de son mariage
    avec une de ses cousines, qui lui avait donné un fils et une fille.
    Mughniyeh comprit très tôt qu’il était dans la ligne de mire de plusieurs
    services secrets occidentaux et s’efforçait de cacher son identité. Il subit
    une première opération de chirurgie esthétique en Libye, se fit pousser la
    barbe et resta dans l’ombre. Les services de renseignements occidentaux
    ne disposaient que d’une seule photo avérée de lui. On y voyait un homme
    gros, barbu, portant des lunettes et une casquette. Cette image ne
    correspondait toutefois guère à la description qu’on faisait de lui. Pour le
    FBI, il était « né au Liban, parlait arabe, avait les cheveux bruns et une
    barbe ; il mesurait 1,70 mètre et pesait près de 60 kilos ». Difficile
    d’imaginer comment l’homme corpulent de la photo ne pouvait faire que
    60 kilos. Toutes ces informations confirmaient toutefois une chose :
    Mughniyeh savait se protéger et tromper ses ennemis.
    Le jeune terroriste devint rapidement un héros du Hezbollah. Réputé
    pour son intelligence, son courage et ses qualités opérationnelles, il fit du
    Hezbollah une organisation redoutée par tous les services de
    renseignements. Au fil de son ascension, il devint une cible de plus en plus
    importante pour les services occidentaux et israéliens. Conscient de cela,
    Mughniyeh devint de plus en plus paranoïaque, fuyant sans cesse,
    soupçonnant tout le monde y compris ses fidèles les plus proches. Il
    changeait régulièrement de garde du corps et ne dormait jamais deux fois
    au même endroit. Ses voyages entre Beyrouth, Damas et Téhéran se
    déroulaient toujours dans le plus grand secret.
    D’après le profil établi par les service israéliens et occidentaux,
    Mughniyeh était un être solitaire, très charismatique, très impulsif et fin
    connaisseur des derniers gadgets électroniques. Il avait un talent naturel
    pour changer d’identité et d’apparence, ce qui lui permettait d’échapper à
    ses ennemis. Les agents israéliens l’avaient surnommé : « le terroriste aux
    neuf vies ».
    David Barkai, ancien membre de l’unité 504 chargée d’établir le profil
    de Mughniyeh, déclara dans un entretien avec le journal britannique
    Sunday Times : « Nous avons essayé plusieurs fois de l’éliminer à la fin
    des années quatre-vingt. Nous rassemblions des informations sur lui, mais
    plus on se rapprochait de lui moins on en savait : il n’avait pas de point
    faible, ni les femmes, ni l’argent, ni la drogue. Rien. »
    La traque de Mughniyeh se poursuivit durant de nombreuses années. En
    1988, il faillit être capturé par les autorités françaises lors d’une escale à
    Paris. La CIA avait transmis sa photographie ainsi que certains détails du
    faux passeport qu’il utilisait. Toutefois, craignant que les otages français
    au Liban ne fassent les frais de son arrestation, les services français
    avaient décidé d’ignorer sa présence et l’avaient laissé repartir librement.
    Les services américains tentèrent également de le capturer en Europe en
    1986 et en Arabie Saoudite en 1995. Chaque fois, il parvint à s’échapper.
    À cette époque, Mughniyeh était largement impliqué dans l’organisation et
    l’exécution d’attaques contre des Juifs et des citoyens israéliens en
    Argentine. En 1988, il organisa un attentat contre l’ambassade d’Israël à
    Buenos Aires à l’aide d’un camion piégé. L’attentat causa la mort de vingt-
    neuf personnes, ainsi que celle du chauffeur kamikaze. Pour certains
    responsables du Mossad, il s’agissait d’un acte de vengeance après la
    mort de cheikh Moussaoui tué par des hélicoptères israéliens dans le sud
    du Liban.
    Deux ans plus tard, un autre attentat faisait quatre-vingt-six morts à
    Buenos Aires. C’était le centre associatif juif qui avait été visé. Une fois
    encore, il se serait agi d’un acte de représailles après l’enlèvement d’un
    des chefs du Hezbollah, Mustafa Dirani, par les Israéliens.
    Les agents américains et israéliens envoyés à Buenos Aires pour
    enquêter sur les deux attentats conclurent qu’ils étaient liés. Le mode
    opératoire était identique : un camion chargé d’explosifs conduit par un
    chauffeur kamikaze fonçait droit sur sa cible. Mughniyeh avait utilisé la
    même méthode à Beyrouth et à Tyr au début de sa carrière. Les enquêteurs
    établirent également la complicité des services secrets iraniens et de leurs
    collaborateurs sur place. Le camion utilisé contre l’ambassade avait été
    vendu aux terroristes par un concessionnaire chiite de Buenos Aires,
    Carlos Alberto Taladin. La piste menait clairement à Imad Mughniyeh.
    À cette époque, Mughniyeh effectuait de longs séjours en Iran. Après
    l’assassinat de Moussaoui, il craignait d’être le prochain sur la liste des
    tueurs israéliens. À Téhéran, il avait formé un groupe composé de
    militants du Hezbollah et d’agents des services secrets iraniens. Il avait
    été assisté en cela par le commandant des Gardiens de la Révolution,
    Mohsen Rezai, et le ministre du Renseignement, Ali Fallahian. C’est ce
    groupe qui aurait été responsable des deux attentats de Buenos Aires. Ces
    attaques eurent pour résultat de faire de Mughniyeh l’homme le plus
    recherché par les services israéliens. Ses actes le condamnaient à mort. Il
    fallut toutefois attendre de longues années avant que la sentence ne soit
    exécutée.
    Repéré à Beyrouth en décembre 1994, il échappa à une tentative
    d’assassinat à la voiture piégée peu de temps après dans un quartier du
    sud de la ville. D’après le rapport d’enquête de la police libanaise, une
    charge explosive avait été placée sous la voiture garée non loin de la
    mosquée où cheikh Fadlullah faisait son sermon. L’explosion avait détruit
    le magasin du frère d’Imad, Fouad Mughniyeh, dont le corps fut retrouvé
    dans les débris de la voiture. Imad, qui était censé l’accompagner, avait
    changé d’avis au dernier moment et avait échappé à la mort. Le terroriste
    semblait bien avoir neuf vies.
    Quelques semaines plus tard – et avec la collaboration du Hezbollah –,
    les services de sécurité libanais arrêtèrent plusieurs civils soupçonnés
    d’avoir participé à l’attentat avec le Mossad. Le principal suspect
    s’appelait Ahmed Halek.
    D’après un rapport de police, « Halek et sa femme [avaient] garé leur
    voiture près du magasin de Fouad Mughniyeh. Halek [était] entré dans la
    boutique pour s’assurer de la présence de Fouad. Il lui [avait] serré la
    main, [était] retourné à sa voiture et [avait] activé la bombe ». Citant des
    sources fiables, le journal libanais As Safir écrivit que Halek avait
    rencontré plusieurs hauts responsables des services secrets israéliens à
    Chypre. Son agent de liaison avec le Mossad lui aurait expliqué comment
    utiliser la bombe et lui aurait donné 100 000 dollars. Halek fut exécuté.
    Mughniyeh s’en était encore tiré, mais les agents du Mossad
    n’abandonnèrent pas. Ils compilèrent minutieusement la moindre
    information concernant leur cible, accumulèrent les données d’autres
    services de renseignements et étudièrent son mode opératoire. En 2002, le
    Mossad reçut plusieurs informations incriminant Mughniyeh dans le cadre
    d’une livraison de 50 tonnes d’armes à des terroristes palestiniens.
    Toutefois, alors que la rumeur le disait nouveau commandant en chef du
    Hezbollah et probable successeur de Nasrallah, il échappait toujours aux
    services secrets. Il était surtout lié aux services de renseignements
    iraniens et aurait collaboré avec les brigades al-Quds des Gardiens de la
    Révolution chargés de la coopération entre communautés chiites dans le
    monde et les organisations terroristes contrôlées par les Iraniens.
    Mughniyeh était devenu un homme important et dut prendre des mesures de
    sécurité renforcées. Selon des rumeurs persistantes, il avait encore changé
    d’apparence physique et avait subi une nouvelle intervention de chirurgie
    plastique.
    D’après des sources européennes, à la fin de la seconde guerre du
    Liban, le Mossad avait recruté un nombre non négligeable de Palestiniens
    du Liban fermement opposés au Hezbollah. L’une de ces nouvelles recrues
    avait un cousin qui vivait dans le même village que Mughniyeh et apprit
    que le terroriste avait voyagé en Europe et en était revenu avec un visage
    complètement différent.
    Le Mossad avait une nouvelle mission : espionner les cliniques de
    chirurgie esthétique en Europe.
    C’est de Berlin qu’arrivèrent les premiers résultats. D’après l’écrivain
    britannique Gordon Thomas, le chef d’antenne du Mossad à Berlin,
    Reuven, avait rencontré un informateur allemand qui maintenait de discrets
    contacts dans l’ancien Berlin-Est. D’après cette source, Imad Mughniyeh
    avait récemment subi plusieurs opérations de chirurgie esthétique et avait
    complètement changé de visage. Il s’était rendu dans une clinique qui avait
    appartenu à la Stasi et que les services de renseignements est-allemands
    avaient utilisée pour offrir un nouveau visage à des agents ou à des
    terroristes envoyés en mission secrète en Occident.
    Après de difficiles négociations, Reuven accepta de verser une somme
    importante à son informateur qui lui remit un dossier contenant trente-
    quatre clichés du nouveau visage de Mughniyeh.
    L’analyse des photos montra qu’il avait subi plusieurs modifications au
    niveau de la mâchoire : la mâchoire inférieure avait été réduite pour
    affiner le menton. Mughniyeh paraissait maintenant maigre pour ne pas
    dire émacié. Plusieurs dents avaient été remplacées par des dents
    artificielles de forme différente. Les yeux avaient été liftés. Enfin,
    Mughniyeh avait teint ses cheveux en gris et remplacé ses lunettes par des
    lentilles de contact. Il ne ressemblait plus du tout à « l’original ». Toutes
    les photos collectées par les services occidentaux depuis les années
    quatre-vingt étaient devenues inutilisables.
    À en croire des sources étrangères, le Mossad aurait alors commencé à
    préparer son assassinat. Meir Dagan convoqua ses meilleurs hommes,
    dont le responsable de Césarée, le chef de l’unité Kidon et plusieurs
    autres hauts responsables concernés par le dossier Mughniyeh. Il leur
    apparut très vite qu’il ne serait pas possible d’éliminer le terroriste dans
    un pays non musulman. Mughniyeh voyageait peu et ne se sentait en
    sécurité qu’en Iran et en Syrie. Il était particulièrement dangereux de
    mener une opération sur le territoire d’un de ces deux grands ennemis
    d’Israël. Certes, le Mossad était déjà intervenu dans des pays arabes,
    notamment à Beyrouth, pendant la traque des chefs de Septembre noir ; des
    commandos avaient même été envoyés à Tunis où ils auraient tué le chef
    terroriste, Abou Jihad. Toutefois, Téhéran et Damas étaient des endroits
    beaucoup plus dangereux où les gens étaient à la fois plus armés et plus
    méfiants. D’un autre côté, frapper les terroristes dans une ville comme
    Damas aurait un impact psychologique considérable. C’était une façon de
    montrer que personne ne pouvait échapper au Mossad. L’assassinat du
    plus dangereux chef terroriste à Damas, refuge et forteresse des ennemis
    d’Israël, ne pouvait que créer la panique chez les terroristes.
    D’après le quotidien britannique The Independent , le plan du Mossad
    reposait sur la probabilité de voir Mughniyeh arriver à Damas le 12
    février, jour où il devait rencontrer des responsables syriens et iraniens
    pour participer aux célébrations de l’anniversaire de la révolution
    islamique.
    Après avoir étudié plusieurs possibilités, le Mossad décida de
    procéder à l’exécution en garant une voiture piégée juste à côté de celle de
    Mughniyeh.
    Les agents entrèrent alors dans une phase d’intense activité afin
    d’obtenir le maximum d’informations de leurs sources, y compris
    étrangères : Mughniyeh serait-il bien à Damas ? Si oui, sous quelle
    identité ? Quelle voiture conduirait-il ? Où logerait-il ? Qui
    l’accompagnerait ? À quelle heure irait-il retrouver les représentants
    syriens et iraniens ? Les autorités syriennes étaient-elles au courant de son
    arrivée ? Les chefs du Hezbollah avaient-ils été informés de son voyage ?
    Une source sûre confirma que Mughniyeh serait à Damas à la date
    prévue. Selon le journal libanais El Balad , cette information fut ensuite
    corroborée par des agents qui avaient placé des mouchards sur les
    voitures du Mughniyeh et d’autres chefs du Hezbollah.
    La machine bien huilée de l’unité Césarée entra en action. Les équipes
    du Mossad arrivèrent à Damas par des chemins détournés. S’ensuivit la
    phase de collecte de renseignements sur place, la location des voitures et
    des caches, la surveillance. Puis une équipe spéciale arriva à Damas avec
    les explosifs.
    Au dernier moment, un informateur de longue date des services
    israéliens envoya une information capitale : chaque fois qu’il se rendait à
    Damas, Mughniyeh allait voir sa maîtresse. Les espions israéliens
    découvrirent ainsi que leur cible avait une relation secrète. La belle Nihad
    Haidar attendrait Mughniyeh dans un discret appartement de la capitale.
    Nihad savait à l’avance quel jour son amant arrivait de Beyrouth ou de
    Téhéran. Il avait coutume d’aller la voir seul, sans chauffeur ni garde du
    corps.
    Des messages urgents furent envoyés aux agents sur place. Mughniyeh
    irait-il voir sa maîtresse cette fois aussi ? Le propriétaire de
    l’appartement était-il au courant de sa visite ?
    Les derniers membres du commando arrivèrent à Damas la veille de
    l’opération après être passés par plusieurs villes européennes. Selon le
    compte rendu de The Independent , cette équipe était composée de trois
    agents : le premier arriva de Paris par un vol Air France, le deuxième
    partit de Milan avec Alitalia et le troisième passa par la Jordanie avec
    Jordan Air. Leurs faux papiers indiquaient que deux d’entre eux étaient des
    hommes d’affaires travaillant dans le secteur automobile et que le
    troisième était un agent de voyages. À leur arrivée, ils déclarèrent être
    venus pour de courtes vacances en Syrie et passèrent les contrôles de
    l’immigration sans difficulté. Ils quittèrent l’aéroport séparément et ne se
    retrouvèrent qu’après s’être assurés de ne pas avoir été suivis. Ils furent
    ensuite rejoints par des agents auxiliaires installés à Beyrouth et furent
    conduits jusqu’à un garage camouflé où se trouvait une voiture de location
    et, à côté d’elle, un paquet d’explosifs composé de charges de plastic et
    de minuscules petites billes métalliques.
    Les trois tueurs s’enfermèrent dans le garage, préparèrent la charge
    explosive et la placèrent dans la voiture de location. Contrairement à ce
    qu’écriront certains journaux par la suite, l’explosif ne fut pas placé dans
    l’appuie-tête de la voiture de Mughniyeh mais dans le compartiment radio
    de la voiture de location.
    Une autre équipe de surveillance guettait l’arrivée de Mughniyeh après
    son départ de Beyrouth. Leur mission était de le suivre jusqu’à
    l’appartement où il rencontrait sa maîtresse et de signaler quand il
    repartait. Ils devaient ensuite le prendre en filature et s’assurer qu’il se
    rendait bien à Kafar Soussé où il devait rencontrer le nouvel ambassadeur
    iranien à Damas et l’homme le plus mystérieux de Syrie, le général
    Muhammad Suleiman. Ce dernier était notamment chargé du trafic d’armes
    entre l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, il était donc en contact étroit avec
    Imad Mughniyeh. (Impliqué dans le projet secret de réacteur nucléaire
    syrien, Suleiman n’avait plus que six mois à vivre. Il serait
    mystérieusement assassiné le 2 août lors d’un dîner entre amis dans sa
    maison au bord de la mer. (Voir chapitre 18).
    Ce soir-là, l’ambassade d’Iran avait prévu de célébrer l’anniversaire
    de la révolution dans le centre culturel iranien de Kafar Soussé, situé non
    loin de l’endroit où Mughniyeh devait rencontrer ses contacts syriens et
    iraniens. Mughniyeh avait toutefois décidé de ne pas se joindre aux
    festivités. Il devait uniquement s’entretenir avec ses partenaires, puis
    quitter Damas.
    Le matin du 12 février, les équipes du Mossad étaient en place. Les
    agents de surveillance se positionnèrent autour de l’immeuble où devait
    d’abord se rendre Mughniyeh. Ils signalèrent son arrivée en fin d’après-
    midi et son départ dans la soirée. Ils espéraient que Mughniyeh se rendait
    là à sa dernière destination. * Le 4 × 4 traversa la capitale syrienne et arriva à Kafar Soussé. Les
    Israéliens le suivaient à la trace, rapportant les moindres faits et gestes de
    leur cible. La voiture piégée avait été amenée près de l’endroit où
    Mughniyeh devait s’arrêter. La bombe serait activée grâce à une
    télécommande longue distance. Les agents qui avaient piégé la voiture
    étaient partis depuis longtemps et se dirigeaient à présent vers l’aéroport.
    Les capteurs électroniques indiquaient le chemin suivi par le 4 × 4. Le
    véhicule s’arrêta enfin et l’homme en sortit. Un agent auxiliaire du Mossad
    gara la voiture piégée juste à côté du 4 × 4. Peu avant 22 heures, une
    puissante explosion secoua le quartier de Kafar Soussé, non loin d’une
    école iranienne (vide à cette heure-là) et d’un parc. La voiture avait
    explosé juste au moment où Mughniyeh descendait du 4 × 4. Le terroriste
    était mort.
    Sa disparition frappait le Hezbollah en plein cœur. C’était également un
    rude coup pour le gouvernement syrien qui avait déjà vu son réacteur
    nucléaire secret pulvérisé par les services israéliens seulement quelques
    mois auparavant. Six mois plus tard, en novembre 2008, le quotidien
    libanais As Safir annonça la capture d’un réseau d’espions libanais. Parmi
    les suspects arrêtés figurait Ali Jarrah, cinquante ans, originaire de la
    vallée de la Bekaa et qui travaillait depuis vingt ans pour le Mossad pour
    un salaire de 7 000 dollars par mois. Il fut accusé d’avoir effectué de
    nombreux voyages en Syrie pour le compte du Mossad. En février 2008, il
    s’était rendu à Kafar Soussé quelques jours avant l’assassinat de
    Mughniyeh. Après son arrestation, les services de police libanais
    découvrirent dans sa voiture un matériel de photographie sophistiqué, une
    caméra vidéo et un GPS minutieusement dissimulés. Lors de son
    interrogatoire, Jarrah reconnut que ses employeurs du Mossad lui avaient
    demandé de surveiller, de photographier et de réunir des informations sur
    les endroits où Mughniyeh avait prévu de se rendre, y compris
    l’appartement de sa maîtresse.
    Israël nia toute implication dans l’assassinat de Mughniyeh mais les
    porte-parole du Hezbollah n’en cessèrent pas moins d’accuser « les
    sionistes israéliens » d’avoir assassiné « un héros du djihad mort en
    martyr ».
    Le porte-parole du département d’État américain, Sean McCormack, ne
    partageait pas cette opinion et présenta Mughniyeh comme « un tueur de
    sang-froid et un terroriste responsable de nombreuses morts ».
    « Le monde [est] plus sûr après sa mort », conclut-il.
    20 Les caméras tournaient Début janvier 2010, deux Audi A6 noires franchirent le portail sécurisé
    d’un bâtiment gris posé sur une colline du nord de Tel-Aviv. Surnommé
    « le Collège », ce bâtiment abritait en réalité le siège du Mossad. Le
    Premier ministre Netanyahu fut accueilli par Meir Dagan, chef du Mossad
    dont il venait de prolonger le mandat d’un an. Dagan et les responsables
    du Mossad étaient d’humeur joyeuse après les derniers succès de leurs
    agents : la destruction du réacteur syrien, l’assassinat de Mughniyeh et de
    Suleiman. Il leur restait à présent à faire sauter un dernier maillon de la
    chaîne reliant l’Iran et les terroristes : un certain Mahmoud Abdel Rauf al-
    Mabhouh.
    Dans la salle de réunion, Dagan et ses adjoints présentèrent leur plan au
    Premier ministre : Mabhouh, haut responsable du Hamas et pierre
    angulaire du trafic d’armes partant d’Iran et passant par le Soudan,
    l’Égypte et le Sinaï jusqu’à la Bande de Gaza, serait éliminé à Dubaï, petit
    émirat arabe situé dans le golfe Persique. D’après le journaliste Ronen
    Bergman, Mabhouh fut désigné sous le nom de code « Écran plasma ».
    Netanyahu donna son accord pour l’élimination d’« Écran plasma » et
    les préparatifs commencèrent. L’objectif était de tuer Mabhouh dans sa
    chambre d’hôtel à Dubaï. Selon le Sunday Times de Londres, les agents du
    Mossad s’étaient entraînés pour cette opération dans un hôtel de Tel-Aviv,
    sans en avertir la direction.
    Mahmoud al-Mabhouh, alias Abou Abed, était né en 1960 dans le camp
    de réfugiés de Jabalia, dans le nord de la Bande de Gaza. Très pieux, il
    avait rejoint les Frères musulmans à la fin des années soixante-dix et
    participé à plusieurs attaques contre des cafés où l’on pratiquait des jeux
    d’argent. En 1986, il fut arrêté par l’armée israélienne pour possession
    d’un fusil d’assaut AK-47. Libéré moins d’un an après, il rejoignit la
    brigade Izz al-Din al-Qassam, le bras armé du Hamas.
    Son chef, Salah Shehadeh, lui confia avec plusieurs autres militants une
    mission spéciale : l’enlèvement et l’exécution de soldats israéliens. Le 16
    février 1989, déguisés en juifs ultra-orthodoxes, Mabhouh et un acolyte du
    Hamas volèrent une voiture et firent monter un soldat, Avi Sasportas, qui
    faisait du stop pour rentrer chez lui. Alors qu’Avi s’installait à l’arrière de
    la voiture, Mabhouh se retourna et lui tira une balle dans la tête. Mabhouh
    et ses complices l’enterrèrent après s’être pris en photo avec sa dépouille.
    Trois mois plus tard, un autre soldat, Ilan Saadon, était enlevé sur le
    carrefour de Reem et assassiné de la même façon. Mabhouh révéla lui-
    même ces informations au cours d’un entretien sur la chaîne Al Jazeera.
    Mabhouh se réfugia ensuite en Égypte, puis en Jordanie, où il poursuivit
    ses activités terroristes, notamment en faisant passer des armes et des
    explosifs dans la Bande de Gaza. De retour au Caire, il fut arrêté par les
    Égyptiens, passa presque un an en prison (en 2003) et s’installa ensuite en
    Syrie. Il était désormais considéré comme un dangereux terroriste et était
    recherché par la police en Israël, en Égypte et en Jordanie. Ses talents
    d’organisation étaient hautement appréciés par ses supérieurs et il monta
    les échelons au sein du Hamas en se spécialisant dans le trafic d’armes en
    provenance d’Iran.
    Mabhouh avait compris qu’il était recherché par les services israéliens
    en raison de son rôle au sein du Hamas. Il savait également que les
    Israéliens ne pouvaient ni oublier ni pardonner l’assassinat de deux de
    leurs soldats. Il était extrêmement prudent, changeait régulièrement
    d’identité et se faisait passer pour un homme d’affaires voyageant au
    Moyen-Orient pour son travail. Il confia à un ami qu’il avait pris
    l’habitude, quand il dormait à l’hôtel, de barricader la porte de sa
    chambre avec des fauteuils « pour éviter de mauvaises surprises ».
    Lors d’une de ses rares interviews, il se présenta sur la chaîne Al
    Jazeera le visage recouvert d’un foulard noir. « Ils ont déjà essayé de
    m’éliminer trois fois et ils ont presque réussi, déclara-t-il. Une fois à
    Dubaï, une fois au Liban – il y a six mois – et une fois en Syrie, il y a deux
    mois, après l’assassinat d’Imad Mughniyeh. C’est le prix que doivent
    payer tous ceux qui luttent contre Israël. »
    En réalité, Mabhouh ne voulait pas faire cette interview. Il estimait qu’il
    s’agissait d’un risque inutile, mais il avait dû obéir aux ordres explicites
    de ses supérieurs du Hamas. Certains affirment que cette apparition aurait
    aidé le Mossad à le retrouver plus tard. Mabhouh avait en effet accepté
    d’apparaître sous les caméras à condition que son visage soit entièrement
    flouté. Après l’enregistrement, la cassette de l’interview avait été envoyée
    à Gaza pour contrôle mais il s’avéra que le floutage n’avait pas fonctionné
    et Mabhouh dut procéder à un second enregistrement. La diffusion de cette
    interview fut ensuite repoussée (elle ne serait diffusée qu’après la mort de
    Mabhouh). Mabhouh s’enquit alors de ce qu’il était advenu de la première
    cassette et on lui répondit qu’elle était désormais dans les archives du
    Hamas. Certains pensent qu’elle serait tombée dans les mains des agents
    israéliens qui le traquaient.
    Quelques semaines après l’enregistrement, un haut responsable du
    Hamas reçut un coup de téléphone d’un Arabe qui se disait le représentant
    d’un groupe spécialisé dans le trafic d’armes et le blanchiment d’argent.
    Les responsables du Hamas étant toujours à la recherche d’armes, il leur
    fit une offre qu’ils ne pouvaient pas refuser et demanda à rencontrer
    Mabhouh à Dubaï. Cette demande était étrange, car c’est là que Mabhouh
    devait rencontrer ses partenaires iraniens. Ce mystérieux appel
    téléphonique avait peut-être scellé le sort de Mabhouh. * C’est alors que se produisit un événement totalement inédit dans
    l’histoire des services secrets.
    L’élimination d’ « Écran plasma » fut filmée, enregistrée et
    immortalisée par des caméras de vidéosurveillance, omniprésentes à
    Dubaï. Ces images sont un témoignage exceptionnel du déroulement de
    l’opération. Elles ont permis à des centaines de millions de spectateurs,
    confortablement installés dans leur fauteuil, de suivre pas à pas le
    déroulement d’une opération clandestine et meurtrière.
    Lundi 18 janvier 2010.
    Plusieurs agents du Mossad atterrissent à Dubaï. Ils sont les premiers
    d’une équipe de vingt-sept personnes qui arriveront au fur et à mesure
    dans les vingt-quatre heures suivantes. Douze d’entre eux possèdent des
    passeports britanniques, quatre sont français, quatre autres australiens, un
    allemand et six irlandais.
    Les agents descendent dans plusieurs hôtels différents.
    Mardi 19 janvier.
    00 h 09. Deux agents du Mossad arrivent à Dubaï : le premier est un
    homme de quarante-trois ans au crâne dégarni, il s’appelle Michael
    Bodenheimer et possède un passeport allemand. Le second est James
    Leonard, il présente un passeport britannique. Les deux hommes sont
    chargés – selon le rapport de la police locale – de procéder aux
    préparatifs de l’assassinat.
    00 h 30. Un homme portant un bouc et des lunettes atterrit à l’aéroport
    de Dubaï, il vient directement de Paris. Il s’agit du responsable de
    l’opération, Kevin Daveron. Il est accompagné d’une femme rousse, Gail
    Folliard, son adjointe. Tous deux présentent des passeports irlandais.
    1 h 21. Gail Folliard descend à l’hôtel Jumeriah où elle prend une
    chambre au 11 e étage. Quand l’employé lui demande son adresse, elle
    répond sans ciller : 78, Memmier Road, Dublin, Irlande. On apprendra
    plus tard que cette adresse n’existe même pas.
    1 h 31. Kevin Daveron rejoint Folliard et descend à l’hôtel Jumeriah,
    chambre 3308.
    2 h 29. Peter Elvinger, responsable de la logistique, atterrit à Dubaï
    avec un passeport français. Mince, il porte une barbe et des lunettes
    élégantes. D’après la police, il transporte une valise « suspecte ».
    2 h 36. Peter rejoint un autre membre de l’équipe à l’aéroport et tous les
    deux partent pour un hôtel de la ville.
    10 h 15. Mabhouh embarque à Damas pour un vol direct à destination
    de Dubaï sur la compagnie Emirates Airlines. Là-bas, il doit rencontrer un
    représentant iranien pour organiser de nouvelles livraisons d’armes à
    destination de la Bande de Gaza.
    10 h 30. Peter quitte son hôtel et retrouve d’autres agents dans un grand
    centre commercial.
    10 h 50. Kevin et Gail rejoignent leurs affidés dans le centre
    commercial. Kevin ne porte plus ni lunettes ni moustache.
    12 h 18. Les agents se dispersent. Kevin retourne à l’hôtel Jumeriah et
    règle sa note. Sur une autre caméra de surveillance, on le voit ensuite se
    présenter à un autre hôtel avec une perruque, des lunettes et une fausse
    moustache.
    14 h 12. Deux agents habillés en joueurs de tennis entrent dans le
    luxueux hôtel Al Bustan Rotana. Leur mission : repérer et surveiller
    Mabhouh qui doit arriver dans l’heure.
    15 h 12. Gail quitte à son tour l’hôtel Jumeriah et règle sa note de 400
    dollars.
    15 h 15. Mahbouh atterrit à Dubaï. Au contrôle de l’immigration, il
    présente un faux passeport irakien et déclare travailler dans le textile.
    15 h 25. Gail change d’hôtel ainsi que d’apparence. Nouveaux
    vêtements, nouveau maquillage et perruque.
    15 h 28. Mabhouh arrive à l’hôtel Al Bustan Rotana. À la réception, il
    demande une chambre sans balcon et avec des fenêtres scellées. On lui
    tend la clé de la chambre 230 au deuxième étage. Il prend l’ascenseur sans
    prêter attention aux deux joueurs de tennis qui montent avec lui.
    15 h 30. Les agents de surveillance indiquent que Mabhouh est entré
    dans sa chambre qui se situe en face de la 237.
    15 h 53. Peter arrive à l’hôtel où est descendu Mabhouh et entre dans le
    centre d’affaires. Il appelle la réception et demande à réserver la chambre
    237.
    16 h 03. Relève de l’équipe de surveillance qui attend que Mabhouh
    quitte sa chambre.
    16 h 14. Tous les membres de l’équipe se trouvent à présent à
    l’intérieur de l’hôtel.
    16 h 23. Mabhouh quitte sa chambre, s’assure que le hall de l’hôtel est
    « sûr » et sort du bâtiment. L’équipe de surveillance le suit.
    16 h 24. Les agents donnent à leur chef de mission la description de la
    voiture qui conduit Mabhouh en centre-ville.
    16 h 27. Peter apparaît dans le hall de l’hôtel et donne une valise à
    Kevin Daveron. Celle-ci contient probablement tout le matériel nécessaire
    pour l’élimination de Mabhouh.
    16 h 33. Peter se rend à la réception de l’hôtel et reçoit la clé de sa
    chambre, la 237.
    16 h 40. Peter donne la clé de la chambre à Kevin et quitte l’hôtel pour
    une destination inconnue.
    16 h 44. Kevin entre dans la chambre 237. Il inspecte la fenêtre et le
    judas qui lui permettra de voir Mabhouh regagner sa chambre.
    17 h 06. Gail rejoint Kevin dans la chambre 237. Ensemble, ils revoient
    le déroulé de l’opération et se tiennent informés de ce que Mabhouh fait en
    ville.
    17 h 36. Un agent entre dans l’hôtel, coiffé d’une casquette. Dans un
    couloir désert, il remplace sa casquette par une perruque.
    18 h 21. Gail quitte la chambre 237 avec la valise que Kevin a reçue
    des mains de Peter. Elle se rend au parking de l’hôtel et la donne à un des
    assassins.
    18 h 32. Le premier membre de l’équipe d’assassins quitte le parking et
    entre dans le hall de l’hôtel.
    18 h 34. Le deuxième tueur entre dans l’hôtel et s’installe dans un
    fauteuil dans le hall de réception, le plus loin possible de son acolyte.
    18 h 43. Le premier agent de surveillance, habillé comme un joueur de
    tennis, quitte l’hôtel.
    19 h 30. Peter quitte Dubaï et s’envole pour Munich, en Allemagne.
    20 h 00. L’employé de l’hôtel chargé du ménage quitte le second étage.
    Un des assassins essaie d’entrer dans la chambre de Mabhouh.
    20 h 04. Posté près des ascenseurs, Kevin indique aux assassins de se
    dépêcher d’entrer dans la chambre, car un des ascenseurs vient de
    s’arrêter au deuxième étage. Le système de sécurité de l’hôtel détecte une
    tentative d’effraction dans la chambre 230.
    20 h 20. Mabhouh regagne son hôtel. L’équipe de surveillance informe
    Kevin qu’il se dirige vers les ascenseurs.
    20 h 27. Mabhouh entre dans sa chambre. Kevin et Gail montent la
    garde près des ascenseurs du deuxième étage. Dans la chambre 230,
    Mabhouh est exécuté.
    20 h 46. Les quatre assassins quittent l’hôtel.
    20 h 47. Gail et un autre agent quittent l’hôtel à leur tour.
    20 h 51. Kevin entre dans la chambre de Mabhouh et accroche le petit
    panneau « Ne pas déranger » sur la poignée de la porte.
    20 h 52. L’équipe de surveillance quitte l’hôtel.
    22 h 30. Kevin et Gail prennent un vol direct pour Paris. À peu près au
    même moment, tous les agents repartent pour d’autres destinations. Vers 22 heures, la femme de Mabhouh l’appelle sur son portable et
    tombe sur son répondeur. Elle rappelle plusieurs fois, en vain. Un ami de
    Mabhouh essaie à son tour de le joindre, sans plus de succès. Les
    messages SMS restent également sans réponse. Le temps passe et
    Mabhouh ne donne toujours pas signe de vie. Inquiète, sa femme avertit
    plusieurs responsables du Hamas qui décident d’envoyer quelqu’un à
    l’hôtel Al Bustan Rotana de Dubaï. Leur homme se présente à la réception
    et fait appeler la chambre 230. Pas de réponse.
    Après midi, les employés de l’hôtel décident enfin de monter voir dans
    la chambre de Mabhouh. Ils ouvrent la porte et découvrent son corps sans
    vie. On appelle un médecin d’urgence pour examiner la dépouille. Celui-
    ci conclut à une mort par arrêt cardiaque. * Le Hamas publia une déclaration officielle annonçant la mort de
    Mabhouh « liée à des problèmes de santé ». Mais sa famille récusait le
    diagnostic du médecin et était convaincue que Mabhouh avait été assassiné
    par le Mossad. Son corps fut autopsié à Dubaï et un prélèvement sanguin
    envoyé en France pour analyse. Les résultats tombèrent neuf jours plus
    tard. Le Hamas annonça alors que Mabhouh avait été assassiné par des
    agents du Mossad qui lui auraient d’abord infligé une forte décharge
    électrique avant de l’étouffer avec un oreiller.
    Dans le même temps, la police de Dubaï indiqua qu’aucune trace de
    poison n’avait été retrouvée dans le sang de Mabhouh. Elle n’en conclut
    pas moins que Mabhouh avait été tué par des agents du Mossad sur son
    territoire. Le 31 janvier, soit douze jours après la mort de Mabhouh, le
    Sunday Times de Londres publiait un article sur l’empoisonnement de
    Mahbouh par le Mossad. Le journal britannique affirmait que des agents
    israéliens étaient entrés dans la chambre de Mabhouh et lui avaient injecté
    un poison simulant un arrêt cardiaque. Ils auraient ensuite photographié
    tous les documents trouvés dans la chambre avant de quitter les lieux en
    prenant soin d’accrocher le panneau « Ne pas déranger » à l’extérieur de
    sa porte.
    Le 28 février, l’adjoint du chef de la police de Dubaï annonçait à la
    presse que le laboratoire français avait découvert des traces de
    chlorhydrate, un puissant anesthésiant utilisé avant les interventions
    chirurgicales. Cette substance provoquait une relaxation musculaire suivie
    d’une perte de conscience. Les assassins auraient injecté cette substance à
    leur victime avant de l’étouffer afin de faire croire à une mort naturelle.
    Le journaliste Gordon Thomas publia dans le London Telegraph un
    article sur « le permis de tuer du Mossad ». Selon lui, la mort de Mabhouh
    présentait les mêmes caractéristiques que plusieurs assassinats commis
    par le Mossad. En outre, les onze agents désignés pour cette opération –
    dont six femmes – faisaient tous partie des quarante-huit membres de
    l’unité Kidon. Yossi Melman, du quotidien Haaretz , souligna également
    que le déroulé de l’opération tel que le montraient les caméras de
    surveillance correspondait au mode opératoire du Mossad : arrivée sur
    des vols séparés en provenance de villes différentes ; répartition des
    agents dans plusieurs hôtels, appels téléphoniques par des opérateurs
    internationaux ; port de vêtements visant à empêcher l’identification,
    volonté de se faire passer pour des touristes ou des hommes d’affaires.
    D’autres spécialistes rejettent toutefois cette hypothèse, considérant au
    contraire que ces méthodes sont typiques de la plupart des services secrets
    occidentaux et qu’il était impossible d’établir sans ambiguïté qui avait
    effectivement commis cet assassinat.
    D’après l’hebdomadaire Der Spiegel , les services secrets allemands
    (BND) auraient déclaré aux parlementaires allemands que Mabhouh avait
    été tué par des agents du Mossad. Le journal précise que Michael
    Bodenheimer, dont les parents étaient nés en territoire allemand, avait fait
    une demande de passeport auprès des autorités allemandes. Le 8
    novembre 2009, doté de son nouveau passeport, il s’était envolé de
    Francfort pour Dubaï puis Hongkong, soit exactement le même itinéraire
    que celui qu’il effectuera avant l’assassinat de Mabhouh. D’après le
    Spiegel , neuf autres agents seraient partis ce même 8 novembre de
    différentes villes européennes, tous à destina tion de Dubaï. Cela
    ressemblait fort à une ultime répétition avant l’opération de janvier 2010.
    Au cours d’un entretien avec le journal Al-Arabiya , le chef de la police
    de Dubaï, Dhahi Khalfan Tamim, expliqua pourquoi il était convaincu que
    Mabhouh avait été assassiné par les Israéliens : « Tout d’abord, nous
    avons des empreintes et des échantillons d’ADN. Ensuite, il y a l’équipe
    des assassins, tous possédaient de faux passeports établis au nom de
    vraies personnes. Or, plusieurs de ces personnes étaient des citoyens
    israéliens. Qu’est-ce que vous croyez ? Que les militants de Peace Now
    ont assassiné Mabhouh ? C’est signé le Mossad. »
    Le chef de la police de Dubaï devint rapidement une vedette passant des
    heures devant les caméras des chaînes de télévision et donnant des
    interviews à qui voulait. Il devint notamment le chouchou des médias en
    révélant un montage vidéo de plusieurs caméras de vidéosurveillance.
    Tamim expliqua très habilement comment les agents s’étaient déplacés à
    travers l’émirat, entrant et sortant des hôtels, des centres commerciaux et
    de l’aéroport et changeant régulièrement d’apparence afin de ne pas se
    faire repérer par Mabhouh.
    D’après lui, le noyau de l’équipe se composait de onze agents : trois
    Irlandais, six Anglais, un Français et un Allemand. Ils étaient arrivés à
    Dubaï par des vols différents en provenance de villes européennes,
    certains durant la nuit précédant l’opération, d’autres en même temps que
    Mabhouh et d’autres encore seulement quelques heures avant l’assassinat.
    La police était parvenue à remonter le fil des événements grâce à 648
    heures d’enregistrement de caméras de vidéosurveillance.
    Les registres et les photos des services de l’immigration permirent à la
    police de Dubaï de conclure que d’autres agents avaient participé à
    l’opération, en plus des onze déjà mentionnés. Le compte final se montait
    à vingt-sept personnes auxquelles Tamim ajoutera encore quelques noms
    suspects par la suite.
    Ces conclusions soulevaient toutefois plusieurs questions : le Mossad
    ignorait-il vraiment la présence de ce réseau de caméras de
    vidéosurveillance ? D’après Tamim, les agents israéliens s’étaient rendus
    plusieurs fois à Dubaï pour préparer l’opération. N’avaient-ils pas
    remarqué les caméras ? Si oui, une bonne partie de leurs vaet-vient entre
    différents hôtels, les changements de vêtements, les perruques et les
    moustaches n’étaient-ils pas précisément destinés aux caméras ? Certains
    agents n’étaient peut-être là que pour faire diversion et brouiller les pistes
    fournies par les bandes vidéo.
    Autre point : le chef de la police se flattait d’avoir maintenant une
    photographie de tous les agents passés par les services d’immigration (où
    cette formalité était désormais requise). Mais le Mossad ignorait-il que
    Dubaï avait mis en place une telle procédure ? Les agents n’avaient-ils
    pas veillé à se présenter grimés ou déguisés de manière à être
    méconnaissables ?
    Enfin, troisième question : comment se faisait-il que les caméras aient
    enregistré chaque minute de l’opération à l’exception de deux moments
    clés : l’entrée et la sortie des assassins de la chambre de Mabhouh.
    Tamim expliqua également à la presse que les agents avaient utilisé un
    numéro de téléphone en Autriche pour passer plusieurs de leurs
    communications. Une simple vérification des registres des opérateurs lui
    avait permis d’identifier les personnes ayant utilisé ce numéro. Il
    s’agissait apparemment de membres du Mossad. Enfin, il ajouta que
    plusieurs agents avaient réglé leurs dépenses à Dubaï en utilisant des
    cartes bancaires rechargeables Payoneer-MasterCard, un système mis au
    point par une entreprise de l’Iowa qui possédait un centre de recherche et
    développement en Israël.
    Le plus intrigant dans cette affaire était que la plupart des agents avaient
    utilisé les passeports de véritables citoyens israéliens possédant la double
    nationalité. Peu d’entre eux avaient eu recours à de faux passeports. Cela
    était peut-être lié au fait qu’ils opéraient dans un pays arabe considéré
    comme territoire ennemi. Si des agents étaient capturés, ils pourraient
    demander la protection des consulats britannique, français, allemand ou
    australien. Si les consulats décidaient de procéder à des vérifications, ils
    découvriraient que ces personnes existaient véritablement et qu’il fallait
    les aider. Si les agents avaient utilisé de faux passeports, les consulats
    n’auraient pas été dupes et les agents n’auraient pas pu compter sur leur
    protection. * Quand l’affaire éclata au grand jour, Israël fut vivement critiqué par les
    autorités des pays dont des passeports avaient été utilisés. Le Royaume-
    Uni, l’Australie et l’Irlande décidèrent d’expulser les repré sentants du
    Mossad dans leur pays. Un certain Uri Brodsky fut arrêté à l’aéroport de
    Varsovie et extradé vers l’Allemagne. Il était soupçonné d’avoir aidé
    Michael Bodenheimer à se procurer un passeport allemand sous des
    prétextes fallacieux (Brodksy fut finalement libéré après avoir payé une
    amende de 60 000 euros. On ne retrouva jamais Bodenheimer). D’autres
    pays exprimèrent également leur indignation. Ces réactions étaient
    particulièrement hypocrites car l’utilisation de faux papiers est à la base
    même du travail des services secrets. En réalité, les nations qui accusaient
    Israël étaient elles-mêmes coupables (et aujourd’hui encore) du crime
    qu’elles reprochaient à l’État hébreu. Pourtant, quand un réseau d’espions
    russes fut démantelé aux États-Unis à la fin de l’année 2010, personne
    n’accusa ses membres d’avoir utilisé de faux passeports britanniques ou
    américains.
    Les répercussions de l’affaire dans la presse internationale donnèrent
    l’impression que, si l’opération en elle-même avait été un succès, le
    Mossad avait commis une grave erreur en sous-estimant à la fois la
    réaction des autorités de Dubaï et des pays occidentaux. L’affaire nuisit
    gravement à l’image d’Israël, mais pas à la poursuite de ses activités
    secrètes. Les représentants du Mossad expulsés furent bientôt remplacés et
    les promesses du chef de la police de Dubaï – certain que les assassins
    seraient bientôt appréhendés maintenant que leur identité était connue du
    monde entier – tardèrent à se réaliser. Pas un seul agent présent à Dubaï au
    cours de cette opération ne fut arrêté.
    L’affaire devint toutefois le symbole des nouvelles difficultés
    auxquelles étaient confrontés les services secrets dans le monde moderne.
    Les temps avaient changé. À l’époque des caméras de vidéosurveillance,
    des contrôles d’immigration avec photo et relevé d’empreintes, des
    vérifications express de passeports et des prélèvements d’ADN, les
    espions avaient besoin de recourir à des méthodes de plus en plus
    sophistiquées pour accomplir leurs missions secrètes. * Le 7 avril 2011, un appareil non identifié tira un missile sur une voiture
    à une quinzaine de kilomètres au sud de Port-Soudan, au Soudan. D’après
    des sources israéliennes, le missile aurait été tiré par un drone Shoval,
    capable de transporter jusqu’à une tonne de chargement sur 4 000
    kilomètres de distance sans ravitaillement en carburant. Le Shoval fait
    partie d’une nouvelle génération de drones qu’Israël déploie désormais
    lors de missions risquées loin de ses frontières, se substituant à des
    appareils pilotés par des hommes. Les drones israéliens, qui comptent
    parmi les meilleurs du monde, se chargent de missions de renseignement et
    d’attaque dans tout le Moyen-Orient. Parmi les deux occupants de la
    voiture se trouvait un dirigeant du Hamas, Abdul Latif al-Ashqar.
    Le Hamas se servait du Soudan comme point de transit pour son trafic
    d’armes d’Iran vers la Bande de Gaza. Les armes arrivaient par bateau à
    Port-Soudan et étaient ensuite convoyées par camions à travers l’Égypte,
    le Sinaï et la Bande de Gaza, les militants achetant leur passage aux postes
    frontières et aux barrages tenus par des soldats corrompus.
    Le gouvernement soudanais accusa immédiatement Israël. L’État hébreu
    avait déjà été désigné responsable d’une mystérieuse attaque sur un convoi
    d’armes en janvier 2009. Plusieurs camions transportant des armes, des
    missiles et des explosifs avaient été détruits et quarante personnes tuées.
    Abdul Latif al-Ashqar, qui figurait parmi les victimes, était le
    successeur de Mabhouh au sein du Hamas.
    21 Du pays de la reine de Saba Leurs vêtements blancs contrastant avec leur peau noire, un groupe de
    jeunes enfants éthiopiens s’avance sur la scène d’un immense théâtre de
    Jérusalem. Ils possèdent une grâce unique et regardent le public avec leurs
    grands yeux noirs, débordant de fierté et de curiosité. Le célèbre
    compositeur israélien Shlomo Gronich commence à jouer quelques notes
    de piano tandis que s’élève du chœur des enfants une mélodie qui donne
    des frissons à toute l’assemblée.
    « La lune regarde d’en haut / sur mon dos un petit sac de vivres / le
    désert devant nous est infini / et ma mère qui promet à mes petits
    frères / “encore un peu, juste un petit peu / un pas de plus, un
    dernier / vers Jérusalem”. »
    Ce sont les mots du poète Haim Idissis, auteur du Chant du voyage
    racontant le périple des Juifs d’Éthiopie vers la Terre promise. Le public
    applaudit. Peut-être n’était-ce pas l’intention du poète, peut-être la foule
    enthousiaste n’a-t-elle pas remarqué mais cette chanson reprend le
    chapitre le plus émouvant, et le plus terrible, de l’ aliya « immigration »
    des Juifs d’Éthiopie vers la terre de leurs ancêtres.
    « La lune tenait bon / le sac de vivres était vide / la nuit les bandits
    attaquaient / armés de couteaux et de lames aiguisées / dans le désert,
    le sang de ma mère / la lune comme témoin / et moi qui promets à mes
    petits frères / “encore un peu, juste un petit peu / le rêve se
    réalisera / bientôt nous serons sur la terre d’Israël ”. »
    Aucune autre communauté juive n’a autant souffert que les Juifs
    d’Éthiopie pendant leur immigration. Leur histoire est devenue légende.
    L’existence même de cette tribu juive, coupée du reste du monde, nichée
    au cœur de l’Afrique, semble tout droit sortie d’un conte. Installés dans
    les montagnes et les vallées d’Éthiopie, dans le royaume de la reine de
    Saba, les Juifs d’Éthiopie se sont obstinément accrochés pendant des
    milliers d’années à leur religion, une foi biblique pure et innocente.
    Le mystère flotte autour de cette paisible communauté dirigée par des
    kessim , vieillards vénérables habillés de blanc, guidant leur troupeau
    suivant les règles millénaires du judaïsme et les traditions essentielles de
    la vie moderne. Une communauté qui vivait tantôt en paix et en harmonie,
    tantôt sous le joug de chefs cruels qui la persécutaient. Une communauté
    humiliée par les rabbins et les théologiens juifs du monde extérieur qui
    avaient décidé que les Juifs d’Éthiopie, ceux qu’on appelle les falasha ,
    n’étaient pas des vrais Juifs.
    Mais ils n’avaient pas renoncé. Génération après génération, de père en
    fils et de mère en fille, ils avaient rêvé du jour où ils partiraient pour la
    Terre promise. Très peu de Juifs d’Éthiopie vinrent s’installer en Israël
    pendant les trente premières années d’existence de l’État hébreu. Même
    durant le règne de l’empereur Hailé Sélassié, le « lion de Judée », allié
    fidèle d’Israël, le gouvernement éthiopien ne fit pas d’effort réel pour
    envoyer des Juifs d’Éthiopie en Israël. Les choses commencèrent à
    changer en 1973, lorsque le Grand Rabbin Ovadia Yosef publia une
    halacha (loi juive) établissant clairement que les Juifs d’Éthiopie – qui se
    surnomment les « Beta Israël » – étaient des juifs de plein droit. Deux ans
    plus tard, l’État hébreu décida de faire appliquer la loi du retour aux Juifs
    d’Éthiopie. Lorsque Menahem Begin devint Premier ministre en 1977, il
    appela le chef du Mossad, le général Yitzhak (Haka) Hofi et lui dit :
    « Ramenez-moi les Juifs d’Éthiopie ! »
    Au sein du Mossad, l’unité spéciale Bitzur était chargée de la défense
    des Juifs installés en pays ennemi et de leur immigration vers Israël.
    Suivant l’ordre du Premier ministre, l’unité Bitzur – plus tard rebaptisée
    Tzafririm – se mit à l’œuvre immédiatement. Ramener des immigrés juifs
    en Israël faisait partie des premières missions du Mossad depuis sa
    création en 1951. À la fin des années cinquante, le Mossad avait fait venir
    des centaines de milliers de Juifs du Maroc au cours d’une vaste opération
    secrète.
    Dès que Haka eut reçut l’ordre de Begin, David Kimhi, chef adjoint du
    Mossad et responsable du Tevel (chargé des relations internationales), se
    rendit à Addis-Abeba et rencontra Mengistu Hailé Mariam (alors dirigeant
    de l’Éthiopie). À l’époque, les Juifs d’Éthiopie n’avaient pas le droit de
    sortir du territoire. Le pays était ravagé par la guerre civile et Mengistu
    avait demandé l’aide d’Israël contre les rebelles. Kimhi refusa de lutter
    contre les rebelles aux côtés de Mengistu mais promit de lui fournir des
    armes si les Juifs d’Éthiopie étaient autorisés à quitter le pays. Les termes
    du marché étaient les suivants : chaque avion de transport Hercules
    atterrissant avec une livraison d’armes devrait repartir avec des Juifs à
    son bord. Mengistu accepta et l’exode des Juifs d’Éthiopie commença.
    Les échanges se poursuivirent ainsi pendant six mois jusqu’en février
    1978 quand le ministre des Affaires étrangères, Moshé Dayan, commit la
    « maladresse » de déclarer à un journal suisse qu’Israël fournissait des
    armes aux soldats de Mengistu. Pour certains, il ne s’agissait pas d’un
    accident, car Dayan était en réalité opposé au marché conclu avec le
    régime marxiste et prosoviétique de Mengistu.
    Mengistu était furieux. Ne pouvant admettre en public qu’il entretenait
    des relations secrètes avec l’État d’Israël, il mit fin à l’accord avec le
    Mossad immédiatement. La porte de sortie pour les Juifs d’Éthiopie était
    de nouveau fermée. Toutefois, le Premier ministre Begin voulait toujours
    qu’on lui ramène les Juifs d’Éthiopie.
    Les portes de l’Éthiopie s’étaient donc refermées, mais une lettre
    envoyée de Khartoum, la capitale du Soudan, voisin de l’Éthiopie, parvint
    au Mossad, offrant une autre issue.
    La lettre était signée de Freda Aklum, professeur juif éthiopien qui avait
    réussi à passer la frontière soudanaise. Du point de vue israélien, le
    Soudan était un pays ennemi ravagé par la famine, la sécheresse et les
    guerres tribales et religieuses. Des milliers de réfugiés venus de tous les
    coins du pays – ainsi que d’Éthiopie – se massaient déjà dans des camps
    miséreux. Aklum envoya plusieurs lettres aux autorités israéliennes ainsi
    qu’à des organisations humanitaires afin d’aider les Juifs d’Éthiopie à
    quitter le pays. L’une de ses lettres atterrit au siège du Mossad et retint
    l’attention d’un haut responsable. « Je suis au Soudan, écrivait Aklum,
    envoyez-moi un billet d’avion. » À défaut de billet d’avion, le Mossad lui
    envoya un de ses hommes, Danny Limor.
    Lors de leur rencontre, Limor et Aklum décidèrent qu’Aklum se
    chargerait de rassembler les Juifs des camps de réfugiés et de tenir Danny
    informé de la situation. En quelques mois, il localisa trente Juifs, et les
    agents du Mossad organisèrent discrètement leur évacuation vers Israël.
    Un mois plus tard, le Mossad chargeait Aklum de rechercher les Juifs de
    Khartoum. Il n’en trouva toutefois pas et le représentant du Mossad
    retourna en Israël. Avant de partir, Limor ordonna à Aklum de quitter
    également le pays, mais celui-ci voulait rester et continuer à rechercher
    des Juifs dans d’autres régions du Soudan. Limor se montra inflexible et
    dit à Aklum de mettre fin à ses activités et de rentrer en Israël sous
    huitaine.
    Aklum désobéit et commença à voyager dans le pays, passant d’un camp
    à l’autre dans l’espoir d’y trouver des Juifs. Il n’en trouva pas, mais il
    savait que s’il rentrait à présent en Israël, ce serait la fin de l’immigration
    pour tous les Juifs d’Éthiopie. Il rédigea alors un faux rapport, citant le
    nom de nombreux Juifs qu’il aurait découverts au Soudan, et l’envoya au
    Mossad en précisant qu’il restait au Soudan « pour s’occuper d’eux ».
    Les Juifs d’Aklum existaient bel et bien, mais ils n’étaient pas au
    Soudan. Ils étaient toujours dans leurs villages, en Éthiopie. Aklum
    commença alors à explorer le pays. Il se rendit dans des villages et essaya
    de convaincre les Juifs d’aller en Israël. La rumeur se répandit comme une
    traînée de poudre : il y avait un moyen de sortir d’Éthiopie. Quelques
    hommes d’abord, puis des familles et enfin des villages entiers
    commencèrent à plier bagage. Des milliers de personnes, hommes, femmes
    et enfants quittèrent l’Éthiopie clandestinement. Ils croyaient à la
    promesse de la Bible qui parlait d’un retour dans un pays où coulent le lait
    et le miel.
    Ils préparèrent des vivres, traversèrent la frontière et entamèrent un
    long et dangereux périple à travers le désert. Ils marchaient la nuit et se
    cachaient dans des grottes durant le jour. Beaucoup tombèrent malades.
    Les bébés mouraient de soif dans les bras de leur mère. Un père perdit ses
    quatre enfants pendant ce terrible voyage. Certains furent mordus par des
    serpents et des scorpions, d’autres succombèrent à des maladies
    infectieuses. Les vivres qu’ils avaient emportés ne suffisaient pas.
    Plusieurs groupes furent attaqués par des bandits qui leur dérobèrent
    toutes leurs possessions et laissèrent plusieurs cadavres derrière eux. Des
    années plus tard, l’actrice Maharata Baruch se souviendrait de cette
    traversée et du terrible tribut payé par les Juifs d’Éthiopie. Chaque matin,
    raconte-t-elle, ils se levaient et faisaient le compte de leurs amis morts
    pendant la nuit. Ils laissaient parfois dix dépouilles enterrées dans le
    sable, des fois quinze. Pas une famille ne perdit au moins un enfant. À
    l’été 1981, Danny Limor et ses hommes étaient de retour au Soudan. Ils se
    faisaient appeler « les Hafis », version abrégée de « Haka’s force in
    Sudan ». Leur objectif était de prendre contact avec les Juifs d’Éthiopie en
    passant par le Soudan.
    Les survivants furent toutefois confrontés à d’autres problèmes. Même
    dans les camps de réfugiés près de Khartoum, ils étaient persécutés. Ils
    devaient cacher leur religion et ne prenaient pas les colis alimentaires non
    casher des organisations humanitaires. Les femmes étaient violées et les
    jeunes filles kidnappées par les voyous et les criminels qui tenaient les
    camps en coupe réglée. Une centaine de jeunes filles disparurent ainsi.
    Leurs proches apprirent qu’elles avaient été vendues en Arabie Saoudite
    où près de 120 000 femmes vivaient dans des conditions d’esclavage.
    Plusieurs Juifs furent dénoncés par leurs voisins de camp. Ils furent arrêtés
    et torturés par la police soudanaise. Bon nombre restèrent dans les camps
    de réfugiés pendant des mois, voire des années, avant de pouvoir partir
    pour Israël.
    Les Juifs d’Éthiopie avaient payé un lourd tribut pour arriver à
    Jérusalem. Plus de 4 000 Juifs moururent au cours de cette émigration.
    Henry Gold, Juif canadien employé comme bénévole dans des camps au
    Soudan et en Éthiopie, était bouleversé par la situation des Juifs dans ces
    camps et critiqua vivement les représentants israéliens.
    Le Mossad pourtant cherchait un moyen sûr de faire venir ces Juifs en
    Israël. L’exode commença depuis le Soudan à bord de vols commerciaux
    et avec de faux passeports. Puis, il fut décidé de transporter les réfugiés
    par bateau à travers la mer Rouge et le détroit de Tiran jusqu’au port
    d’Eilat.
    En guise de couverture, le Mossad fonda une agence de voyage en
    Europe. « Pour pouvoir opérer dans cette région, il faut une bonne
    couverture, explique Yonatan Shefa, ancien agent du Mossad et l’un des
    responsables de cette opération. Sans cela, au bout d’une semaine on vous
    demande : Qu’est-ce que vous faites là ? Vous faites du tourisme ? Qu’est-
    ce qu’il y a à voir ici ? » La société s’installa donc à Arous, ancienne
    station balnéaire située non loin de Port-Soudan, et signa un accord avec
    le gouvernement soudanais dans le cadre du développement des sports
    nautiques en mer Rouge. Toutes ces formalités administratives furent
    confiées à Yehuda Gil, alors considéré comme l’un des meilleurs agents
    du Mossad. Gil se rendit à Khartoum et rencontra des représentants du
    régime. À force d’explications, de persuasion et de corruption, il finit par
    obtenir toutes les autorisations nécessaires pour exploiter la station
    balnéaire d’Arous. Yonatan Shefa, qui avait participé à de nombreuses
    opérations du Mossad, fut chargé de l’organisation et de la gestion de la
    station. À l’origine, Arous était un village constitué de bungalows et de
    quelques bâtiments publics. Dotés de faux passeports, plusieurs agents du
    Mossad furent envoyés d’Israël pour y jouer le rôle d’employés et de
    moniteurs. Ils remplirent les lieux de divers équipements de plongée,
    masques, tubas et palmes. Dans la boutique du village se trouvait un
    émetteur-récepteur qui leur permettait de rester en contact permanent avec
    le siège du Mossad. Emanuel Allon, qui avait participé à de nombreuses
    opérations avec Yonatan Shefa (dont le sauvetage des jeunes Juives de
    Syrie), reçut un appel de son ancien camarade. « J’ai besoin de toi pour
    une opération spéciale, pas d’assassinat cette fois, une opération
    humanitaire. Je te parle et voilà que je deviens sentimental. Je veux
    installer un village de vacances au Soudan », lui dit Yonatan. Le village ne
    tarda pas à s’ouvrir au public et ses affiches envahirent les murs des
    agences de voyage européennes.
    De nombreux touristes vinrent passer leurs vacances à Arous. De leur
    point de vue, le village était une réussite. Durant la journée, ils pouvaient
    plonger, nager et profiter de la plage au bord de la mer Rouge. Ce qu’ils
    ne savaient pas, c’est que presque chaque soir les agents du Mossad
    quittaient le village pour aller chercher des Juifs dans les camps de
    réfugiés. Les « moniteurs de plongée » inventèrent une histoire pour les
    employés soudanais du village et leur dirent qu’ils allaient retrouver des
    infirmières suédoises de l’hôpital de la Croix-Rouge à Kassala. Lorsque
    ces joyeuses équipées devinrent un peu trop régulières, les employés
    locaux commencèrent à soupçonner quelque chose mais, tant qu’ils
    recevaient leur salaire, ils étaient disposés à fermer les yeux. Ces voyages
    nocturnes se faisaient à bord de quatre vieux camions. Dirigés par Danny
    Limor, les agents israéliens se garaient à proximité des camps où les
    membres d’une organisation éthiopienne secrète – le Comité –
    rassemblaient les Juifs qu’ils trouvaient et les conduisaient jusqu’aux
    véhicules.
    Ce n’était pas une mission facile et les agents couraient de grands
    risques. Pour David Ben-Uziel, l’arrivée près des camps représentait « la
    partie la plus dangereuse de la mission. Nous étions très près des camps,
    se souvient-il. Nous risquions à tout moment de nous faire prendre et
    devions faire au plus vite ». Les membres du Comité essayaient de
    rassembler les Juifs des camps mais bon nombre d’entre eux se cachaient
    par crainte de la police soudanaise. Certains venaient de villages nichés
    dans les montagnes éthiopiennes et n’avaient jamais vu d’homme blanc
    auparavant. Ils refusaient de croire que les agents israéliens étaient des
    Juifs venus les sauver, car ils ne savaient même pas qu’il existait des Juifs
    blancs. Ce n’est qu’après que Danny Limor fut venu prier avec eux qu’ils
    commencèrent à accepter l’idée qu’il était juif ; un Juif curieux, priant de
    façon étrange, mais un Juif tout de même.
    Craignant les fuites, les agents ne prévenaient pas les réfugiés à
    l’avance. Les membres du Comité leur disaient d’être prêts à partir à tout
    moment et de tout abandonner derrière eux s’ils étaient contactés. Ainsi,
    nuit après nuit, de petits groupes de Juifs se faufilaient discrètement à
    l’extérieur du camp et retrouvaient les agents du Mossad près d’un petit
    ravin.
    Les quatre camions parcouraient des centaines de kilomètres jusqu’à la
    mer Rouge. Leur chemin était semé de barrages policiers et militaires.
    Danny achetait leur passage auprès des soldats et les camions
    poursuivaient leur route. Sur la côte, un navire israélien patientait au large
    tandis que des commandos de la marine rejoignaient la plage à bord de
    canots pneumatiques et ramenaient les Juifs avec eux. Le navire qui venait
    chaque semaine mouiller au large des côtes soudanaises s’appelait le Bat
    Galim . Aucun agent ou soldat n’oublierait l’émouvant sauvetage des Juifs
    d’Éthiopie et les conditions dramatiques de leur départ pour Israël. David
    Ben-Uziel a immortalisé un de ces moments grâce à un magnétophone :
    « La mer est mauvaise, nous portons chacun un de nos frères dans nos bras
    pour que personne ne se noie. Les hommes sont bouleversés. Certains
    disent que ce moment leur rappelle l’arrivée de leurs parents en Israël en
    tant qu’immigrés clandestins. Ils avaient les larmes aux yeux en voyant nos
    frères monter à bord. »
    « Ils sont arrivés dans le plus grand silence, ajoute Gadi Kroll,
    commandant de la marine. Vieillards, femmes, enfants. Nous sommes
    immédiatement partis sur la mer agitée. Ils se sont assis et n’ont pas dit un
    mot. » Le bateau les conduisait à Eilat.
    Un jour, le bénévole canadien Henry Gold se rendit au village de
    vacances d’Arous. Son travail dans les camps de réfugiés l’avait épuisé et
    des amis lui avaient conseillé de prendre quelques jours de repos là-bas.
    Il ignorait tout des activités secrètes se déroulant à Arous. En se
    promenant dans le village, il eut l’étrange impression d’être entouré
    d’agents du Mossad. Le personnel se comportait de façon très curieuse.
    « Ils avaient un drôle d’accent. Une femme qui se disait suisse n’avait
    pas du tout l’accent suisse et le prétendu Iranien n’avait pas du tout
    l’accent iranien. Au repas, ils proposaient une sorte de salade finement
    coupée. J’ai voyagé dans beaucoup de pays et je sais que ce genre de
    salade n’est servi qu’en Israël. » Le lendemain matin, Gold n’hésita pas :
    se tournant vers son instructeur de plongée, il lui demanda directement en
    hébreu : « Qu’est-ce que vous faites ici ? » Stupéfait, l’homme rougit et
    tomba sur sa chaise. Puis il demanda à Gold, en hébreu également : « Qui
    êtes-vous ? »
    Le jour même, un haut responsable du Mossad arriva dans le village et
    prit Gold à part. Celui-ci lui parla avec feu de la situation des Juifs
    d’Éthiopie dans les camps de réfugiés. Au cours d’un transfert, en mars
    1982, un canot pneumatique naviguant dans le noir avait échoué sur des
    rochers avec quatre agents du Mossad à son bord. À ce moment, des
    soldats soudanais étaient arrivés sur la plage et avaient commencé à tirer
    au fusil d’assaut en direction du petit canot.
    Danny Limor s’était alors jeté sur les soldats en criant en anglais :
    « Vous êtes fous ? Vous voulez tirer sur des touristes ? » Ne cessant de
    hurler que ces personnes étaient des touristes venus se reposer dans le
    village d’Arous qui participait à l’économie du Soudan, il avait ensuite
    menacé de déposer une plainte auprès du commandant à Khartoum.
    Confus, l’officier s’excusa et expliqua qu’il les avait pris pour des
    trafiquants. Il ordonna à ses hommes de se retirer sur-le-champ.
    Les agents étaient saufs, mais il n’était visiblement plus possible de
    faire passer les réfugiés par la mer. Il fallait trouver un autre moyen de les
    emmener en Israël. Un matin, les pensionnaires du « village » d’Arous se
    réveillèrent et découvrirent que tous les employés étrangers avaient
    disparu. Seuls restaient les locaux qui leur préparaient le petit déjeuner.
    Les agents n’avaient laissé qu’une lettre d’excuse expliquant que le village
    devait fermer pour raison budgétaire. Les vacanciers seraient remboursés
    à leur retour dans leur pays, ce qui fut fait dans les semaines suivantes.
    Après de longues discussions, le chef du Mossad décida que les
    prochains convois se feraient par la voie des airs avec des avions de
    transport militaires Rhinos Hercules C 130. Le pari était risqué, car il
    signifiait que les soldats israéliens devraient pénétrer l’espace aérien et
    atterrir plusieurs fois en territoire ennemi. Mais Israël n’avait pas le
    choix : il fallait sauver les Juifs d’Éthiopie.
    En mai 1982, les agents du Mossad retournèrent au Soudan. Leur
    premier objectif consistait à repérer de possibles zones d’atterrissage au
    sud de Port-Soudan. Ils dénichèrent un vieil aérodrome britannique
    abandonné et réparèrent la piste pour accueillir les lourds appareils de
    transport. Le premier groupe de réfugiés fut conduit sur l’aérodrome. La
    piste était éclairée à l’aide de torches. Lorsque le gigantesque avion
    atterrit, les réfugiés prirent peur. L’énorme oiseau de métal – quelque
    chose qu’ils n’avaient jamais vu de leur vie – arrivait droit sur eux,
    moteur rugissant, dans un nuage de poussière. Bon nombre prirent leurs
    jambes à leur cou et se laissèrent difficilement convaincre de revenir par
    les agents du Mossad. D’autres refusèrent obstinément d’entrer dans le
    ventre de l’oiseau de métal. L’appareil, qui devait redécoller
    immédiatement, ne partit qu’au bout d’une heure avec 213 Juifs à son
    bord.
    Les agents reçurent un télégramme de remerciement de la part du QG
    mais ils avaient appris une importante leçon. À l’avenir, les camions
    attendraient que les appareils aient atterri et ouvert leur trappe de
    chargement, de manière que les réfugiés passent directement du camion à
    l’avion. Ce système fonctionna bien mais ne dura pas longtemps. Les
    autorités soudanaises découvrirent l’étrange activité de l’aérodrome et les
    agents durent dénicher une autre zone d’atterrissage. Ils trouvèrent un autre
    endroit à 46 kilomètres au sud-ouest de Port-Soudan. Cette fois-ci, il fut
    décidé d’organiser une vaste opération de rapatriement avec sept
    appareils Hercules, capables de transporter chacun près de 200 passagers.
    L’opération « Frères » fut placée sous le commandement personnel du
    chef du Mossad, Haka, et du commandant d’une division parachutiste, le
    général Amos Yaron. Entre 1982 et 1984, près de 1 500 Juifs d’Éthiopie
    purent ainsi être amenés en Israël.
    L’opération faillit toutefois s’achever sur un désastre. Un informateur
    des forces de sécurité soudanaises avait repéré le contact du Mossad dans
    les camps de réfugiés. Addis Solomon, Juif d’Éthiopie, fut arrêté et torturé
    pendant quarante-deux jours par les Soudanais. Ils voulaient le nom de ses
    employeurs et le lieu des points de rendez-vous. Mais Solomon tint bon et
    ne révéla aucune de ces informations.
    À la fin de l’année 1984, la situation dans les camps s’aggrava. La
    famine et les maladies firent de nombreuses victimes parmi les Éthiopiens.
    La guerre civile qui faisait rage au Soudan menaçait le régime du dictateur
    Gaafar Nimeiry. Sa survie dépendait désormais de l’envoi d’aide
    financière et humanitaire de la part des États-Unis.
    Les Israélien demandèrent alors à Washington de soutenir le régime
    soudanais, si celui-ci autorisait la poursuite du transfert des Juifs
    d’Éthiopie. Le gouvernement accepta et l’ambassadeur américain reçu
    l’ordre de négocier un compromis. Résultat : les Juifs n’iraient pas
    directement en Israël mais passeraient par un pays tiers ; les services
    israéliens ne participeraient pas à l’opération, en échange, le Soudan
    recevrait des livraisons de carburant et de nourriture.
    L’ambassade américaine à Khartoum informa Washington que les Juifs
    pourraient être évacués du Soudan dans les cinq ou six semaines à venir.
    L’opération « Moïse » était prête à commencer.
    Entre-temps, le chef du Mossad, Haka, avait été remplacé par son
    ancien adjoint, Nahum Admoni, que sa détermination à sauver les Juifs
    d’Éthiopie avait déjà fait remarquer au cours des années précédentes.
    Admoni autorisa ses hommes à faire venir les Juifs en Israël après une
    escale en Belgique. Un homme d’affaires juif, propriétaire d’une petite
    compagnie charter, accepta de prêter ses avions Boeing pour ces
    transports.
    Le 18 novembre 1984 à 1 h 20 du matin, le premier appareil belge
    atterrit au Soudan. Deux cent cinquante réfugiés affamés, épuisés et
    terrorisés montèrent à bord. C’est alors que le pilote belge refusa de
    décoller au motif que son appareil ne disposait que de 210 masques à
    oxygène et pas 250. Un agent du Mossad le prit à part et lui dit
    tranquillement mais fermement : « Allez-y, je vous en prie, faites le choix
    vous-même, décidez qui vivra et qui mourra ! » Puis il ajouta, un ton plus
    haut : « Si vous ne faites pas décoller cet appareil immédiatement, je vous
    jette de cet avion et vous remplace par quelqu’un d’autre ! »
    L’argument fit mouche et le pilote rentra dans le cockpit. À 2 h 40, le
    premier vol de l’opération Moïse partit pour la Belgique, puis Israël. Au
    cours des 47 jours suivants, ces avions effectuèrent 36 vols secrets,
    ramenant plus de 7 800 Juifs d’Éthiopie.
    En Israël, la censure militaire faisait son possible pour empêcher toute
    fuite concernant l’opération. Elle y parvint jusqu’à ce que le président de
    l’Agence juive, Arie Dulzin, déclare : « Une de nos tribus juives est sur le
    point de rentrer chez elle. » Après cette déclaration, le New York Jewish
    Press publia les détails de l’opération, qui furent ensuite repris par le Los
    Angeles Times .
    Trois jours plus tard, le Premier ministre Shimon Peres déclara devant
    la Knesset : « Le gouvernement d’Israël agit et continuera d’agir dans la
    limite de ses moyens et au-delà pour poursuivre cette opération jusqu’à ce
    que tous les Juifs d’Éthiopie soient rentrés en Israël. » Le même jour, le
    gouvernement soudanais annula l’accord avec Israël et les vols furent
    suspendus. Ce n’était pas les articles de presse qui avaient irrité les
    Soudanais, mais la déclaration du Premier ministre qui en confirmait la
    teneur. « Si les Israéliens s’étaient tus pendant encore un mois, on aurait pu
    sauver tous les Juifs d’Éthiopie », confia un représentant américain à
    Washington. Le vice-président américain, George Bush, fut profondément
    impressionné par l’opération Moïse et la détermination des Israéliens à
    ramener les Juifs d’Éthiopie. Il décida de faire quelque chose. Quelques
    semaines après l’interruption de l’opération Moïse, sept appareils
    Hercules des forces américaines atterrissaient à Al Qadarif, au Soudan. À
    leur bord se trouvaient plusieurs agents de la CIA. L’opération « Reine de
    Saba » avait commencé. Elle permit d’évacuer les 500 derniers Juifs
    d’Éthiopie directement vers la base militaire israélienne de Mitzpeh
    Ramon dans le désert du Neguev.
    Deux mois plus tard, Gaafar Nimeiry était déposé par les militaires. Les
    services secrets libyens se précipitèrent au Soudan pour chercher les
    agents du Mossad encore à Khartoum. Découverts, les trois derniers
    agents du Mossad trouvèrent refuge au domicile d’un agent de la CIA.
    L’Américain les cacha chez lui puis les aida à partir, dissimulés dans des
    coffres, pour Nairobi, capitale du Kenya. Parmi eux se trouvait David
    Molad, un des principaux agents du Mossad au Soudan, qui sortit ainsi
    discrètement du pays. Le sauvetage des Juifs d’Éthiopie serait l’une de ses
    dernières grandes opérations avant son départ à la retraite.
    Au cours des opérations Moïse et « Reine de Saba », la coopération
    entre les services israéliens et américains avait fonctionné à merveille.
    Malheureusement, l’affaire Pollard éclata peu de temps après : un
    employé juif des services de renseignements américains fut pris sur le fait
    en train d’espionner pour le compte d’Israël, et arrêté. Les Américains
    étaient furieux et se sentaient trahis par un allié qu’ils venaient d’aider et
    les espionnait en retour. Le gouvernement israélien présenta ses excuses et
    rendit les documents dérobés par l’espion. Mais les relations entre les
    deux pays s’étaient nettement dégradées. L’un des personnages clés de
    l’affaire Pollard n’était autre que Rafi Eitan, célèbre agent du Mossad, qui
    présidait désormais une obscure officine de renseignements au sein du
    ministère de la Défense. L’organisation, baptisée Lakam (« Bureau des
    relations scientifiques »), fut dissoute sur-le-champ, et des poursuites
    furent engagées à Washington contre Rafi Eitan. Aujourd’hui encore, il ne
    peut se rendre aux États-Unis sous peine d’être arrêté. * L’opération Moïse fut sévèrement critiquée par bon nombre de Juifs
    d’Éthiopie. Elle avait fait près de 4 000 victimes. Au sein du Mossad
    également, les responsables de l’unité Césarée – dirigée à l’époque par
    Shabtai Shavit – n’approuvaient pas la façon dont le service Bitzur avait
    mené cette mission. Shavit et ses partisans affirmèrent que le Bitzur était
    un service de second plan qui n’avait pas les moyens d’accomplir une
    mission d’une telle ampleur. Les employés du Bitzur répliquèrent qu’ils
    avaient précisément réussi parce que leur organisation avait été spontanée
    et improvisée. Ils soulignèrent également qu’ils avaient fait appel aux
    meilleurs agents du Mossad et que ceux-ci avaient été présents à plusieurs
    étapes de l’opération.
    Ces querelles ne changeaient toutefois rien au fait que des milliers de
    Juifs avaient pu rentrer en Israël. Et pourtant, même après la fin des
    opérations Moïse et Reine de Saba, des milliers de Juifs demeuraient en
    Éthiopie. Eux aussi voulaient aller en Israël, mais les frontières s’étaient
    refermées. Israël ne pouvait pas les laisser là-bas, tant pour des
    considérations idéologiques que pour des raisons humanitaires : de
    nombreuses familles avaient été séparées, des enfants arrivaient en Israël
    sans leurs parents, des maris sans leur femme… Ces séparations
    compliquaient l’intégration des nouveaux arrivants et étaient à l’origine de
    nombreuses tragédies personnelles, certains préférant se suicider,
    incapables de s’adapter à leur nouveau foyer sans le soutien de leur
    famille. L’Agence juive fit transférer des milliers de Juifs vers les camps
    de réfugiés autour de la capitale, Addis-Abeba. Les Éthiopiens
    continuaient de prier pour qu’un miracle s’accomplisse et les emmène en
    Terre promise.
    Et le miracle s’accomplit.
    Six ans après l’opération Moïse, en mai 1991, l’Opération « Salomon »
    fut lancée. Elle se déroula en pleine guerre civile alors que les rebelles
    opposés à la junte militaire s’approchaient d’Addis-Abeba. L’opération
    fut rendue possible après la conclusion d’un accord passé à la dernière
    minute grâce à l’intervention des États-Unis entre le gouvernement
    israélien et le régime de Mengistu, quelques jours avant sa chute.
    Cet accord fut notamment négocié par Uri Lubrani, un des « hommes
    mystères » d’Israël déjà envoyé en Iran et au Liban. Il était parti sur ordre
    du Premier ministre, Yitzhak Shamir. Israël avait accepté de verser 35
    millions de dollars à l’Éthiopie pour l’émigration des Juifs, tandis que les
    Américains promettaient l’asile politique à certains hauts dignitaires du
    régime de Mengistu. Dans le même temps, un accord fut conclu avec les
    chefs rebelles qui acceptèrent une trêve temporaire, le temps pour Israël
    de mener à bien cette opération. Celle-ci fut bouclée en trente-six heures.
    C’est l’armée israélienne qui fut chargée de l’accomplir sous le
    commandement du général Amnon Lipkin-Shahak. Celui-ci donna l’ordre
    d’envoyer « tout ce qui pouvait voler » sur Addis-Abeba. La compagnie
    El Al prêta trente de ses appareils, tandis que les forces aériennes
    envoyaient la quasi-totalité de leurs avions. Des commandos d’élite
    Shaldag furent dépêchés sur place avec des centaines de soldats de
    l’infanterie et des parachutistes d’origine éthiopienne. Ces derniers
    avaient quitté l’Éthiopie enfants, quelques années plus tôt. Ils se
    déployèrent sur l’aéroport et firent monter les Juifs dans les avions. En
    trente-quatre heures, 14 400 Juifs furent conduits à l’aéroport. Ils étaient
    embarqués à une vitesse impressionnante. Un record fut battu au cours de
    cette opération : un Boeing 747 de la compagnie El Al embarqua avec
    1 087 passagers à son bord et atterrit avec 1 088 : un bébé était né en
    plein vol.
    À la vue des jeunes soldats éthiopiens venus d’Israël pour sauver leurs
    frères, les réfugiés étaient saisis d’émotion. Même les rudes parachutistes
    dans leurs uniformes verts et leurs bérets rouges fondaient en larmes.
    Aujourd’hui, plus de vingt ans après l’Opération Salomon, il reste
    encore de nombreux Juifs en Éthiopie et le gouvernement israélien
    s’efforce toujours de les rapatrier. Leur intégration dans la société
    israélienne n’a toutefois pas toujours été facile, souvent à cause des
    différences entre leur mode de vie communautaire africain et la réalité
    d’une nation occidentale moderne, mais aussi à cause d’une pure et simple
    discrimination de la part de certains chefs religieux pour qui les Juifs
    d’Éthiopie ne sont pas de vrais Juifs. Ainsi que le dit le dernier couplet du poème d’Idissis : « Sous la
    lune / l’image de ma mère me regarde / Mère, ne t’en va pas ! / Si
    seulement elle était là / Elle pourrait leur dire / que je suis juif. »
    Épilogue Guerre contre l’Iran ? Aéroport d’Entebbe, Ouganda, 4 juillet 1976. Dans les ténèbres, quatre avions de transport Hercules israéliens se
    posent discrètement sur l’aéroport d’Entebbe sans avoir été détectés par
    les radars ougandais. Ils viennent de parcourir les quatre mille kilomètres
    qui les séparent de leur base en Israël, avec à leur bord le commando
    Sayeret Matkal et plusieurs autres unités d’élite de l’armée. Une semaine
    plus tôt, des terroristes arabes et allemands ont détourné un avion de ligne
    d’Air France qui reliait Tel-Aviv à Paris, et l’ont obligé à se poser à
    Entebbe. Protégés et soutenus par le dictateur ougandais, le général Idi
    Amin Dada, les terroristes retiennent quatre-vingt-quinze civils israéliens
    en otages. Pour les sauver, Israël a décidé de lancer une opération
    audacieuse en plein cœur de l’Afrique.
    Quelques minutes après l’atterrissage, les commandos israéliens se
    déploient dans l’aéroport. Yoni Netanyahu, commandant de Sayeret
    Matkal, emmène ses hommes à l’assaut du terminal où sont retenus les
    otages. De violents échanges de tirs éclatent, et Yoni s’effondre, atteint par
    une balle. Un autre officier de Sayeret, le capitaine Tamir Pardo, se
    penche sur son supérieur qui gît au sol, enclenche son micro et appelle ses
    camarades. Yoni a été touché, annonce-t-il. « Muki, prends le
    commandement ! » Muki Betzer, l’adjoint de Yoni, poursuit donc la
    mission. En quelques minutes, la bataille est terminée. Les terroristes sont
    morts, les otages sauvés, et les lourds Hercules décollent, en route pour
    Israël.
    Cette mission effectuée si loin du pays va devenir légendaire. Mais elle
    a coûté cher : trois des otages ont été tués dans les combats. Ainsi qu’un
    militaire, le lieutenant-colonel Yoni Netanyahu, frère du futur Premier
    ministre Benjamin Netanyahu. Toute la nation israélienne est en deuil.
    Cette nuit-là, Tamir Pardo, l’officier de transmission de Sayeret, frappe à
    la porte de la maison des Netanyahu à Jérusalem. Il a été envoyé les
    informer des circonstances du décès de Yoni. Tamir, qui a assisté aux
    derniers instants de Yoni, et la famille Netanyahu seront dès lors liés par
    une chaleureuse amitié.
    Trente-cinq ans plus tard, à cinquante-sept ans, Tamir Pardo est nommé
    Ramsad à la place de Meir Dagan. Né à Tel-Aviv dans une famille juive d’origine turque et serbe, Tamir a
    dix-huit ans quand il se porte volontaire pour les parachutistes. Sorti
    diplômé de l’école d’officiers, il sert dans les unités de commandos
    Sayeret Matkal et Shaldag (martin-pêcheur). Quatre ans après Entebbe, il
    entre au Mossad, où il prend part à plusieurs opérations secrètes. Il se voit
    décerné à trois reprises la médaille israélienne de la Sécurité. En 1998, il
    est nommé président de la commission d’enquête du Mossad sur la
    tentative d’assassinat ratée contre Khaled Mashal à Amman. Peu après, il
    devient le chef de « Nevioth », le département du Mossad chargé du
    renseignement électronique dans d’autres pays. Il se spécialise dans les
    nouvelles technologies et la planification créative. En 2002, quand Dagan
    est nommé chef du Mossad, Pardo devient l’un de ses deux adjoints.
    Pendant les quatre années suivantes, il dirige les Opérations du Mossad.
    En 2006, il passe un an auprès de Tsahal en tant que général, et conseille
    l’état-major général dans le domaine des opérations spéciales. Il aurait
    planifié plusieurs missions audacieuses pendant la seconde guerre du
    Liban. Il est rappelé aux côtés de Dagan en 2007. Il s’attend à être nommé
    à sa place en 2009, mais le gouvernement, impressionné par les
    accomplissements de Dagan, le maintient à son poste un an de plus.
    Dépité, Pardo démissionne et se lance dans les affaires avec une société
    de services médicaux. Ce qui ne dure guère. Le 29 novembre 2010, le
    Premier ministre Netanyahu le nomme Ramsad, et il prend officiellement
    ses fonctions en janvier 2011.
    De bien des façons, Pardo suivit les traces de son prédécesseur. La
    guerre clandestine sans merci contre l’Iran continua. En novembre et
    décembre 2011, plusieurs explosions ébranlèrent une base militaire où
    étaient testés des missiles Shehab, ainsi qu’un faubourg d’Ispahan où le
    gaz d’uranium, séparé dans les cascades de centrifugeuses, était reconverti
    en matière solide. Puis, un autre scientifique, le docteur Mostafa Ahmadi-
    Roshan, le directeur adjoint du site souterrain de Natanz, fut tué au volant
    de sa voiture dans les rues de Téhéran. Le mode opératoire était le même
    que celui utilisé lors de plusieurs assassinats précédents.
    L’Iran accusa Israël de ces actes et jura de se venger. Pour la première
    fois, les services secrets iraniens tentèrent de lancer plusieurs actions
    contre des cibles israéliennes en Asie : un attentat à la bombe contre une
    voiture à New Delhi blessa l’épouse d’un diplomate israélien ; une
    opération du même ordre échoua à Tbilissi, en Géorgie ; plusieurs
    explosions se produisirent à Bangkok, en Thaïlande, dont une blessa son
    auteur, un ressortissant iranien. Les services secrets égyptiens éventèrent
    un complot ourdi par des agents iraniens qui voulaient faire sauter un
    navire israélien dans le canal de Suez. La guerre secrète entre Israël et
    l’Iran était de moins en moins discrète. À New Delhi, Bangkok et au
    Caire, les enquêtes de police désignaient les services secrets iraniens. La
    presse internationale décrivit en détail les tentatives plutôt maladroites
    des espions iraniens contre des objectifs israéliens à l’étranger.
    De nouvelles informations filtraient également sur les opérations
    israéliennes en Iran. Des sources occidentales affirmèrent que le Mossad
    avait établi des bases opérationnelles en Azerbaïdjan et au Kurdistan, à la
    frontière avec l’Iran. Elles servaient de terrains d’entraînement et de
    points de départ pour des agents s’infiltrant en territoire iranien. Les
    mêmes sources soutenaient que beaucoup des agents du Mossad
    intervenant en Iran étaient en fait des membres du MEK, le mouvement
    d’opposition iranien, des musulmans capables de se fondre dans la
    population locale mieux que n’importe quel officier israélien. Bon nombre
    de militants du MEK avaient été entraînés sur des sites secrets en Israël, et
    avaient même répété certaines des opérations sur des maquettes fabriquées
    à cet effet – comme la reproduction d’une rue de Téhéran –, où ils
    devaient prendre en embuscade la voiture d’un scientifique iranien ou
    poser une bombe près de son domicile.
    Dans d’autres cas, des dissidents iraniens étaient approchés par
    d’autres moyens. Plusieurs mémorandums de la CIA assurent même que
    des officiers du Mossad auraient mené des missions de recrutement
    « factices ». Les Israéliens, se faisant apparemment passer pour des agents
    de la CIA, auraient recruté des militants de l’organisation terroriste
    pakistanaise Jundallah, et les auraient envoyés en mission de sabotage et
    d’assassinat en Iran. D’après ces documents de la CIA, les Israéliens se
    seraient présentés comme des agents du renseignement américain, sachant
    que ces fervents musulmans auraient refusé de servir l’État hébreu.
    Au printemps 2012, des observateurs internationaux, inquiets,
    annoncèrent que le projet nucléaire iranien était sur le point d’aboutir. Des
    sources proches de l’Agence internationale de l’énergie atomique allèrent
    même jusqu’à déclarer que l’Iran avait produit 109 kilos d’uranium
    enrichi, assez pour construire quatre bombes nucléaires. Si Israël décidait
    de frapper un coup décisif contre le programme iranien en lançant une
    attaque de grande envergure contre ses installations nucléaires, la guerre
    n’aurait plus rien de clandestin.
    Selon les médias internationaux et plus d’un porte-parole, Israël n’était
    pas le seul pays à envisager l’option militaire. À Jérusalem et Washington,
    des sources officielles confirmèrent qu’Israël et les États-Unis agissaient
    de concert, mais ne s’entendaient pas sur un point essentiel : à quel
    moment faudrait-il user de tous les moyens nécessaires, militaires ou
    autres, pour arrêter l’Iran. Pour les services américains, il faudrait agir
    quand l’enrichissement de l’uranium par l’Iran aurait atteint les 80 %, une
    étape cruciale dans le développement de leurs capacités nucléaires.
    Enrichi à ce niveau, l’uranium peut rapidement passer à 97 %, le degré
    nécessaire pour la mise au point d’une bombe nucléaire.
    Se fondant sur des rapports sur le terrain et la détection par satellite, les
    Israéliens n’étaient pas de cet avis. Le Mossad avait découvert que l’Iran
    s’était lancé dans une course chaotique contre la montre, construisant un
    grand nombre d’installations enterrées à plusieurs centaines de mètres en
    sous-sol. Les Iraniens étaient en train d’y transférer tous leurs matériaux
    fissiles et tous leurs laboratoires secrets. Des rapports de renseignements
    obtenus par le Mossad avec l’aide de l’organisation de résistance du
    MEK prétendaient que l’Iran avait développé un nouveau site souterrain
    près de Fordo. Dans les immenses salles de ces nouvelles installations,
    les Iraniens prévoyaient de déployer trois mille nouvelles centrifugeuses,
    beaucoup plus rapides et modernes que l’équipement actuellement en
    service. Sur ce site, les Iraniens pourraient alimenter les centrifugeuses en
    uranium enrichi à 3,5 % et pourraient continuer à l’enrichir jusqu’à ce
    qu’il leur soit utile. Israël était convaincu qu’il fallait détruire ces bunkers
    apocalyptiques, ainsi que bien d’autres bases et laboratoires, avant que les
    centrifugeuses ne soient installées et ne soient totalement protégées contre
    une attaque aérienne. « Quand elles atteindront le stade critique de
    l’enrichissement, expliquèrent les émissaires israéliens aux Américains, il
    sera trop tard pour les frapper. [Les Iraniens] se trouveront dans une
    “ zone sûre ” où aucun bombardement ne pourra plus détruire leur
    programme. C’est maintenant qu’il faut agir, au printemps 2012. »
    Washington n’était pas convaincu, et voulut d’abord en passer par une
    campagne de sanctions sévères. Ce qui, selon Israël, ne suffirait pas à
    dissuader les Iraniens. Lors d’une rencontre au sommet à Washington au
    début du printemps 2012, le président Obama et le Premier ministre
    Netanyahu vantèrent la solidité de l’alliance stratégique entre leurs deux
    pays, mais ils ne parvinrent pas à s’entendre sur les moyens d’avancer
    face au projet nucléaire iranien. Les rapports du Mossad continuaient de
    signaler que Téhéran poursuivait ses efforts sans relâche. Dans le même
    temps, les dirigeants iraniens ne cessaient de menacer Israël d’une
    annihilation totale. À la seule idée du danger que représentait un Iran
    fanatique et nucléarisé pour Israël et le reste du monde, les Israéliens ne
    pouvaient que se souvenir de ce vieil adage du Talmud, qui dit que : « Si
    quelqu’un vient pour te tuer, lève-toi et frappe-le le premier. »
    Une fois de plus, l’État hébreu a le sentiment d’être seul face au danger.
    Comme en 1948, l’année de sa création, comme en 1967, à la veille de la
    guerre des Six Jours, Israël est de nouveau confronté à la décision la plus
    capitale de son histoire.
    Remerciements Une première version du Mossad a paru en 2010 en Israël où elle est
    restée dans la liste des meilleures ventes pendant soixante-dix semaines et
    a battu plusieurs records de ventes. Nous tenons tout d’abord à remercier
    notre éditeur israélien, Dov Eichenwald, directeur général des éditions
    Yedioth Ahronoth, qui est à l’origine de ce projet et nous a soutenus et
    encouragés sur toute sa durée.
    Nous adressons nos remerciements les plus sincères aux anciens
    directeurs et agents du renseignement – nous n’avons pu en nommer que
    quelques-uns – pour leurs témoignages et leurs conseils.
    Nos assistants de recherche, Oriana Almassi et Nilly Ovnat, ont
    immensément contribué à réaliser ce projet. Nilly Ovnat nous a aussi été
    d’une aide précieuse pour préparer la version anglaise récrite et
    actualisée.
    Nous avons été heureux de travailler aux États-Unis avec notre éditeur,
    Dan Halpern, responsable d’Ecco chez Harper Collins, et nos chères
    Abigail Holstein et Karen Maine. Nous remercions également notre
    réviseuse, Olga Gardner Galvin, pour son œil affûté et sa plume
    inquisitrice.
    Ce livre est publié presque simultanément dans plus de vingt pays et
    nous apprécions infiniment les efforts de nos agents, la Writers’ House de
    New York, notamment Al Zuckerman, et notre infatigable responsable des
    droits pour l’étranger, Maja Nikolic.
    Enfin, nous remercions nos épouses, Galila Bar-Zohar et Amy Korman,
    pour leurs conseils, leurs relectures, leurs corrections, leurs suggestions,
    leurs désaccords. Merci de ne nous avoir apparemment toujours pas
    abandonnés.
    Michel B AR -Z OHAR
    Nissim M ISHAL
    Bibliographie et sources Mossad, les grandes opérations s’appuie sur de nombreuses sources,
    livres, documents, articles de presse et entretiens. Étant donné la nature
    confidentielle des affaires abordées, il était crucial de disposer de sources
    fiables. La plupart des sources en hébreu proviennent de documents
    secrets et d’entretiens approfondis avec de nombreux acteurs importants
    des milieux du renseignement. Nous avons également utilisé un grand
    nombre de sources en anglais après avoir tenté de séparer les informations
    fiables des fantasmes nés d’imaginations fertiles. Nous espérons y être
    parvenus.
    Les titres des livres et des articles en hébreu ont été traduits en anglais.
    Les sources suivies de la lettre (H) sont en hébreu. Parmi les nombreuses sources utilisées pour cet ouvrage, l’auteur s’est
    notamment appuyé sur les publications suivantes de Ronen Bergman : 1 « In his Majesty’s Service », Yedioth Ahronoth , 5.2.2010 (H)
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rédigé pour l’ouvrage Spies in the Promised Land
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Livres en anglais
POSNER Steve, Israel Undercover : Secret Warfare and Hidden
Diplomacy in the Middle East , Syracuse, Syracuse University Press,
1987
RAVIV Dan, MELMAN Yossi, Every Spy a Prince : The Complete
History of the Israeli Intelligence Community , Houghton Mifflin, 1990
LANDAU Eli, DAN Uri, EISENBERG Dennis, The Mossad , New
York, Paddington Press, 1978
BAR-ZOHAR Michael, Spies in the Promised Land, Houghton Mifflin,
Boston, 197

Livres en français
DAN Uri, Mossad : 50 ans de guerre secrète , Paris, Presses de la
Cité, 1995
BAR-ZOHAR Michel, Les Vengeurs , Paris, Fayard, 1968

Entretiens
Isser Harel, Yaa’cov Caroz, Izzi Dorot, Yitzhak Shamir, Amos Manor,
Meir Amit, Anton Kunzle, Menahem Barabash, Victor Grayevski, Yitzhak
Rabin, Ezer Weizman, Haim Israeli, docteur Pinhas (Siko) Zusman, Uri
Lubrani, Wernher von Braun, Rafi Eitan, Raphi Medan, Yitzhak Sarid, Eli
Landau, Hanoch Saar, Avraham (Zabu) Ben-Zeev, Emanuel Allon, Amnon
Gonen, la famille d’Eli Cohen, la famille d’Alexander Israel, Ze’ev Avni,
et bien d’autres qui ont préféré garder l’anonymat.

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Par elmoukrie

Ingénieur des procédés industriels et génie chimique, ce site présente mon profil. Vous y trouvez ma formation, mes expériences, mes réalisations, mes centres d’intérêts et d'autres informations complémentaires. Je suis à la recherche d'opportunités professionnelles et je souhaite intégrer une structure motivée, dynamique et innovante.

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